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Du personnel romanesque de « l’autobiographie américaine[1] », c’est indéniablement la figure de Da qui concurrence celle du narrateur, « Vieux », « Vieux Os », dans la mémoire du lecteur, où elle rejoint aussi nombre d’avatars littéraires de la grand-mère caribéenne. Ainsi, Le cri des oiseaux fous – redoublé, dans une certaine mesure, par Pays sans chapeau – et L’énigme du retour se distinguent dans l’oeuvre de Dany Laferrière, probablement moins parce que ces livres, sous-titrés « roman », satisfont, plus que les autres, au « pacte autobiographique[2] », que parce qu’ils sont les seuls à mettre en regard, de ce fait il est vrai, le portrait de la mère, privilégié dans les premiers récits, et la figure du père, dont la mort motive le dernier. Ce qui relève du topos de l’écriture de soi se démarque encore ici par une représentation subordonnée au politique. Tout un faisceau de résonances unit en effet ces récits autour d’un double événement nodal : les exils politiques du père et du fils qui, partageant le même état civil – Windsor Klébert Laferrière –, se retrouvent, à vingt ans d’intervalle, dans la ligne de mire d’une dictature héréditaire – celle des Duvalier père et fils.

Tout l’art du roman est là : « ce moi n’a rien à voir avec l’autofiction[3] », tient en effet à préciser le narrateur du Journal d’un écrivain en pyjama, avant de se scinder en « moi critique » et « moi écrivain » bataillant sur la possibilité de « mettre roman sur un livre qui n’en a pas l’air[4] ». Si « Dany » est le surnom destiné à protéger l’enfant tant du mauvais sort que de la vindicte dictatoriale, le personnage-narrateur et ses avatars portent toujours « un nom qui ressemble visiblement à un pseudonyme[5] ». L’auteur mis en fiction, quant à lui, tient tout entier dans l’articulation entre ce que Jérôme Meizoz appelle la « posture littéraire » – c’est-à-dire « les représentations de l’auteur, pensées en relation avec sa position dans le champ littéraire[6] » – et l’écriture de soi. De fait, du premier roman, Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer, au scénario du film Comment conquérir l’Amérique en une nuit, les diverses mises en scène de l’écrivain – assis à la petite table sous un manguier, devant sa Remington, dans sa baignoire ou sur un plateau de télévision – préparent à bien des égards la fiction d’auteur-monde, celle de l’« écrivain japonais[7] », signataire du manifeste « Pour une littérature-monde en français[8] » et figure de proue, avec Alain Mabanckou, du festival Étonnants voyageurs[9].

Mais la force de L’énigme du retour, prix Médicis 2009, est de renvoyer cette « scénographie[10] » à son origine, comme aux « origines du roman[11] » : la photographie du père. D’une tonalité différente du reste de l’oeuvre, ce récit lie en effet de manière intrinsèque l’écriture du deuil et la réflexion spéculaire : écrivain bénéficiant d’une certaine notoriété, le narrateur revient en Haïti pour annoncer à sa mère la mort du père, mais, durant son séjour, il joue aussi, auprès de son neveu qui souhaite écrire, le rôle d’un père spirituel. Enfin, la référence, nouvelle chez Dany Laferrière[12], à la figure tutélaire d’Aimé Césaire sous-tend une double interrogation qui concerne, d’une part, la relation entre une écriture du regard et la pratique du tombeau littéraire et artistique, inspirée par le poète lui-même et, d’autre part, l’idée d’une spécificité haïtienne de la postérité césairienne et de la théorie littéraire.

L’énigme de la filiation : d’un regard l’autre, généalogie d’une conscience politique

Donnant lieu à une véritable ekphrasis dans Le cri des oiseaux fous, repris comme motif poétique dans L’énigme du retour, le cliché photographique flou du père fait simultanément signe vers l’absence et la folie d’un homme niant l’existence de ses enfants et vers l’attente d’une femme à laquelle le fils doit annoncer la mort de son époux exilé : « Ce qui est sûr c’est que mon père ne sera pas mort tant que cette femme ne saura pas la nouvelle. Elle est en ce moment assise sur sa galerie à Port-au-Prince en train de penser, une fois de plus, à lui[13]. » Le portrait atteste aussi une ressemblance que le moi doit assumer, un regard, enfin, – « La même façon de regarder les gens : un regard direct, presque brutal[14] » – qui fonde l’oeuvre et explique ses affinités avec les arts visuels, le cinéma et la peinture en particulier. Ce double regard du père et du fils, mis en évidence, donc, par le motif de la photographie, par-delà l’absence et la distance, pourrait bien expliquer en effet l’intérêt pour l’art de celui qui se définit comme « écrivain primitif » par référence au point de fuite qui, dans la peinture non occidentale, se situe « non au fond du tableau, mais dans le plexus de celui qui regarde la toile » (ÉR, 128) : « Nous sommes autant vus que nous regardons[15] », lit-on encore dans Journal d’un écrivain en pyjama. Si, comme bien d’autres, ces propos résonnent comme des autocitations, notamment de J’écris comme je vis[16], la répétition pourrait devenir signifiante quant à l’évolution de l’oeuvre au-delà de « l’autobiographie américaine » que semblaient clore Le cri des oiseaux fous et Je suis fatigué, et au-delà, donc, de la posture d’écrivain-monde et de la fictionnalisation d’une communauté littéraire cosmopolite. Que signifie ce « retour », alors que la mort du père était déjà mentionnée dans Le cri des oiseaux fous ?

C’est ici qu’il importe de souligner que, si L’énigme du retour fait référence, par son titre, à L’énigme de l’arrivée de V. S. Naipaul et, au-delà, à la scénographie voyageuse de l’écrivain postcolonial, c’est en relisant et en citant Cahier d’un retour au pays natal que le narrateur revient en Haïti non pour enterrer son père, mais pour accomplir un deuil :

Et là, cette nuit, que je vais enfin vers mon père, tout à coup je distingue l’ombre de Césaire derrière les mots. Et je vois bien là où il a dépassé sa colère pour découvrir des territoires inédits dans cette aventure du langage. Les images percutantes de Césaire dansent maintenant sous mes yeux. Et cette lancinante rage tient plus du désir de vivre dans la dignité que de vouloir dénoncer la colonisation. Le poète m’aide à faire le lien entre cette douleur qui me déchire et le subtil sourire de mon père.

ÉR, 62

Dans L’énigme du retour, une mort – celle du poète qui survint pendant l’écriture du roman – en appelle une autre – celle du père, antérieure et, comme on l’a dit, déjà mise en récit dans Le cri des oiseaux fous –, et la figure du père se dédouble donc, à la faveur de la chronologie : « Que peut-on savoir de l’exil et de la mort/ quand on a à peine vingt-cinq ans ? » (ÉR, 14). On se souvient que, chez Césaire, le retour mental au pays natal ne vise, dans un premier temps, qu’à expliquer les raisons du départ, de même que, dans Le cri des oiseaux fous, la figure du père surgit du récit autobiographique : Aimé Césaire, Windsor Klébert Laferrière et Dany Laferrière ont tour à tour eu vingt ans au moment de s’exiler. Et, si dans « l’autobiographie américaine », la datation revendique une fantaisie certaine[17], mais néanmoins symbolique, l’écriture du Cahier est peu ou prou contemporaine de l’enfance du père de l’écrivain en Haïti. Dans L’énigme du retour, dont la première partie tient du road novel, voire du road movie – puisqu’il y a aussi un court scénario –, le livre intitulé Cahier d’un retour au pays natal appartient au magasin des accessoires nécessaires au périple qui conduit le narrateur de Montréal à Baradères, en Haïti, tandis que le poème où s’inventa le moi césairien vaut comme référence « architextuelle[18] » au genre du récit de voyage[19] et à la perception du monde que celui-ci met en scène (découverte, altérité, exotisme, pittoresque[20]).

Dans l’oeuvre de Dany Laferrière, au principe de l’écriture, il y a donc toujours une image, une perception : « Couleurs primaires./ Dessins naïfs./ Vibrations enfantines./ Aucun espace vide./ Tout est plein à ras bord » (ÉR, 86), « Ce que je vois au marché/ n’est pas différent de ce que je vois/ sur le petit tableau que je viens d’acheter./ Je regarde les deux scènes/ sans pouvoir déterminer/ laquelle imite l’autre » (ÉR, 91). Comme dans ses récits précédents, l’« écrivain primitif » s’inscrit en faux contre le regard exotique : « L’impression de découvrir/ des territoires vierges./ […] Vaste pays de glace » (ÉR, 14-15), « L’impression de conduire/ dans un de ces tableaux/ bon marché accrochés/ au-dessus de la cheminée./ Paysage à l’intérieur de paysage » (ÉR, 18). Mais, insérés dans le fragment inaugural du récit, ces vers libres associent à la vision de la campagne canadienne enneigée, que le narrateur parcourt juste après avoir appris la mort de son père, la réécriture du motif césairien de la « mort blanche[21] » dont le dernier vers – « la mort expire dans une blanche mare de silence[22] » – est cité comme une transition analogique entre « l’appel téléphonique fatal » (ÉR, 13) et « l’appel du Nord[23] » – et c’est d’ailleurs la première citation de Césaire dans L’énigme du retour. Épigraphe inaugurale, le leitmotiv « au bout du petit matin » résonne aussi dans ces strophes que le voyage déroule jusqu’à cette nouvelle occurrence : « Personne n’a vu comme moi/ tomber la neige de sa fenêtre/ en gros flocons doux./ Je me suis échappé de l’île/ qui me semblait une prison/ pour me retrouver enfermé/ dans une chambre à Montréal » (ÉR, 55). Au-delà de la signification politique – sur laquelle je reviendrai –, l’appréhension d’un double paysage – Haïti et Montréal, deux îles qui s’appellent (ÉR, 158) comme l’île « disjointe[24] » de Césaire – convoque l’hypotexte du Cahier, entendu comme geste perceptif fondateur d’une poétique du « voyage à l’envers[25] ».

Et Dany Laferrière d’intituler un de ses fragments : « Crever dans un tableau primitif ». En m’autorisant de la « statue » que Césaire érige à Lafcadio Hearn, parmi les nombreux tombeaux de Ferrements, j’ai montré ailleurs[26] qu’une même mélancolie, pouvant donner lieu à une écriture de la morbidité, imprégnait le récit de voyage romantique, Two Years in the French West Indies, dont les créolistes ont fait un texte fondateur des littératures antillaises, et le chant de la négritude, s’élevant « de l’autre côté du désastre[27] ». Or semblable effet de lecture frappe aujourd’hui L’énigme du retour, écrit dans le contexte de la post-dictature et publié quelques mois avant le séisme du 12 janvier 2010 : « Je m’étais promis de ne pas regarder la ville/ avec des yeux du passé./ Les images d’hier cherchent sans cesse/ à se superposer sur celles d’aujourd’hui./ Je navigue dans deux temps » (ÉR, 181). Surtout, et pour s’en tenir au temps de l’écriture, la tonalité si singulière de L’énigme du retour paraît liée à une écriture du deuil qui procède d’une mémoire, non seulement générationnelle – la « génération des fils sans père » (ÉR, 61) –, mais collective et archéologique : « Par la route ou par la mer ?/ Je choisis la mer./ […] La mer était interdite à l’esclave./ De la plage, il pouvait rêver à l’Afrique./ Et un esclave nostalgique/ ne vaut plus grand-chose/ dans la plantation » (ÉR, 294-295). Avec L’énigme du retour, l’écriture de Dany Laferrière participe pour la première fois de cette poétique du « gouffre-matrice[28] » qui transcende la traversée inaugurale et l’absence d’histoire, pour s’acquitter de la nécessaire refondation littéraire d’un être-au-monde caribéen. C’est pourquoi, comme le Cahier, L’énigme du retour, qui se réfère aussi à l’Énéide (ÉR, 284), hésite entre lyrisme et épopée.

On le sait, la « mort blanche », dans le Cahier, est in fine celle du héros de l’indépendance haïtienne, Toussaint Louverture, dans une cellule du Jura. Et le narrateur de L’énigme du retour se souvient aussi de l’importance de la Révolution haïtienne dans la philosophie de l’histoire développée par Césaire :

Je me rappelle ce passage dans le Cahier où Césaire réclame le corps de Toussaint Louverture arrêté par Napoléon qui devait mourir de froid durant l’hiver de 1803 au fort de Joux, en France. Les lèvres tremblantes de rage contenue du poète venu réclamer, cent cinquante ans plus tard, le corps gelé du héros de la révolte des esclaves : « Ce qui est à moi c’est un homme emprisonné de blanc. »

ÉR, 64-65

Dans un « train fantôme » qui remonte le temps « vers 1944 » (ÉR, 57), le modèle historique, le père opposant politique et le poète anticolonialiste se confondent : « Un astre trop aveuglant/ pour qu’on puisse le regarder en face./ C’est cela un père mort » (ÉR, 65). Si, pour le jeune neveu, la mort « est encore une chose esthétique » (ÉR, 103), pour le narrateur, elle oblige à un questionnement inédit sur l’engagement. Loin de s’opposer à la poétique du voyage, l’engagement politique de l’écrivain, dont le retour au pays natal est aussi une confrontation à l’histoire immédiate de celui-ci, s’y ancre parce qu’il est avant tout un engagement dans le monde : chez Dany Laferrière, comme chez Césaire, la poétique de la perception fonde la conscience politique.

D’autres figures littéraires participent de cette filiation perceptive et politique, tels l’Apollinaire d’Alcools (ÉR, 173-174) ou Jacques Roumain, l’écrivain indigéniste qui s’est approché du grand roman haïtien de la faim avec Gouverneurs de la rosée (ÉR, 141) mais aussi le poète qui publia « Madrid » dans le journal Commune, en avril 1937[29], soit vraisemblablement quelque temps avant d’écrire « Bois-d’ébène[30] » et deux ans avant la parution de la première version du Cahier. Contemporaine de l’enfance du père, la guerre d’Espagne vaut d’ailleurs comme événement fondateur de l’engagement littéraire, dans L’énigme du retour, comme en témoigne l’importance prise par la figure de Lorca : « Je revois ma mère en train de danser/ avec une chaise/ dans la pénombre du petit salon./ Danser sa tristesse vers cinq heures/ de l’après-midi./ On dirait un poème de Lorca/ évoquant la nuit rouge de Franco » (ÉR, 120). Enfin, au moment de « la cérémonie des adieux », le souffle épique de Césaire rejoint le réalisme social de Jacques Stephen Alexis, l’auteur de L’espace d’un cillement auquel Dany Laferrière rendait déjà hommage dans Le cri des oiseaux fous, dans un même réalisme merveilleux, celui de l’aube primitive et du café de l’enfance : « Dans un moment il va apparaître,/ faisant ainsi naître le monde sous nos yeux,/ celui que le romancier Jacques Stephen Alexis/ appelle Compère général soleil./ La seule raison pour se lever dans un décor si pauvre » (ÉR, 275) et

On nous a apporté du café. J’ai aussitôt dans la bouche le goût de Césaire. Ce Césaire qui parle de « ceux qui n’ont exploré ni les mers ni le ciel mais sans qui la terre ne serait pas la terre ». Ce sont les mêmes qui passent devant moi, dans ce petit marché qui s’anime doucement.

ÉR, 276

Ce rapprochement met en exergue une poétique qui procède de l’essence même du réalisme merveilleux, à savoir l’ancrage du politique dans l’être-au-monde caribéen. Ce faisant, les apories noiristes ou duvaliéristes de la négritude – le narrateur se remémore avec humour « le poème du dictateur » appris à l’école (ÉR, 207) – se trouvent dépassées.

Ainsi mise en scène et réfractée par d’autres modèles littéraires, la double figure paternelle de L’énigme du retour fonde donc un engagement politique de la littérature – qui ne saurait se confondre avec la politique, bien évidemment –, au-delà de la distinction, souvent faite par Dany Laferrière et discutée par Ursula Mathis-Moser, entre « textes de la mémoire » et « du regard » et « textes de la contemporanéité » et « de la parole[31] ». Le récit de deuil constitue en effet un tournant de l’oeuvre, qui fait passer le personnage narrateur du statut de conteur à celui de théoricien de la fiction ou, pour le dire autrement, du statut d’observateur du monde à celui de critique d’art.

La mémoire littéraire en tableaux : pour une théorie de la fiction romanesque

« La cérémonie des adieux » est aussi le titre de la dernière partie de L’énigme de l’arrivée de V. S. Naipaul. Si, dans le récit de Dany Laferrière, d’autres éléments, tel le fragment consacré à « la mort de Benazir Bhutto », font signe vers l’univers du romancier indo-caribéen, c’est sans doute moins l’interrogation sur la « vocation d’écrivain en exil » (ÉR, 35) qui motive cette intertextualité que l’art de la fiction exposé par le futur prix Nobel dans les dernières pages de son roman. Dans « The Ceremony of Farewell », Naipaul évoque la crémation de sa soeur, dont la mort lui rappelle celle de son père, survenue en 1953, soit, effet du hasard objectif, l’année de la naissance de Dany Laferrière, à une époque où les moyens de transport tenaient les exilés irrémédiablement éloignés des funérailles au pays natal. Naipaul place la mort et la mélancolie au principe de son écriture, tout en expliquant la genèse de L’énigme de l’arrivée : « writer and man separating at the beginning of the journey and coming together again in a second life just before the end[32] ». L’énigme du retour est ce moment dans l’oeuvre de Dany Laferrière où s’affirme la nécessité de passer de la pratique de la fiction à la théorie. Ce sera bien l’objet de Journal d’un écrivain en pyjama et de L’art presque perdu de ne rien faire[33]. Dans le récit de deuil, le texte de Naipaul vaut donc comme embrayeur de spécularité, tandis que la filiation perceptive et politique – le père biologique, le père spirituel – fournit les arguments, ceux de la fiction réaliste merveilleuse.

De fait, dans l’oeuvre récente de Dany Laferrière, trois épisodes proposent une généalogie de la transformation du réel merveilleux, postulé par Alejo Carpentier[34], et du réalisme merveilleux, formulé par Jacques Stephen Alexis[35], en théorie de la fiction. Il s’agit d’abord, dans Le cri des oiseaux fous, de l’allusion à la légende, bien ancrée dans l’imaginaire collectif contemporain, selon laquelle le père de l’auteur se serait évadé de Fort-Dimanche dans un bateau dessiné à la craie sur le mur. Puis, dans Je suis un écrivain japonais, la fable inspirée par le titre atteint un point culminant lorsque le narrateur imagine que la chanteuse Björk a été réduite en poupée vaudou par le peintre Hector Hyppolite. Enfin, dans L’énigme du retour, le fragment intitulé « Le fils de Pauline Kengué » dote l’écrivain Alain Mabanckou, « le fils unique[36] », d’un frère haïtien, l’enfant trouvé des contes, et propose une inversion originale du mythe du retour en Afrique :

Selon la vieille, qui fut sa meilleure amie, la croyance des gens de la tribu de Pauline Kengué veut que ceux qui meurent en Afrique resurgissent en Haïti, de préférence dans un village. Jusqu’à sa mort, Pauline ne parlait que de son fils Alain laissé là-bas. Elle disait toujours que si elle est venue ici c’est pour qu’Alain puisse se sentir un jour haïtien.

ÉR, 266-267

Loin de la surenchère auto-exotique, ces trois moments mettent en évidence les deux causes du pouvoir dont Dany Laferrière crédite sa pratique de la fiction : la perception réaliste merveilleuse et une histoire artistique qui inscrit le paradigme haïtien sur la scène internationale. L’évasion du père dans un bateau dessiné à la craie vaut à la fois comme matrice et comme synecdoque d’une oeuvre qui articule Haïti au monde, selon une chronologie signifiante reliant les années 1940 à la « littérature-monde ». Or l’importance de l’héritage césairien dans L’énigme du retour, tel qu’il est ancré dans l’écriture personnelle et redoublé par la filiation biologique et politique, désigne sans doute aussi la spécificité de la posture « haïtienne » de Dany Laferrière dans la « littérature-monde ». Pour le montrer, je confronterai à présent ce récit de deuil, d’une part aux détours pris par l’écriture de soi chez Alain Mabanckou, d’autre part au premier roman d’une autre Haïtienne, Yanick Lahens, symptomatiquement intitulé Dans la maison du père.

Selon une perspective sociologique, L’énigme du retour, publié en 2009, peut apparaître en effet comme une stratégie de retrait par rapport à l’avènement d’un champ littéraire transnational que le manifeste « Pour une littérature-monde en français » semblait appeler de ses voeux. Du moins le contraste avec le récit précédent, Je suis un écrivain japonais, est-il particulièrement frappant. Mais le chapitre consacré à Pauline Kengué, que nous mentionnions plus haut, montre qu’il n’en est rien et peut se lire, bien au contraire, comme l’aboutissement d’un jeu amorcé par le frère-monde, dans l’espace de la fiction d’auteur, avec Black Bazar où Alain Mabanckou fait de l’écrivain Louis-Philippe Dalembert un personnage parlant de Dany Laferrière à ses lectrices[37], et poursuivi, dans l’espace paratextuel, sur le blog « le crédit a voyagé » et dans les épigraphes des récits écrits après le coup d’éclat du manifeste. En 2010, Alain Mabanckou publie Demain j’aurai vingt ans, un roman autobiographique qui s’inspire de ses relations avec son père adoptif et qui porte les dédicaces suivantes : « Pour ma mère Pauline Kengué – morte en 1995/ Pour mon père Roger Kimangou – mort en 2004/ À Dany Laferrière[38]. » En 2013, Lumières de Pointe-Noire s’ouvre sur cet aveu de l’écrivain congolais : « J’ai longtemps laissé croire que ma mère était encore en vie[39]. » L’écriture de soi, suscitée par le retour au pays natal, après vingt-trois années d’absence qui incluent l’enterrement de la mère, s’appuie sur des photographies reproduites ou donnant lieu, comme chez Dany Laferrière, à l’ekphrasis. Elle relie naturellement la bibliothèque de l’écrivain à l’enfance. Mais, surtout, elle formule un art de la fiction qui procède du deuil. Ainsi l’aveu inaugural dénonce-t-il moins une occultation des récits précédents – la mort de la mère – qu’il ne l’explique. En effet, déjà, dans l’enfance, le narrateur faisait croire à ses camarades que ses soeurs, dont la mort l’avait laissé fils unique, étaient en vie quelque part, au point de se laisser prendre « dans la nasse de [ses] propres fictions » et, une fois la vérité avouée, de se reprocher « d’avoir brisé un pacte avec ces deux personnages[40] ». La fable de Pauline Kengué l’Haïtienne et de ses deux fils, dans L’énigme du retour, apparaît donc comme une anticipation par Dany Laferrière des « fictions » d’Alain, du moins comme une interpolation participant d’une fiction collective d’auteurs. Alain Mabanckou figure encore comme dédicataire de Journal d’un écrivain en pyjama, publié également en 2013, aux côtés d’Edwidge Danticat, dont le seul récit véritablement autobiographique, Brother, I’m Dying, met en avant une double figure paternelle. Les « débuts frémissants » des deux auteurs pourraient ainsi servir de modèle au neveu, apprenti écrivain, déjà évoqué dans L’énigme du retour.

Si Césaire ne semble pas figurer dans la bibliothèque d’Alain Mabanckou, qui se réfère plus volontiers à Tchicaya U’Tamsi, Maxime Ndebeka, Henri Lopes, Sony Labou Tansi, Emmanuel Dongala ou Jean-Baptiste Tati-Loutard[41] et diffère en cela par exemple d’Abdourahman Waberi[42] et de Léonora Miano, y aurait-il, chez Dany Laferrière, conflit entre l’héritage du père et la camaraderie fraternelle de la « littérature-monde » ? Rappelons ici qu’Aimé Césaire était devenu, bien avant sa mort, un personnage fictionnalisé par le roman martiniquais[43], et son oeuvre, un hypotexte fondateur du champ littéraire antillais[44]. Mais, loin des polémiques créolistes, il est un Césaire haïtien – et c’est lui que relit le narrateur de L’énigme du retour –, c’est-à-dire à la fois le poète qui réécrit le Cahier après le séjour effectué en 1944[45] dans ce pays « où la négritude se mit debout pour la première fois[46] », comme nous l’avons vu plus haut, et le personnage qui pourrait figurer aux côtés d’André Breton et du Cubain Wifredo Lam sur une photographie que l’on aurait prise devant le Centre d’Art de Port-au-Prince[47]. C’est ainsi cette période annonciatrice de la révolution de 1946 contre le gouvernement d’Élie Lescot qui sert de toile de fond, par exemple, au premier roman de Yanick Lahens, Dans la maison du père[48]. Dans ce roman d’apprentissage, qui s’ouvre sur une citation de Césaire et emprunte le même train que Dany Laferrière pour remonter vers l’année 1944, l’héroïne Alice Bienaimé doit braver l’interdit paternel et les tabous de la bourgeoisie à laquelle elle appartient pour donner libre cours à sa vocation de danseuse. Comme chez Dany Laferrière, l’origine du récit est une image, celle du père confronté au spectacle de sa fille se livrant à une danse vaudou :

En avant de cette image il n’y a pas de commencement. L’image est centrale. Elle est le mitan de ma vie. Elle résume l’avant et éclaire déjà l’après. […] Je suis née de cette image. Elle m’a mise au monde une seconde fois et je l’ai enfantée à mon tour[49].

L’image est doublement fondatrice du sujet : d’une part, l’épisode subordonne le sentiment d’exister à la thématique du spectacle ; d’autre part, la danseuse considérera sa vocation comme un moyen de s’affirmer contre le regard réprobateur du père. À la fin du roman, le temps de l’écriture se confond avec celui de l’histoire, puisque, au terme de sa carrière, la narratrice, devenue mère, revient « dans la maison du père », où ce dernier n’est plus. Mais d’autres images viennent concurrencer la première, notamment celle du peintre Wifredo Lam, auquel la lecture du Cahier inspira la fameuse Jungle peinte en 1943 et qu’Alice Bienaimé rencontre au moment où le Centre d’Art expose ses toiles[50].

Ce tableau d’histoire culturelle n’est pas sans rappeler l’importance, chez Dany Laferrière, des peintres – souvent des peintres connus transformés en personnages de fiction – et des toiles – à commencer par celles qui ornent les premières de couverture de ses romans avant le passage aux éditions Grasset[51]. Et, dans le panthéon de L’énigme du retour, les peintres rencontrés réellement ou par l’intermédiaire de leurs toiles collectionnées par un amateur l’emportent haut la main sur les dieux vaudou et sur les écrivains, notamment sur ceux de la beat generation dont Dany Laferrière avait l’habitude de se réclamer et qui disparaissent complètement ici, comme s’il n’était plus question d’être un « écrivain rock » (ÉR, 24). Le retour au(x) père(s) aura permis cette découverte fondamentale : « Je prends conscience que je n’ai pas écrit ces livres simplement pour décrire un paysage, mais pour en faire encore partie » (ÉR, 161). De même que le point de fuite de la toile se trouve dans le plexus de celui qui regarde, de même l’écrivain « passe par la fenêtre du roman » (ÉR, 161) pour retourner dans le pays dont il a été exilé. On comprend ici à quel point il est légitime de parler, pour l’oeuvre de Dany Laferrière, de fiction romanesque. Il ne s’agit pas là d’une équivalence douteuse, selon laquelle toute fiction serait romanesque, mais de la convergence entre le jeu savant que l’écrivain joue avec l’horizon d’attente suscité par l’affichage générique « roman », et le postulat de la fiction comme principe premier du récit. Cette conception s’applique non seulement aux livres précédents, mais aussi à celui que nous sommes en train de lire, tant il est vrai que l’énigme – du retour comme de l’arrivée – est avant tout celle du « roman » auquel le Cahier semble servir de matrice, au mépris de toute poétique normative des genres. Et, dans cette entreprise, le rôle de la mémoire artistique est bien de sortir de tout ce qui pourrait confiner à l’aporie théorique. Ainsi, « à force de vivre parmi les tableaux », la directrice du Centre d’Art de Port-au-Prince « est devenue un personnage de roman » (ÉR, 234).

De fait, avant même qu’il soit question d’y intégrer Césaire, le tableau culturel du Port-au-Prince des années 1940 est présent dans l’oeuvre de Dany Laferrière où il est doté d’une dimension spéculaire. Il s’agit de l’épisode mentionné plus haut : la transformation de Björk en poupée vaudou, dans Je suis un écrivain japonais. Relatée dans un chapitre intitulé « Peintres primitifs », la fable est prétexte à l’insertion d’une page d’histoire : la création par l’Américain Dewitt Peters du Centre d’Art qui devait assurer aux représentants de la peinture haïtienne dite naïve une visibilité internationale. Dans L’énigme du retour, l’historique se poursuit avec Tiga et Davertige (ÉR, 77), Malraux et les peintres de Saint-Soleil (ÉR, 169-172), Frankétienne, l’écrivain-peintre (ÉR, 225) et se termine sur la longue énumération des toiles amassées par un riche collectionneur (ÉR, 229). Comme de juste, au musée et à la collection, le narrateur préfère les rencontres avec les peintres, parmi lesquels figure « l’autre ami de [son] père » (ÉR, 247), c’est-à-dire « autre » que le collectionneur, et les épisodes qui les mettent en scène/en vie. Si toutes ces références à la peinture semblent se souvenir qu’Aimé Césaire s’essaya lui aussi à la critique d’art, à commencer par la présentation du travail de son ami Wifredo Lam[52], la prose poétique de ce récit du retour rappelle à bien des égards la dernière collaboration du poète martiniquais et du peintre cubain : sous le titre « Annonciation », dix poèmes furent rassemblés, qui s’inspiraient d’eaux-fortes et aquatintes réalisées par le peintre entre 1969 et 1971[53].

L’écriture du deuil, qui suscite une démultiplication de la photographie du père en tableaux et en portraits de peintres en mouvement, substitue donc au tombeau littéraire attendu une poétique de la fiction en acte dont l’engagement éminemment politique dans le monde procède d’une savante intrication des mémoires littéraires et artistiques personnelles et collectives. Dans la généalogie ainsi retracée, un regard de père se substituant à l’autre, une oeuvre (celle de Césaire) en appelle une autre (Hearn, Alexis, Roumain, Naipaul) pour éclairer celle du fils et vice-versa : L’énigme du retour fonde l’articulation entre critique d’art et théorie de la fiction, que développeront Journal d’un écrivain en pyjama et L’art presque perdu de ne rien faire, sur une relecture réaliste merveilleuse du Cahier d’un retour au pays natal. Ce faisant, la filiation littéraire prise au pied de la lettre généalogique crée du jeu dans la fictionnalisation de la littérature-monde en fratrie ou communauté d’écrivains. Dans l’oeuvre personnelle de Dany Laferrière, au-delà du portrait de groupe, ces réfractions (verticales de la filiation, horizontales de la fratrie) visent in fine à retrouver « la langue maléfique de la nuit en son immobile verrition[54] » : « Père et fils, pour une fois,/ seul à seul » (ÉR, 281), « Trop de bouquins lus./ Trop de peintures vues./ Voir un jour les choses/ dans leur beauté nue » (ÉR, 297).