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Dans le but d’alléger la lecture, les nombreuses adresses web citées par ce texte sont reportées en fin d’article (section Médiagraphie). Des indications (astérisque et numéro) entre parenthèses, dans le corps du texte et dans les notes de bas de page, y renvoient. Une archive des pages citées est disponible pour consultation dans la section « Suppléments » du site web de la revue : revue-etudesfrancaises.umontreal.ca/

L’état du marché du livre au début du xxie siècle est marqué par l’image des librairies diversifiant leur offre, intégrant ici des magazines, là des disques, là encore des jouets, voire des chaussures[1]. Dans un monde lourdement chargé d’offres commerciales concurrentes, notamment en raison d’une mondialisation des transactions, l’industrie éditoriale contemporaine est conduite à développer diverses stratégies pour que chaque joueur puisse se démarquer et se créer une niche qui lui permette d’affirmer son identité, sa singularité, et espérer ainsi ravir une certaine part du marché. Une attention soutenue portée à la qualité du travail éditorial, prenant par exemple la forme d’un soin particulier à la matérialité des livres, une sélection encore plus attentive des titres à retenir, un investissement important dans la révision et la bonification des manuscrits : ce sont là des gestes, des décisions qui s’inscrivent au coeur du métier d’éditeur – tout comme ils se sont inscrits depuis des décennies, des siècles, au fondement de cette profession, gestes qui en fondent l’éthique même.

Il n’en demeure pas moins que cette qualité intrinsèque du travail réalisé par les maisons d’édition n’est pas toujours suffisante pour attirer l’attention, pour mettre le livre à l’avant-plan ; l’enjeu de la diffusion est intimement corrélé à celui de la production éditoriale :

On ne peut pas concevoir le livre comme un produit isolé et séparé des autres moyens de communication. L’importance croissante des grandes entreprises et des médias dans la structure de l’édition nous le montre. L’éditeur est amené à participer non seulement à la production des livres mais à tout ce qui en amont et en aval en assure la circulation et la diffusion[2].

Si le métier d’éditeur n’a jamais vraiment été détaché de la nécessité de jouer aux publicitaires[3], la période contemporaine ajoute à la pression en raison de la multiplication des maisons d’édition et d’un rétrécissement de la visibilité générale du livre au sein d’une offre culturelle diversifiée et agressive. En phase avec ce marché particulièrement bouillonnant, les éditeurs – et particulièrement les jeunes éditeurs – doivent imaginer de nouveaux moyens pour rejoindre leur public, de façon à créer et imprimer leur marque. C’est une inventivité vive qui s’observe au Québec depuis le milieu de la première décennie du xxie siècle, période pendant laquelle les éditeurs proposent une variété de produits éditoriaux dérivés, depuis des gratuités offertes en guise d’appâts jusqu’à des objets à faible tirage, conçus comme des collectors. Ces stratégies de développement de sous-produits éditoriaux se multiplient, confirmant le vif besoin de visibilité des éditeurs ; les fonctions associées à ces stratégies, à mi-chemin entre le branding et la définition d’une esthétique singulière, seront examinées, afin d’envisager leur incidence sur les pratiques éditoriales. Il paraît ici important de replacer de telles stratégies dans le sillage des pratiques promotionnelles de la littérature et d’une inventivité matérielle de la part des éditeurs au xxe siècle, afin de mieux les comprendre en regard d’expérimentations antérieures, de saisir leur fonction phatique et commerciale, et surtout de mettre en évidence leur rôle certain dans l’affirmation d’une personnalité éditoriale singulière.

Pratiques promotionnelles et inventivité matérielle

Les maisons d’édition investissent à divers degrés les moyens permettant de faire la promotion des ouvrages qu’elles produisent. Cette vérité générale, sans qu’elle soit ici appuyée par un large historique de ces pratiques publicitaires, mérite néanmoins d’être rappelée – la permanence de celles-ci au xxe siècle et même un peu avant étant à mettre en rapport avec la singularité propre aux initiatives éditoriales contemporaines. Dans le contexte canadien, par exemple, la professionnalisation des métiers du livre à la fin du xixe siècle conduit à l’émergence de rouages plus structurés pour assurer la visibilité des livres : publicités dans les quotidiens, périodiques spécialisés, catalogues de librairies… Et les éditeurs recourent également à une vieille stratégie, la souscription, associée à la pratique plus large du colportage – « [à] la différence près qu’on est ici dans une pure stratégie commerciale où l’agent itinérant tente de placer des titres en parcourant les campagnes[4] », modalité qui est un des moteurs du développement de l’édition à l’époque. Alors que le marché est à cette époque assez partagé entre les éditeurs canadiens, américains et britanniques (côté anglophone), québécois et français (côté francophone), et ce pour tout le premier xxe siècle, il faut attendre les années 1970 pour que les maisons d’édition québécoises reprennent progressivement leurs parts de marché[5]. C’est alors que se dessine davantage une forme de compétition entre éditeurs littéraires, les maisons indépendantes investissant le secteur du roman, « voie royale vers le succès commercial[6] ». La table est mise pour que chacune perçoive la nécessité de s’engager dans une bataille visant à lui assurer visibilité et prospérité.

Si l’on voit jaillir des stratégies publicitaires moins traditionnelles chez les éditeurs littéraires des années 2000, stratégies où l’objet éditorial pour lui-même est placé au centre de l’attention, elles semblent chez eux le fruit d’une actualisation de moyens déjà éprouvés plutôt que le produit d’initiatives absolument inédites. En effet, dans le large secteur des maisons littéraires, on retrouve diverses traces d’une certaine inventivité éditoriale tout au long du xxe siècle. S’inscrivant dans le sillage de la publication des livres d’artistes, le créneau de l’édition de poésie s’est notamment révélé fertile en oeuvres-objets démontrant une visée d’originalité matérielle des produits développés. Les livres des Éditions Erta étaient à la fois des oeuvres et des porte-étendards d’une certaine esthétique du livre – pensons au cas emblématique de Faire naître de Roland Giguère, entre délire typographique et manifeste[7]. Dans les années 1960, de nombreux laboratoires du langage ont été à l’origine d’artefacts uniques, comme L’anti-can de Roger Soublière, une boîte de conserve renfermant des rondelles de carton sur lesquelles étaient imprimées des portions de texte[8]. L’inventivité reste toutefois ici associée étroitement au projet artistique sous-jacent aux ouvrages produits par les éditeurs, malgré leur caractère ouvertement exploratoire. Des éditeurs de la contre-culture joueront également de cette matérialité, cherchant toutefois à provoquer une réaction auprès du lectorat par la création d’un haut facteur d’étrangeté[9]. C’est que la posture adoptée s’inscrivait souvent, comme chez Soublière, à contre-courant des attentes : les Éditions de l’Oeuf, par exemple, privilégiaient le caractère iconoclaste de leurs livres-objets par le recours à des matériaux inusités (plastique, métal, carton de mauvaise qualité[10]…). Une vision idéologique et esthétique générale est ainsi imposée à la production éditoriale, les livres ne proposant pas un arrimage immédiat entre matérialité et projet littéraire.

Des secteurs spécialisés comme celui de la science-fiction, en regard, voient naître certaines pratiques éditoriales entourant plus particulièrement la promotion et la circulation des livres : des fanzines, rédigés, produits artisanalement et distribués au sein de la communauté (laquelle inclut souvent des éditeurs), contribuent à cette diffusion, de façon complémentaire à la mise en place, dès 1979, du Congrès Boréal (*1), un événement annuel réunissant éditeurs, directeurs de revues, auteurs et lecteurs. C’est toutefois en littérature jeunesse que la dimension publicitaire et commerciale se développe avec le plus d’éclat. L’élaboration d’un imposant appareillage promotionnel s’observe dans les années 1980 et 1990, prenant avantage de l’achalandage des salons du livre et de la clientèle scolaire qui y est conscrite annuellement. Aux traditionnels signets et catalogues s’ajoutent des produits variés, depuis les affiches jusqu’aux poupées et mascottes grandeur nature, en passant par les fan-clubs et les guides pédagogiques à l’attention des enseignants[11]. Le créneau des ouvrages jeunesse, luxuriant par leurs illustrations et leurs rendus graphiques, profite d’une matière et d’une matérialité dont il est aisé de faire dériver des composantes pour créer des sous-produits éditoriaux propices à des campagnes de promotion. Ces modalités publicitaires, mi-outils de visibilité et mi-rouages de fidélisation de public, pavent la voie à une expression commerciale plus agressive et tonitruante des éditeurs, par le truchement de divers objets et produits éditoriaux, dans un marché de plus en plus saturé de propositions culturelles diverses.

Attirer l’attention, construire une image

Le milieu éditorial québécois, dans son créneau littéraire, connaît en début de xxie siècle une sorte de renaissance. Les contractions du marché suivant les contre-performances économiques de 1998 ont été défavorables au commerce du livre et des revues, certains acteurs fermant boutique ou se restructurant à cette époque[12]. Il faut attendre la reprise économique et la montée d’un relatif optimisme, au milieu des années 2000, pour voir une activité certaine se manifester dans le champ éditorial. C’est dans ce contexte, irrigué par la démocratisation des outils du web, d’une part, et par l’impression numérique, d’autre part, qu’une nouvelle génération d’éditeurs émerge. L’emploi du terme génération est certes délicat, puisque la distance avec cette période est encore faible et qu’une analyse sociologique complète reste à faire, mais la conjonction d’événements inscrits dans un intervalle temporel précis et l’âge plutôt voisin des acteurs impliqués autoriseraient un tel emploi. Plus encore, c’est leur partage d’une certaine conception de l’édition littéraire qui les rassemble, imprégnés qu’ils sont de la variété des pratiques éditoriales à l’échelle internationale et sensibles aux enjeux esthétiques et au design graphique. La façon de concevoir l’édition à cette période ne peut que s’en ressentir. Leurs pratiques promotionnelles et commerciales sont colorées de ce contexte et de ces profils.

La vision du rôle et de la place occupés par un éditeur tend ainsi à se transformer. Si les éditeurs, habituellement réservés à l’étape de la production des livres, investissent la place publique au moment de la sortie des ouvrages (par divers lancements, séances de signature, débats en librairie et autres modalités de présence auprès des lecteurs), cette propulsion hors des murs de la maison d’édition prend des visages différents, et complémentaires, dans la première décennie des années 2000. La maîtrise et l’usage des réseaux sociaux constituent une voie d’or pour magnifier cette présence des éditeurs, et l’inscrire dans une continuité propre à la fidélisation d’un lectorat (acquis ou potentiel). Un examen plus approfondi des stratégies médiatiques et rhétoriques mériterait d’être mené, bien qu’il n’identifierait peut-être pas une si grande singularité des pratiques en regard d’autres acteurs – commerces, figures publiques, organismes. C’est plutôt par la stratégie du relais que se dessine une certaine vision de l’éditeur branché. Les sites web d’éditeurs, mais plus encore les pages Facebook et, à moindre échelle (en nombre), les comptes Twitter et Instagram, sont des vitrines d’une efficacité redoutable – se substituant, du coup, aux vitrines d’éditeurs au sens littéral, que les badauds aimaient venir reluquer à une autre époque. Ce qui y est exposé est autrement plus varié : épreuves d’un livre (*2), vidéos pour susciter des campagnes virales[13], déballage de caisses fraîchement arrivées de l’imprimerie (*4), concours thématiques (*5)… Ces modalités, proches d’un plan de communication, jouent pleinement du facteur de visibilité de l’éditeur – celui-ci devient un acteur plus riche et complexe aux yeux du public en dévoilant au grand jour les rouages internes de la production qui étaient jusque-là réservés aux initiés.

Figure 1 (*7)

Capture d’écran depuis la page Instagram de La Pastèque : préparation (septembre 2014) d’une exposition sur Jane, le renard et moi, en France (page consultée le 23 mars 2016)

Capture d’écran depuis la page Instagram de La Pastèque : préparation (septembre 2014) d’une exposition sur Jane, le renard et moi, en France (page consultée le 23 mars 2016)

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De façon complémentaire et plus active, l’implication des éditeurs dans des événements à portée littéraire permet d’attirer l’attention sur eux et de leur conférer un statut social. Elle favorise ainsi l’incarnation ponctuelle de la maison d’édition dans la société – pensons à des festivités organisées par les Éditions Alto[14] ou à des expositions portant sur des livres ou un certain ensemble éditorial (La Pastèque en France, autour de Jane, le renard et moi et la série Paul (*6, *7), et au Musée des Beaux-arts de Montréal pour les quinze ans de l’éditeur[15]).

D’autres événements ponctuels jouent du coup de publicité ou de l’amusement avec le réseau constitué par les outils numériques. Héliotrope a « lancé » le roman Sur la 132 en semant des exemplaires du livre dans le parc La Fontaine, à Montréal, et en y inscrivant un « mode d’emploi » (*9), alors qu’elle laissait dans la nature certains de ses ouvrages lors de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur (*10) ; VLB (à Montréal) et Alto (à Québec) ont participé, en septembre 2014, à l’initiative populaire « Oublie un livre quelque part » en dispersant des exemplaires de leurs livres dans des endroits des deux villes (*11). Ces formes d’implication, fondées sur le bon vouloir des acteurs, ne sont pas dénuées d’une force de pénétration dans l’imaginaire d’un lectorat potentiel, qui fera la connaissance d’une maison d’édition à cette occasion ou la reconnaîtra – une certaine idée de la présence (médiatique, sociale, publique) se dessinant à travers ces manifestations.

Une meilleure capacité des éditeurs à rejoindre leur clientèle est rendue possible par de telles initiatives, mais l’incidence de celles-ci est souvent localisée (géographiquement et temporellement). La pérennisation de cette présence transite souvent par la réalisation d’objets portant la signature de l’éditeur, depuis les goodies jusqu’à des livres-objets. Empruntant à la logique des commerces ou des entreprises en représentation, d’une part, et un peu à l’objectification associée à la littérature jeunesse évoquée plus haut, d’autre part, la conception et la distribution large de petits cadeaux rappelant l’identité de l’éditeur s’inscrivent avec force dans le jeu de la visibilité. L’exemple le plus parlant est certainement celui des macarons (des badges) : à La Pastèque, en 2014, dix macarons reprenaient des images emblématiques de parutions de l’éditeur (*12), alors que chez Alto, ils accompagnent en 2013 la sortie de Tous mes amis sont des superhéros d’Andrew Kaufman. Moins associés à des parutions, des sacs réutilisables ont été lancés par ces deux mêmes éditeurs, La Pastèque en 2013 (*13, *14) et Alto en 2012 et 2014 (*15). Si ces objets sont liés à des éléments précis de la production éditoriale de ces maisons (mobilisant notamment Michel Rabagliati dans le premier cas, Tom Gauld dans le second), ils sont néanmoins des icônes des éditeurs en ce qu’ils ne visent pas nécessairement à vendre un ouvrage en particulier. On observe le même rapport avec des ouvrages au statut singulier qui, pourtant associés à un ou des auteurs, n’en sont pas moins des incarnations d’une stratégie publicitaire. Pour fêter leur dixième anniversaire, les éditions de la Bagnole ont produit un abécédaire de… bagnoles : Un moteur, deux portes, vingt-sept illustrateurs (*16). Dans le même esprit, autant Le Quartanier qu’Alto ont produit des ouvrages spéciaux pour souligner un anniversaire de fondation. Chez l’éditeur montréalais, il s’agit de la série Nova, soit dix petits ouvrages (des novellas inédites) écrits par des auteurs de la maison, l’ensemble étant vendu à l’unité ou en tirage limité dans un coffret (*17) pour le dixième anniversaire du Quartanier. À leur cinquième anniversaire, les Éditions Alto avaient produit cinq mini-livres contenant des nouvelles d’auteurs de l’écurie, le tout sous le titre « On a tous les jours 5 ans » (*18) ; les livres ont été donnés lors d’événements promotionnels et les versions numériques sont distribuées gratuitement. L’identité des auteurs est ainsi utilisée au service de l’image de leur éditeur, aux fins d’une publicité ponctuelle combinant l’idée du cadeau aux fidèles de ces maisons.

C’est justement le jeu sur cette image qui est au coeur de différentes publications, lesquelles apparaissent plutôt comme des expérimentations éditoriales. Si la récupération par l’éditeur est moins patente, elle n’en est pas absente pour autant. On pourra citer, pêle-mêle, l’association de La Pastèque avec le fabricant de bougies Ville-Marie, qui joint une bande dessinée inédite à un bougeoir dans le cadre du souk@sat 2014 (*19) ; la série L’Orphéon mise en place par VLB où cinq auteurs partageant un espace commun construisent leur version d’une fiction située dans un édifice à bureaux insolite (*20) ; ou encore, en une forme de clin d’oeil improbable à l’oeuvre de Roger Soublière mentionnée plus haut, Ta Mère en canne, un tirage limité à trente exemplaires d’une grosse boîte de conserve contenant trois livres des Éditions de Ta Mère (*21). Purement des hapax, ces oeuvres-objets sont souvent rattachées à un contexte très spécifique et dessinent un mode d’intervention-type des éditeurs (quelles expérimentations graphiques ? quel appel au lectorat ? quelle place pour les produits hors normes ?) plutôt que de laisser voir, au premier plan comme on l’attendrait, une poétique d’auteur. La réalisation de ces objets est conséquente d’une vision globale de la matérialité teintant la production d’un éditeur. Ainsi, l’idée originale des Éditions de La Peuplade de confier les couvertures des livres d’une année entière à un « artiste en résidence » (*22) illustre avec force le principe d’une construction d’image entée sur certaines convictions à l’égard d’un positionnement dans le milieu culturel.

Une parenté forte s’observe entre ces stratégies et le cadrage de la collection littéraire, telle que Sophie Montreuil l’a étudiée. Définie comme « ensemble (achevé/inachevé) de textes publiés qui partagent un titre, une présentation matérielle et un projet officiel communs[16] », la collection littéraire serait un label qui jouerait autant de la relation avec les textes publiés qu’avec le lecteur ; elle établirait un contrat de lecture ou, plus exactement, une « proposition de lecture de source éditoriale[17] » à l’origine d’une reconnaissance, d’un regard rétrospectif du lecteur sur cet ensemble. Cas singulier et restreint, la collection littéraire ouvre sur l’idée d’une construction d’image de marque (le branding souvent mobilisé pour comprendre des phénomènes socioéconomiques comme Apple et Nike, par exemple). En marketing, pour mémoire, une distinction est établie entre la réputation et l’image. La première, fondée sur un ensemble de perceptions, d’ordre cognitif et émotionnel, est fondamentalement attachée à ce que pensent les gens (qu’ils soient à l’interne d’une compagnie ou qu’il s’agisse des clients avérés/potentiels) ; la seconde se construit dans l’interrelation entre les perceptions et les actions du titulaire de la marque : « Image is the product of impressions of a company’s “distinct collection of symbols” […]. Image is intimately connected with brand, and is the product of marketing and promotional efforts[18]. » Le déploiement d’éléments ici publicitaires, là purement gratuits (qui prendront une valeur symbolique) contribue à construire une image qui complexifie le référent de la marque. Si le pouvoir de certaines multinationales est mis en lumière par une lecture de leur image de marque, tel est le cas tout aussi bien du travail, en regard fort artisanal, des jeunes éditeurs québécois contemporains. Les gestes posés, les modalités de relation avec les lecteurs, les types d’objets proposés illustrent un certain rapport de l’éditeur avec son matériau, que l’on peut avec le temps généraliser, et ce rapport est apprécié par le lecteur – qu’il le juge approprié, extravagant, séduisant ou inintéressant. C’est dans cette perspective qu’il paraît révélateur d’examiner les choix et les propositions inattendues des éditeurs.

Figure 2 (*22)

Site internet de La Peuplade : présentation du programme de résidence d’artiste (page consultée le 23 mars 2016)

Site internet de La Peuplade : présentation du programme de résidence d’artiste (page consultée le 23 mars 2016)

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Se dessiner une personnalité éditoriale numérique

Les stratégies et produits inusités évoqués jusqu’ici esquissaient certaines manifestations d’originalité ou des gestes à visée publicitaire (établir le contact, faire voir la maison d’édition) contribuant ponctuellement à définir une image de l’éditeur. Dans le contexte des deux premières décennies du xxie siècle, c’est aussi – et surtout – en territoire numérique que s’affirme une personnalité éditoriale singulière, démarquant ainsi les jeunes éditeurs des maisons plus établies, qui sont souvent plus lentes (et réticentes ?) à prendre des initiatives ou à expérimenter de nouveaux outils. L’utilisation des sites web à titre de catalogues est désormais une pratique commune qui n’est plus digne de mention ; même l’intégration de feuilleteuses numériques (pour donner à lire un extrait des ouvrages) est passée dans les usages. Bien sûr utiles, ces outils ne sont plus des éléments de distinction tellement ils sont répandus et d’usage uniforme. Ce sont les marges de ces usages qui paraissent instructives des couleurs singulières adoptées par certains éditeurs.

S’inscrivant dans la large visée publicitaire des ressources numériques, les sites de maisons d’édition intègrent parfois des contenus supplémentaires, comme des fiches pédagogiques à l’attention des enseignants (*23). De façon analogue, les pages Facebook sont utilisées pour offrir des contenus complémentaires aux ouvrages publiés. L’angoisse du poisson rouge, de Mélissa Verreault, convoque une trame historique colorée par la généalogie familiale ; La Peuplade, son éditeur, a relayé sur Facebook une série de photos des personnes dont l’auteure s’est inspirée pour élaborer son roman (*24)[19]. C’est toutefois dans l’évolution des pratiques que se révèle un sens de l’initiative et de l’originalité. Alors que les stratégies de diffusion numérique se cristallisent et évoluent maintenant de façon assez uniforme, elles étaient davantage exploratoires au milieu de la première décennie des années 2000. On l’observe notamment par la création inusitée de sites dont le nom de domaine était emprunté au titre de certains ouvrages : Alto créait, pour ses premiers ouvrages, des sites spécifiques pour chacun d’eux[20]. Cette pratique s’est résorbée, comme elle entraînait probablement la dispersion de l’image d’Alto dans des sites autonomes. En lieu et place, l’enrichissement de l’expérience du lecteur vient plutôt d’une constellation de ressources secondaires, d’intérêt mais non centrales dans cette définition de la personnalité éditoriale. Alors que certaines interventions sur les réseaux sociaux ont une visée publicitaire (pensons à la diffusion en primeur de la couverture d’un ouvrage à paraître ; *27), d’autres relèvent de la complicité avec le lectorat : c’est l’idée derrière l’inclusion, dans la nébuleuse numérique autour du site principal, d’un compte Pinterest associé aux Éditions Alto. On y trouve des couvertures des ouvrages à venir (la chose est convenue ; *28) et celles (plus rare ; *29) des traductions de ces titres ; on y trouve aussi, de façon plus « intime » dans le processus de production, des photos non retenues pour une couverture (*30) et l’image du travail sur la maquette d’une couverture (*31). S’impose à la consultation de ces pages l’idée que si ces publications ont une valeur publicitaire (faire parler des livres à venir), elles dessinent également les contours d’une certaine vision esthétique de l’éditeur à travers ses choix graphiques.

Cette vision prend la forme d’un bassin d’inspirations iconographiques (*32) ou celle d’un dialogue avec les lecteurs à propos d’un choix de couleur (*33) ; les lecteurs sont pourtant plus habitués à s’imprégner d’une telle vision esthétique associée à un éditeur à travers des ouvrages graphiquement marquants – pensons notamment à l’échevelée série « La table des matières » pilotée par Daniel Canty et conçue par le studio FEED (au Quartanier ; *34) ou à l’inclassable Révolutions, de Dominique Fortier et Nicolas Dickner, chez Alto (*35), qui jouent effectivement de cette originalité graphique pour suggérer une attention particulière portée à la forme des livres. C’est toutefois là une saisie parcellaire de cette vision, car la construction esthétique autour de l’éditeur repose maintenant sur une variété d’objets qui concourent à établir sa charte graphique. Le travail des couvertures y joue pour beaucoup, bien sûr, mais il s’adjoint d’autres éléments : la facture du site web de l’éditeur, mais aussi ces curiosités médiatiques que sont les bandes-annonces de livres[21]. Repiquant la formule éculée pour promouvoir des films, les vidéos donnant à voir des livres s’inscrivent certes clairement dans la logique promotionnelle, mais ne s’y limitent pas pour autant : joignant l’image, le son et la parole au seul langage scriptural des livres, les bandes-annonces complexifient les couches sémiotiques possibles d’expression autour des projets artistiques que peuvent être un roman ou un recueil de poésie. Le défi est grand : visant à susciter l’intérêt, voire à créer une certaine forme de viralité autour d’un livre, la bande-annonce doit dire le livre sans en avoir les moyens (l’image tend à imposer une seule représentation visuelle de la fiction proposée par un roman), elle doit le suggérer sans se limiter au banal commentaire ou à son insignifiant résumé. Le pari est risqué et le défi, exigeant ; néanmoins, les essais sont nombreux et variés[22]. La prise de distance par rapport à l’impératif d’une représentation mimétique de l’oeuvre peut être une option intéressante – c’est d’ailleurs l’avenue empruntée par La Peuplade, avec la série des « Livres vus[23] », détachant le texte d’une immédiate référentialité de l’image et offrant un court métrage recherché esthétiquement.

Figure 3 (*42)

Capture d’écran vidéo Youtube : bande-annonce du recueil Shenley d’Alexandre Dostie, aux Éditions de l’écrou (page consultée le 23 mars 2016)

Capture d’écran vidéo Youtube : bande-annonce du recueil Shenley d’Alexandre Dostie, aux Éditions de l’écrou (page consultée le 23 mars 2016)

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S’ajoutant au choix audacieux de cet éditeur de créer une résidence d’artiste annuelle pour les couvertures, la proposition de ces bandes-annonces dessine nettement une orientation esthétique soutenant le catalogue de la maison, tirant parti des occasions rendues possibles par la démocratisation des outils de production numérique.

Si l’engagement d’un éditeur dans l’exploration d’une signature graphique est très nettement perceptible par sa mobilisation des ressources numériques, celles-ci ne sont pas pour autant dénuées d’efficacité dans le déploiement d’une conception même de la littérature – qu’importe, au final, si la portée publicitaire des outils ou des produits proposés y est prédominante ou non. Les sites web facilitent en effet la circulation des textes eux-mêmes : était évoqué plus haut l’usage des feuilleteuses, qui est le signal du recours aux modalités de distribution numérique (pdf, epub) démocratisées depuis le tournant de la décennie 2010 (notamment, au Québec, à travers l’Entrepôt numérique du livre, initiative conjointe de l’Association nationale des éditeurs de livres et la compagnie De Marque). Porteurs des oeuvres, ces usages se banalisent toutefois. Certains se démarqueront en offrant des compléments web aux ouvrages publiés, sous forme de textes inédits[24], ou en rendant disponibles, avant même le lancement du livre, quelques pages de l’ouvrage à paraître[25]. Plus encore, une conception renouvelée de la circulation des ouvrages s’observe, dénotant un rapport avec l’objet-livre qui se transforme au contact du numérique. Alors que l’objet s’impose souvent par sa prestance et l’expérience de sa manipulation, la déclinaison numérique offre d’autres conditions de lecture et une performance bien distincte. C’est le pari pris par les Éditions Alto autour du livre Révolutions de Fortier et Dickner, évoqué plus haut. La publication de l’ouvrage a créé un petit événement : outre l’attente du nouveau Fortier/du nouveau Dickner, le caractère mystérieux du livre a suscité l’intérêt. Sa matérialité était conséquente, avec sa couverture embossée, ses dorures, ses rabats et son graphisme vieillot. S’y ajoutent l’inclusion dans le livre d’une des six cartes postales repiquant l’iconographie du calendrier révolutionnaire, mais surtout le choix d’un tirage limité au nombre de 1793 exemplaires numérotés, en écho à l’année du début du calendrier révolutionnaire français que l’ouvrage s’amuse à gloser[26]. Jusqu’ici, rien de plus analogique et tangible que cette parution… Le livre, décliné en ouvrage littéraire autant qu’en coup publicitaire, connaît également une contrepartie numérique. Comme sa construction suit les 366 jours du calendrier révolutionnaire, les entrées du livre s’apparentent étonnamment à celles d’un journal intime ou, de façon plus technologique, à celles d’un blogue ; le rapprochement est aussitôt fait par Alto, qui décide de publier l’intégralité du texte de l’ouvrage sur un tel site pendant l’année suivant sa parution (de septembre 2014 à septembre 2015 ; *48), ne donnant à lire que quelques entrées à la fois. Donner littéralement un ouvrage, est-ce réellement une « révolution éditoriale » (*49) ? Pas complètement, bien sûr, les défenseurs de la culture libre ayant déjà initié le mouvement[27]. Toutefois, en contexte littéraire[28], l’idée fait exception et montre la force d’attraction potentielle des compléments numériques, lesquels viennent bonifier la visibilité et la notoriété de certains ouvrages, et a fortiori celles de leur éditeur. Quelque part entre la vision économique et la vision littéraire, ce coup éditorial permet de saisir les balises d’une conception de la littérature telle que les maisons d’édition peuvent l’incarner – et l’aspect innovant est ici déterminant, en ce qu’il est autant un facteur de distinction (faire autrement) qu’une déclaration de principe sur la nature du geste littéraire aujourd’hui (comment participer à dire le monde ?).

De telles incursions à l’avant-scène éditoriale, bien que rares, sont pour les lecteurs des occasions précieuses de réfléchir à la singularité, au positionnement et à la signature d’un éditeur. Il est malheureusement exceptionnel de bénéficier d’un tel accès. C’est souvent dans l’évaluation de ce qui fait le collectif d’une production éditoriale que se dessine le créneau spécifiquement occupé par une maison (à la façon, évoquée plus haut, de la collection littéraire) ; peu se risquent à gloser eux-mêmes ce cadrage. Les seules occurrences d’une telle prise de position se trouvent dans des projets transversaux, où l’on peut se permettre certaines déductions quant à la vision littéraire et esthétique développée par tel éditeur. Alors que la série Nova du Quartanier était présentée plus haut comme un artefact rattaché à un anniversaire, on peut également s’intéresser à l’objet comme un échantillon représentatif de l’idée de littérature que la maison privilégiait à l’époque de sa parution (par l’examen des auteurs colligés et des traits d’écriture des textes rassemblés). Peuvent ainsi être interprétés les « Livres vus » de La Peuplade, dont le projet même révèle l’investissement sémantique qu’y associent les éditeurs, même si le corpus impliqué reste assez restreint (six livres illustrés par autant de courts métrages). Toutefois, les revues rattachées à des éditeurs sont les territoires où les observations peuvent être davantage concluantes. L’examen rapproché de la trop éphémère revue OVNI du Quartanier (2008-2010 ; *52) ainsi que de la revue numérique gratuite Aparté d’Alto (*53) révélerait sans équivoque les orientations littéraires et esthétiques de ces maisons, pour qui étudierait les auteurs représentés, les genres privilégiés et les ouvrages mis en vedette. À travers le programme qu’elle se fixe, Aparté dessine un mode d’être de l’éditeur dans le contexte actuel de l’édition littéraire au Québec :

  • Un pont entre nous, vous et les auteurs qui font Alto.

  • Trois fois par année, une invitation à visiter les (coulisses) de notre maison.

  • De l’inédit, des entretiens, des commentaires des libraires qui nous appuient.

  • Un lieu où les (écrivains) peuvent (enfin) se confier.

  • Une (fenêtre) privilégiée sur l’avenir.

  • De l’information, un peu aussi de la promotion, on ne se refait pas (!)

  • L’occasion d’aller, (au-delà) de la couverture, à la découverte des artistes qui nous inspirent.

  • Moderne, feuilletable, téléchargeable, partageable, en ligne, sur votre tablette.

  • Une idée (folle) devenue (réalité).

  • Un pas dans le vide, un (envol)[29].

Au confluent de la promotion, de l’intimité de la production éditoriale, des moyens techniques actuels et des textes qui font la marque de l’écurie Alto, la revue témoigne du maillage étroit (et inextricable) des diverses fonctions remplies par les sous-produits éditoriaux.

D’abord (et d’emblée) considérées comme de simples relais publicitaires par des éditeurs en quête de visibilité, ces excroissances livresques ont peu à peu acquis une complexité et une richesse à travers les contextes qui les ont mobilisées (depuis les genres paralittéraires jusqu’aux éditeurs liés à des créneaux spécialisés). La montée des outils numériques, depuis la possibilité de créer aisément des produits hors normes[30] jusqu’aux réseaux sociaux, joue un rôle capital dans la diversification des modes de présence des éditeurs sur la place publique : les événements auxquels ils participent (et s’en réclament sur les réseaux) et l’appel d’une objectification de la marque par la création d’éléments publicitaires et de produits d’exception à tirage limité propulsent les maisons à l’avant-scène, dans une quête de visibilité et de singularisation à travers l’affirmation d’une image de marque. L’incidence est possiblement triple : un impact publicitaire certain, mais surtout une affirmation d’une sensibilité graphique et esthétique, d’une part, et d’une vision propre de la littérature, d’autre part. Une telle incursion dans les sphères parallèles de l’édition littéraire met en lumière la multiplication des moyens auxquels les éditeurs recourent pour établir leur positionnement dans la cartographie littéraire, certes, mais dessine tout autant un champ d’exploration extrêmement large, côtoyant la portion officielle de leur production livresque, un champ qui de plus en plus se révèle comme une oeuvre à part entière.