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En tout cas, j’ai l’impression, quand je regarde, que je n’ai ni le temps ni l’espace – ni même la disponibilité sensorielle ou motrice, corporelle – de dire quoi que ce soit. Regarder c’est s’ouvrir : cela prend chaque seconde, chaque parcelle d’énergie, chaque mouvement – motion ou émotion – du corps et de l’âme. Cela transforme tout. Cela fend notre temps, quand le langage le lie. Cela fend le langage même.

[…]

Regarder, donc : assumer l’expérience de ne rien garder de stable. Accepter, devant l’image, de perdre les repères de nos propres mots. […] Mais c’est là, justement, que réside une nouvelle chance pour la parole, pour l’écriture, pour la connaissance et la pensée elles-mêmes.

Georges Didi-Huberman, Essayer voir[1]

[…] on ne sait pas ce que voir signifie. De voir, on ne sait presque rien.

Hélène Cixous, Luc Tuymans. Relevé de la mort[2]

À la jointure des beaux-arts et des belles-lettres, et peut-être aussi ancienne qu’eux, la question de l’ekphrasis loge au coeur de l’expérience esthétique. La description de l’oeuvre d’art se révèle en effet très rapidement indiscernable d’une certaine manière, qui en passe elle aussi par un toucher, sinon une touche, l’expérimentation de divers aspects sensibles de la matière mise à l’oeuvre par la chose de l’art. Nous avons souhaité, dans ce numéro de la revue Études françaises, rouvrir cette question à partir du « point de vue » de la déconstruction, et notamment des propositions philosophiques de Jacques Derrida telles qu’elles se donnent à lire dans le recueil de ses écrits sur les arts intitulé Penser à ne pas voir[3], selon le titre d’une de ses dernières conférences donnée à la Fondation du dessin de Valerio Adami en 2002 et qui condense peut-être l’essentiel de l’approche du philosophe à l’endroit des arts dits visuels, lui qui mettra au foyer de sa réflexion sur le voir la tache aveugle qui en est la condition.

Cette livraison d’Études françaises est donc consacrée à la question des arts, plus particulièrement à celle de l’ekphrasis[4], figure traditionnellement définie comme la transposition verbale d’une représentation visuelle, et aux nouvelles poétiques que cette figure suscite dans les travaux de plusieurs philosophes et écrivains. Rappelons les traits le plus souvent liés à cette figure. Dans « Ekphrasis de mon coeur, ou l’argumentation par la description pathétique », Yves Le Bozec rappelle les différentes acceptions du terme « ekphrasis », parmi lesquelles on retrouve celles d’« image, peinture, tableau, image peinte, mise en scène, énergie[5] ». Selon Barbara Cassin, le mot, étymologiquement formé de ek (« jusqu’au bout ») et phrazô (« faire comprendre, montrer, expliquer »), signifie « description[6] ». Michel Constantini certifie également que « le mot signifie, en gros, “description”, ou, si l’on préfère, “discours détaillé sur quelque objet”[7] ». Pierre Fontanier précise pour sa part le type de description dont il s’agit en introduisant le terme « tableau » : « On appelle du nom de tableau certaines descriptions vives et animées de passions, d’actions, d’événements ou de phénomènes physiques et moraux[8]. » Se référant à la conception ancienne de l’ut pictura poesis, l’ekphrasis est donc une description qui « fait voir des vers, événements, moments, lieux, animaux, plantes, selon des règles précises concernant les aspects à examiner et l’ordre dans lequel les examiner. Le style sera adapté au sujet, et, surtout, on s’appliquera à mettre sous les yeux de l’auditeur ce dont on parle – les rhéteurs appellent cette qualité enargeia (evidentia en latin)[9]. » Enfin, la figure est aussi souvent confondue avec celle de l’hypotypose, comme c’est le cas dans le Gradus où l’ekphrasis n’est même pas mentionnée[10].

Outre l’intérêt intrinsèque de ces questions pour la littérature, l’histoire de l’art et l’esthétique, plusieurs faits plus conjecturaux ont également motivé cette proposition : en 2010 paraissait en effet un recueil réunissant les textes sur les arts d’Hélène Cixous, Peinetures[11], alors que l’écrivain publiait par ailleurs Le Voyage de la racine alechinsky (Galilée, 2011), un texte consacré au peintre Luc Tuymans, Relevé de la mort (Éditions de la Différence, 2012) et encore tout récemment une correspondance avec l’artiste Adel Abdessemed, Insurrection de la poussière (Galilée, 2014), après avoir également écrit au sujet des oeuvres de Simon Hantaï, Ernest Pignon-Ernest, Roni Horn, Nancy Spero et Andres Serrano. Du côté de Derrida, la parution de Penser à ne pas voir a été l’occasion de mieux prendre la mesure de la cohérence de sa réflexion dans ce domaine des « arts de l’espace[12] », depuis la parution en 1978 de La vérité en peinture. Quant à Jean-Luc Nancy, la profusion de ses textes sur les arts est telle qu’elle commanderait à elle seule un numéro entier : depuis vingt ans, de Les Muses (Galilée, 1994) à L’Autre Portrait (Galilée, 2014), le philosophe a fait de l’art une de ses questions privilégiées, ses essais touchant aussi bien le dessin et la peinture que la photographie, la musique, le cinéma et la danse[13], traitant de tous les aspects de l’image et de la représentation[14], ainsi que de la question du nu[15], de la nature morte[16] ou de la beauté[17]. L’art pour Nancy est d’abord et avant tout ouverture d’un monde, il est « l’art de faire un monde », pour emprunter à l’un de ses titres. Le philosophe reconfigure également plusieurs concepts esthétiques fondamentaux (le couple mimêsis/methexis, par exemple), alors qu’il invite à repenser les limites et le partage entre les arts qui « se font toujours les uns contre les autres[18] ». L’un des points les plus féconds de sa réflexion réside dans cette proposition au sujet de l’image, à savoir que celle-ci « n’est pas seulement visuelle : elle est aussi bien musicale, poétique, et encore tactile, olfactive ou gustative, kinesthésique, etc.[19] ». L’image, et tout particulièrement l’image littéraire dont la ressource visuelle est primordiale dans l’ekphrasis puisqu’elle en tente une transcription au plus près de l’oeuvre, « n’en reste pas moins le fait d’une écriture[20] », remarque Nancy : elle prend forme dans l’écriture même, d’où le fait que l’art ne soit jamais seulement forme ou représentation mais toujours en excès, en débordement de celles-ci, en « excédence » de sens. Les propositions philosophiques de Nancy se révèlent donc inséparables de leur mise en oeuvre dans l’écriture même, qui trouve une expression remarquable dans le recours à l’ekphrasis, figure ici complètement revue, si j’ose l’expression, et ressaisie dans son effervescence, sa naissance turbulente.

Il existe certes des différences, voire des écarts entre les pratiques respectives de chacun de ces auteurs quant aux arts et à leur « description » (Nancy parlerait plutôt d’« excription » ou de « dé-scription »), et il serait intéressant d’analyser comment ce jeu de différences se manifeste dans leurs travaux portant sur un même artiste (par exemple, Simon Hantaï[21], à qui Derrida, Cixous et Nancy ont respectivement consacré des textes, ou encore Jean-Michel Atlan[22] dont Derrida a accompagné la peinture et Nancy, les détrempes). Mais au-delà de cette visée comparatiste, ce qui retient surtout l’attention chez ces penseurs, c’est une interrogation commune quant au statut même du discours philosophique sur l’oeuvre d’art et qui tient à la position déjà parfaitement formulée par Sarah Kofman dès 1980 dans Mélancolie de l’art. Particulièrement sensible à l’« écart entre l’ordre figuratif et l’ordre discursif[23] » qui ne saurait être comblé et demeure irréductible, la philosophe critique le « discours bruyant qui couvre de sa clameur le mutisme de l’oeuvre » sous la forme d’une « description apparemment objective, entremêlée pourtant de jugements de valeur et d’interprétations projectives qui entament la prétendue pureté de cette “description” » (MA, 25). À ce « premier type de lecture bavarde » (MA, 25), elle en oppose un second où il n’y a désormais « rien qui puisse se prêter à une identification spontanée et à un prétendu équivalent discursif, rien qui puisse permettre de faire parler ou même de laisser parler le tableau[24] » (MA, 30). Avant Derrida et Nancy, Sarah Kofman livre ainsi l’essentiel de la position déconstructive sur l’art, dénonçant la maîtrise surplombante que la philosophie a toujours exercée sur lui :

Écrire sur l’art n’est-ce pas là la tâche impossible ? Qu’est-ce que l’art en général ? Peut-on tenir un même discours sur l’art dit « représentatif » et sur l’art « moderne » ? Et chacun de ces domaines est-il bien un tout homogène ? Peut-on, en outre, parler de façon univoque de la musique, de l’architecture, de la sculpture, de la peinture, de la poésie, du cinéma, de la photographie, etc. ? Y a-t-il un type d’art que l’on puisse privilégier et qui puisse servir de modèle, de paradigme ?

Toutes ces questions reposent sur une assurance première, qu’il y a des oeuvres d’art, et une classification hiérarchique des arts, ce qui présuppose résolue la question ontologique initiale : qu’est-ce que l’art ? Question elle-même remplie de présupposés métaphysiques.

MA, 11

Avec Kofman, Derrida et Nancy, avec Didi-Huberman également, il ne saurait par conséquent être question de tenir un discours qui répète « le geste de maîtrise de la philosophie qui a toujours voulu subordonner l’art au logos et à la vérité » (MA, 12), et pas davantage question de domestiquer l’étrangeté de l’oeuvre ; il s’agit, au contraire, de répondre à et d’une expérience qui inquiète et ne se laisse pas arraisonner parce que, avec l’oeuvre d’art, « il y va d’un “reste” non relevable » (MA, 15).

Cela posé, il nous a ainsi paru nécessaire, au moment où l’intérêt pour les questions liées aux arts rejoint un public toujours plus vaste, de mesurer l’apport des concepts issus de la déconstruction (par exemple, les notions clés de « parergon » et de « subjectile »), sa critique de l’appareil optique, de la représentation et de la visibilité/invisibilité, de l’image. En soulignant les enjeux esthétiques, philosophiques et éthiques engagés pour ces penseurs par l’oeuvre d’art, ce numéro entend ainsi mettre en relief quelques-uns des axiomes les plus inventifs de Derrida, Nancy et Cixous, de même que ceux d’un penseur aussi incontournable que Georges Didi-Huberman, dans un champ qui ne fut jamais confiné pour eux dans la désignation ancienne des « beaux-arts » ou de l’histoire de l’art, mais bien toujours saisi comme le lieu mouvant d’une véritable pensée, d’un « penser voir » autrement.

Le réexamen de l’ekphrasis s’impose à cet égard comme une question de tout premier plan. Chez chacun des auteurs retenus, il s’agit en effet bien moins d’écrire « sur » l’oeuvre d’art – car celle-ci n’est pas réductible à un objet pour eux, et c’est tout le rapport sujet/objet qui s’en trouve radicalement déstabilisé – que d’aller à la rencontre de ce qui, en elle, récuse toute appropriation ou traduction. Comment dès lors en parler ? Cette question conduit à des approches multiples et singulières, voire idiomatiques, propres à chaque auteur. Chez Derrida, l’approche de l’oeuvre d’art se fait souvent sous le signe d’un effroi ou d’une extase (les deux affects étant liés), menant à une position éthique qu’on pourrait qualifier d’« expropriée » où il lui faut se retirer devant l’oeuvre d’art et n’en vouloir « ni l’objet, ni donc en quelque façon la propriété d’“oeuvre”, ni le sujet[25] », comme le souligne Nancy dans « “Éloquentes rayures” ». Que se passe-t-il dès lors entre dire et voir chez ces penseurs écrivains ? Comment « la question du voir et du dire, de l’invisibilité au coeur du visible », pour reprendre les termes de Derrida, cherche-t-elle à appréhender autrement, à « “montrer” ce que voir peut vouloir dire. Et ce que dire donne à voir[26] » ? La poétique de l’ekphrasis n’est plus dominée ici par l’ancienne rivalité entre peinture et discours (désir de maîtrise, hiérarchie entre figure et discours, traduction mimétique), mais donne lieu à des passages, des transformations, des transcriptions, au sens fort du terme, au contact de l’oeuvre, où il s’agit bien moins de représentation ou de description que de performativité, d’affect et d’intensification, de recréation et d’événement d’écriture. Jean-Luc Nancy saisit bien ce qui est en jeu dans ces échanges entre le mot et l’image qu’il décrit, de manière significative, comme un « appel à une autre lecture », un balancement (une danse déjà ?) entre signe et sens, entre « signal et signifiant » :

Et pourquoi parler de lire ? C’est parce qu’elles [les toiles] passent leur temps à faire des signes, des signes qui ne sont pas à lire, mais qui font appel à une autre lecture, à quelque chose qui se comporte comme une lecture, comme une lecture de sens qui lirait ce qui est du sens sans être pourtant du langage, et donc qui n’est pas à lire, comme on lit un texte. Ce sont des signes qui balancent entre signal et signifiant, mais ce sont aussi comme des signes d’un alphabet inchoatif, mais qui se retiendrait de faire des lettres, tout en en faisant un peu, ici ou là[27].

Ce sont ces différentes modalités d’un « toucher des yeux » qui sont examinées ici, appelant une autre manière de parler de l’oeuvre d’art en ne la faisant pas parler, en ne forçant pas son silence de « chose muette ».

Dans son récent essai intitulé Essayer voir[28], Georges Didi-Huberman explore justement cette façon autre de penser l’ekphrasis. L’historien de l’art réunit ici deux textes qui restent, du moins à première vue, assez hétérogènes l’un à l’autre : dans le premier, « Le lieu malgré soi », il aborde, au sujet du récit d’Aharon Appelfeld, Histoire d’une vie, la question de la survivance en l’opposant à celle de la survie[29] ; dans le second, qui donne son titre au livre, il traite de cet « essayer voir » qui implique un tout aussi radical « essayer dire », rejoignant à l’évidence le propos de ce numéro.

Or, à y regarder de plus près, c’est justement le rapport, le mode de relation/déliaison entre ces deux essais, qui porte ici l’essentiel. Plus que le sujet respectif des deux textes, ce qui importe tient à cette contiguïté, à cet intervalle qui les maintient à la fois en contact et à distance, selon l’ouverture propre à l’essai dont Didi-Huberman écrit, en reprenant les propos d’Adorno, qu’il est cette « “forme ouverte” – ni téléologiquement reclose, ni strictement inductive, ni strictement déductive – qui accepte de présenter un matériau contingent et fragmentaire où ce que l’on perd en précision, on le gagne en lisibilité ; forme tout à la fois “réaliste” et “rêveuse” qui sait “abolir le concept traditionnel de méthode” en cherchant “dans les transitions [son] contenu de vérité” » (EV, 84). C’est l’essai qui se fait donc chez Didi-Huberman frayage inédit d’une forme-pensée, mise à l’oeuvre d’une forme non encore donnée où il s’agit d’« essayer », au sens du try et de l’épreuve, de tenter une « “expérience pour voir” » (EV, 83), selon l’inflexion double de cette expression. Dans cette expérimentation en acte de la pensée – ce pourrait être aussi une définition de l’ekphrasis telle qu’elle est repensée ici –, il s’agit de trouver une forme qui cherche « “une plus grande intensité que dans la conduite de la pensée discursive” »[30], ne craint pas la discontinuité et garde une certaine affinité avec l’oeuvre d’art elle-même sans pour autant y prétendre.

Dire le voir implique donc pour Didi-Huberman une façon, un façonnement, mot qui est proche du fingere de la fiction, et c’est ce qui séduit dans son écriture. Plus que le contenu de ses propositions, ce qui retient le plus l’attention chez lui tient peut-être à sa manière d’inventer un phrasé, mieux : d’ekphraser le regard, tout en tenant compte de son impouvoir devant l’oeuvre d’art. Une manière paradoxalement affirmée alors même qu’elle n’oblitère ni la précarité, ni l’incertitude, ni la perte de maîtrise, et qui se manifeste par une attention aiguë portée au flou du regard, à ces états brumeux, à tout ce qui se passe aux bordures de l’oeil et échappe au regard tout en l’affectant à son invu même. Tout comme Derrida et Nancy, Didi-Huberman reste circonspect à l’endroit de l’appareil optique tel qu’on le croit configuré (résonne ici la mise en garde d’Artaud commentant un de ses propres dessins en 1946 : « Je veux dire que nous avons une taie sur l’oeil du fait que notre vision oculaire actuelle est déformée, réprimée, opprimée, revertie et suffoquée par certaines malversations sur le principe de notre boîte crânienne […][31] ») ; il ne s’en tient pas au voir de la perception, mais tente de penser la visualité à partir de sa nuit, voire (!) de l’aveuglement, en faisant droit à ce point de vue ab-oculaire si caractéristique du « Penser à ne pas voir » de Derrida. Comme lui, Didi-Huberman questionne, à partir de la phénoménologie, jusqu’aux notions d’« être » ou de « sujet » pour laisser émerger ce qui s’ouvre au regard au fond de l’image même. Comme il l’écrit dans L’homme qui marchait dans la couleur, critiquant « l’oeil de la perception » et s’éloignant résolument de toute psychologie de la forme pour se risquer à une autre expérimentation de la limite : « Il faut penser le lieu visuel par-delà les formes visibles qui circonscrivent sa spatialité ; il faut penser le regard par-delà les yeux, puisque aussi bien en rêve nous regardons tous yeux fermés. »[32] On retrouve ici la grande leçon de Joyce, citée en exergue de Ce que nous voyons, ce qui nous regarde[33] et également si présente dans les écrits de Derrida et de Cixous[34] : « Shut your eyes and see[35]. »

La question du commentaire de l’oeuvre d’art, de l’ekphrasis – fondement même de la discipline de l’histoire de l’art : que serait en effet celle-ci sans la description de l’oeuvre ? –, se fait ainsi cruciale et ce n’est certes pas un hasard si, dans Essayer voir, c’est à un « essayer dire[36] » radical que s’intéresse Didi-Huberman, un dire qui s’approche de l’indescriptible secrété par la description même et qui, avec « “des mots à peine perçus”[37] », opère le passage du dit au dire, ou, comme on voudra, de la description du vu à l’écriture du voir (Didi-Huberman oppose ici les positions de Gombrich et de Wittgenstein). « Essayer dire », c’est donc se rendre à cette « [s]ensation pénible liée au creusement, au défaut de tout langage », qui fait écho au propos de Derrida éprouvant la même privation dès qu’il se trouve devant le tableau[38], qui lui enjoint à la fois, double interdit, de se taire et de parler.

Et pourtant, Didi-Huberman et Derrida reconnaissent que ce manque est la condition même pour qu’une expérimentation de l’oeuvre d’art puisse justement avoir lieu : « l’expérience muette en vient à ouvrir la possibilité d’une expérimentation sur notre propre capacité à en dire quelque chose » (EV, 53). L’oeuvre est cela même : elle ouvre le langage. L’ouvre comme Louvre, jeu de signifiant qui n’avait pas échappé à Derrida dans ses Mémoires d’aveugle où il parlait déjà de « Louvre où ne pas voir[39] ». C’est donc cette sensation d’être au bout du langage, de s’enfoncer jusqu’à perdre pied dans l’impossible à dire qui importe. Car, de part et d’autre, du voir comme du dire, il s’agit du même silence, de la même nuit où l’écriture doit se faire « voyante » (EV, 85) en imaginant un phrasé pour interpréter, « au sens flottant ou musical du terme, bien sûr, et non pas au sens d’un quelconque déchiffrement iconographique » (EV, 85) : « mutité du regard » (EV, 49), « vocation muette du langage », « convocation du langage là même où il fait encore défaut[40] » (EV, 50), voilà ce qui serait en jeu dans cette poétique autre de l’ekphrasis.

Nul hasard, donc, si, plus encore que les descriptions formelles ou sémiotiques d’oeuvres visuelles, ce sont les descriptions littéraires tentant de tels exercices d’anamnèses qui atteignent à cet « essayer dire » pour l’historien de l’art. Beckett est pour lui la figure exemplaire du spectateur privé de l’usage de la parole devant le tableau, « l’écrivain paradigmatique […] d’une telle dialectique ou “double distance” : mémoire des formes les plus anciennes […] et invention des formes d’écriture les plus radicales ; sentiment de l’indescriptible et expérimentation du langage à l’intérieur de cet impouvoir même ; […] paradoxe du “froid” et de l’“expressif” » (EV, 81-82). Il incarne, avec ses « Yeux clos écarquillés[41] », sa parole balbutiante, interloquée, la tension de cet autre voir à dire où il n’y a plus « “aucun pouvoir d’exprimer, aucun désir d’exprimer et, tout à la fois, l’obligation d’exprimer[42]” » ; où il faut renoncer à tout « dit maîtrisé » pour se rendre à ce « dire non maîtrisable » (EV, 82), étranger à tout « discours de l’emprise identificatoire, qu’elle soit historique ou critique » (EV, 83). Devant l’image, il faudrait donc pouvoir dire chaque fois – et ce serait même la condition pour qu’il y ait image et non simplement un cliché : « Je ne sais pas, n’ayant jamais rien vu de pareil[43] ».

Forme insaisissable, langage fuyant : mais qu’est-ce donc que regarder, dès lors, quand on ne voit rien – ou si peu, ou mal ? « J’étais comme fatigué du langage jusque-là mis à ma disposition, écrit Didi-Huberman au sujet de l’oeuvre de James Coleman. Je me sentais comme “indéfini” – et pas seulement indécis, incapable de jugement – devant cette image. N’étais-je pas moi-même à l’image de cette forme indéfinissable qui me faisait face, cette forme peut-être inventée par l’artiste pour indéfinir mon langage devant elle ? » (EV, 52) Ce défaut n’est pas seulement ici défaite de la pensée, il marque plutôt la condition d’une nouvelle possibilité, d’une virtualité encore insoupçonnée pour le langage lui-même de s’ouvrir. Une double exigence échoit selon Didi-Huberman à celui qui regarde et entend vraiment l’oeuvre muette : assumer, devant l’image, « l’expérience de ne rien garder de stable » (EV, 52), sentiment douloureux d’impuissance des yeux qui voient « sans voix[44] », mais aussi le « il faut continuer » (EV, 54) du désir qui revient « du fond même du ressac où le langage se perd » (EV, 53). Car ce « il faut continuer », écrit l’auteur d’Images malgré tout, est « la formule éthique du rapport justement établi entre désir et défaut » (EV, 54). Sans doute est-ce à ce battement, à cette palpitation que l’essai de Didi-Huberman nous rend si attentifs en s’exposant lui-même à « une expérience inséparable de son risque et de son effectuation » (EV, 55).

À la croisée de la littérature, de la philosophie, de l’esthétique et des Visual Studies, ce numéro d’Études françaises réunit des contributeurs dans une perspective résolument interdisciplinaire : des philosophes, des écrivains, des historiens de l’art, qui sont également pour plusieurs des commissaires d’expositions et critiques d’art, ce qui ajoute aux réflexions proposées ici une dimension institutionnelle sur l’art et son « marché ». Explorant de nouvelles poétiques de l’ekphrasis, il présente une ouverture en forme de triptyque, sinon de polylogue, avec les trois textes de Jean-Luc Nancy, Hélène Cixous et Georges Didi-Huberman, qui devraient, idéalement, être lus simultanément plutôt que successivement, comme les y contraint la forme du livre. Chacun va en effet au coeur de la question de manière à la fois intime et poétique, recourant à des formes d’écriture (fragments, notes, lettre) non sans résonance quant à leur approche respective de la question ainsi « aperçue », pour emprunter au titre suggestif de Didi-Huberman, plutôt que seulement vue et décrite. Il est d’ailleurs significatif que plusieurs contributeurs du numéro aient choisi la voie plus libre de l’essai pour traiter des divers aspects de cette pratique, tant du côté des penseurs qui l’ont transformée que des artistes contemporains qui la réfléchissent à leur manière depuis leur médium propre, dessin, peinture ou photographie.

Rappelant le récit de Pline l’Ancien qui met en scène la naissance de l’ekphrasis par accident (le peintre insatisfait de sa toile jetant littéralement l’éponge et obtenant de la sorte la vérité que son savoir-faire trop appliqué lui dérobait), récit relayé à la Renaissance par Botticelli et Léonard de Vinci puis au xxe siècle par André Breton, François-Marc Gagnon s’interroge sur l’ekphrasis dans le contexte de la peinture automatiste, notamment celle de Jean-Paul Riopelle, lorsque l’oeuvre d’art n’est plus soumise à l’intention, ni à une quelconque finalité. Que devient l’ekphrasis quand la description du tableau ne dépeint plus l’intention du peintre ? Que sera désormais la visée du discours sur l’oeuvre ? L’historien de l’art donne pour symptôme l’hésitation de Borduas au sujet du titre à donner au tableau, mais surtout il examine la notion de « hasard total » relancée par Riopelle qui intègre dans l’acte même de peindre un aveuglement volontaire.

Abordant la question sous l’angle de la représentation et de l’émancipation du langage vis-à-vis des choses, Joana Masó insiste sur la mise à distance de la « critique textualiste » et de « l’impérialisme du discours » à l’endroit de l’oeuvre d’art pour souligner, à partir des réflexions de Derrida et de Deleuze, comment l’art et l’écriture opposent justement une « résistance à l’éloignement du monde ». Si l’oeuvre est création d’un monde, elle établit également des liens entre les choses et ces mondes artistique et littéraire, ce que révèlent différentes scènes de l’art formant autant de « relais culturels », de La botte d’asperges (1880) de Manet, à Zola et à la Recherche de Proust, puis à l’installation de Hans Haacke, Manet-Projekt’74, qui expose comme semblables le « créateur-producteur et ses propriétaires-acheteurs ». Joana Masó montre ensuite comment Derrida pense, dès le dispositif troué de La carte postale (dont elle considère le texte entier comme une immense ekphrasis de l’image découverte par le philosophe à la Bibliothèque bodléienne d’Oxford), ce système de relais où les représentations verbales se substituent à d’autres représentations culturelles, ou sont remplacées par elles.

Isabelle Décarie s’intéresse également à la crise de la représentation, cette fois du point de vue de l’historien de l’art Georges Didi-Huberman (qui nous offre, en ouverture du numéro, plusieurs fragments de ses carnets où il a consigné, au fil des ans, toute une série d’observations au sujet des choses aperçues dans les tableaux de toutes époques, énigmes fascinantes qui rompent avec les conventions du voir et du dire, et provoquent parfois ce qu’il nomme fortement des « extases de phrases »). Isabelle Décarie s’intéresse à la manière dont les travaux de Didi-Huberman, en s’appuyant à la fois sur la psychanalyse, la pensée de Walter Benjamin et celle d’Aby Warburg, expérimentent le trouble suscité par l’oeuvre d’art. Affranchi de la stricte visée de la description pour atteindre à la dimension du témoignage, l’acte de connaissance – de reconnaissance – intimé par l’oeuvre d’art le pousse à s’aventurer au-delà des cadres discursifs préexistants et à ouvrir « sa langue à l’aspect, c’est-à-dire au temps, à la modalisation, à la variation, à l’instabilité (donc à l’impureté du discours lui-même) » (EV, 64). Tout comme l’écriture de Derrida, lui aussi sensible aux voix et aux mots qu’il entend dans le tableau, celle de Didi-Huberman est aimantée par la sonorité de vocables qu’il transpose dans sa description ouvertement interprétative en de « petits éclats phoniques », des allitérations, des « éclairs heuristiques », selon l’heureuse expression d’Isabelle Décarie.

Cette transformation au contact de l’oeuvre d’art se fait particulièrement sensible dans le texte de Jean-Luc Nancy qui, dans une suite de fragments touchant diverses modalités de l’image (peinture, dessin, photographie), entremêle résolument réflexion et mise en acte performative. Nancy propose d’entrée de jeu une définition de l’ekphrasis comme « parole issue de l’oeuvre » et se met à l’écoute de ce que chaque image singulière donne à voir. De manière non concertée et d’autant plus intéressante, son approche apparaît comme une réponse anticipée au texte de Federico Ferrari, avec qui le philosophe a cosigné plusieurs ouvrages. Dans son article, Ferrari s’attache en effet à la question de l’image qui les a retenus tous les deux, insistant sur leur désir d’écrire non pas sur les images mais avec ou à partir d’elles : ni théorie, ni schéma, ni appareil conceptuel, écrit-il, mais une commune exposition aux images. Se demandant de nouveau ce qu’est une image et ce que serait un « regard pensant », Ferrari revient au texte canonique d’Erwin Panofsky qui élaborait dans ses Essais d’iconologie (1939) une lecture symptomale, inconsciente, « profonde » de l’oeuvre d’art. Ce moment d’ouverture devait toutefois rapidement se refermer dans les strictes limites disciplinaires de l’histoire de l’art, Panofsky renonçant à son intuition pour faire de l’iconologie une science des images dénuée de « tout subjectivisme descriptif ». Or c’est précisément cet accès au sens que le travail de Nancy cerne dans les images à travers l’évidence (c’est le sens latin de l’ekphrasis) « de quelque chose qui n’est jamais donné, mais qui vient à la présence », qui existe dans l’acte même de venir. L’énigme de l’image n’a pas pour autant à voir avec des significations celées dans une profondeur cachée, mais affleure à sa surface même. L’ekphrasis n’est plus seulement une traduction allégorique, mais une transformation qui « permet de voir la chose avec les yeux de la pensée », où l’image, définie en termes de force, d’intensité, de décharge d’énergie, se fait « hétérogenèse de la pensée », écrit Ferrari. Dans ce passage à l’acte en voie de réalisation, entre puissance et actualité, il s’agit dès lors, en exerçant radicalement une pratique iconographique, de « s’exposer à la question même de la pensée ». Dans son texte simplement intitulé « Ekphrasis », Nancy en donne cinq exemples éloquents, de Dürer à Rothko, sans oublier le passage à l’ekphansis, figure faisant à son tour passer la pensée en image, en l’occurrence le dessin qu’offre ici, tout particulièrement pour ce texte et cette livraison, son ami, le peintre François Martin, avec qui Nancy a cosigné de nombreux ouvrages[45].

Deux textes s’intéressent tout particulièrement à l’image photographique. Dans « Passages d’innocence », Silvana Carotenuto propose une traversée de plusieurs textes consacrés par Derrida à cet art, de « Les morts de Roland Barthes » (1981) où il réfléchit sur La chambre claire et le deuil, à sa « Lecture » (1985) de Droit de regards, en passant par « Aletheia » (1993), Demeure, Athènes (1996) et les fragments accompagnant les photographies de Frédéric Brenner dans Diaspora. Terres natales de l’exil (2003). Silvana Carotenuto identifie plusieurs motifs de la lecture derridienne de l’image photographique, en insistant sur sa manière caractéristique de faire « la sourde oreille, première condition d’accès à ces images[46] » et sa réponse oblique à la triple injonction – attestation, contestation, protestation – que l’image lui transmet. Si Derrida résiste à la description et à l’ekphrasis proprement dite, mais s’avance néanmoins vers l’image « sans voir », « sans savoir » et « sans pouvoir », c’est que l’oeuvre n’est pas seulement pour lui visible ou à voir mais plus fondamentalement le lieu d’« une autre expérience de la différence[47] ». « S’il y a un art de la photographie […], il est là, écrit-il. Il ne suspend pas la référence, il éloigne indéfiniment un certain type de réalité, celle du référent perceptible. Il donne droit à l’autre, il ouvre l’incertitude infinie du rapport au tout autre, ce rapport sans rapport[48]. »

Reprenant la définition phénoménologique de la photographie comme écriture de la lumière, Philip Armstrong interroge pour sa part les conditions de l’acte photographique « à l’état naissant » en termes d’espace, de contact, de « touche » – un processus plutôt qu’une substance mettant au foyer de l’objectif « la matière, l’inscription, l’existence, l’exposition ». S’inspirant des propositions de Nancy dans Ego sum au sujet de l’appareil buccal qui est aussi le lieu de la parole et de l’érotisme, il commente ici une série de photographies intitulée Face to Face de l’artiste Ann Hamilton, qui poursuit dans ce travail une exploration poussée de la bouche. Reprenant l’analogie entre la caverne de Platon et la chambre noire de la photographie, Armstrong décrit différents modes d’espacement (aperture, hiatus, écartement, gloss/glose) enregistrés dans ces photographies qui donnent à voir l’ouverture littérale de la bouche, métonymique de toutes les autres, et une énonciation en train de se dire, voire de se proclamer.

Jean-Michel Rabaté explore quant à lui la question de l’ekphrasis sonore et prend son point de départ dans une expression idiomatique qui retient l’attention de Derrida au sujet de l’oeuvre d’art : « par-dessus le marché ». Par-dessus ou dessous (Isabelle Décarie note également cet intérêt de Derrida pour les dessous de l’art) : l’expression, déjà présente en 1975 dans son texte consacré à Adami, « + R (par-dessus le marché) », revient dans son échange avec l’artiste coréenne Soun-Gui Kim en 2002 : « comment l’art ou des oeuvres d’art peuvent-elles, en quelque sorte, tout en obéissant apparemment à la loi du marché, faire autre chose, ou détourner les lois du marché, ou excéder les lois du marché ? », demande Derrida, opposant à l’homogénéité du marché « global » de l’art le travail singulier de l’artiste, qui ne peut ni s’y conformer ni s’y soustraire. Mais comment penser la différence au sein de cette universalité qui l’efface ? La discussion s’engage ici au sujet de la pratique de John Cage, et d’un certain silence, présent au coeur de la parole tout aussi bien, qui dans l’art continue à garder le silence. Comme le remarque Rabaté, c’est précisément ce « par-dessus le marché » qui vient alors « condenser le performatif linguistique » pour Derrida, l’événement de l’oeuvre passant outre au descriptif et au constatif. Rabaté suit à la trace cette ekphrasis performative à la fois dans la pratique des Empty Words de Cage et, de manière plus surprenante, dans la lecture que fait Paul de Man de Rousseau qui, moins essentialiste qu’il y paraît, vide le signe de « son effet de présence pour insister sur un jeu de relations entre les signes » et se révèle ainsi déjà sensible à ce paradoxe du silence impossible et d’une musique autre.

Enfin, dans la section intitulée « Envois », deux textes brefs attestent la portée énigmatique de l’image et de l’écriture qui s’en approche. Dans le premier de ces « Envois », Ginette Michaud et Tristan Rodriguez font état d’une expérience étrange liée à l’écriture d’une ekphrasis d’un tableau de Rembrandt puis à la découverte à retardement d’une photographie de Jacques Derrida, présentant une ressemblance formelle aussi troublante qu’indécidable avec cet autoportrait tardif du peintre. Dans son texte qui prend la forme d’une lettre sur le vif, Hélène Cixous relance encore la question en soulignant les limites proprement infinies de la question de l’ekphrasis pour elle, qui voit écriture et dessin comme des « semblables poétiques[49] » et dit d’« écrire-ou-dessiner », en un seul trait d’union divisé, que « ce sont souvent jumelles aventures[50] ». « Jamais devant un tableau je ne me trouve en train de disserter : devant un tableau, je réagis » : « profondément émue, […] affectée et bien sûr je ne sais absolument pas pourquoi. C’est là que ma pensée commence à cheminer vers l’écriture[51] », souligne l’écrivaine, qui ne veut pas tant parler du tableau que « de [s]on aventure, de l’aventure du tableau, de [s]on aller-à-la-rencontre d’une chose dite tableau[52] ». C’est cette rencontre forte qu’elle évoque dans cette lettre, tout comme dans celle adressée à Adel Abdessemed qui ouvre ce numéro, où elle médite sur le double sacrifice d’Abraham/Isaac à partir de l’interprétation qu’en donne l’artiste dans sa récente suite de dessins à la pierre noire et sa sculpture faite de milliers de lames de bistouri. Comme tous les artistes – peintres, sculpteurs, musiciens ou poètes – qui « EKcréent à pleines mains », Cixous affirme qu’elle n’a jamais fait autre chose, dans toute son oeuvre de fiction pensante, que cela : eKphraser. K capitale : autre manière de dessiner la lettre, de la hisser, de la hausser d’une tête qui dépasse pour voir le monde comme il est – comme il n’est pas. « Je m’eKphrase chaque fois que je mets la plume […] sur la page », confie-t-elle, « J’eKphrase comme je respire ». On ne saurait mieux dire.