Présentation[Record]

  • Jean-François Hamel and
  • Julien Lefort-Favreau

« La Révolution, tombeau des arts ! » C’est l’antienne reprise d’Edmund Burke à Auguste Cochin pour décrier la décadence esthétique provoquée par la Révolution française. En 1799, de manière à peine moins pessimiste, La Harpe considérait la décennie révolutionnaire comme un « véritable interrègne », ayant « donné naissance à une littérature que nous ne connaissions pas, qui n’existe que par lui, qui n’est digne que de lui, et qui, d’un moment à l’autre, doit disparaître avec lui ». Des représentations semblables s’attachent au soulèvement de mai et juin 1968, comme si les dérèglements de la vie politique ne pouvaient que réduire au silence les arts et la littérature. Dans La littérature et le mouvement de Mai, il y a plus de trente ans, Patrick Combes s’interrogeait déjà : « pourquoi Mai offre-t-il l’image d’une “révolution culturelle” dont, étrangement, contre toute attente, la “littérature”, le “littéraire” semblent absents ? » Pendant la plus grande grève générale de l’histoire de France, où l’occupation des facultés et des usines a rapidement succédé à l’occupation de la voie publique par des centaines de milliers de manifestants, la vie littéraire se serait brusquement interrompue, avant de reprendre son cours normal comme si rien n’avait eu lieu. À chaque commémoration décennale, on répète en effet que le printemps français, malgré son importance dans l’histoire des mouvements sociaux, n’eut aucun effet significatif sur la littérature et n’engendra que des oeuvres mineures, comme les romans Chien blanc de Romain Gary, Derrière la vitre de Robert Merle ou La manière noire d’Hélène Parmelin, qui n’ont certes pas marqué l’histoire de la littérature. Il est au demeurant symptomatique que les grands ouvrages de synthèse sur la période consacrent des chapitres à l’architecture, à la peinture, au théâtre et au cinéma, mais n’abordent ni l’engagement des écrivains ni les incidences de la contestation sur la littérature. Même Kristin Ross, l’une des historiennes les plus aguerries des politiques de la littérature, réaffirme en ouverture de Mai 68 et ses vies ultérieures le consensus critique qui s’est imposé au cours du dernier demi-siècle : « Mai 68 n’a guère eu d’influence dans les sphères de la haute culture française, plus particulièrement en littérature. » D’où le paradoxe d’une explosion révolutionnaire sans égale dans le xxe siècle français, qui suscite une multitude d’interprétations, de commentaires, de témoignages, au point de se transformer en « un gigantesque événement de papier » selon la juste expression de l’historien Philippe Artières, mais dont le souffle contestataire aurait à peine été ressenti dans le monde littéraire. On ne peut manquer d’observer que plusieurs des oeuvres les plus novatrices à prendre en charge cette période de trouble social paraissent longtemps après le soulèvement et n’en retiennent souvent que les prolongements gauchistes. Que l’on pense à la prose littéraliste de Leslie Kaplan dans L’excès-l’usine au seuil des années 1980, qui relate le quotidien de son établissement en usine en tant que jeune militante maoïste, à la remémoration romanesque d’Olivier Rolin dans Tigre en papier vingt ans plus tard, qui revient sur l’aventure de la Gauche prolétarienne, ou encore, plus récemment, à la méditation lyrique de Mathieu Riboulet dans Entre les deux il n’y a rien, qui propose un bilan intime des années de plomb. Pour expliquer l’apparition tardive de ces « retours narratifs » sur mai, Dominique Viart rappelle que l’état des débats esthétiques de la fin des années soixante était peu propice à l’appropriation littéraire des événements : l’ère des romans politiques à la Malraux et de la littérature engagée à la Sartre paraissait définitivement close, le formalisme du Nouveau roman et de la …

Appendices