Abstracts
Résumé
À travers une lecture attentive de la série Face to Face d’Ann Hamilton – des photographies prises en exposant une pellicule photosensible posée dans la bouche de l’artiste – et suivant la réflexion de Jean-Luc Nancy sur la bouche dans Ego sum, ce texte traite de la relation entre « la matière photographique » et la question de l’ekphrasis. En prêtant attention aux manières dont la photographie vient au jour à travers les conditions de son énonciation, Face to Face déplace l’agencement temporel traditionnel de l’ekphrasis, où la représentation verbale tente de saisir la représentation visuelle. Ces photographies font plutôt passer au premier plan les conditions performatives de l’écriture ekphrastique, en déplaçant l’accent mis sur la description vers des questions d’exposition, de glossolalie et de parole.
Abstract
Through a close reading of Ann Hamilton’s Face to Face serie of photographs—photographs that were made by exposing light-sensitive film in the artist’s mouth—and following Jean-Luc Nancy’s references to the mouth in Ego Sum, the essay addresses the relation between “la matière photographique” and the question of ekphrasis. Attentive to the ways in which the photograph comes into being through the conditions of its enunciation, the Face to Face serie displaces the traditional temporal ordering of all ekphrasis, in which the verbal representation seeks to capture the visual representation. Instead, the photographs foreground the performative conditions of ekphrastic writing, opening emphasis on description toward questions of exposure, glossolalia, and speech.
Article body
Qu’est-ce que la fameuse caverne de Platon, si ce n’est déjà une chambre noire, la plus grande, je pense, que l’on ait jamais réalisée. S’il eût réduit à un très petit trou l’ouverture de son antre, et revêtu d’une couche sensible la paroi qui lui servait d’écran, Platon, en développant son fond de caverne, eût obtenu un gigantesque film : et Dieu sait quelles conclusions étonnantes nous eût-il laissées sur la nature de notre connaissance et sur l’essence de nos idées…
Paul Valéry, « Discours du centenaire de la photographie », Études photographiques[1]
Matière photographique
Dans ses « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique », Hubert Damisch écrit que « dans sa définition classique, la photographie n’est pas autre chose qu’un procédé d’enregistrement, une technique d’inscription, dans une émulsion à base de sels d’argent, d’une image stable engendrée par un rayonnement lumineux[2] ». Damisch fait remarquer que cette définition préliminaire de la photographie « ne suppose pas l’emploi d’un appareil, pas plus qu’elle n’implique que l’image obtenue soit celle d’un objet ou d’un spectacle du monde extérieur[3] ». On le sait, l’histoire des techniques photographiques comprend de nombreux exemples de tirages effectués à partir de pellicules directement exposées à une source lumineuse – en témoignent les « Rayographes » de Man Ray et les photogrammes de Moholy-Nagy, où les objets sont placés à même la surface d’un matériau photosensible. Sans recourir à la caméra, les substances chimiques photosensibles sont exposées à une source lumineuse hétérogène à la surface matérielle, qui engendre alors cet enregistrement ou cette inscription même. Sur le plan technique, ces expériences diverses rappellent les premiers travaux photographiques de William Henry Fox Talbot, ces photogrammes ou « dessins photogéniques » où des objets matériels sont posés sur du papier sensible, que l’on expose à la lumière du jour jusqu’à ce que l’image apparaisse. Or, soutient Damisch, en éliminant le facteur « caméra » ou « appareil », ces expériences font également signe vers « l’équivalent d’une analyse phénoménologique qui prétendrait atteindre l’essence du phénomène considéré[4] ». Et, comme il le suggère à la fin de son essai, non seulement cette « expérience eidétique » entre-t-elle en tension avec la signification historique et culturelle de la photographie, elle nous renvoie aussi à l’une des toutes premières images photographiques connues, le Point de vue du Gras de Nicéphore Niépce, « image fragile, menacée, si proche de certains petits tableaux de Seurat dans son organisation et sa texture comme à l’état naissant ; image incomparable, qui nous donne à rêver d’une matière photographique qui ne se confondrait pas avec celle de ce qui fait son “objet” ou son “sujet”[5] ».
Lorsqu’on détermine l’« expérience eidétique » de la photographie en retirant toute référence à la caméra, à l’appareil, à la boîte noire ou à la camera oscura, c’est-à-dire en refusant de réduire la photographie à son « sujet » ou à sa « matière » (thème, iconographie), on parvient à une pensée de la photographie comme « matière photographique ». Ainsi, la matière se voit définie non pas en termes de substance ou comme une propriété qui serait inhérente à la photographie (sa composition chimique) mais plutôt comme matière – la « texture » de la matière – « à l’état naissant ». Ceci dit, on ne peut distinguer entre, d’une part, des questions d’ordre technique et d’expérimentation avec la lumière ou avec le processus chimique, et, d’autre part, une phénoménologie dont la « réduction » deviendrait à la fois possible et impossible, matérielle et immatérielle, s’ouvrant à une « expérience eidétique » dont la photographie serait non seulement l’origine et l’issue mais aussi la venue au jour, la naissance et la présence. Tout se passe comme si la photographie, du fait de sa singularité matérielle, exposait une limite à l’expérience phénoménologique qu’elle rend cependant accessible, déplaçant les termes mêmes que la phénoménologie présuppose au sujet du monde – qu’il est composé et constitué de phénomènes qui apparaissent et deviennent visibles – vers une « matière » qui est déjà inscrite et simultanément exposée (de et vers elle-même), une matière qui se divise d’elle-même, ex-crite plutôt qu’in-scrite. En ce sens, au lieu de se laisser subsumer sous ce qu’on qualifie généralement de « processus » (c’est-à-dire l’identification de différents « processus » photographiques), la photographie – l’écriture de la lumière – s’articule non pas en tant qu’espace de l’apparence mais en tant qu’espacement, déplacement, contact et « toucher ». Tels sont les termes qui s’approchent un tant soit peu des conditions d’une pensée de la matière photographique « à l’état naissant » plutôt qu’à l’état de substance, phénomène ou processus. De manière plus pertinente, cet accent mis sur l’élévation de la technique au rang du concept ou de la pensée – sur la technique repensée selon les termes de sa force conceptuelle ou philosophique – entraîne l’exposition, à son tour, de la pensée conceptuelle à cette « matière » même qu’est la photographie, aux techniques d’« enregistrement » et d’« inscription » à partir desquelles la photographie vient au jour, à l’existence, à la présence, à la naissance. Bref, l’« essence » de la photographie que l’expérience eidétique prétend faire apparaître est sa technique, sa matière, son inscription, existence ou exposition.
Aperture/ouverture
[…] cet antre introductif de matière.
Paul Valéry, « Bouche[6] »
La bouche s’ouvre et la photographie vient au jour [comes into being]. Ce n’est pas l’obturateur de la caméra qui s’ouvre ici, mais une bouche avec ses lèvres entrouvertes, à travers lesquelles la lumière pénètre. Une seule vue photosensible, découpée à la main, est placée à l’intérieur d’une petite boîte de 35 mm, qui contient un petit trou ou une ouverture latérale. Une fois placée dans la bouche, la fente s’ouvre et la vue se voit exposée à la lumière afin que la scène se déroulant alors devant la bouche soit inscrite et enregistrée (le temps d’exposition est de 5 à 20 secondes). Les scènes sont légèrement floues en raison de la « méthode » employée, de la procédure incommode et relativement simpliste par laquelle la photographie est créée. Une main vacillante ou des doigts qui tremblent, une bouche ou des lèvres frémissantes, un soupçon de salive qui suinte à travers l’ouverture, une petite toux, la déglutition, les vibrations de la gorge – n’importe lequel de ces éléments suffit à produire l’absence de résolution qui caractérise ces photographies. Mais la scène – des figures et des visages reconnaissables, divers arrière-plans – est toujours, chaque fois et dans chaque occurrence [instance], visible.
Ann Hamilton désigne cette série de photographies – intitulée Face to Face [Face à face] – comme des « photographies prises avec un appareil à sténopé buccal » [pinhole mouth photographs] ou des « articulations buccales[7] » [mouthings], de telle sorte que l’appareil à sténopé – littéralement parlant, l’étroitesse de l’oeil, ou ce qu’en anglais on nomme une « pinhole camera » – devient la bouche même au moment de sa propre ouverture. Si la référence à l’appareil de sténopé est appropriée (n’oublions pas, en effet, que l’image ainsi générée est un phénomène qui se produit naturellement et pas nécessairement une invention technique), elle repose sur l’analogie avec la caméra sans lentille, une boîte imperméable à la lumière dans laquelle on a pratiqué un trou ou une légère ouverture. À l’instant où la lumière passe à travers cette fente étroite, et suivant, tout à la fois, la durée de l’ouverture photographique, la distance entre celle-ci et la surface sur laquelle la lumière est jetée, une image inversée (à l’image du travail de l’oeil) est projetée à l’intérieur de la boîte obscure, qui est ensuite projetée sur le mur du fond ou captée par du papier photosensible. Faire des photographies ainsi, avec la bouche ouverte, implique par conséquent un étrange sentiment de proximité – pour que la photographie fonctionne, il faut que la figure ou le visage soit exceptionnellement proche du photographe –, mais aussi de distance, la proximité n’étant pas définie par un contact d’oeil à oeil ni par un baiser, mais par un contact d’oeil à bouche, une technique de défamiliarisation que l’on soupçonne être le plus souvent inconfortable, voire impolie. « En faisant de l’orifice du langage l’orifice de la vue, écrit Hamilton, l’image qui en résulte est une présence, sous forme de trace, d’une position debout ou assise, un “face à face” avec quelqu’un ou avec un paysage. La figure ou le paysage devient alors la pupille de la forme de l’oeil créée par la bouche, semblable à une image minuscule de soi-même, reflétée dans la pupille d’autrui[8] » (et, comme le rappelle Hamilton, « pupille » provient du latin pupilla, qui signifie « petite poupée » ou « marionnette »[9]).
Hiatus
Si l’ouverture de l’appareil s’avère désormais celle de la bouche, les photographies de la série Face to Face invertissent et déplacent un certain nombre de techniques photographiques. Des premières photographies de Niépce ou de Fox Talbot aux rayogrammes et aux photogrammes ; des innombrables exemples d’expérimentation technique à l’« automatisme » de la caméra, les échanges et inversions de clarté et d’obscurité subissent invariablement des « corrections » en dépassant leurs limites : les images inversées sont redressées, les négatifs deviennent des positifs, le flou est mis au point, le déséquilibre chimique est rectifié, la saleté et l’acidité s’épurent à force de lavages et de rinçages, l’estompement devient permanence. Dans la série Face to Face, un certain nombre d’éléments interviennent afin de déplacer et d’interrompre ces corrections et dépassements, ouvrant l’oeuvre à un tout autre ensemble de termes et de conditions.
La prétendue objectivité de l’objectif – cet objectif qui dépend de l’ensemble de conventions présidant à la création d’un « espace » photographique, agencement spatial qui est le résultat des ajustements opérés sur l’objectif comme tel, c’est-à-dire sur ses incorrections et déviations –, cet objectif, donc, ressemble maintenant davantage à un diaphragme (diaphragma désigne à l’origine la partition, la barrière ou le muscle qui partage la cage thoracique et l’abdomen). Lorsque la bouche s’ouvre, lorsque les lèvres s’entrouvrent, l’espace ainsi créé devient un seuil, espace liminaire entre le monde qui est enregistré et l’espace caverneux au fond de la bouche et de la gorge : cette cavité ou caverne où la boîte est placée et la lumière inscrite. Les analogies entre la caverne de Platon et la chambre noire sont certes bien connues. Les cavernes préhistoriques, où des figures sont taillées, notées et gravées sur les parois, pourraient également être évoquées dans ce contexte. Or les photographies de la série Face to Face n’ont pas tant à voir avec les espaces distincts qui s’articulent à partir de ces analogies. Il ne s’agit pas non plus ici de la distinction entre un espace extérieur et un espace intérieur, ni des figures et scènes qui s’enregistrent sur la surface. Ce qui se maintient en jeu ici est plutôt l’acte de parler dans et à travers lequel chacune de ces photographies voit le jour. C’est l’acte de parler – la profération, la scène de l’énonciation – dans et à travers lequel les photographies viennent au monde, et cet acte est l’ouverture littérale de la bouche – la locution, l’allocution, l’élocution, l’articulation, l’intonation, l’énonciation, l’adresse, l’expression, la déclaration, la proclamation, la performance –, bref, ce qui met davantage en évidence le dire que le dit. Voilà, donc, une parole exposée à la lumière, à la photo-graphie en tant qu’écriture et articulation de la lumière. Rien n’est retiré, rien n’est gardé en réserve, rien n’est caché ou latent qui ne vienne au jour et au monde dans l’acte même de proférer, en un geste par lequel les lèvres s’entrouvrent et la photographie naît. En même temps, il ne s’agit pas ici de la profération d’un sujet qui préexisterait à l’acte de parler. Et ce n’est pas non plus un langage qui logerait dans la bouche ou qui préexisterait à la bouche et au sujet de l’énonciation (le langage comme « maison de l’être[10] »), mais plutôt le langage dans l’acte même de son articulation, le geste de la parole. Car le sujet vient au jour dans l’acte lui-même – « la bouche y est “cette ouverture articulée” où un je se touche, s’auto-affecte, se sent sentir, se formant comme sujet dans cet écartement[11] ».
L’ouverture des lèvres et de la bouche crée alors un hiatus, une aperture, photographique ou autre, qui n’est pas simplement la création d’une béance – un trou béant dans un objet matériel, un abîme –, mais une rupture, une interruption, une coupure, un espacement, un écartement, un intervalle. Si parole il y a, c’est une parole qui ne s’articule pas sous forme de narration. Elle ne se déroule pas selon une quelconque logique narrative (ces photographies ne sont pas des récits). En effet, l’ouverture de la bouche est un instant ponctuel, une interruption ou une exclamation, une interjection soudaine : bouche grande ouverte, béante, bâillante, sidérée, bouche bée, comme si l’origine de la philosophie, qui commence avec l’étonnement (thaumazein), se découvrait dans l’ouverture même de la bouche au moment de parler. Et cela arrive, à l’instar des photographies, non pas à la manière d’une séquence logique ou narrative, ou sous forme de récit, mais chaque fois, sans exception, que la bouche s’ouvre, à chaque instant et à chaque occurrence. Cette occurrence – qui n’a ni intériorité ni position ou point de vue stable – se distingue par sa soudaineté, sa brusquerie : une saisie impulsive ou ex-sistante, un halètement, une singularité (comme l’affirme Agamben, « lorsqu’il s’agit de saisir le quelconque, l’objectif photographique s’avère nécessaire[12] »).
Lorsque la bouche s’ouvre, le monde devient exposition [comes into exposure]. Il n’y a pas de violence ici, malgré ce qu’évoque la possessivité d’une « prise » de photo, d’un « shooting » ou d’une « capture » d’image. Mais cette technique n’est pas non plus simplement passive, au sens où l’on partagerait la photographie en une pratique active ou passive. Le monde est laissé [let be] dans ce geste même d’ouvrir la bouche. Autrement dit, la bouche béante fait naître la photographie au moment où elle donne naissance au monde, ce monde à la fois exposé et créé dans l’acte de proférer (cette technique implique alors une création et non une production). Enregistrée et inscrite : telle est l’infinie exposition du monde lorsqu’elle fait (sur)face, alors même que ce faire-surface n’est pas strictement une rencontre face à face, comme le laisse entendre le titre de la série, mais plutôt une exposition de la bouche à l’oeil et de l’oeil à la bouche, de la bouche à la pupille qui se voit réfléchie au fond de la gorge[13].
Stoma
[…] l’univers ne ressemble à rien et n’est qu’informe revient à dire que l’univers est quelque chose comme une araignée ou un crachat.
Georges Bataille, « Informe », Documents[14]
La photographie devient l’inscription permanente, archivée, d’un échange chimique où la lumière a touché le photogramme à l’intérieur de la boîte et s’est fixée à même la surface. Une sorte d’alchimie, d’imprégnation ou de transfert qui donne naissance à la photographie par l’exposition. Tout comme les premières photographies faisaient appel à des solutions, à des émulsions et à des substances, y compris des processus de nettoyage liquide, ces photographies baignent dans un échange de matériaux et de fluides. Placé dans la bouche, « ce théâtre succulent de la bouche[15] » (Valéry), le photogramme et son exposition font désormais partie de l’échange rythmique qui définit le corps tout entier – un rythme s’articulant à la fois comme distinction et dissolution, diffusion et infusion, projection et ingestion, absorption et distraction. En effet, nous savons que le corps est tout aussi fluide, vaporeux et gazeux qu’il est matériellement solide – les rythmes de la respiration, la bave et la salive qui rincent la bouche, le mouvement de l’air au fond de la gorge, « les profondeurs humides et avides des narines[16] », le flux du sang dans les veines, l’infinie circulation, l’imprégnation, les sécrétions, la transpiration, la bave, les mucosités, la glaire, les excréments, la salive, le sperme, les selles, les menstrues, l’urine. Ainsi, à l’image de la boîte et de son « aperture », le corps est un récipient ponctué d’ouvertures, de fentes, de coupures, de trous, de cavités, d’apertures et d’orifices – bouche, oreilles, yeux, pénis, rectum, vagin. En tant que lieux de passage et de transfert, entrées et sorties, la série des photographies Face to Face aurait tout aussi bien pu être réalisée à travers ces autres orifices, du moins en théorie. Tout comme il existe un échange infini entre la forme des lèvres ouvertes et celle de l’oeil, ce qui entre en jeu ici est par conséquent l’infinie métonymie de la bouche, ces orifices (os-facere) qui sont autant de bouches en train de se faire, autant de zones de contact érotisées, le toucher, le plaisir, la contagion.
Dans la mesure où l’ouverture de la bouche est un geste qui implique la parole, le don de la parole, ces photographies pourraient aussi se traduire par un orifice qui serait l’ouverture d’une blessure. Ces photographies sont aussi des blessures ou des stomata, où l’on pratique une fente ou une ouverture dans la surface du corps (naturellement ou chirurgicalement) afin de connecter l’intérieur du corps à son dehors – foramens qui ne sont pas que des trous de conjugaison, des ouvertures, des apertures, des orifices, mais aussi des manières de forer (forare) ou des embrasures, des agrandissements de l’aperture interne d’une porte ou fenêtre faites par sectionnement, tranchage ou coupe oblique. Sur le plan médical, les stomata agissent comme un pharmakon, une plaie créée pour guérir. Le stoma [στόμα] ou stom-en (qui désigne divers orifices et parties du corps) est aussi la bouche ou l’embouchure, faisant signe non seulement vers la parole ou la voix mais aussi vers l’embouchure d’une rivière, un bras de mer [inlet] ou un débouché [outlet], voire leur inversion. Ni l’un ni l’autre, à la fois dedans et dehors, pris dans l’échange et la circulation continuels de cet « espace buccal » et de sa « nervosité critique[17] » : l’intériorité et l’extériorité exposées l’une à l’autre dans cette ouverture [overture] au dehors.
Gloss[18]
[…] glossa (ionique), glotta (attique), « mot obscur, langage », aussi « embouchure », littéralement « langue ».
Suivant notre perception de l’état d’achèvement des photographies de cette série, leurs surfaces se distinguent par une brillance, un lustre (on parle en français de papier « glacé » [glossy]), comme si l’illumination fulgurante de la surface du photogramme se caractérisait à l’origine par un éclat soudain de lumière désormais figé, illuminé, inscrit, infini. Le glacé [gloss] est ce qu’il y a de plus superficiel – tout est dans la surface et dans l’apparence (comme quelqu’un qui porterait du gloss pour se faire voir). Ce sont des photographies qui enregistrent l’aspect le plus superficiel du monde, des figures et des scènes qui font surface au monde et qui le peuplent. Tout est dans la monstration [show]. Tout n’est que vernis.
En même temps, ces photographies glosent [gloss] le monde, au sens où elles se distinguent par leur façon de traverser ou de parcourir le monde à une certaine vitesse, sans s’attarder sur [glossing over] leur sujet, sans l’intention de cacher ou de dissimuler quoi que ce soit, telle une surface trompeuse et attirante qui dissimulerait quelque chose au spectateur. Car il n’y a rien de caché, de dissimulé ou de recouvert qui ne se trouvait déjà dans l’éclat et le lustre superficiels des photographies, fixé et ex-scrit, lorsque les lèvres s’entrouvrent, dans la brillance [gloss] même de leurs surfaces.
Gloss ne désigne donc pas seulement la superficialité de la surface du monde lorsqu’elle s’expose mais aussi une forme d’enregistrement photographique qui se livre à la glossolalie, au fait de « parler en langues » – la glossa (la langue, le langage) qui parle, bavarde, cause (lalia). Chez certains chrétiens, cette glossolalie se distingue non seulement par son absence de signification mais aussi par une vocalisation fluide de syllabes dont le sens n’est pas immédiatement compréhensible. Il ne s’agit cependant pas d’un langage privé que l’on chercherait à déchiffrer afin d’en élucider le mystère. Ainsi entendu, gloss n’est donc pas ce qui est immédiatement compréhensible ou incompréhensible, intelligible ou inintelligible ; c’est ce qui a lieu dans les interstices des langues, entre les lignes, dans les marges. Et cela inaugure une scène de transfert dans et entre les langues, en ce point où toute description du langage s’ouvre à la traduction, à l’interprétation, au phrasé, à la transcription, à l’explication, à la glose. Ou plutôt : il n’y a pas de langage pur et originaire ou de parole qui préexisterait à sa profération et qui demanderait ensuite à être traduite, car ce langage ou cette parole existe, en quelque sorte, dans sa traductibilité ou reproductibilité originaire (ce que Walter Benjamin appelle la « Reproduzierbarkeit » de l’oeuvre). Et tout comme l’ouverture de la bouche et l’acte de proférer sont toujours déjà exposés à la glossolalie, à la glose et à la traduction, les photographies déplacent l’organisation temporelle traditionnelle de toute ekphrasis, là où la représentation verbale cherche à saisir la représentation visuelle. Car cette « ex-pression » [speaking out] est l’oeuvre même lorsqu’elle profère, explique, indique et proclame – une expression qui inscrit et expose ce qu’elle décrit toujours déjà, comme ce « détour de l’écriture, qui toujours dé-crit[19] ». Chaque fois. Encore et à nouveau. À chaque occurrence.
Appendices
Note biographique
Philip Armstrong est professeur associé au département d’études comparées de l’Ohio State University. Il a publié de nombreux textes dans le domaine de la culture et des arts visuels contemporains, ainsi que des essais sur la théorie politique. Parmi ses publications récentes, citons Reticulations: Jean-Luc Nancy and the Networks of the Political (Minneapolis, University of Minnesota Press, 2009), Politique et au-delà. Entretiens avec Philip Armstrong et Jason E. Smith de Jean-Luc Nancy (Paris, Galilée, 2011), As Painting : Division and Displacement (avec Laura Gibson et Stephen Melville, Columbus, mit Press et Wexner Center, 2001) et « Entre détresse et dénouement/Between Distress and Denouement », trad. fr. Marine van Hoof, dans François Rouan. Découpe/Modèle 1965-2009 (Paris, Liénart ; Montreuil-sous-Bois, Galerie Jean Fournier, 2011). Il a publié de nombreuses études sur l’oeuvre de Jean-Luc Nancy et a traduit Le Plaisir au dessin (The Pleasure in Drawing, New York, Fordham University Press, 2013).
Notes
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[1]
Paul Valéry, « Discours du centenaire de la photographie », Études photographiques, no 10, novembre 2001, p. 10. Texte disponible en ligne, à l’adresse suivante : http://etudesphotographiques.revues.org/265, consulté le 9 novembre 2014.
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[2]
Hubert Damisch, « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique », dans La dénivelée. À l’épreuve de la photographie. Essai, Paris, Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2001, p. 7.
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[3]
Ibid.
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[4]
Hubert Damisch, « Cinq notes pour une phénoménologie de l’image photographique », dans La dénivelée, p. 7.
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[5]
Ibid., p. 11.
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[6]
Paul Valéry, « Bouche », dans Oeuvres, Jean Hytier (éd.), t. 1, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 323. Jean-Luc Nancy cite ce poème de Valéry à la fin d’Ego sum (Paris, Flammarion, coll. « La philosophie en effet », 1979, p. 163). En prenant ces allusions à la bouche comme point de départ, mon essai est moins un commentaire sur l’ekphrasis ou son rôle dans ses écrits qu’un texte où se jouent les conditions performatives de l’écriture ekphrastique. C’est justement cette distinction qui est mise en question ici. J’aimerais également citer deux essais auxquels je suis redevable et qui ont contribué à ma lecture des photographies de Face to Face : Sara Guyer, « Buccality », dans Derrida, Deleuze, Psychoanalysis, Gabriele Schwab (éd.), New York, Columbia University Press, 2007, p. 77-104 et Ginette Michaud, « “… la bouche touche” (une “scène primitive” du corps nancyen) », dans Cosa volante. Le désir des arts dans la pensée de Jean-Luc Nancy, Paris, Hermann Éditeurs, coll. « Le Bel Aujourd’hui », 2013, p. 25-56. Les deux textes font allusion aux remarquables dernières pages d’Ego sum de Nancy. Comme celui-ci l’écrit ailleurs, « Le corps n’est que bouche » (cité par Ginette Michaud, Cosa volante, p. 29).
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[7]
Cf. http://annhamiltonstudio.com/prints/face_to_face.html et Joan Simon, Ann Hamilton, New York, Harry N. Abrams, 2002, p. 241-242. Bien entendu, les photographies dans la série Face to Face rappellent d’autres oeuvres de Hamilton (voir le site internet de l’artiste à l’adresse suivante : http://www.annhamiltonstudio.com/), où la bouche est également explorée de manière approfondie, mais notre propos ici est plus modeste. Mes remerciements à Ann Hamilton et à Nicole Rome pour leur aide dans la préparation de ce texte.
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[8]
Cf. http://annhamiltonstudio.com/prints/face_to_face.html ; consulté le 10 novembre 2014.
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[9]
Ibid.
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[10]
Martin Heidegger, Lettre sur l’humanisme, trad. fr. Roger Munier, dans Questions iii, Paris, Gallimard, coll. « Classiques de la philosophie », 1966, p. 2.
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[11]
Ginette Michaud, Cosa volante, p. 31.
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[12]
Giorgio Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque, trad. fr. Marilène Raiola, Paris, Seuil, coll. « La Librairie du xxe siècle », 1990, p. 53.
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[13]
Dans « Buccality », Sara Guyer explore les implications éthiques de ce déplacement du visage à la bouche dans les écrits de Derrida et Nancy.
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[14]
Georges Bataille, « Informe », Documents, no 7, décembre 1929 ; repris dans Oeuvres complètes, t. 1, Paris, Gallimard, 1970, p. 217.
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[15]
Paul Valéry, « Bouche », dans Oeuvres, p. 323.
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[16]
Ibid.
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[17]
Paul Valéry, « Bouche », dans Oeuvres, p. 323.
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[18]
Le mot anglais « gloss » marque l’intersection de deux branches étymologiques, signifiant à la fois « glose » (racine grecque) et « brillance », « scintillement », « vernis », etc. (racine anglo-saxonne). (N. d. T.)
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[19]
Maurice Blanchot, L’écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 66.