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On voit souvent en Mallarmé le penseur du Livre et de la Page imprimée, un poète assignant à ces « instruments spirituels » la tâche de « réveiller », par une musique tout intellectuelle, « la présence, au-dedans, des accords et significations[1] ». La polémique lancée par le docteur Bonniot et Paul Valéry contre l’interprétation scénique du Coup de Dés que donnait en 1919 le groupe Art et Action en témoigne. Un certain nombre d’affirmations du poète tendaient certes à accréditer l’importance d’une lecture silencieuse « par les yeux de notre esprit et par les yeux de notre visage[2] » ; parmi elles cette formule célèbre de « Quant au livre » qui fait écho au rêve mallarméen du Grand Oeuvre : « tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. […] L’homme chargé de voir divinement, en raison que le lien, à volonté, limpide, n’a d’expression qu’au parallélisme, devant son regard, de feuillets[3]. » Le regard divinatoire de l’auteur ou du lecteur fait surgir un réseau de liens ou de rapports, mais à la limite, le « reploiement vierge du livre[4] » se suffit à lui-même ; fermés, les feuillets juxtaposés ensevelissent toujours comme un trésor le « pur ensemble groupé dans quelque circonstance fulgurante, des relations entre tout[5] ». Dans « L’action restreinte », Mallarmé affirme : « Impersonnifié, le volume, autant qu’on s’en sépare comme auteur, ne réclame approche de lecteur. Tel, sache, entre les accessoires humains, il a lieu tout seul : fait, étant. Le sens enseveli se meut et dispose, en choeur, des feuillets[6]. »

Pourtant on aurait tort d’isoler cet extrait de « L’action restreinte » de son contexte, c’est-à-dire de la mise en cause d’une époque réduite à son « quotidien néant[7] » et fermée à la véritable poésie, et d’en faire le mot ultime. Les Divagations défendent le modèle d’une lecture ou récitation à haute voix de « l’oeuvre par excellence ou poésie[8] ». À l’art total de Wagner, « qui aujourd’hui devient la poésie », elles opposent ainsi les « artifices humbles et sacrés de la parole » composant « un opéra sans accompagnement ni chant, mais parlé » (PF, 195). Et si elles concèdent que dans le présent « le livre essaiera de suffire, pour entrouvrir la scène intérieure et en chuchoter les échos » (idem), c’est la faute à l’époque et non à une poésie qui exigerait une lecture uniquement silencieuse.

La coexistence, dans les Divagations, de deux modes d’existence pour la poésie, la lecture ou récitation à haute voix et la lecture silencieuse, invite à s’interroger sur le rôle respectif de chacun de ces modes, sur leurs liens avec le principe poétique. Nous voudrions montrer que pour Mallarmé, dès ses années de jeunesse, la poésie lyrique, notamment sous sa forme suprême qui est l’Ode, est consubstantiellement liée au chant, c’est-à-dire à la voix. Tandis que l’Ode devient pour lui synonyme de poésie, il fait reposer le principe poétique sur l’usage des organes de la parole, donc, au moins virtuellement, sur la voix. Le théâtre en vers de Théodore de Banville est l’occasion pour Mallarmé de préciser la fonction sociale de la récitation et en même temps de proposer pour cette récitation un idéal, l’« Ode, dramatisée ou coupée savamment[9] ».

Dire « l’ode éblouie » pour déployer l’« air ou chant sous le texte »

Dès 1864, dans « Symphonie littéraire », Mallarmé fait de Théodore de Banville le parangon du poète lyrique ; Banville conservera ce statut dans l’article que le Maître de la rue de Rome lui dédie en 1892, qui reprend, avec de légères variantes, ce passage du texte de jeunesse :

aux heures où l’âme rythmique veut des vers et aspire à l’antique délire du chant, mon poëte, c’est le divin Théodore de Banville, qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre. Avec lui, je sens la poésie m’enivrer […] et, souriant, je bois le nectar dans l’Olympe du lyrisme[10].

En 1892, à une époque où il prône la « disparition élocutoire du poète[11] », Mallarmé corrigera « qui n’est pas un homme, mais la voix même de la lyre » en « qui n’est pas quelqu’un, mais le son même de la lyre[12] ». Il supprime le mot « voix » pour mieux le réintroduire ensuite, dans un contexte où il perd ses connotations trop personnelles : « Ainsi dut être qui le premier reçut des dieux la voix et dit l’ode éblouie avant notre aïeul Orphée. Ainsi lui-même, Apollon. » L’expression « reçut des dieux la voix » se substitue à « reçut des dieux la lyre » pour souligner le lien consubstantiel entre récitation et poésie lyrique. Mallarmé conserve dans son article, en y insérant le texte ancien de « Symphonie littéraire », la référence aux composantes traditionnelles du lyrisme : la lyre, instrument emblématique de l’harmonie cosmique, l’enthousiasme créateur et le lien avec le chant. Mais le procédé de la citation opère une mise à distance de ce modèle traditionnel et signale son renouvellement.

Dans le texte de 1892 comme dans celui de 1864, la forme privilégiée du lyrisme est l’Ode, qui, depuis que Ronsard l’a acclimatée en France, est considérée comme sa forme « suprême » et qui était « [a]nciennement […] destiné[e] à être mis[e] en musique[13] ». En 1864, l’Ode coïncide avec une poésie de la célébration ayant pour sujet, non tant « la louange des dieux, des héros et des vainqueurs[14] » à l’instar de l’ode pindarique, que l’éloge des beautés d’une nature intacte : le descendant d’Orphée et d’Apollon

marche en roi à travers l’enchantement édennéen de l’âge d’or, célébrant à jamais la noblesse des rayons et la rougeur des roses, les cygnes et les colombes, et l’éclatante blancheur du lis enfant : la terre heureuse[15] !

En écrivant ces lignes, Mallarmé songe sans doute davantage au poète des Cariatides et des Stalactites qu’au poète des Odelettes et des Odes funambulesques. Quoi qu’il en soit, le poète « dit l’ode éblouie[16] » ou la « chante[17] » comme Ronsard dans le tableau de son apothéose, cette « fête du poëte ».

Entre l’article de jeunesse sur Banville et l’hommage de la maturité, le sens que Mallarmé donne au terme « ode » s’élargit pour couvrir l’ensemble de la poésie, confirmant ce que Banville écrit en 1872 dans son Petit traité de poésie française : « l’Ode […] a absorbé tous les genres poétiques, comme elle est devenue toute la poésie moderne[18] ». L’article « Richard Wagner ; Rêverie d’un poëte français » affirme ainsi l’équivalence entre poésie et ode : il oppose à l’entreprise wagnérienne « la Fable, vierge de tout, lieu, temps et personne sus, […] empruntée au sens latent en le concours de tous, celle inscrite sur la page des Cieux et dont l’Histoire même n’est que l’interprétation, vaine, c’est-à-dire, un Poëme, l’Ode[19] ». De même, la lettre dite « autobiographique » à Verlaine, écrite au même moment, rattache le « Livre[20] » rêvé, « explication orphique de la Terre[21] », « jeu littéraire par excellence[22] », à l’Ode : « le rythme même du livre alors impersonnel et vivant, jusque dans sa pagination, se juxtapose aux équations de ce rêve, ou Ode[23] ». Preuve que la poésie est faite pour être dite, récitée à voix haute et pas seulement imprimée.

Or cela ne tient pas seulement à une habitude sociale, encore très répandue au xixe siècle. Le lien entre poésie et récitation est vraiment consubstantiel parce qu’il découle du « principe poétique » lui-même, tel que Mallarmé le définit au sortir de la « crise » des années 1860. La formule assez tardive (1885) de l’« Avant-dire » au Traité du verbe de René Ghil, qu’on retrouve dans « Crise de vers », est célèbre : « Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée même et suave, l’absente de tous bouquets[24]. » Le début de la citation est explicite : c’est la récitation ou la réalisation vocale qui fait lever « l’absente de tous bouquets » et produit la musique intellectuelle, ou le « rêve et chant[25] », autre nom du « Dire[26] » poétique. La voix est essentielle au jaillissement de la poésie, comme elle l’est au jaillissement de la musique lyrique ; mais elle l’est d’une manière un peu différente. Dans le cas de la musique lyrique, « l’instrument de la voix[27] » (CV, 208) produit directement par ses « coloris » ou « allure » (idem) la musique et peut exprimer les objets « par des touches y répondant » (idem) : « Une ligne, quelque vibration, sommaires, et tout s’indique[28] », dira Mallarmé au sujet de la musique dans le médaillon dédié à Théodore de Banville. Dans le cas de la poésie en revanche, pour parvenir à la même expressivité, la voix doit s’appuyer sur l’agencement du vers, qui seul produit les touches correspondant aux choses : celui-ci « philosophiquement rémunère le défaut des langues, complément supérieur[29] » (CV, 208) parce que souvent le « discours défaille à exprimer les objets par des touches y répondant en coloris ou allure, lesquelles existent dans l’instrument de la voix, parmi les langages et quelquefois chez un » (CV, 208).

Ce cratylisme du langage et du vers[30] était évoqué dès Les Mots anglais en 1877. Or il repose sur les propriétés articulatoires des mots, c’est-à-dire sur leur prononciation par la voix : les « rapports entre la signification totale et la lettre […] s’ils existent, ne le font qu’en vertu de l’emploi spécial, dans un mot, de tels ou tels des organes de la parole[31] », note Mallarmé dans son étude sur l’anglais. Le langage et le vers portent inscrite en puissance leur réalisation vocale et c’est elle qui fait leur pouvoir suggestif ou incantatoire[32] et leur « mystère[33] ». Aussi Mallarmé recommande-t-il, dès les Notes sur le langage écrites vers 1869-1870, une prononciation, même purement mentale, des mots afin de saisir leur sens principal : « pour leur sens principal, nous chercherons quel effet ils nous produiraient prononcés par la voix intérieure de notre esprit[34] ». Ainsi, au sortir de la crise des années 1860, qui a été fondamentale dans l’édification de sa poétique, l’écrivain assigne à la parole, donc à la voix qui la porte, une place centrale dans l’édifice du langage :

les deux manifestations du Langage, la Parole et l’Écriture, destinées […] à se réunir toutes deux en l’Idée du Verbe : la Parole, (en créant les analogies des choses par les analogies des sons [f° 1] l’Écriture en marquant les gestes de l’Idée se manifestant par la parole, et leur offrant leur réflexion, de façon à les parfaire, dans le présent (par la lecture), et à les conserver à l’avenir comme annales de l’effort successif de la parole et de sa filiation[35].

« L’air ou chant sous le texte[36] », « conduisant la divination d’ici là », est toujours, au moins virtuellement, porté par la voix.

L’« Ode, dramatisée ou coupée savamment » ou le « Drame, ordinaire à tout éclat vocal »

La divagation « Solennité », qui intègre une chronique de 1887 sur le Forgeron de Banville, met en avant cette conception de la poésie et permet de mesurer le chemin parcouru depuis « Symphonie littéraire ». L’enthousiasme (« l’antique délire du chant[37] », lisait-on dans « Symphonie littéraire ») y est remplacé par l’ordonnancement du vers, « système agencé comme spirituel zodiaque[38] ». C’est à lui qu’obéit le poète :

autre chose d’abord que l’enthousiasme le lève à des ascensions continues ou que le délire commun aux lyriques : hors de tout souffle perçu grossier, virtuellement la juxtaposition entre eux des mots appareillés d’après une métrique absolue et réclamant de quelqu’un, le poëte dissimulé ou chaque lecteur, la voix modifiée suivant une qualité de douceur ou d’éclat, pour chanter.

S, 200

L’agencement du vers « réclame » la voix parce qu’il repose virtuellement sur elle. Cette voix exigée par le vers n’est pas uniquement ce qui produit du son : elle se situe au point exact où le sens et le son coïncident. Comme le note Mallarmé dans La Musique et les Lettres, elle est « évocatoire de prestiges situés à ce point de l’ouïe et presque de la vision abstrait, devenu l’entendement[39] ». Ainsi au moment de la lecture, de même qu’au moment de la composition poétique, le « souffle grossier » portant le son se change en ce que Les Mots anglais nomment un « courant d’intelligence, comme un souffle, l’esprit, [qui] met en mouvement ces mots, pour qu’à plusieurs d’entre eux ils expriment un sens avec des nuances[40] ».

Ayant fait reposer le principe poétique sur la musique à la fois sonore et intellectuelle mise en jeu par la voix, « Solennité » revient sur la fonction sociale de la récitation et, par la même occasion, cette divagation en propose un modèle, inspiré par Le Forgeron de Banville :

J’imagine, écrit Mallarmé, que la cause de s’assembler, dorénavant, en vue de fêtes inscrites au programme humain, ne sera pas le théâtre, borné ou incapable tout seul de répondre à de très subtils instincts, ni la musique du reste trop fuyante pour ne pas décevoir la foule : mais à soi fondant ce que ces deux isolent de vague et de brutal, l’Ode, dramatisée ou coupée savamment ; ces scènes héroïques une ode à plusieurs voix.

S, 202

Cette ode donne lieu à une récitation publique par un « acteur », qui vise à rassembler « le Peuple » pour l’« instruire » et l’« émerveiller » :

Une oeuvre du genre de celle qu’octroie en pleine sagesse et vigueur notre Théodore de Banville est littéraire dans l’essence, mais ne se replie pas toute au jeu du mental instrument par excellence, le livre ! Que l’acteur insinué dans l’évidence des attitudes prosodiques y adapte son verbe, et vienne parmi les repos de la somptuosité orchestrale […] clair développement grandiose et persuasif ! cette récitation, car il faut bien en revenir au terme quand il s’agit de vers, charmera, instruira […] et par-dessus tout émerveillera le Peuple ; en tout cas rien de ce que l’on sait ne présente autant le caractère de texte pour des réjouissances ou fastes officiels dans le vieux goût et contemporain : comme l’Ouverture d’un Jubilé, notamment de celui au sens figuratif qui, pour conclure un cycle de l’Histoire, me semble exiger le ministère du Poëte.

S, 203

Bertrand Marchal l’a suffisamment montré dans La religion de Mallarmé[41] : même quand elle ne célèbre pas, comme Le Forgeron, les « dieux » de la mythologie épurés en leur « type » (c’est-à-dire ramenés à leurs justes proportions de phénomènes météorologiques, que les premiers hommes ont désignés par des mots ou phrases devenus leurs noms propres[42]), la poésie renoue avec la fonction antique de l’Ode pindarique, qui est d’assurer la communion des hommes au sein de la Cité. Or elle le fait en particulier grâce à la récitation publique[43]. La voix qui donne vie et mobilité aux mots « charm[e] » au sens magique du terme et rassemble parce qu’elle accomplit une oeuvre de beauté qui puise à « l’un des mystères sacrés ou périlleux du Langage[44] » : sa capacité à « exprimer » ou évoquer les objets « par des touches y répondant » (CV, 208). La récitation fait prendre conscience aux hommes de leur « génie » secret, génie linguistique et symbolique qui les élève au-dessus de la nature matérielle, au-dessus des « choses solides et prépondérantes[45] » ; elle leur permet de communier dans la célébration de ce génie sur un mode que l’on pourrait qualifier, en suivant les analyses de Bertrand Marchal[46], de religieux. Mais elle le fait sans prendre sur l’assistance un empire abusif, contrairement à la musique, qui joue du vague des sentiments et reste obscure dans son contenu pour l’auditeur. « [C]lair développement grandiose » (S, 203) suscitant un « courant d’intelligence[47] », la récitation apporte lucidité et savoir : elle « instrui[t][48] ».

Le modèle d’ode proposé dans « Solennité » laisse penser que ce savoir ne se réduit pas à la conscience du génie qui fait la grandeur des hommes : il tient aussi à la conscience de « leur drame propre à quoi les humains sont aveugles[49] », c’est-à-dire à la lutte éternelle, « inscrite sur la page des Cieux » (ou l’horizon), entre lumière et ombre, entre Être et Néant, qui sous-tend leur existence. Selon la divagation « Richard Wagner », de deux ans antérieure à « Solennité », cette lutte originelle, source pour l’homme d’angoisse et d’extase, est fondatrice de l’Ode. La Musique et les Lettres la retrouvera, quant à elle, dans la musique instrumentale en attribuant aux sonorités de l’orchestre une valeur lumineuse qui leur permet de matérialiser symboliquement le conflit entre clarté et ombre : dans les oeuvres pour orchestre « succède à des rentrées en l’ombre, après un remous soucieux, tout à coup l’éruptif multiple sursautement de la clarté, comme les proches irradiations d’un lever de jour[50] ». Or, mieux ou plus clairement que la musique instrumentale, « l’Ode, dramatisée ou coupée savamment » (ou « dramatisée par des effets de coupe savants[51] », selon des variantes du texte) est apte à exprimer ce drame fondamental. Elle ressemble en cela au chant lyrique tel que le décrit un article de La revue blanche sur un concert donné par Georgette Leblanc le 28 janvier 1898 : « Un Drame, ordinaire à tout éclat vocal, se joue – directement et individuellement, non ; réglé par les conflits mélodiques – au travers[52]. » Simplement, dans l’Ode, les conflits prosodiques remplacent les conflits mélodiques. Comme l’a fait voir Bertrand Marchal[53], les lettres, et en particulier le vers, sont, de manière plus générale, l’espace où se rejoue le drame originel ; mais ce dernier y devient transparent pour la conscience, transformé en savoir :

Un homme peut advenir […] afin de savoir, selon quelque recours très simple et primitif, par exemple la symphonique équation propre aux saisons, habitude de rayon et de nuée ; deux remarques ou trois d’ordre analogue à ces ardeurs, à ces intempéries par où notre passion relève des divers ciels : s’il a, recréé par lui-même, pris soin de conserver de son débarras strictement une piété aux vingt-quatre lettres comme elles se sont, par le miracle de l’infinité, fixées en quelque langue la sienne, puis un sens pour leurs symétries, action, reflet, jusqu’à une transfiguration en le terme surnaturel, qu’est le vers ; il possède, ce civilisé édennique, au-dessus d’autre bien, l’élément de félicités, une doctrine en même temps qu’une contrée[54].

Le jeu des touches opposées par leur « coloris ou […] allure » que contient « l’instrument de la voix », tout en « rémun[érant] le défaut des langues » (CV, 208), rejoue la lutte originelle entre la lumière et l’ombre. Les « mots, par le heurt de leur inégalité mobilisés[,] s’allument de reflets réciproques comme une virtuelle traînée de feux sur des pierreries » (CV, 211). Le même phénomène peut s’observer à plus grande échelle au niveau des « motifs d’exaltation ou de songe » qu’ordonne la prosodie de l’« ensemble versifié » : « Telle portion incline dans un rythme ou mouvement de pensée, à quoi s’oppose tel contradictoire dessin » (PF, 195) selon une dramaturgie des passions humaines qui peut se réduire en dernier ressort au battement premier entre l’angoisse du Néant et l’extase devant l’Être. C’est ce que Mallarmé appelle, dans « Solennité », les « attitudes prosodiques », dans lesquelles il invite « l’acteur » à s’insinuer en « y adapt[ant] son verbe » (S, 203). La voix, là encore, doit faire vivre ce qui est virtuellement inscrit dans « une métrique absolue » (S, 200) fondée sur les propriétés articulatoires des mots.

L’« ode à plusieurs voix », dont Le Forgeron de Banville fournit un modèle, fait entendre, mieux qu’une ode à une seule voix, le conflit des « attitudes prosodiques » et la variété des passions humaines qui se rattachent au drame fondamental. Pour le montrer, on prendra comme exemple, non pas Le Forgeron, mais Florise du même Banville parce que Mallarmé a laissé sur cette pièce en vers de précieuses notes de lecture, transcrites par Peter Hambly[55] et fort peu exploitées par les chercheurs. À la suite de deux tirades de la scène 1 de l’acte I, l’une de Célidée, désespérée à l’idée du départ d’Olivier et « Regardant l’avenir vide et le passé vide[56] », l’autre d’Olivier, qui lui objecte son retour futur, « brillant, heureux, vainqueur[57] », Mallarmé note : « parfois deux courtes tirades, du même nombre de vers quand il y a équilibre en leurs sentiments, d’où un silence après, difficile à rompre, si ce n’est par[58] un retour de musique, faisant penser à d’autres motifs de sentiment[59] ». Ce n’est pas un hasard si ces deux tirades ont retenu l’attention de Mallarmé. Les sentiments qui s’équilibrent sont la tristesse d’un côté et l’espoir, l’exaltation de l’autre ; la tristesse est associée à l’isotopie du vide, soulignée dans la tirade de Célidée par des coupes volontiers irrégulières qui traduisent le désarroi du personnage ; l’exaltation, elle, se traduit par l’isotopie de l’éclat, mise en relief dans la tirade d’Olivier par des coupes régulières où dominent les rythmes de l’élan. Cette seconde tirade se clôt sur l’image de l’aube :

À cette heure deux fois charmante au front des cieux

Où le brillant matin dans la pourpre se lève[60].

Les sentiments des personnages semblent épouser l’opposition originelle entre la lumière, source de vie, et le néant ; la prosodie donne corps à ces sentiments, exprimant deux « attitudes » fondamentales.

Sur les pages de garde de son volume, Mallarmé commente ainsi l’art de Banville : « toujours en indiquant des changements de ton dans les tirades, entre les coupes, forcer le comédien à tenir compte de celles-ci ». Autrement dit, la prosodie porte déjà inscrits en elle les changements de ton, que la voix réalise et que les didascalies viennent simplement rappeler. Plus haut, à la scène 1 de l’acte I, dans un passage que Mallarmé n’annote pas, se succèdent une brève tirade d’Olivier dite « Avec une expression de joie », où le personnage célèbre le « ciel […] bleu » et « l’amour », et une brève tirade de Célidée prononcée « avec mélancolie », où elle fait allusion à la mort et à la disparition de son frère[61]. Ces deux tirades s’articulent autour de la césure d’un même alexandrin (le vers 9), point de bascule d’une « attitude prosodique » à une autre que la récitation fait entendre. Selon Mallarmé, par ce moyen expressif, tout comme par le pouvoir évocateur des sonorités du vers, « l’Ode, dramatisée ou coupée savamment » (S, 202) donne aux hommes assemblés la conscience claire de leur « drame propre », c’est-à-dire du rêve idéal aux prises avec le néant, en même temps que celle de leur génie : car ils ont inscrit ce drame dans le principe poétique lui-même, qui le rappelle à leur esprit, leur procurant à la fois lucidité et plaisir esthétique.

Très tôt, pour Mallarmé, la poésie par excellence est l’ode, récitée, rendue vivante grâce à la voix. Celle-ci, par les coloris, les timbres qu’elle prête aux consonnes et aux voyelles en les articulant, rend audible ce qui était inscrit aux strophes, l’« air ou chant sous le texte », la musique silencieuse que le poète crée en « rémun[érant] le défaut des langues » (c’est-à-dire en compensant leur caractère arbitraire) et en « dégage[ant], du monde, un chant, pour en illuminer le rythme fondamental[62] ». Si l’auteur de « Solennité » voit dans la récitation de « l’Ode, dramatisée ou coupée savamment » le modèle « des réjouissances ou fastes officiels » (S, 202-203) réunissant le Peuple, c’est parce que « le Drame, ordinaire à tout éclat vocal[63] », la lutte entre les sonorités tantôt claires tantôt sombres de la voix, les contrastes de ton et de sentiment imposés par une prosodie savante, rejouent le drame solaire ou la « Tragédie de la Nature[64] », symbole du drame humain fondamental en quoi réside notre grandeur.