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Il savait, terrible certitude, que la nuit cherchait une issue pour entrer en lui. Contre ses lèvres, dans sa bouche, elle s’efforçait à une union monstrueuse. Sous les paupières, elle créait un regard nécessaire. Et en même temps elle détruisait furieusement ce visage qu’elle embrassait.

Maurice Blanchot, Thomas l’obscur

De la perception à la cécité, du visible à l’invisible, de la contemplation à l’aveuglement, il n’y a parfois qu’un pas. Qu’on pense au personnage d’Ulysse de James Joyce qui affirme que « nous devons fermer les yeux pour voir[1] » ou encore aux aveugles de Charles Baudelaire qui « traversent le noir illimité[2] », le voir, fragile et troublé, préfigure souvent sa propre perte. Dans le roman Ceux d’à côté de Laurent Mauvignier, les questions du voir et du non-voir se révèlent déterminantes, engendrant un paradoxe au sein de la narration. Catherine et l’Homme, les deux personnages principaux de l’oeuvre de Mauvignier, évoluent au coeur de ces contradictions : témoins-voyeurs, coupables de crimes qu’ils se montrent incapables de voir – l’Homme a violé mais ne sait pas s’il a tué, alors que Catherine, la voisine de la victime, n’a « rien vu, rien entendu » de cette agression, ils se découvrent à la fois aveugles et voyants, « illuminés » par autrui et pourtant invisibles aux yeux de la foule. Ces personnages qui voient « si bien le noir de la cage quand [elle] s’ouvre devant [eux][3] » se disent prêts à « s’inventer des yeux pour se voir » (C, 134), mais ils sont aussi conscients qu’ils disparaissent et que le monde ne les touche pas.

Ces paradoxes qui traversent le récit de Mauvignier soulèvent ainsi de nombreuses interrogations. Que voyons-nous des gestes que nous posons ? À quel degré le voir et l’aveuglement sont-ils intimement liés ? Y a-t-il une distinction entre voir et regarder ? Comment la perte de vue peut-elle, l’espace d’un instant, basculer vers le geste criminel ? Et, surtout, de quelle façon cela se traduit-il en littérature : « Où ? Quand ? Comment ? Par qui ? Ça y est. Soudain on voit… On ne peut s’empêcher de voir… C’est bien là la folie. On voit malgré soi, ce qui pourtant aveugle. Ce qui justement est perdu de vue[4]. »

Dans son ouvrage Ayaï ! Le cri de la littérature, Hélène Cixous écrit : « La cruauté, le sale propre de l’homme, a besoin d’une chambre, d’une scène meublée. Elle veut avoir lieu[5]. » Au fil de cet article, on analysera ce qui constitue le décor de cette fameuse « scène meublée » de la cruauté – tantôt scène de théâtre, tantôt scène de crime – et on se demandera quelle place y occupe le regard ou, au contraire, quelle est l’étendue du déni de ce même regard. Outre les réflexions d’Hélène Cixous, la question du voir et de l’aveuglement, telle que la posent Jean-Bertrand Pontalis, Georges Didi-Huberman et Maurice Merleau-Ponty, permettra de lever le voile sur les paradoxes qui prennent forme dans Ceux d’à côté, ce roman où, partout, on comprend que « voir, c’est sentir que quelque chose inéluctablement nous échappe[6] », que « voir, c’est perdre[7] ».

« Je » comme tous les autres : figure de l’alter ego coupable

Celui qui a vu, celui qui a fait : symétries, effets miroirs et réversibilité des rôles

Si les ombres d’Oedipe, Tirésias et Gorgô planent au-dessus de l’oeuvre de Mauvignier, telles des figures évanescentes, des veilleuses aux histoires sempiternelles et tragiques[8], le miroitement le plus notoire se donne à voir dans la relation symétrique qui unit Catherine et l’Homme, leurs discours se rejoignant à maints égards, tout comme leurs réactions ou leurs réflexes naturels se comprennent selon une structure narrative axée sur la réversibilité.

En effet, les deux protagonistes de Ceux d’à côté se démarquent comme des personnages complémentaires, voire des figures mutuelles d’alter ego. Autant le personnage de Catherine est témoin a posteriori du viol de sa voisine Claire à partir du récit que celle-ci lui relate, autant elle avoue être coupable de n’avoir « rien vu, rien entendu », alors que l’événement est survenu dans son immeuble. L’Homme, quant à lui, est indéniablement coupable, mais il joue aussi un rôle de témoin-voyeur, non seulement parce qu’il est le premier spectateur de son crime, le seul à pouvoir réellement en « témoigner », mais aussi parce qu’il dit, à plusieurs reprises, aimer « regarder les gens, inverser les rôles et les voir sans qu’ils [le] voient, personne, suivre d’en haut tout ce qui nous agite quand on est en bas » (C, 26). Mais si ces deux personnages parlent de leurs fautes, ils se montrent aussi momentanément aveuglés par l’envie de s’en défendre, de fuir leurs propres manquements en reportant le blâme sur autrui, telle Catherine qui reproche à Sylvain, le petit ami de Claire : « voilà ce que c’est de ne pas avoir voulu vivre avec elle » (C, 38), ou L’Homme qui dit de sa victime : « c’est elle qui m’a laissé seul avec le besoin d’elle. Et c’est pour ça que je n’ai pas pu avoir pitié » (C, 50).

Catherine et l’Homme, comme l’indique le titre du roman, sont des êtres « à côté », en marge de leurs vies et de leurs actions. Bien qu’ils soient deux individus distincts, leurs discours et leurs gestes se répètent ou se répondent, ne prenant tout leur sens qu’en résonance l’un par rapport à l’autre. En synergie, ces deux personnages représentent ce « second moi », cet « autre soi-même », à la fois étranger et semblable. Ils partagent des traits, des réflexions, des sentiments similaires et se révèlent les deux versions d’un même « Je ». Leur façon analogue d’être voyeurs, de guetter la vie des gens qu’ils croisent, dans la rue, les parcs, les jardins publics, les cafés, les pousse d’ailleurs à s’épier mutuellement vers la fin du roman, à se reconnaître sans se parler, comme s’ils savaient qu’ils étaient faits de la même étoffe. Catherine va jusqu’à dire de l’Homme qu’elle « n’a pas besoin de le regarder pour le voir » (C, 142), affirmation qu’il semble intéressant de rapprocher des propos de Roland Barthes qui, dans La chambre claire, se demande quelle différence il y a entre voir et regarder, et qui en vient à la conclusion que « le regard, faisant l’économie de la vision, semble retenu par quelque chose d’intérieur[9] ». Mais cette « retenue du regard » dont parle Barthes n’a pas lieu d’être entre Catherine et l’Homme, car plutôt que d’être vus par la foule, ils se voient, eux, totalement, réellement, comme s’ils partageaient les yeux d’un même visage, cette même impression de « déjà-vu ». Hélène Cixous analyse ce concept de « déjà-vu » dans son essai Relevé de la mort, sa définition semblant trouver écho dans la relation qui unit les deux protagonistes de Mauvignier :

Ne pas oublier que le « déjà-vu » n’est pas le retour identique d’un même, mais une sensation, un affect troublant de la mémoire, un signal qui éveille une nostalgie sans fond chez le sujet traversé par des rayonnements invisibles, une sensation de spectre, d’inconnu reconnu, d’apparition, un appel venu de la mémoire perdue, inaccessible, d’une autre vie gardée passée : cette trace déceptrice et poignante d’un avoir-été, d’un avoir-vu[10].

Cette « sensation de spectre », « d’apparition », semble rejoindre l’idée de voyance aveugle mentionnée également par Cixous, où l’apparition peut tenir de la vie comme de la mort, jaillir d’une lumière astrale comme s’expulser des ténèbres. À travers cet effet de « déjà-vu » qu’ils ressentent tous deux fortement, Catherine et l’Homme deviennent ainsi des « inconnus reconnus » et réalisent qu’ils partagent une proximité étrange et indescriptible, un rapport particulier qui les dépasse.

On pourrait par ailleurs analyser ce motif du miroir plus en profondeur pour comprendre l’osmose qui unit ces deux individus, car le symbolisme qu’on attribue généralement à cet objet en fait le parfait exemple pour illustrer la représentation de l’alter ego dans Ceux d’à côté. Comme le souligne Merleau-Ponty, le miroir « est l’instrument d’une universelle magie qui change les choses en spectacles, les spectacles en choses, moi en autrui et autrui en moi[11] », assertion qui rappelle le fameux « Je est un autre » de Rimbaud. De manière significative, l’incipit du roman de Mauvignier établit lui aussi une filiation manifeste avec la célèbre formule du poète lorsque Catherine dit :

Il fallait baisser les yeux, il fallait rabattre bien sa paume sur le coeur pour ne pas laisser voir où ça me laissait, où eux me laissaient, sans s’en rendre compte, avec leurs yeux pour eux, sans les autres, sans savoir que les autres, c’était moi.

C, 9

D’emblée, Catherine se décrit comme une étrangère à elle-même, une personne « hors champ », séparée de son identité et de son être. Il en va de même pour l’Homme dont la « maîtrise de soi » n’est pas chose acquise et qui se définit selon ce crime qui l’a rendu « autre », figeant à jamais sa condition humaine : « ce n’est pas d’avoir tué qui me rend fort, juste de ne plus pouvoir être autrement que ce que ça a fait de moi » (C, 24).

Ce n’est donc pas sans raison qu’on apprend au cours du récit que Catherine et l’Homme fuient leur réflexion comme la peste et qu’ils cherchent à se placer dos aux miroirs dans les cafés ou les salles de bains, afin de ne pas avoir à se confronter à l’expression de leur visage. Plutôt que de contempler leurs reflets, Catherine et l’Homme délaissent les miroirs et leur réfraction trop directe pour des objets qui possèdent les mêmes qualités (fenêtres, baies vitrées, vitrines des magasins, voire l’eau de la piscine), qui leur permettent de donner libre cours à leur voyeurisme, d’observer des gens à leur insu, de les prendre en filature. Objets « trompe-l’oeil », porteurs de vérités comme de mensonges, les miroirs dans Ceux d’à côté sont menaçants aux yeux des protagonistes, car ils sont capables de lever le voile de leur conscience, d’illuminer cette partie « à côté » d’eux-mêmes, cette « autre personne » qui les habite et les effraie et qui révélerait peut-être une image fidèle de leur personne, la potentialité de leur alter ego criminel.

Entre l’ombre, l’anonymat et le voyeurisme : dans/parmi/contre la foule

Mais se pourrait-il que cette fameuse figure d’alter ego, précisément, ait été influencée et déterminée par une cruauté et une indifférence involontaires de la ville à son endroit ? Si l’on en croit la première phrase de l’Homme, son identité se façonne en fonction de la masse qui l’entoure : « Moi dans la foule, je ne suis plus tout à fait cet homme, pas encore une ombre. Pas encore quelqu’un mais plus tout à fait personne » (C, 19). L’Homme ne parvient pas à être « un parmi d’autres », à se faire valoir comme individu, la multitude le laissant dans un état de semi-effacement, un entre-deux qui le rend anonyme et le dépouille de son « moi » profond. « La foule n’a pas besoin des gens » (C, 111), soutient-il. Cette phrase, qui survient au milieu du roman et qui frôle presque la critique sociale, intrigue par son caractère paradoxal et résonne avec la pensée de Pontalis, qui écrit dans Un jour, le crime qu’une « foule n’est pas une somme d’individus, elle est un ensemble anonyme qui se prévaut de cet anonymat pour revendiquer une irresponsabilité. Elle est totalitaire[12]. » En ce sens, si la foule est autocratique et n’a pas besoin de ceux qui la constituent, qu’elle ne tient pas compte des vies humaines qui la composent, alors de quoi a-t-elle besoin exactement ? De quoi est-elle réellement faite ?

Dans les mots de l’Homme, la foule s’illustre comme une masse corporelle écrasante vidée de son humanité, elle est un grand mouvement continuellement en marche qui bouscule, renverse, mais surtout frappe d’invisibilité tous ceux qui se montrent incapables de rentrer dans le rang. L’Homme explique son passage à l’acte en mettant l’accent sur la cécité de ces hommes et de ces femmes qui forment cette multitude qui le rejette, justifiant ses actes par « la façon qu’ils ont de [le] regarder et de ne jamais rien voir, eux, les autres, de leur côté de leurs murs » (C, 49). Suivant le point de vue du personnage, la foule se dévoile froide et coupable au même titre que la ville qui l’abrite, impression que vient confirmer Muriel Pfefferlé : « la ville dans laquelle [les personnages] déambulent constitue en effet une allégorie de ces deux états d’abandon en miroir[13] », soulignant aussi qu’« [I]ncarnation de l’isolement, la ville est perçue comme un milieu hostile qui phagocyte les êtres qui y vivent, les rendant indéterminés et anonymes[14] ». Le terme « phagocyter » apparaît particulièrement bien choisi pour décrire l’effet que provoque la foule sur Catherine et l’Homme, eux-mêmes absorbés, étouffés, paralysés par la ville et tous ces autres qui ne les voient pas, réagissent à cette souffrance en la transférant à Claire, dont la vie se trouve spoliée, confisquée, par procuration malsaine et/ou désir obsessif incontrôlable.

Mais comme le répète l’Homme, « le plus dur, c’était ça. De résister à l’attrait de ce qui ne vous voit pas. Parce qu’à un moment ça blesse trop loin, de ne pas être vu » (C, 50). Suivant cette idée, l’alter ego devient peut-être cette figure de « l’Autre suprême », trop « à côté », trop étranger, trop transparent pour que sa présence puisse être considérée dans l’espace public, « arrêtée sur image ».

Car s’il est possible de supposer que l’alter ego se rencontre dans cette figure étrange qui se cache de l’autre côté du miroir, qui reproduit nos mouvements à l’instant près où ils sont effectués, on peut aussi considérer celui qui nous talonne telle une ombre furtive, qui évolue dans l’obscurité de chacun de nos pas, qui se défile dès qu’on essaie de l’attraper. Le motif de l’ombre, disséminé à travers tout le roman, n’est d’ailleurs pas seulement assimilable au personnage de l’Homme, mais aussi à ceux de Catherine et de Claire. Incapables de revendiquer leur enveloppe charnelle, chacun des trois personnages passe de la lumière à l’obscurité, du diaphane à l’opaque, mais évidemment, l’Homme demeure celui qui embrasse le monde nocturne de la manière la plus ostensible.

Tel un animal nyctalope, l’Homme semble avoir développé très tôt une facilité à capturer la noirceur, à l’apprivoiser dans ses yeux : « Et je me souviens qu’enfant, il m’arrivait de me dire, au moment de me coucher, non, je ne vais pas dormir, je vais regarder toute la nuit passer sur nous » (C, 91). Cette faculté semble du reste ne l’avoir jamais quitté, comme si, avec le temps, son ombre avait pris le dessus sur sa chair, qu’elle était devenue l’espace premier de son existence. Il dit, par exemple : « chacun retourne dans son ombre » (C, 91), comme quelqu’un d’autre parlerait de retourner « chez soi », « dans sa maison ». À partir de cette phrase, on peut donc déduire que l’Homme, à force de contempler le noir, a réussi à intégrer ce ciel d’encre qui flottait au-dessus de lui, à s’y fondre complètement, quitte à devenir une silhouette fugitive, un être aux traces invisibles.

Cette noirceur, de surcroît, semble être de celles qui peuvent se répandre sans limites, ternir les vies d’autrui à jamais. Après avoir été agressée par l’Homme, Claire se sent dériver au large du monde, devenir un vestige d’elle-même : « qu’est-ce que je pourrais vivre après, dis, si toujours il fallait n’être qu’un corps qui a survécu à sa mort, et n’être rien d’autre qu’une ombre, rien » ? (C, 53). L’Homme, en violant Claire, la fait sombrer en elle – pourrait-on même dire s’ombrer –, lui transmettant son obscurité contagieuse. De son côté, Catherine, bien qu’elle ne se décrive pas selon les mêmes termes que l’Homme, demeure son alter ego, élément qui devient de plus en plus flagrant au fil du roman et surtout vers la fin, lorsqu’il la suit au cinéma et ne ressent pas le besoin de la rattraper à la fin de la séance. Loin d’être un hasard, Catherine voit l’Homme au cinéma lorsque les néons de la salle s’éteignent (C, 146) et se dit elle-même « visible en clair-obscur » (C, 147), détail pertinent dans la mesure où Catherine est coupable, certes, mais à un niveau bien moindre que l’Homme, ce qui lui donne « le droit », elle, d’osciller entre la lumière et la noirceur, de se trouver à la frontière de deux mondes, « à la charnière de l’Ombre et de la Femme[15] », comme le souligne Carine Capone.

Dévorer des yeux ou baisser les yeux ? Du passage à l’acte au retrait du monde visible

Il importe toutefois de garder à l’esprit que si les deux protagonistes de Mauvignier sont dotés d’un certain aspect immatériel, voire spectral, qui semble les priver de consistance, ils sont aussi à l’écoute de leurs besoins primaires et font preuve d’une volonté de survivre qui les autorise à vampiriser la vie des autres, en l’occurrence celle de Claire.

Catherine, par exemple, se nourrit de la force vitale de sa voisine : elle l’absorbe, ayant l’impression d’exister seulement par procuration. Intégrant souvent les mots et diverses impressions de Claire à même ses monologues, Catherine agit comme le porte-voix de ce personnage meurtri, elle raconte à sa place, pense à sa place, tremble à sa place, à tel point qu’elle en vient à s’aveugler, à écarter sa propre parole en s’appropriant un drame qu’elle n’a pas vécu : « Non, moi je pense à Claire. Parce que maintenant, c’est presque mon histoire, d’une certaine manière, si on veut, et pas seulement parce que c’est moi qui l’ai trouvée » (C, 32). Or cette façon qu’a Catherine de veiller sur la vie de Claire, ou plutôt de la sur-veiller, de s’y égarer jusqu’à se donner l’impression qu’elle aussi en est l’actrice principale, est entrecoupée de moments de lucidité, puisqu’elle admet ressentir « cette douleur de savoir qu’[elle] prend à Claire ce qu’elle croit partager » (C, 80). À partir des doutes, des peurs et des secrets d’une autre, Catherine parvient ainsi à se composer un nouveau « soi », à se donner une raison de se lever chaque matin, en se faisant croire qu’elle sort de l’absence alors qu’elle ne fait que s’y enfoncer.

Or, Catherine n’est pas la seule à agir de façon vampirique avec Claire. L’Homme, de son côté, n’est pas uniquement une créature de la nuit, mais bien un prédateur incapable de résister à l’attrait de sa proie :

Tout entier, moi je n’aurai été que des yeux fixés sur elle. Des yeux qui n’auront pas dit au cerveau ce qu’ils avaient vu mais la dévoraient déjà, elle, cédant à ce pour quoi ils sont faits, regarder, tout, elle, le mouvement de l’eau […] et alors cette force dans le geste qu’il fallait prendre d’un coup d’oeil avec la férocité des yeux…

C, 24-25

L’expression « dévorer des yeux » employée par Mauvignier dans ce contexte devient soudainement très éloquente, car on comprend qu’elle est prise dans un sens plus littéral, plus inquiétant que celui qui prévaut généralement. L’Homme guette comme un fauve, il attend avant de se lancer, bien conscient de la sauvagerie qui l’anime, car il n’est pas question ici de « manger des yeux », mais bien de « dévorer », verbe beaucoup plus violent qui sous-entend un déchiquetage par les dents, la marque d’un désir de captation vorace, mais aussi une avidité bestiale, une faim qui tenaille et qu’il faut satisfaire. Pontalis, dans Un jour, le crime, se penche d’ailleurs sur cette envie primitive de tuer, insistant lui aussi sur la perte de contrôle qui s’ensuit, la nécessité de laisser libre cours à une cruauté trop souvent refoulée :

L’impératif « Tu ne tueras point » se transforme en son contraire, tout aussi impératif « Tu dois tuer ». Et alors, c’est le déchaînement, un déchaînement qui brise les barrières, les digues, comme un cataclysme naturel, qui transgresse tout interdit, viole, fracasse, mutile le corps et, à l’extrême, le dépèce ou le dévore[16].

Assurément, quelque chose du rapport au sang (et à la peau) se déploie dans le roman de Mauvignier. L’Homme, par exemple, avoue qu’il n’aurait jamais cru que « tout pouvait mordre en [lui] si loin » (C, 106) et qu’il a tout fait pour « baisser les yeux et mordre [sa] langue, au sang, pour ne plus avoir envie… » (C, 49). Tiraillé entre sa nature profonde, qui lui répète de disparaître du monde visible, et l’animalité destructrice et grandissante qui l’habite et lui commande d’écouter ses plus bas instincts, l’Homme entrevoit dans l’action de « baisser les yeux » un possible salut, un moyen de ne pas franchir ce pas décisif, un remède contre ce « goût du sang » qui le pousse vers l’interdit. Néanmoins, il ne parvient pas à se « retirer du voir » à temps et laisse ainsi sourdre ce crime en devenir. Dès lors, que camoufle cet appétit pour la chair, cette tentation irrépressible de mordre, si ce n’est l’expression d’une joie carnassière, l’excitation d’éprouver le pouls d’un autre contre le sien, la surprise de se sentir de nouveau vivant ? Qu’est-ce que le passage à l’acte, sinon l’incarnation de l’hubris grec, la transformation désobéissante suprême, la victoire d’une folie libérée de ses chaînes, où le voir n’a plus lieu d’être ?

La violence criminelle, une hallucination momentanée

Pourquoi je suis celui que je ne suis pas, je n’est pas moi, je cours à ma perte, ce n’est pas cela que je voulais dire, ce n’est pas celui-là que je voulais tuer, je ne suis pas à ma place, c’est toi, insensé, qui m’agis et passes à l’acte qu’ensuite je signe Je[17].

Ces phrases, tirées de Ayaï, auraient pu être proférées par l’un ou l’autre des protagonistes du roman de Mauvignier, tant elles décrivent avec acuité les contradictions intérieures qui les déchirent. Car « Je » n’est en effet jamais complètement « moi » ni complètement seul dans Ceux d’à côté, et certainement pas lorsqu’il est question de crime ou de violence, comme en témoigne l’Homme dans cet extrait :

Est-ce que je sais, moi, ce que j’ai fait ? Et puis, je leur dirai, ça prouve quoi ce que j’ai fait, dites-moi, vous, qui vous êtes, vous, pour savoir que je suis moi tout entier dans mes gestes, seulement dans mes gestes, pour dire qu’à côté je ne suis rien d’autre. Comme si on était que ce qu’on a fait. Je le dirai, ça, que je ne voulais pas.

C, 48-49

Le problème soulevé ici par l’Homme nous permet d’aborder de front l’hypothèse de cette étude : qu’est-ce qui « nous agit » lorsque nous posons des gestes intolérables ? Où débute l’acte criminel et où s’interrompt la perception ? Jusqu’où s’étend cette perte de vue et, surtout, est-il possible d’en revenir, d’ouvrir les yeux à nouveau ?

À ce propos, Jean Cooren élabore dans L’ordinaire de la cruauté l’idée selon laquelle « [sur] la scène sociale, se répète ainsi à l’infini, à des degrés variables, le clivage entre “l’étranger convenable” […] et “le barbare”, celui qui devrait être chassé hors des frontières[18] ». Le psychanalyste s’interroge : « Qui donc est en effet l’étranger en soi et pour soi, et de qui “soi” est-il l’étranger[19] ? » Êtres foncièrement en marge de la foule, les protagonistes de Mauvignier partagent ces deux pôles identitaires et se chassent eux-mêmes d’une civilisation qu’ils considèrent aliénée et indifférente, demeurant au fond d’eux-mêmes des dénaturés, des indomptés, des « sauvages ». Et c’est sans contredit ce « reste » de cruauté somme toute universelle, résiduelle, originaire, qui subsiste en continuité entre l’individu et la masse[20], qui surgit en l’Homme lorsqu’il s’attaque à Claire.

Que devient ainsi le crime face à l’aveuglement de la parole ? Quel est le poids de l’acte perpétré devant les mots : « Je n’ai rien fait » ? En d’autres termes, qu’est-ce encore que « commettre », si tous les gestes sont sujets à leur possible disparition dans le temps de la violence ? Pontalis exprime à cet égard une idée fort pertinente lorsqu’il rappelle que « l’hallucination est plus forte que la perception », qu’« à l’instant du meurtre la plupart des criminels sont hallucinés et que ce n’est pas seulement pour leur défense qu’une fois redevenus conscients ils affirment : “J’ai été pris d’un coup de folie.”[21] » Il serait même possible de discerner à travers l’utilisation que fait Pontalis du terme « hallucination » une proposition plus radicale – soit celle de l’aveuglement –, car si la cécité tend vers l’absence, la négation du voir, l’hallucination, elle, évoque l’idée d’un voir tellement amplifié, excité, magnifié, qu’il en deviendrait un mirage, une tromperie, une simple illusion. À en croire cette interprétation, la figure du criminel « halluciné » ne serait donc pas seulement dans le « non-voir » de ses actions : elle serait pleinement dans le mensonge de sa propre vue, l’éblouissement faussé de ses perceptions.

Or, de l’aveuglement à l’hallucination, que se passe-t-il lorsque la « violence surgit, éclate, telle une éruption volcanique, comme si le dedans exigeait d’être dehors[22] » ? Qui « jaillit » hors de nous au moment du crime, sinon cet « autre », cet « alter ego », cet « à côté » que nous cherchons tous à enterrer au plus profond de notre être ? Ce désir de « s’extraire de soi » suite au passage à l’acte, de sortir de son corps – voire d’en changer complètement –, se révèle bien présent dans le roman de Mauvignier et s’illustre de façon double, puisque l’Homme, qui s’est déjà expulsé de lui lorsqu’il a attaqué Claire, souhaite à nouveau saillir de son corps, mais cette fois pour ne plus avoir à en subir le poids :

Je voudrais hurler aux gens, au premier venu, tiens, toi, prête-moi ton corps, il vaudra toujours mieux que le mien et pendant que je m’habitue au tien, j’aurai au moins le temps de me faire croire que je ne suis pas moi.

C, 45

Se faire prêter un nouveau corps, une nouvelle peau, une nouvelle vie pour ne plus avoir à regarder la mort dans les yeux, tel est le désir de l’Homme. Le motif de la peau revient ainsi avec insistance à travers les descriptions du personnage et expose toute l’intensité du rapport au corps dans le roman. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, comme le remarque Pontalis, les criminels profèrent souvent la menace « J’aurai ta peau[23] ». Telle la promesse d’une vengeance annoncée, cette phrase porte en elle une cruauté intrinsèque et met l’accent sur le désir de possession qui précède le passage à l’acte, la folie de vouloir s’approprier une deuxième chair, une deuxième épaisseur de vie à travers autrui.

À l’instar de l’Homme de Mauvignier, le personnage de Catherine souhaite aussi intégrer un second corps, « se faire croire qu’elle n’est pas elle », mais de manière différente. Catherine incarne l’empathie poussée à son plus haut degré : elle est celle qui se met dans la peau de Claire pour comprendre ce qui lui est arrivé, celle qui se glisse dans son histoire au point de ne plus vouloir en sortir. Poreuse, Catherine s’imagine « autre » à travers la vie de Claire, elle enfile d’autres masques, d’autres costumes, échappant au réel en cherchant à faire dériver son corps loin d’elle. Or les corps ne se laissent pas facilement oublier dans Ceux d’à côté. Suprêmes, ils reviennent à la charge, ré-habitent les protagonistes le temps de leur rappeler la puissance (mortifère ou non) qu’ils renferment, tel qu’en fait part l’Homme :

On était pris au même piège, elle et moi, de mon corps. Moi aussi j’étais sous mon corps quand il est sorti de moi et que j’ai vu sa force, cette force, comment c’est moi aussi qu’il a jeté par terre, mon corps, quand il l’a fait tomber, elle.

C, 88-89

Qu’il éclate hors de ses limites, disparaisse au coeur de l’hallucination criminelle ou cherche à réfréner ses ardeurs, le corps humain n’est pas le seul à faire régner sa loi dans le roman de Mauvignier : un deuxième corps, le corps du texte, parvient lui aussi à « semer des pièges », à prendre le langage en otage, à le manipuler, quitte à camoufler les actions des personnages derrière « l’obscur » des mots. On reconnaît en effet à l’auteur une discrétion certaine dans sa manière de dire l’événement ainsi qu’une prédisposition marquée pour des figures discursives telles que l’allusion, l’ellipse, la digression, qui font en sorte d’entraîner le lecteur loin de la réalité racontée. Dans les mots de Mauvignier, le viol n’est jamais explicité comme tel : il est remplacé systématiquement par un « ça » si impitoyable que ce à quoi il se rapporte devient ineffable et ne peut plus exister au coeur des discours : « ça s’est passé devant ma porte et moi je n’ai rien vu, rien entendu » (C, 33) ; « et me dire que je n’ai rien fait, qu’elle n’a pas vécu ça, de moi » (C, 65). Que Catherine ou l’Homme racontent leur version de l’histoire, l’agression demeure donc à l’état de « ça », tel un mot qui pourrait à la fois susciter tout et rien, servir « d’euphémisme inconscient[24] », comme le note Carine Capone, ou contenir à lui seul la gravité de tous les crimes jamais commis. Il est d’autant plus difficile de ne pas lier l’intensité de ce « ça » au « ça » pulsionnel de Freud, à la source de tous les débordements, excès et désirs défendus et/ou inassouvis. Dès lors, ce « ça » ferait non seulement état des « voix démunies face aux mots et aux réalités qui s’y rapportent[25] », comme le suggère Capone, mais il permettrait aussi d’insister sur l’impossibilité de reconstituer le crime dans la parole, accentuant par là même le caractère « aveugle », voire « halluciné » du texte de Mauvignier, où le langage se dérobe à l’horreur des actes perpétrés.

Au royaume des aveugles : expériences du monde sensible

Passages impossibles du voir au dire : le « ça doit être beau » aveugle

D’un même souffle, ce caractère d’indicibilité du récit de Mauvignier, ce silence qui s’impose dans la voix et dans l’écriture résonne avec d’autres oeuvres qui traitent du voir et de l’aveuglement, tel Aveugles, livre d’art de Sophie Calle. Cet ouvrage, qui comprend des photographies et des témoignages de personnes ayant perdu la vue, met en scène plusieurs histoires abordant ce passage impossible du voir au dire, tant sur le plan des images que sur celui du texte. Ainsi, lorsque Calle demande à des gens nés aveugles de lui décrire la plus belle chose qu’ils ont jamais vue, on remarque que l’incertitude, le « ça doit être beau » prédomine, comme si cette infirmité se traduisait dans leur discours sous la forme d’une opacité langagière. Les aveugles de Calle ne peuvent concevoir et parler de la vue qu’à travers un doute constant, un « croire chancelant[26] ». Cela dit, le dernier aveu, où un homme répond de façon désarmante : « Le beau, j’en ai fait mon deuil. Je n’ai pas besoin de la beauté, je n’ai pas besoin d’images dans le cerveau. Comme je ne peux pas apprécier la beauté, je l’ai toujours fuie[27] », tranche avec l’aspect rêvé des autres confessions et ramène brutalement le lecteur à la réalité.

Ce deuil des images auquel cet homme aveugle s’est résolu, ce refus assumé de la beauté dans une existence qui l’a privé de ses couleurs et de ses formes, rappelle le personnage de Catherine. Bien qu’elle ne soit pas physiquement aveugle et qu’elle possède des « yeux pour voir », on la sent constamment prête à disqualifier sa parole, ses gestes, ses désirs, comme si, à l’instar de cet homme aveugle, elle avait mis un trait sur un éclat du quotidien auquel elle croyait ne plus avoir droit, un monde dont elle pensait déjà ne plus faire partie.

Plutôt que d’ouvrir les yeux, de s’éveiller à ce qui l’entoure, de « saisir par le regard », Catherine se détourne d’une vue qu’elle possède, mais en laquelle elle ne croit pas, ce qui engendre aussi une méfiance à l’égard des mots. Suivant l’hypothèse de Capone, Catherine serait un personnage-type des romans de Mauvignier, car selon elle, « [les] personnages de Laurent Mauvignier sont caractérisés par une parole empêchée, où les injonctions sociales et intimes freinent l’expression orale, les condamnant à ne pouvoir exprimer l’événement[28] ». Mais s’il y a de l’inexprimable chez Catherine, un brouillage certain face à sa façon d’appréhender sa réalité, c’est justement parce qu’elle ne « sait » pas comment voir et qu’elle n’est dès lors pas en mesure de « dire » ni de « faire ».

Telle une enfant qu’il faut guider, Catherine avance à tâtons, se fiant elle aussi au principe d’un « ça doit être beau » déterminé par le regard des autres. Claire et son petit ami Sylvain se révèlent, dans ce cas-ci, ceux qui sont « doués pour la vie », ceux dont les paroles gagnent à être entendues et dont les gestes méritent d’être imités. Cette prédisposition au renoncement, ce « deuil annoncé du radieux » – vocable à entendre dans ses multiples sens – qui définit Catherine et qui s’apparente presque à de la résistance obstinée, évoque le personnage myope du texte « Savoir » de Cixous, personnage qui se trouve depuis sa naissance en défaut de voir, prisonnier d’une existence voilée qu’il n’a pas choisie :

Chaque jour, il y avait refus, mais qui pouvait dire d’où partait le refus : qui se refusait, était-ce le monde ou elle ? Elle était de cette race obscure subreptice qui va désemparée devant le grand tableau du monde, toute la journée en posture d’aveu[29].

Dans « Savoir », Cixous trace le portrait d’une femme myope en proie à des doutes, des incertitudes, des « peut-être » incessants qui sont le résultat de sa mauvaise vision. Un jour, cette femme décide de recouvrer la vue grâce à une opération chirurgicale. Mais paradoxalement, une fois qu’elle est à même de voir, que tout surgit devant elle avec une précision qu’elle n’avait jamais pu expérimenter auparavant, elle se demande si elle n’est pas en train de perdre « sa première vue », celle qu’elle avait toujours connue jusqu’ici : sa myopie.

Autrement dit, que serait alors la « bonne vue » ? Celle avec laquelle on a appris à lire le monde ou celle qui se présente comme un gage de vérité, car présumée sans défaut ? En se séparant de sa non-voyance, du nuage rassurant qui voilait ses pupilles, la femme du récit de Cixous demeure dans un entre-deux, un « non-savoir », puisqu’elle est obligée de faire « le deuil de l’oeil qui devient un autre oeil[30] » et qu’elle ne saura dès lors jamais exactement ce qui s’est perdu entre son ancienne vue et sa nouvelle vue, entre son voir imparfait et son voir sans faille. Dans cette perspective, Catherine et la femme myope peuvent de nouveau être comparées, car vers la moitié du roman, l’Homme guette Catherine et nous apprend qu’elle porte des lunettes (C, 146) – souffre-t-elle de myopie, de presbytie, d’astigmatisme ? –, lunettes qu’il lui faut par ailleurs nettoyer à la fin de l’oeuvre puisqu’elles sont « trop embuées ». Ce détail, qui semble au premier abord anodin, est en fait loin de l’être : il illustre l’hésitation qui contraint le personnage de Catherine. Car celle-ci peut voir, certes, mais pas parfaitement sans l’aide de ses lunettes, instrument qui peut autant agir à titre de prothèse que d’écran protecteur, de mur invisible toujours prêt à se dresser entre elle et l’extérieur. Cachée derrière ses verres et un « non-savoir » qui la pousse à se convaincre de phrases telles « je me disais qu’eux ne pouvaient pas me voir […] je me disais que je ne savais rien, que je n’étais au courant de rien, jamais, tant pis, rien à faire » (C, 144), Catherine, telle la femme myope, demeure un être « [arrêté] au sein de l’invisible[31] » qui ne peut qu’être vu et éclairé en clair-obscur.

« Je n’ai rien vu, rien entendu. » Le rôle de l’ouïe dans Ceux d’à côté

Cependant, si Catherine fait partie de ceux qui baissent les yeux, qui évitent d’« attraper » par le regard, elle ne se réfugie pas pour autant dans l’annihilation complète de toute expérience sensible ou sensorielle. Dès les premières lignes du roman, on comprend qu’elle n’est pas nécessairement celle qui voit, mais plutôt celle qui entend, qui s’efforce d’écouter, de tendre l’oreille, comme si, faute d’être à l’affût visuellement, son ouïe s’en trouvait doublement aiguisée. N’est-ce pas d’ailleurs Diderot qui écrivait, à propos des capacités auditives des non-voyants, que « [l’aveugle] a la mémoire des sons à un degré surprenant ; et les visages ne nous offrent pas une diversité plus grande que celle qu’il observe dans les voix. Elles ont pour lui une infinité de nuances délicates qui nous échappent[32] » ?

Catherine, la plupart du temps, préfère donc se taire, s’abandonner au silence, et pour cela, elle accepte que tous les sons du dehors se répercutent et s’amortissent en elle ; les vibrations, les bourdonnements, la musique, mais surtout les confidences, les secrets et les murmures de Claire rebondissent sur elle et finissent par s’absorber dans son mutisme :

À moi, Claire parle. D’ailleurs tout le monde m’a toujours parlé. Je ne sais pas pourquoi tous ils déversent les choses qu’ils ne peuvent pas dire mais à moi ils disent tout, et j’écoute, j’entends, je vis par ça.

C, 15

L’ouïe, chez Catherine, devient en effet un moyen de survie, une façon d’oublier sa propre histoire, de quitter le vide et le sentiment de claustration que lui inspire son appartement. Grâce à ses oreilles et aux sons qu’elle entend au-dessus d’elle, dans la cage d’escalier, à travers les murs, Catherine s’évade et imagine la vie de Claire, mais aussi celle de tous les résidents de son immeuble, devinant leur quotidien à partir des bribes qu’elle en capte.

La musique et le chant occupent aussi une place prédominante au sein du roman, puisque Catherine qui a, ironiquement, tant de difficulté à légitimer sa parole, exerce sa voix en vue d’un concours de chant, « parce qu’il faut bien faire quelque chose de sa peau » (C, 32). Mais la musique, qui semble être le seul talent de la jeune femme, devient rapidement une source de culpabilité grandissante, car Catherine portait un casque d’écoute et chantait au moment où Claire a été attaquée par l’Homme. Catherine, habituellement aux aguets de chaque souffle, bruissement, grincement de son immeuble, n’a pas ouï la seule fois où il aurait été impératif qu’elle le puisse : elle se trouve trahie par son sens le plus développé. Dès lors, la musique et le chant, motifs qui lui sont associés tout au long du roman, lui rappellent sa faute, son aveuglement, ce moment fatidique où son casque l’a retranchée du monde et l’a empêchée de secourir Claire. La honte s’avère si pesante pour Catherine, si dure à encaisser, qu’elle en vient à avoir envie de se déresponsabiliser, en blâmant la musique :

Et je n’ose même pas dire à cause de la musique, alors qu’il faudrait dire à cause et non avec la musique, car c’est à cause d’elle que je n’ai rien entendu, la musique, comme si maintenant je devais pour toujours me dire que chanter c’était fait exprès pour ne rien voir, ne rien entendre.

C, 33-34

La musique, dans Ceux d’à côté, agit ainsi souvent à titre de souvenir auditif, elle suscite des réminiscences pénibles pour Catherine, mais l’Homme, lui aussi, est appelé à revivre son crime lorsqu’il retourne à la piscine en dehors des heures d’ouverture, lieu où il a vu Claire pour la première fois. L’ouïe détient un pouvoir de hantise puissant, elle permet de faire renaître des images, de les rejouer, elle oblige l’Homme à re-voir son crime par le son. Tous les bruits de la piscine – les enfants qui jouent, les éclaboussures, les rires – s’avèrent autant de résonances insupportables à réentendre. Les battements de son coeur, même, semblent porter l’ampleur de sa faute, le poids des images qu’il souhaiterait oublier :

Parce que moi, toujours j’entendrai mon coeur qui cogne. Et je ressens sous les draps ce que ça fait dans l’eau quand le coeur bat trop fort, dans les tempes, sous la peau ou dans l’eau, le sang. […] Ça vibre, ça prend les coups et souvent me remonte à la tête cette image, son corps à elle qui est sous l’eau […].

C, 20-21

Un autre passage du roman vient confirmer que l’Homme craint la dimension sonore liée à l’événement passé, l’intolérable que pourrait lui causer sa propre ouïe, comme si celle-ci comportait un danger qui lui était immanent, qu’elle était en mesure de rendre les événements plus vrais que nature, les drames plus réels, peut-être même les fautes plus graves :

Je voulais juste qu’elle ne crie pas. J’aurais tellement eu peur qu’elle crie, parce que, non, pas parce que quelqu’un aurait pu entendre, quelqu’un d’autre que moi. Mais seulement parce que, moi, ces cris m’auraient déchiré. J’aurais tellement souffert de ces cris, d’entendre qu’elle ne voulait pas.

C, 69

Que cela passe par le chant, la musique ou le clapotis de l’eau de la piscine, l’ouïe, dans Ceux d’à côté, se fait ainsi juge et sentence : elle accule les protagonistes au pied du mur, leur rappelant, sous forme de résurgences douloureuses, qu’ils n’ont pas su voir les gestes qui leur ont échappé (l’Homme), comme ceux qu’ils n’ont pas été capables de poser (Catherine).

Le visible et le tangible. Tension entre oeil et main

Il n’est sans doute pas impossible de penser que si les actes répréhensibles prennent forme, ils ne deviennent réellement crimes que s’ils réussissent à se libérer des yeux qui les gardent prisonniers, qui les empêchent de se déplacer vers d’autres parties du corps promptes à réagir aux pulsions : la langue, le sexe, les jambes, mais surtout et avant tout, les mains. Du moment que la tentation la plus irrésistible reste simplement de l’ordre du regard, qu’il n’y a pas de prolongement concret de ce désir, d’extension physique incontrôlable pour l’accompagner, l’observation, aussi insistante soit-elle, semble socialement acceptable, presque inoffensive. Mais qu’advient-il de ceux qui ne savent pas se servir de leurs yeux ? Peuvent-ils se maîtriser comme les autres, empêcher leurs mains de parcourir tout objet se mettant en travers de leur chemin ? La vue serait-elle « un toucher qui ne s’étend que sur les objets différents du visage, et éloignés de nous[33] », comme le laisse entendre l’aveugle de la lettre de Diderot ?

Si l’on en croit Maurice Merleau-Ponty, un lien ténu unirait effectivement l’expérience du visible à celle du tangible :

Il faut nous habituer à penser que tout visible est taillé dans le tangible, tout être tacite promis en quelque manière à la visibilité, et qu’il y a empiètement, enjambement, non seulement entre le touché et le touchant, mais aussi entre le tangible et le visible qui est incrusté en lui, comme, inversement, lui-même n’est pas un néant de visibilité, n’est pas sans existence visuelle. Puisque le même corps voit et touche, visible et tangible appartiennent au même monde[34].

Georges Didi-Huberman, dans son essai Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, fait lui aussi référence à la phénoménologie de la perception de Merleau-Ponty et à cette proximité du visible et du tangible, lorsqu’il rappelle que

le voir ne se pense et ne s’éprouve ultimement que dans une expérience du toucher […]. Comme si l’acte de voir finissait toujours par l’expérimentation tactile d’un pan plus élevé devant nous, obstacle peut-être ajouré, oeuvré, de vides[35].

Ce qui se touche et se découvre « tangible » se comprendrait ainsi comme un prolongement du « voir », puisque lorsque nous sommes dans l’incapacité de voir, que la vue nous est dérobée, notre corps opère une substitution, sensibilisant et affinant nos autres sens pour compenser cette perte de vision.

Ce prolongement du voir, ce « pan tactile plus élevé » décrit par Didi-Huberman, se trouve dépeint dans le roman de Mauvignier sous la forme d’une tension fragile entre ouverture et fermeture, distance atteignable et horizon inaccessible, oeil fermé et main tendue. Le corps étant ici un support de langage, le rapport qu’entretiennent les deux protagonistes au toucher est aussi équivoque que leur relation au voir, détail qui semble valider les propos de Merleau-Ponty sur cette inséparabilité du voir et du toucher, « ces deux rangées en miroir du voyant et du visible, du touchant et du touché, [qui] forment un système bien lié[36] ». L’Homme, par exemple, avoue au milieu du roman :

Le monde ne me touche pas, les choses, je les vois comme des promesses et elles ne me concernent pas longtemps, non, le temps d’y toucher et de les oublier. Comme si approcher c’était déjà suffisant, ou trop, qu’effleurer c’était déjà douloureux, qu’il fallait ne pas rester, baisser les yeux sur ce qu’on pourrait toucher en vrai.

C, 84

Cette confession de l’Homme, aussi brève soit-elle, explicite très clairement les contradictions avec lesquelles il est aux prises. Replié sur lui-même, il se tient à l’écart des gestes et des mouvements des autres, il se sent foncièrement étranger à leurs déplacements, leur proximité, leurs rapprochements faciles, prétextant même que la foule ne lui permet pas de « voir comme on peut voir quand il n’y a personne » (C, 109). Mais c’est précisément parce que l’Homme est un être nocturne aveuglé par la lumière du jour, un animal solitaire embusqué dans ses propres repaires qu’une partie de lui cherche à tout prix à empoigner, anéantir, pour ultimement posséder par les mains, « faire sien ». Effrayé par une hyper-sensibilité qui lui donne l’impression qu’« effleurer [est] déjà douloureux », l’Homme ne peut faire preuve de délicatesse, ni même contrôler l’ampleur et la force de ses gestes. Ce « toucher en vrai » auquel il souhaite tant résister représente d’ailleurs sa plus grande crainte comme son plus grand désir. Lorsque l’Homme viole Claire, qu’il permet à ses mains de se libérer de ses yeux, ou plutôt, d’en incarner le prolongement, le « baisser les yeux », évoqué plus haut, évolue vers sa forme de retranchement la plus avancée : le « fermer les yeux ».

Du côté de Catherine, le tangible se double aussi d’une relation conflictuelle au monde extérieur, dans la mesure où elle ne parvient à se décrire qu’en des termes qui la dépouillent de toute individualité. Avant tout, elle se perçoit comme une enveloppe corporelle anonyme, une peau humaine impersonnelle, une simple possibilité de contact charnel pour autrui :

D’ailleurs, on ne me touche pas vraiment, non, on touche une peau, c’est tout. Et que ça soit la mienne n’est important que pour moi. Parce que pour le reste c’est une peau qu’ils touchent. Seulement une peau parce qu’ils ont besoin d’un visage, d’un sexe, de bras, comme moi j’ai besoin des leurs. Et peu importe qui est sous la peau.

C, 118

Tout comme l’Homme, Catherine a l’impression d’être imperméable, impénétrable, introuvable derrière son propre corps. Le visible et le tangible s’amalgament : puisque Catherine n’est pas véritablement vue par les hommes avec qui elle partage ses nuits, elle ne peut dès lors être touchée au coeur, atteinte ou ébranlée par ces rencontres. La profondeur des relations qu’elle développe avec ces amants passagers s’arrête à la surface de sa peau – alors qu’elle demeure, elle, celle qui « se met dans la peau » d’autrui – et renforce du même coup son sentiment d’incomplétude perpétuel. Le besoin de sensation tangible qu’éprouve le personnage peut ainsi s’entendre dans ses deux acceptions : si Catherine souhaite ultimement une véritable contiguïté, être choisie de l’intérieur pour ce qu’elle a et ce qu’elle est « sous la peau », elle se montre aussi globalement en quête d’expériences concrètes, manifestes, qui lui permettraient d’éclaircir ce brouillard qui enveloppe son existence et dont elle peine à s’extraire.

Intouchés mais certes pas intouchables, les protagonistes de Ceux d’à côté aspirent ainsi à découvrir tactilement, à tendre les mains vers l’avant pour palper, éprouver, ressentir enfin. Leur non-voir se révèle par ailleurs inexorablement lié à leur besoin de « tangible » et en est même l’une des causes principales : c’est cette incapacité à cerner leur place au sein de la société qui les a poussés à s’approprier la vie de Claire chacun à sa façon, à essayer de conserver cette existence pour eux, la garder, la re-garder, pour s’en nourrir ultérieurement. Mais si l’on adhère aux propos de Didi-Huberman qui soutient que regarder est plutôt « assumer l’expérience de ne rien garder de stable, […] accepter l’impouvoir, la désorientation, le non-savoir[37] », on pourrait supposer plutôt que Catherine et l’Homme restent jusqu’à la fin du roman ceux dont le destin file entre les doigts, ceux qui n’ont pas de prise solide sur leurs sens, ceux qui oscillent autant entre le voir et l’aveuglement que le charnel et l’immatériel.

– […] Ah, quelle fatigue, comme je voudrais enfin toucher « voile », le mot et la chose qu’on nomme ainsi, la chose même et le vocable ! Je voudrais non seulement les voir, voir en eux, vers eux ou à travers eux, le mot et la chose, mais tenir à leur sujet un discours qui touche enfin, en un mot un discours « pertinent » qui les dise proprement, même s’il ne donne plus à voir.
– Il nous faudra renoncer à toucher autant qu’à voir, et même à dire. Diminution interminable. Car tu dois le savoir dès maintenant : toucher à « cela » qu’on appelle « voile », c’est toucher à tout[38].

Lever les voiles du voir, certes, essayer de saisir à travers la littérature en quoi l’avènement de la vue laisse en tout temps présager sa possible fin, comment sa fragilité porte en elle l’éventualité de son déchirement, de son égarement, de sa fuite ultime, voilà ce qu’on aura tenté d’accomplir dans cette étude. Cela dit, si l’on a souhaité jouer à Oedipe le temps d’une réflexion, clamer fièrement « Moi, j’éclaircirai ! » afin d’« élucider », de « clarifier », de « mettre en lumière » les mystères qui enveloppent les questions du voir et de l’aveuglement, on s’est aussi rapidement aperçu que certaines réponses ne sauraient être trouvées, car nul paradoxe ne se « donne à voir » complètement et ne peut être déchiffré sous toutes ses facettes. Est-ce à dire qu’il est vain de les étudier de près, d’essayer de cerner leurs zones d’ombre, de les dé-voiler dans ce qu’ils présentent de plus intrigant ou d’obscur ? Pas du tout.

À travers les idées de « venue à Voir », d’hallucination, de fascination, le motif récurrent du miroir, le sentiment prégnant d’un « ça doit être beau », le rapport conflictuel et ambigu du « Je » à la foule humaine et à l’Autre, la relation unissant l’expérience du visible à celle du tangible, on a lié de façon intime les concepts du voir et de l’aveuglement à celui du crime, afin de mettre l’accent sur l’irruption du geste aveugle, ce geste qui jaillit de l’élan des mains, des jambes, du sexe, mais peut-être avant tout des yeux, cette pulsion scopique qui se détache du corps et parvient à le mettre au silence par la force de sa violence soudaine.

Laurent Mauvignier a réussi à dépeindre dans Ceux d’à côté comment le crime peut se faire « innocent » le temps d’une hallucination, comment il peut chercher à se défendre de ce qu’il est, à s’expliquer par des phrases telles « Je n’ai rien vu, rien entendu » (C, 33), « Ce qui s’est passé, je ne sais plus » (C, 87) ou même « C’est elle qui m’a laissé seul avec le besoin d’elle » (C, 50). Au fil de ce récit, il s’insinue en filigrane un voir flottant, où le fantasme n’est jamais bien loin de l’illusion, un voir où la beauté de l’Apparition est toujours prête à s’évanouir comme une éclipse, un voir où le visible se trouve à mi-chemin entre la présence et l’absence. Car, comme le rappelle Pontalis, « L’invisible n’est pas la négation du visible : il est en lui, il le hante, il est son horizon et son commencement. Quand la perte est dans la vue, elle cesse d’être un deuil sans fin[39]. »

La littérature, assurément, possède une façon singulière d’exprimer le voir par l’écriture, de pousser la description jusque dans ses plus infimes replis. Elle sait disséquer chaque mot, en faire jaillir toutes les couleurs, les sons, les multiples sens. Mais elle détient aussi le pouvoir de tout camoufler. La littérature peut tout cacher, tout mentir, si tel est le défi qu’on lui donne. Elle est capable d’éclairer pour ensuite priver son lecteur de toute lumière, elle peut se risquer à le laisser errer dans l’ombre d’un texte. La littérature, comme on l’a vu chez Mauvignier, réussit à concrétiser cette doublure d’invisible qui se cèle dans le visible, cette noirceur absolue qui se profile dans le coin de notre oeil et qui menace constamment de nous rendre aveugles. « Yeux clos. Siège de tout. Germe de tout[40] », écrivait Samuel Beckett dans Cap au pire.

Indubitablement, nous vivons à l’orée d’un monde visible toujours passible de disparaître de notre vue. À chaque instant, un clignement de l’oeil nous intime de prendre possession de notre vision, de saisir les images avant qu’elles ne s’effacent. Chaque regard insistant finit par s’abaisser, par retourner « dans son ombre », comme le dirait Mauvignier. La lueur de chaque oeil finit par s’éteindre, ultimement. Et, pour cette raison, peut-être faudrait-il enfin apprendre à lire le monde et ses paradoxes différemment, à l’image de Beckett. Peut-être faudrait-il, une nouvelle fois, essayer de « fermer les yeux pour voir ». Peut-être faudrait-il, réellement, chercher à voir avec « les yeux clos écarquillés[41] ».