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Sous couvert de métaphore musicale « [l]a voix fait son entrée dans la poésie à la fin du xixe siècle[1] » jusqu’à devenir un objet de réflexion théorique qui accompagne et parfois précède les avancées des sciences du langage à partir de son cadre poéticien. D’aucuns croient que c’est surtout René Ghil « qui, dans la lignée de Mallarmé, va se préoccuper de mettre la voix au centre de l’écriture poétique[2] ». L’observation mérite toutefois d’être approfondie et nuancée. Le disciple symboliste, peu lu, a longtemps été considéré comme « singe de Mallarmé[3] » par une tradition de lecture peu clémente, mais il a récemment été tiré de l’oubli par Jean-Pierre Bobillot qui voit en lui un ancêtre de la poésie sonore du xxe siècle. Rallié a posteriori à cette école, Ghil serait « celui qui a dit non à Mallarmé[4] » justement par son souci pour « la matérialité […] de la parole[5] » proférée. L’hypothèse au demeurant légitime d’un héritage mallarméen dans le souci qu’a Ghil pour la voix comme matière du poème soulève des difficultés, d’autant que Mallarmé est considéré par la vulgate comme le laudateur de la page, de la typographie et du Livre – en somme, de l’écriture. Demeure à penser et à expliquer l’équivocité de ce transfert d’intérêt pour la voix, comme à cerner ses sources et modalités précises. Une archéologie de leurs premiers contacts s’impose.

Ouïr Mallarmé (une scène primitive)

Dans ses mémoires littéraires Les dates et les oeuvres (1923), René Ghil livre le récit d’un épisode séminal. Alors que « les rares poèmes publiés de Mallarmé l’avaient été dans des revues depuis longtemps introuvables[6] », Catulle Mendès fait découvrir le poète à la jeune génération bientôt dite « symboliste » lors d’une conférence sur le Parnasse prononcée en novembre 1884. Ghil raconte :

Mais il nous lut de Mallarmé […] avec quelques précautions, cet « Après-midi d’un Faune ». Je me rappelle notre émotion commune et soudaine : nous aurions voulu crier et nous multiplier, d’un coup nous sentîmes que quelque chose d’inconnu et qui nous hantait était là en puissance : notre unanime applaudissement éclata, se prolongea, et d’on ne sait quelle énergie de protestation, voire même de provocation[7] !

La « voix vocalisée[8] » était propice à faire saisir la nouveauté métrico-rythmique d’un poème comme L’après-midi d’un faune puisque Mallarmé concevait dans ce texte le traitement du vers en termes « musicaux » différemment que dans le reste de sa production :

J’y essayais, en effet, de mettre, à côté de l’alexandrin dans toute sa tenue, une sorte de jeu courant pianoté autour, comme qui dirait un accompagnement musical fait par le poète lui-même et ne permettant au vers officiel de sortir que dans les grandes occasions[9].

Compte tenu du contexte de réception, c’est certainement ce « pianotement » qui a impressionné le jeune auditeur plutôt que le sens profond de l’anecdote métafictionnelle au coeur du poème, réputé difficile. Ouïr Mallarmé a suffi au serment d’allégeance proclamé hâtivement dans la préface au premier recueil de Ghil, Légendes d’âmes et de sangs, paru l’année suivante : « De cette première audition de poèmes de Mallarmé, l’enthousiaste émotion s’inscrivit immédiatement en mon Introduction, datée elle-même de Novembre[10]. » Il y esquisse un art poétique que prolongerait le Traité du verbe (1886), toujours en référence au seul Faune, et ce, à partir de ce qui n’avait pourtant été, avec son modèle, qu’un bien fugitif contact de l’ordre du sensible plus que de l’intelligible – de la phonè plus que du Logos. Il appert que le soi-disant disciple s’est livré à ce que la critique anglaise nomme « mélecture » (misreading) – ou plutôt, dans ce cas-ci, à une « mésécoute » de ce poème qui s’est révélée pour lui féconde sur le plan théorique et compositionnel. « Suis-je monomane ? mais il me semble que Mallarmé, dans son Faune, est un poète réaliste[11] ! » La prolepse de Ghil introduit une interprétation a priori contre-intuitive.

Une crise de la mimesis ?

Valéry avait-il Ghil en mémoire quand il refusa de lire publiquement L’après-midi d’un faune lors d’une conférence de 1933 en le plaçant sous la rubrique des morceaux qu’il faut « étudier et déchiffrer » parce qu’ils « demandent à être bien connus avant d’être entendus[12] » ? L’intérêt du poème ne se limite pas à la nouveauté « musicale » de son jeu métrique, mais procède de sa réflexion performative sur les pouvoirs de la poésie. Dans sa troisième et dernière version expurgée de toute référence théâtrale et illustrée par Manet en 1876, « le monologue du faune est le poème de la confusion entre le monde et la poésie-fiction[13] ». Par refus de l’« anecdote », ce poème se donne à lire comme un art poétique qui radicalise le vertige de la méditation cartésienne dont Mallarmé aura fait l’expérience en réfléchissant aux propriétés du langage. L’églogue, qui pourrait être qualifié de logoscénique, tient désormais tout entier dans la voix du seul faune qui se demande à son réveil si les nymphes dont il garde le souvenir ne sont qu’un rêve né des roses environnantes, une illusion de ses « sens fabuleux » (selon le sens étymologique de « fable »). Mallarmé aurait suspendu la possibilité même de la référentialité dans le poème dont la parole proférée se confond avec le développement d’un « doute » quant à la réalité des choses pensées, rêvées, ou dites :

 le favne

Ces nymphes, je les veux perpétuer.

 Si clair,

Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air

Assoupi de sommeils touffus.

 Aimai-je un rêve ?

Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achève

En maint rameau subtil, qui, demeuré les vrais

Bois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offrais

Pour triomphe la faute idéale des roses[14].

« [P]erpétuer » donne un ton au monologue, en ce qu’il désigne à la fois l’acte érotique de la reproduction en même temps qu’il s’agit de « perpétuer » idéalement, par un « éros cérébral[15] », la présence des nymphes qu’il ne peut (plus ?) posséder. Les nymphes du rêve érotique du faune n’auront peut-être jamais été qu’une affabulation de ses sens. Ceux-ci s’imprègnent du murmure d’une source qui suscite l’image d’une nymphe aux yeux « bleus » et « froids » (une ondine) et de la « brise du jour chaude » qui engendre l’image d’une nymphe « tout soupirs », ardente (une sylphide) :

Réfléchissons..

 ou si les femmes dont tu gloses

Figurent un souhait de tes sens fabuleux !

Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleus

Et froids, comme une source en pleurs, de la plus chaste :

Mais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contraste

Comme brise du jour chaude dans ta toison ?

PAT, 165

Le lecteur franchit au fil du texte les jalons d’un dispositif de mise en doute spéculaire dont le dernier niveau est celui de la poïesis quand le faune n’envisage de rapporter la prégnance des images désirées dans sa conscience ni à la réminiscence de ses sens, ni à la création fantasmatique du désir, mais à l’art de la flûte désignée comme « instrument des fuites ». Une flûte qui déjoue le réel, une « maligne syrinx » au souffle de laquelle seule il y a en définitive source et brise.

Que non ! par l’immobile et lasse pamoison

Suffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,

Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûte

Au bosquet arrosé d’accords ; et le seul vent

Hors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avant

Qu’il disperse le son dans une pluie aride,

C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,

Le visible et serein souffle artificiel

De l’inspiration, qui regagne le ciel.

PAT, 167

L’après-midi d’un faune se joue du mythe raconté par Ovide. Chez Ovide, pour échapper à l’étreinte du dieu Pan, la Syrinx se métamorphose en roseau et donne ainsi son nom à la flûte du dieu. Chez Mallarmé, la flûte du faune (qui est lui-même devenu alter ego du poète) se révèle au commencement du Tout qu’elle sublime et dont elle suscite, par la sommation musicale du souffle poétique qualifié « d’artificiel », l’ambiguïté des lieux pour l’intellection autant que la fluide corporéité des nymphes rêvées de façon allusive. L’énonciation balance ainsi entre être et non-être par le sens profond de l’anecdote autant que par un usage généralisé de la périphrase qui induit une série de procédés qui président à la « destruction de la physicité[16] ». Comme le détaille Gianfranco Contini dans sa belle analyse du Faune, le corps et sa substance s’évanouissent dans l’adjectif. C’est le cas dans les vers inauguraux où la mise en relief du substantif objet anticipe abruptement un prédicat (de couleur) sans copule : « Ces nymphes, je les veux perpétuer./ Si clair,/ Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’air ». L’ensemble est ainsi caractérisé par des abstractions de couleur nominalisées, des prépositions de lieu idéalisées (« parmi l’extase d’être deux »), des épithètes symboliques qui euphémisent un référent physique sublimé, des indéfinis évasifs qui accentuent l’indétermination de l’article indéterminé (« quelque auguste dent » ; « maint rameau subtil »), une pluralisation irrationnelle (« à l’envie de soleils ») qui côtoie l’usage a contrario et inattendu du singulier (« du sanglot » pour l’ancien vers « des sanglots dont j’étais encore ivre »).

À ceci s’ajoutent des audaces métrico-rythmiques importantes à leur époque et susceptibles d’avoir impressionné Ghil. Les deux vers suivants enchaînent un enjambement externe et un enjambement interne à propos de l’intériorité intime des nymphes rêvées : « Que délaisse à la fois une innocence, humide// De larmes folles ou// de moins tristes vapeurs » (PAT, 171). De tels effets disloquent les attentes logico-sémantiques du phrasé. Dans ce contexte, les raisins que brandit le faune d’abord vidés de leur « clarté » puis regonflés par son souffle sont une figure de cet art qui néantise d’abord les choses pour permettre ensuite leur recréation imaginaire dans le « milieu, pur, de fiction[17] » d’une voix poétique qui est à elle-même sa propre scène :

Ainsi, quand des raisins j’ai sucé la clarté,

Pour bannir un regret par ma feinte écarté,

Rieur, j’élève au ciel d’été la grappe vide

Et, soufflant dans ses peaux lumineuses, avide

D’ivresse, jusqu’au soir je regarde au travers.

PAT, 169

Comme l’explique Jean-Nicolas Illouz à propos de cette image spéculaire du jeu instauré par le poème avec lui-même :

L’ordre de la mimésis se trouve retourné comme un gant : l’art n’imite pas le réel, mais le suscite, faisant de rien naître l’idée de la chose, – en des mots dont l’abstraction même se charge d’une sensualité seconde, née de l’absence. [Le poème est témoin d’]une « crise fondamentale » de la représentation, qui suscite l’apparition d’un nouveau paradigme esthétique – celui de la musicalité et de la suggestion, qui instituera le symbolisme[18].

Un autre faune

Compte tenu du contexte peu informé à partir duquel le jeune disciple s’enthousiasme, il est légitime d’aborder son propos en deçà de notre habitus de lecture post-mallarméen (qui « métapoétise » l’indice linguistico-fictionnel de l’ensemble de son autoréflexion sur le langage). À l’audition émue de l’alexandrin relâché du poème, Ghil interpréta littéralement l’éros de son thème païen comme musicalement incarné : « Il est on ne peut plus humain et de Chair sanguine, ce Faune ! » (MI, 11) En comparant l’églogue aux poèmes plus abstraits de Mallarmé fondés sur des temps et des espaces vides, c’est-à-dire sur une abstraction ou un néant originel au coeur du dispositif textuel qui fait miroiter ses mots en dehors de toute « voix » identifiable (comme l’emblématique Sonnet en –yx), Pascal Caron remarque :

Comment concevoir son idéalité à l’exception de toute image, sans recourir au régime de la mimèsis, quand on s’accorde à y reconnaître un sujet nommé et une série d’actions ? Que celles-ci relèvent du rêve, de l’affabulation ou du fantasme, est-ce à dire qu’elles ne sont pas réelles[19] ?

Si la didascalie « Le Favne » placée en incipit du poème désigne une identité contextuellement floue éventuellement plus métapoétique que mythopoïétique, le référent mythologique assigne à la voix désignée un présupposé identitaire et narratif. Ce référent rabat sur la voix la phénoménologie d’une conscience à laquelle le lecteur accorde nécessairement du sens. L’écriture du Faune fait moins défaut de ce que Paul Ricoeur nomme l’« imagination narrative » pensant le monde sous le mode d’un mythos, au sens aristotélicien du terme, qu’elle n’évite, en raison des libertés de son écriture, le récit linéaire comme configuration temporelle de l’histoire. Or, si le faune et le lecteur à sa suite ne peuvent « faire la part du rêve et de la réalité[20] », le poème ne s’ancre pas moins de facto dans des percepts onto-subjectifs. Par une herméneutique projective, l’acte de lecture tend à combler la vacuité de la voix qui doute en faisant de concert avec elle l’expérience de l’incertitude sur l’altérité sensible, « attestant » virtuellement la subjectivité d’une figure de faune/poète/lecteur tour à tour voilée et dévoilée dans les plis suggestifs de la voix qui s’énonce. Une voix dont le cogito pourrait être l’impératif « Réfléchissons.. », verbe suspensif et adressé à soi-même du dixième vers dont il est aussi l’unique terme. Dès lors, « la matière est vivante, parce qu’elle doute d’une forme qui ne la résume pas [,t]el est l’enjeu du poème[21] ». Le poème ainsi envisagé, et tel que Ghil le lira, acquiert l’épaisseur d’une preuve ontologique par le truchement d’une co-présence de soi et du monde par la voix – et qui plus est, en dehors de la transcendante plénitude des voix lyriques des générations précédentes. En s’admettant subjective par le doute du rendu des perceptions comme de la mémoire qui les porte, la voix du faune deviendrait objectale en performant les trois niveaux que sont le sujet, son art et le monde au sein de l’immanence – là où, au contraire, le Verbe romantique médiatisait ces instances comme équivalentes à même la verticalité d’un Logos plénier. La critique post-structuraliste aurait-elle suspendu « les projections imaginaires qu’entraîne la figure du faune[22] » en minimisant le pouvoir d’attraction sémiotique de son référent actantiel ?

Les lectures pré-symbolistes du texte dont hérite Ghil tombaient sous le joug de cette identification au faune. Catulle Mendès écrivait de façon emblématique dès 1876 que l’ « impression qu’on en garde, c’est d’avoir été, pendant la lecture, faune soi-même[23] ». L’année même de la conférence de Mendès, Huysmans (auquel se réfère aussi Ghil), se livrait dans À rebours à la lecture érotique et littérale de l’églogue en insistant sur les vers suivants :

Alors m’éveillerai-je à la ferveur première,

Droit et seul, sous un flot antique de lumière,

Lys ! Et l’un de vous tous pour l’ingénuité[24].

Huysmans décryptait l’invocation au « Lys ! » comme une métaphore ithyphallique : la hampe du l et le point d’exclamation suggérant le rut[25]. S’il souligne les qualités de concentration d’une nouvelle logique de l’écriture « pleine de rétractions de phrases, de tournures elliptiques, d’audacieux tropes » refusant les « longueurs analytiques » et les « superfétations descriptives[26] », son interprétation du poème le réduisait à un art périphrastique de l’euphémisme érotique. Mallarmé

se dispensait d’éparpiller l’attention sur chacune des qualités qu’auraient pu présenter, un à un, les adjectifs placés à la queue leu leu, la concentrait sur un seul mot, sur un tout, produisant, comme pour un tableau par exemple, sur un aspect unique et complet, de l’ensemble[27].

Mais rien n’indiquait encore que cette condensation littéraire qui permet la méditation du lecteur sur le sens « tout à la fois précis et multiple[28] » d’un texte doive suggérer, comme le disait ailleurs Mallarmé, « le sens mystérieux des aspects de l’existence ». Le texte est plutôt « roman concentré en quelques phrases[29] » ou tableau. Sous l’apparente polysémie des mots se cache une monosémie sensualiste. Ainsi Des Esseintes éprouve après la lecture du Faune jusqu’à la « surexcitation apaisée [de ses] sens[30] » en s’étant glissé dans la peau de son actant.

Ghil considère également que le Faune répond à la définition de l’oeuvre d’art donnée par Zola dont il cite la formule « un coin de nature vu à travers un tempérament » (MI, 6) − c’est-à-dire dans ce cas-ci le tempérament du gigogne et vibratile agglomérat transsubjectif « faune/poète/lecteur » dont la voix qu’est le poème charrie les impressions sensitives. Se moquant des « divins lyriques » chez lesquels « le Moi […] pérore allant nulle part » (MI, 5-6), Ghil cherche à se faire poète de la Vie comme le serait Mallarmé. Sitôt le « réalisme » de Mallarmé annoncé, Ghil fait glisser le sens même du terme, puisqu’il précise qu’il est question « [n]on du Réalisme au sens rigoureux du mot [relevant de] la vision directe de l’Humanité » (MI, 11), mais d’un Mallarmé « Réaliste, − par la langue » dont « les mots sont lumière, clair-obscur sous-bois, avec des chaleurs, − eaux et roseaux, − pâleurs de corps souples verdies aux glauqueurs des verdures » (MI, 10-11). Le vers idéal du jeune Ghil se veut impressionniste :

Pour la langue à parler désormais, en vers : au lieu du Mot qui narre, le Mot qui impressionne s’indiqu[e]. […] Dans une phrase passera la musique de la Vie : musique de saveurs, de frissons, de couleurs, d’odeurs, de rumeurs. […] Un seul poète, un grand poète, a des vers pareils, − Stéphane Mallarmé.

MI, 9-10

Comme chez Huysmans, un principe de condensation préside au poème :

Chaque pièce de vers de mes livres sera un Roman aussi : le roman d’une Heure, d’une Minute, d’un Moment psychologique et physiologique […] [J’]essaierai de donner l’impression du milieu sur le corps, du Corps sur l’Âme : je ne comprends pas le Corps sans le milieu ; l’Âme sans le corps, c’est-à-dire, l’Idée sans la Sensation : − nihil in intellectu quod non prius in sensu.

MI, 8

« Rien dans l’intellect qui ne soit d’abord passé par les sens » nous indique l’axiome de l’école péripatétique cité par Ghil dont la singularité transparaît : à l’heure où le symbolisme s’apprête à donner à Mallarmé la palme de l’idéalisme néo-platonicien, Ghil fait une lecture (ou plutôt une écoute) du poète à l’aune d’un empirisme aux racines aristotéliciennes. Mais il prend aussi à contre-pied le reproche « d’impressionnisme » (au sens encore péjoratif) dont la critique affublait jusqu’alors ce poème[31]. Or, Ghil écrit sa préface au moment où Brunetière dans ses études sur le roman naturaliste des années 1880 venait de donner le premier la théorie stylistique de l’impressionnisme littéraire dont la formule serait « une transposition systématique des moyens d’expression d’un art, qui est l’art de peindre, dans le domaine d’un autre art, qui est l’art d’écrire[32] ». Tous les moyens stylistiques qui présideraient apparemment à la destruction de la physicité des nymphes par rapport à l’ekphrasis descriptive classique sont cristallisés au tournant des années 1880 comme l’équivalent littéraire du primat de la tache chromatique sur la forme objectale censée caractériser la vision du peintre impressionniste dont le rapport aux sensations immédiates serait transféré à l’oeil du spectateur[33]. C’est le rêve d’une subjectivation de l’objectif conjointe à une objectivation du subjectif que cherche à penser l’impressionnisme littéraire[34].

Dès lors, pour Ghil comme pour certains lecteurs de son époque, le rêve du faune étant l’expression d’une anamnèse sensorielle (fût-elle née d’un malentendu perceptif) a une explication ou une portée « réaliste » possible dans son rapport motivé à l’espace qui l’environne (la source, la brise). Compris littéralement, le poème véhicule une exaltation hédoniste des forces vives de la Terre et de la puissance qu’a la Chair – ou les Sangs du titre de son recueil (une donnée a priori) aptes à produire le Rêve, les Âmes (une donnée a posteriori) – à partir des matériaux filtrés par les sens. Contre les « Poètes du Rêve » à la vision jugée trop étroite, car essentialiste, Ghil célèbre Mallarmé (et/ou le Faune) comme ce « rêveur qui dans son Rêve » met « le sang de ses veines » et « son souvenir vivant de la Terre » (MI, 11) − et donc fait dépendre toute essence poétique de la mémoire d’une existence in situ. À partir de ce seul exemple, Mallarmé serait pour Ghil le grand poète qui restituerait l’activité langagière au sein d’une dynamique matérielle et corporelle, et donc, esthétique (au sens étymologique du terme[35]). Mallarmé admettait bien un tel rapport immanent à la corporéité au plus fort de la crise de Tournon-Besançon qui devait le conduire à un athéisme désenchanté :

Je crois que pour être bien l’homme, la nature se pensant, il faut penser de tout son corps – ce qui donne une pensée pleine et à l’unisson comme ces cordes du violon vibrant immédiatement avec sa boîte de bois creux. Les pensées partant du seul cerveau […] me font maintenant l’effet d’airs joués sur la partie aiguë de la chanterelle[36].

Reste que le poème qui inspire Ghil représente une étape de transition dans le développement de la facture mallarméenne. Déjà daté quand le disciple en fait l’expérience, il ne saurait sans précaution être tenu pour emblématique de la poétique du Maître. Mallarmé travailla ce poème solaire de manière homéopathique pour se remettre des hivers glacés d’Hérodiade et de la crise onto-théologique qui en a accompagné l’écriture : « Je reviens [de la crise] hébété. Quant à maintenant, je me repose […] et, fuyant le cher supplice d’Hérodiade, je me remets le premier Mai à mon Faune tel que je l’ai conçu, vrai travail aestival[37]. » Le Faune ne s’offre-t-il pas comme le dernier sursaut optimiste du salut par l’art dans la « boîte de bois creux » de son corps en disant « Rieur, j’élève au ciel d’été ma grappe vide » ? Creusant le vers jusqu’au Néant, Mallarmé découvre plutôt à l’époque que nous ne sommes que « vaines formes de la matière » et se propose désormais de proclamer « le Rien qui est la vérité ». La future « disparition élocutoire du poète, qui cède l’initiative au mot[38] » signe une plus radicale coupure du rapport au monde en faveur de l’autonomie du texte-objet, cet « aboli bibelot d’inanité sonore » (PAT, 211) que contiennent la page et le Livre. S’il s’avère lui aussi « matérialiste athée[39] », Ghil habite cette position sans le sentiment de la perte qui conduit la poétique de Mallarmé au double Néant de la matière des êtres comme du vers. Mallarmé voyait le Faune comme une parenthèse à ces révélations, parenthèse où, en attirant de manière nouvelle l’attention sur le caractère objectal de la voix comme matière de l’art du poème, il signe encore l’« apparition » élocutoire de quelque entité au sein du fait poétique comme du monde. Le jeune Valéry devait lui aussi faire profession de foi mallarméenne en 1891 par le biais de L’après-midi d’un faune où il distinguait comme Ghil un défi aux mécaniques « descriptions inanimées » et la « conception suprême d’une haute symphonie unissant le monde qui nous entoure au monde qui nous hante[40] ». Mais Ghil irait beaucoup plus loin dans la lecture d’un tel rapport au monde.

Un double « réalisme » du poème par la voix se profile, que Ghil travaillerait toute sa vie : celui du matériau compositionnel phonétique que l’audition rend sensible (que voudra systématiser le Traité du verbe), et celui thématique qu’opère la focalisation de L’après-midi d’un faune sur la voix comme être vivant, sujet de l’art au monde et du monde à l’art.

Un premier « double état » de la Parole ?

Le fragment qui ouvre le laborieux Traité du verbe après l’« Avant-dire » de Mallarmé est un poème en prose, d’abord paru en juin 1885 dans la revue belge La Basoche. Le sujet y énonce une adresse admirative au faune en reprenant la scénographie du poème dont il vient interrompre la rêverie et, sur le mode métacritique, amorce l’exposition d’un art poétique :

Une Musique des vers
Lettre au « Faune » de Stéphane Mallarmé

 Comme d’Autres, résigné aux exils que nul ne pleure, il faut que je me réjouisse au-dessus du Temps… Mais, las du désert de mon soliloque, cependant, j’ai voulu, sans quitter mon aridité, que quelqu’un m’entendît.

 Et je viens, Faune seul ! distraire le rêve de votre Après-midi où les nymphes sont épaves : importun, presque non, car l’heure qui plus ne sera, qu’iriez-vous la déplorer sous le midi de vos cieux ? Vous sur qui ne descendra la nuit, extinction des gloires !…

 Désireux de votre exquis désir, je me plais en la hantise d’un souffle de vos pipeaux évocateurs, disant :

 Tâche donc, instrument des fuites, ô maligne
 Syrinx, de fleurir aux lacs où tu m’attends[41] !

Le premier paragraphe renferme une allusion patente à À rebours de Huysmans en recopiant partiellement son épigraphe du mystique brabançon Jan Van Ruysbroeck, confirmant son adhésion à l’interprétation du romancier déjà sensible dans sa première préface[42]. Le texte prolonge donc cette lecture particulière de l’art de la suggestion de Mallarmé, mais cherche à approfondir la question de la transposition du visible au sonore, de l’oeil qui passe dans le souffle poétique de la flûte du faune :

N’est-ce pas ? que le Rêve rêvé, ce serait : tous les roseaux graciles, et toutes les Cimes aussi, toutes les Âmes et toutes les Chairs devenant un visible et vivant souffle musical : souffle murmurant de paroles toujours et non délié du Verbe : un poème, vibrant de tous les instruments !

(TV, 53

Ce paragraphe semble lui-même transposer en prose les vers suivants du Faune qui témoignent selon L. J. Austin des principes de la « transposition d’art[43] », puisque l’art du Chèvre-pied oscille entre d’une part l’Ut musica poesis d’une saisie fugitive des nymphes, yeux clos, par le souffle de sa flûte qui dissipe aussitôt évoquée l’arabesque de leurs dos ; et d’autre part l’Ut pictura poesis autorisant à ne dénuder que leur « ombre » par des peintures :

Rêve, dans un solo long, que nous amusions

La beauté d’alentour par des confusions

Fausses entre elle-même et notre chant crédule ;

Et de faire aussi haut que l’amour se module

Évanouir du songe ordinaire de dos

Ou de flanc pur suivis avec mes regards clos,

Une sonore, vaine et monotone ligne. […]

Moi, de ma rumeur fier, je vais parler longtemps

Des déesses ; et, par d’idolâtres peintures,

À leur ombre enlever encore des ceintures.

PAT, 169

Il y a ici analogie entre l’arabesque des lignes du corps des nymphes et la ligne mélodique du souffle de la flûte en laquelle s’évanouit, mais persiste comme « souvenir » esthético-mnésique, la figure féminine. Le paragraphe du poème critique de Ghil dégage un idéal poétique de cet art qui n’a que peu à voir avec le sens mallarméen de la Fiction ou du Néant qu’il discerne dans les « vaines formes de la matière ». Les « Chairs » deviennent sous la plume de Ghil un « visible et vivant souffle musical » qui fait écho au « visible et serein souffle artificiel » (PAT, 167) du vingt-quatrième vers du poème de Mallarmé. En substituant le terme de « vivant » à celui d’« artificiel » pour qualifier le souffle de la flûte, Ghil déplace le primat accordé à la réflexivité de l’art en tant qu’art au sein de la poétique de Mallarmé et accentue le corps engagé dans la double activité de poétisation et de perception du monde. Ce souffle de la flûte qui pouvait figurer un analogon de la voix du poète devient dès lors littéralement la voix humaine. Comme le remarque Laurence Tibi :

La flûte telle que la traite Mallarmé semble à Ghil le symbole de sa propre instrumentation verbale. […] La fonction de l’instrument, chez lui, est précisément de servir de modèle à la voix pour en faire ressortir la matérialité, la musicalité, mettre au premier plan les sensations auditives[44].

Mais l’« insigne suggestion » est aussi ici celle de la transposition dont « l’instrument de la voix humaine[45] » serait capable en des vers « dont s’émerveillerait la vue, mais l’ouïe matérielle aussi » (TV, 73). C’est dire que Ghil évoque le caractère électif d’une écriture suggestive « totale » capable de conjoindre l’expérience musicale et picturale en se saisissant du monde (tous les roseaux, les Cimes, les Chairs et les Âmes en un seul Poème). C’est là l’expérience esthétique fugitivement vécue par le faune-actant dans le poème et dont l’églogue de Mallarmé peut métaphoriquement ou par analogie constituer une tentative (attendu que ses vers sont « musicaux » selon Mallarmé en même temps qu’ils pouvaient figurer pour Huysmans un « tableau »).

On peut identifier dans les deux formules suivantes des textes de La Basoche de 1885 le germe du lexique employé par Mallarmé pour définir dans l’« Avant-dire » le double état de la parole :

D’autres ont dit cette attirante Vie et sont les Historiens de ses Faits, étant ses Voyants. À nous, j’ai cru, d’en être les écouteurs ! Et, glorieusement, pour la noter en mots divulgateurs, de pénétrer la Partition, − première et suprême harmonie !… Mais, est-ce à dire que, pêle-mêle, l’on doive toute note retenir, et ne point au vent qui passe laisser un accord ? Que non ! nous nous souvenant qu’il est des paroles oiseuses, des chants sans âmes, des faits sans méditation. […]
Dangereuse vraiment est ma demande, qu’en vers aussi l’on ait l’inquiétude désormais de la Vie et de ses Faits, si m’entend quelque distrait esprit. Car il pourrait croire à un photographique reportage, sans choix et sans pensée.

TV, 54-56

Ghil emploie avant Mallarmé le terme clé de « reportage », mais dans son cas, c’est pour introduire un distinguo de nature esthétique entre deux modes d’appréhension sensitive de la Vie et des Faits du monde. Il précise du coup le rapport au « réalisme » évoqué dans sa première préface : il est connu que l’on reprochait à ces romanciers de n’être que des « photographes[46] » de la vie en même temps qu’on pouvait admonester leur style « journalistique ». (La photographie étant d’ailleurs cette reproduction optique non filtrée par les sens que le siècle oppose à l’esthétique de l’impressionnisme pictural qui passait « pour capter la sensation à sa source et pour révéler l’être même des choses » puisque ce serait « dans sa connexion phénoménale avec la vision d’un sujet que l’objet se dévoilait comme tel[47] ».) La révélation tirée par Ghil du Faune dans le contexte de ces mythes métastylistiques émergents veut que le langage puisse noter les sensations visuelles « spontanées » d’un sujet (ce qui serait selon Brunetière le propre du roman) mais se compose de phonèmes aptes à conférer un régime complémentaire et audible de sensations « notées » (le « pianotement » accompagnateur du vers dont parlait Mallarmé). En somme, Ghil admet certes « dangereuse » ou problématique sa demande que l’on considère « la Vie et ses Faits » comme la documentent journaux et écrivains réalistes ennemis de la poésie symboliste, mais ce n’est toutefois pas à leur manière que cela doit être fait dans le cadre de l’écriture poétique impressionniste qui oppose les Voyants des Faits de la Vie (romanciers) à ses Écouteurs (poètes). Lorsque Ghil admet des « paroles oiseuses » qui sont indignes du poème, lequel s’écrit suivant le « choix » et la « pensée » pour n’être pas qu’un « reportage », ces choix sont d’abord motivés par l’impact sonore des vocables. Il l’explicitera en transférant ses poèmes en prose de La Basoche dans le Traité du verbe : « Alors, dans les Cuivres, les Bois, les Cordes qui le ravissent, par l’étroit et subtil rapprochement des Couleurs, des Timbres et des Voyelles [le « poète écouteur »] épiera la Parole humaine la moins pauvrement concordante aux mots sonnant en notes » (TV, 81, je souligne). Opérant une « transposition » totalisante d’impressions, le « Poète musical, musicien nullement […] à toute heure comparera voir et entendre » (TV, 59). Les mots du poème demeurent cependant « divulgateurs » de la « Partition » du monde, et ne prétendent pas rompre avec le réel contrairement à la vulgate naissante de l’antimatérialisme symboliste.

À l’encontre des arts poétiques uniquement préoccupés de « tout reprendre à la musique », et oublieux de l’ut pictura poesis, l’originalité de celui de Ghil est de ne pas omettre la dimension mimétique[48].

C’est là un aspect généralement mal entendu de sa poétique qui engage une conception de la musique différente de celle de Mallarmé.

La leçon de l’« Avant-dire »

Pour Mallarmé, la Musique est « abstraitement, un ensemble de rapports, que le Vers fait exister, entre les mots, dans l’espace du seul poème[49] » : ambition que le Coup de dés parachève formellement en se donnant à lire comme « partition[50] ». Dans une lettre du 10 janvier 1893 à Edmund Gösse, Mallarmé précise cette conception : « Employez Musique, dans le sens grec, au fond signifiant Idée ou rythme entre des rapports ; là, plus divine que dans l’expression publique ou symphonique[51]. » Ces rapports « idéaux » renvoient à l’autonomie des mots et à leur action réciproque les uns sur les autres, de façon que la poésie devienne pour Mallarmé « musicienne du silence » :

Ce à quoi nous devons viser surtout est que, dans le poëme, les mots – qui déjà sont assez eux pour ne plus recevoir d’impressions du dehors – se reflètent les uns sur les autres jusqu’à paraître ne plus avoir leur couleur propre, mais n’être que les transitions d’une gamme[52].

Les « impressions du dehors » auxquelles Ghil tenait encore sont à bannir du poème qui laisse « l’initiative aux mots ». Le disciple envisage de son côté le langage, d’origine sonore, comme déjà organiquement un phénomène musical :

Le langage scientifiquement est musique : Helmholtz a, en effet, démontré que, aux timbres des instruments de musique et aux timbres de la voix, les voyelles sont les mêmes harmoniques : l’instrument de la voix humaine étant une anche à note variable complétée par un résonateur à résonnance variable, que sont le palais, les lèvres, les dents, etc.[53]

Cette pensée est alors plus proche de la musicalité de laquelle Mallarmé cherchait à se défaire (l’« expression publique ou symphonique » d’une voix vive ou sonore), d’où le reproche que Mallarmé lui fit très tôt de « phraser en compositeur plutôt qu’en écrivain[54] », c’est-à-dire de ne pas contribuer réellement à renverser la hiérarchie dangereuse de la supériorité du modèle musical sur la poésie en contexte de menace wagnérienne. Ce dont Ghil se défendait en vertu d’une conception différente de l’origine et de la nature du langage :

La musique, certes, est le mode d’expression le plus multiple. Mais si elle décrit et suggère, elle ne peut définir. Or, compris comme plus haut, et c’est ainsi qu’on doit le comprendre, le langage est au-dessus de la musique, car il décrit, suggère et définit nettement le sens[55].

Ghil, certes, parle moins ici de poésie que de langage dont il valorise autrement que Mallarmé les propriétés, admettant bien l’importance de la description et la définition en sus de la seule suggestivité à laquelle se limiteraient les propriétés de la musique non langagière. Bref, si la poésie est supérieure à la musique qui en est la métaphore conceptuelle, c’est, pour Ghil, parce que tout langage est déjà en tant que voix humaine une sur-musique que la langue ne fait que laisser en suspens sans en exploiter les propriétés sensibles, et la poésie n’est que l’« instrumentation » de ces éléments sonores dans la tessiture du poème.

La formulation très dense de l’« Avant-dire » de Mallarmé (où figurent certaines de ses déclarations les plus emblématiques) trouve donc ses raisons dans le Traité du disciple. Bien que Mallarmé feigne de résumer le propos de Ghil (« je marque le point singulier de sa pensée au moment où il entend la publier[56] »), il entreprend plutôt de corriger la glose (trans-)esthétique du Faune en la transposant dans le domaine d’une poétique, la sienne.

Un désir indéniable à l’époque est de séparer, comme en vue d’attributions différentes, le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel.
Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la Littérature exceptée, participe tout, entre les genres d’écrits contemporains.
À quoi bon la merveille de transposer un fait de nature en sa presque disparition vibratoire selon le jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un proche ou concret rappel, la notion pure ?
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altière, l’absente de tous bouquets[57].

Le vocabulaire (« reportage », « transposer », « fait de nature ») est ici celui du disciple réinvesti de nouvelles visées. Plutôt que de séparer l’écriture silencieuse et la voix sonore du poème comme deux modes de représentation du monde, l’« universel reportage » distingue désormais la Littérature des autres genres de discours par une discrimination de modalités énonciatives (narrer/enseigner/décrire) que Ghil n’écartait pas de la visée poétique musicale. Dominique Combe a déjà remarqué (sans toutefois passer par le contexte du Traité de Ghil) que les mots « transposition » (terme clé chez Brunetière) et « vibratoire » évoquaient « le jeu de la lumière dans la peinture impressionniste[58] ». Ceci a permis à Combe d’évoquer « un sensualisme généralisé, au sens philosophique du terme[59] » chez le poète. Or c’est bien parce que le Traité proposait une transposition impressionniste trans-esthétique des faits de nature que Mallarmé rectifie par l’adverbe interrogatif « à quoi bon » et par la locution conjonctive « si ce n’est » le geste de transposition qui doit tendre à « la notion pure », « l’idée rieuse ou altière », sans « concret rappel » – cela en vertu de sa conception idéelle de la musique et du langage poétique où la « voix relègue aucun contour ». Ce concret rappel, à proscrire, peut être celui de la sonorité littérale des mots comme celui de la référence mimétique. Tous deux sont admissibles en théorie dans « L’Instrumentation Verbale » de Ghil mais difficiles à concilier en pratique, comme le savait Mallarmé.

En déplaçant finalement l’« Avant-dire » pour en faire la clausule de ce grand palimpseste critique qu’est « Crise de vers », Mallarmé se donnera l’occasion d’approfondir a contrario la poétique de Ghil et de reprendre à son compte des propositions qui étaient siennes[60]. Il y rappelle que le langage poétique « proche de l’instrumentation » est « un art d’achever la transposition, au Livre, de la symphonie[61] », mais que

ce n’est pas de sonorités élémentaires par les cuivres, les cordes, les bois, indéniablement mais de l’intellectuelle parole à son apogée […] que doit avec plénitude et évidence, résulter, en tant que l’ensemble des rapports existant dans tout, la Musique[62].

Ghil n’évoquait-il pas la quête de ces sonorités élémentaires dans le Traité en énumérant les trois mêmes catégories d’instruments (« les Cuivres, les Bois, les Cordes ») ? (TV, 81) Quand vient le temps de s’opposer à la mimesis, Mallarmé évoque le refus des « matériaux naturels et, comme brutale, [de] la pensée exacte les ordonnant ; pour ne rien garder que la suggestion[63] », ajoutant :

Abolie la prétention, esthétiquement une erreur, quoiqu’elle régit les chefs-d’oeuvre, d’inclure au papier subtil du volume autre chose que par exemple l’horreur de la forêt, ou le tonnerre muet épars au feuillage : non le bois intrinsèque et dense des arbres. Quelques jets de l’intime orgueil véridiquement trompetés éveillent l’architecture du palais, le seul habitable ; hors de toute pierre, sur quoi les pages se refermeraient mal[64].

On trouvera les mêmes exemples dans le Traité, en vertu non pas de l’effet des choses (propre à la transposition suggestive selon Mallarmé) mais de la possibilité d’une référence trans-phénoméniste à celles-ci par la voix musicale du poème. Celui-ci « pourrait, à la limite, se passer de tout support écrit, les sons ayant [pour Ghil] le pouvoir d’évoquer des images visuelles, des couleurs en l’espèce[65] ».

Tel voit, dans « Tristan et Iseult », des cimes de forêts verdir et de sève bruire, et d’orages se lamenter sous l’intime frisson des accords ; et Tel autre, dans « Lohengrin », au son ingénu de Trompettes soeurs, disant sur des tours l’aube évaporée, contemple sur la plaine rase et vert-tendre un matin gris et glauque, fumant d’un encens brumal vers le soleil deviné.

Avec moi que l’on veuille retenir ceci : des sons sont vus. […]
Et pour l’Initié, un poème, ainsi, deviendra un vrai morceau de musique […] sans qu’en souffre en rien, que l’on s’en souvienne ! Le Fait et la pensée à rendre. […]
Tout ce rêve, il est latent en ce morceau de Flûtes traversé de harpe et de trompettes douces, sonnant miraculeusement l’avenir poétique : « L’Après-midi d’un Faune », églogue par Stéphane MALLARMÉ.

TV, 59-61

Pour Ghil, la transposition du visible à l’audible donne à voir/entendre « des cimes de forêts verdir » et « des orages se lamenter » − Mallarmé insistant plutôt sur « le tiers aspect fusible » qu’est l’abstraction « pathématique[66] » suscitée par la chose, privilégiant l’horreur de la forêt habitée d’un tonnerre muet. Les « Trompettes soeurs » garantes des « tours » musicalement vues de Lohengrin dans le Traité deviennent, transposées selon la visée mallarméenne du Livre, ce « palais véridiquement trompeté hors de toute pierre » qui permet de refermer les pages écrites de la partition poétique, seul feuillage en lequel repose une présence idéelle faite d’absence[67].

Une mythologie positiviste de la voix-vocalisée

Le croisement des oeuvres de Ghil et de Mallarmé autour de la question d’une voix « musicale » du poème révèle un important dialogue de sourds intertextuel qui fait craquer l’armature à quatre mains du Traité du verbe. « [J’ai exalté] du “faune” un sens “réaliste”, et en m’excusant : car mon impression, qui demeure la même, ne s’opposait-elle point aux intentions d’un Mallarmé si inopinément révélé[68] ? » Ghil dénoncerait « une conception de la vie en transpositions ridiculement obscènes » et se moquerait de « sa manière d’art en ces sonnets à l’ancienne Revue indépendante, sur “une console”, “un lit”, où tout son talent tendit, il s’en vantait, à décrire sans nommer[69] ». Certes, de son propre aveu, la jouissance du poème consiste, pour Mallarmé, à « évoquer petit à petit un objet pour montrer un état d’âme, ou, inversement, choisir un objet, et en dégager un état d’âme par une série de déchiffrements[70] ». C’est en premier lieu l’analogue coefficient négatif d’intelligibilité pour l’entendement qui rapproche, silencieusement ou non, la suggestion poétique du fait musical. Celle-ci invite le lecteur à combler les « trous » du sens en se projetant dans la structure du texte hermétique pour en trouver les visées, en analogie avec l’art de ressentir le « propos » d’une musique, privée par essence des modes énonciatifs qui explicitent le sens (narrer/enseigner/décrire). Ghil rompt avec son Maître lorsqu’il constate que chez Mallarmé « le rapport du langage au lecteur, et par conséquent du poète, compte […] plus que le rapport du langage à la réalité[71] ». Si on la prive du rapport positif au monde et au corps, la suggestion ne devient pour Ghil qu’un vain jeu rhétorique.

Là où l’« Avant-dire » de Mallarmé se dotait d’une exactitude poéticienne en indiquant que l’attention portée au matériau linguistique en poésie réduit l’efficacité des discours se rapportant au monde, Ghil développe plutôt une mythologie positiviste de la sonorité poétique capable de pallier de l’extérieur du texte ce qui demeure chez lui une aporie à cet égard. Ce que Jean-Pierre Bobillot appelle sa conception continuiste du langage et du monde suppose que la voix proférée entre en « co-vibration » avec les ondes de la matière cosmique à laquelle elle participe et dont elle est un prolongement. Elle opère « de vibration en vibration[72] » une communion sensible entre le poète et l’auditeur et elle ordonne l’« aperception » qui affecte le « Sub-Conscient » et « l’énergie intuitive[73] » des corps engagés dans l’acte communicationnel. Bouclant la boucle quant à la scène primitive de sa découverte de Mallarmé par l’oreille, Ghil envisageait à la fin de sa vie l’avenir de la poésie sous la dépendance de l’enregistrement phonographique plus que du Livre.

Ses poèmes thématisent en outre ce « réalisme » matérialiste de la voix vocalisée. Ultérieurement débarrassés de titre par leur auteur pour une plus grande unité, « les poèmes de Ghil sont solidaires et se complètent, voix multiples pour un dire unique[74] ». Le mode principal de restitution poétique de l’immanence moniste du monde est pour Ghil la transposition au poème de la diversité de ses voix au sein d’une totalité syntagmatique indivise. Là où, au seuil du Néant, l’églogue de Mallarmé faisait tenir en une seule voix le cogito « des fêtes à volonté et solitaires[75] » du faune par l’aesthesis de sa phonè, Ghil multiplie les instances et confère à tout le vivant la possibilité ontologique d’« attester » sa présence dans l’horizontalité sonore du poème. Les « apparitions élocutoires » s’y vocalisent ; elles s’entremêlent et se chevauchent dans le rendu sensible qu’elles suggèrent, s’agglutinant les unes aux autres au moyen d’échos et de leitmotive. Le rêve du faune exprimé par Ghil dans le Traité était de dépasser la source et la brise du poème de Mallarmé afin que la flûte/voix se saisisse de « tous les roseaux », de « toutes les Cimes », de « toutes les Chairs » et « de toutes les Âmes ». Ghil performe ce rêve en faisant glisser en apposition une subjectivité vocalisée sur une autre, c’est-à-dire en multipliant les sujets qui font l’expérience d’eux-mêmes et de leur espace en s’énonçant en même temps qu’ils manifestent la scène du monde. Qu’il s’agisse des « Voix d’hommes – dans Tout[76] », des ouvrières « voix des vieux aïeuls usés » (OC, 57) fredonnant par-dessus les machines des airs populaires, de celles des « Taons mélomanes/ Ivres de leur zonzons » (OC, 16) ou de l’onomatopéique restitution des éléments qui se déchaînent (« Pliq, ploq, pliq,− pliq, ploq, plaq, rumeur d’eaux dans les eaux » ; OC, 18), toutes s’unissent dans le grand Poëme polyphonique de la « co-vibration » des êtres à l’art et au monde. Creusant l’ontologie perceptuelle de la voix du faune plus que le « creux néant musicien » (PAT, 229) du vers, Ghil s’est finalement placé hors de la voie – et de la voix – de Mallarmé.