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Tu sens la Crève en toi ?…[1]

Kriss Vilà

Il est encore difficile d’évoquer Mai 68 sans nostalgie, sans amertume ou sans agressivité. Défendu par les uns, pourfendu par les autres, l’héritage, qualifié non sans succès d’impossible[2], paraît encore lourd à porter. Point de référence obligé, cet événement iconoclaste travaille sourdement notre présent qui, malgré le temps qui passe, ne cesse d’interroger sa signification. L’époque, inquiète, lui attribue des vertus curatives porteuses d’espérance ou lui suppose des poisons néfastes la décomposant depuis cinquante ans. Une ligne de partage, nommée ligne de progrès, sépare donc, en les opposant et les divisant, deux mémoires, morcelées en sensibilités, en chapelles, en doctrines, en programmes. De part et d’autre, en vertu d’un avenir meilleur, on guerroie ferme dans le vague souvenir de ce que fut ce fameux mois de Mai. Car s’il ne donne lieu à aucune commémoration officielle, cet événement lointain continue à être disputé : l’esprit de liberté qui souffla alors, les appels à la révolte et les cris d’insubordination qu’on entendit hantent encore l’imaginaire de notre société paradoxale, permissive-crispée.

Le recul du temps offre une perspective historique que les contemporains de ces journées décisives n’avaient pas. Mais ce recul n’efface pas la prégnance du mythe qui assura à ces dernières une abondante postérité. Il le renouvelle au contraire, génération après génération, l’augmentant ou l’amaigrissant, mais toujours le perpétuant. Il n’est pas inutile de revenir sur les récits que les hommes et les femmes de Mai en firent : témoignages, plaidoyers, fictions, analyses, documents… Qu’y trouvent les déboussolés et les désappointés d’aujourd’hui, qui ont l’espoir en berne ou l’amertume revancharde ?

La « littérature » de l’après-Mai est abondante. Pour ce qui est du roman, on distingue habituellement plusieurs vagues éditoriales. Après la « facétie politique » Si mai avait gagné de Frédéric Bon et de Michel-Antoine Burnier, qui paraît dès la fin de l’année 1968, on compte près d’une dizaine de romans liés aux événements deux ans plus tard. En 1971, ce sont plus de vingt titres qui les mettent en scène. « Certes, observe Patrick Combes dans La littérature & le mouvement de Mai 68, l’imagerie persiste – car elle se nourrit de peu – mais le bilan, les amertumes diverses – ou les règlements de compte – l’emportent déjà. En 1971-1972, se manifestent […] dans le roman, les interrogations de la seconde phase, les errances de l’après-Mai[3]. »

Fin des « trente glorieuses », crise du capitalisme, implosion du gauchisme, épuisement de l’activisme militant, reconversion libérale-libertaire des utopies : très vite, le climat change. Commence le temps des confessions, des mémoires mâtinées de romanesque, des autocritiques, des regrets et des mea culpa. La date anniversaire de mai 1978, discrètement saluée, traduit un embarras certain. Quelques romans sur 68 paraissent bien à cette occasion, mais la tendance est « à la dérision ou à l’emprunt convenu ; au sentiment accru de la distance, de l’irréalité[4] ». Le recyclage en cours, au seuil des années 1980, souligne une lente corrosion des mémoires, en l’attente d’une réhabilitation et d’une réappropriation officielles[5].

Ce récit chronologique de l’entre-deux-Mai est suffisamment connu pour que nous n’insistions pas[6] : après l’âge de l’utopie révolutionnaire est venu celui de la désillusion moderniste, de la conversion à la « nouvelle philosophie », du désenchantement et de la dérision de « l’après orgie[7] ». « Que faire de l’Histoire ? » s’interroge Jean Daniel dans son livre L’ère des ruptures, en 1979. « Ce n’est plus l’avenir qui donne son sens à la vie », écrit-il avec angoisse, faisant sienne une note d’André Gorz qu’il reproduit au terme de sa réflexion. Qu’annonce en effet la crise présente ? Quel dépassement promeut-elle ? Quelle rédemption promet-elle ? Ce peut-il que demain disparaisse dans le vide « néo-con », indifférent aux libérations d’hier ?

À la différence des précédentes, la crise présente n’annonce plus rien : aucun dépassement du capitalisme n’y est inscrit, aucune révolution rédemptrice. Le prophétisme lui-même est en crise. Les temps modernes tirent à leur fin : depuis deux cents ans, l’Occident vivait dans la croyance que demain vaudrait mieux qu’aujourd’hui, que l’avenir méritait qu’on lui sacrifiât le présent, que la science et la technique apporteraient la liberté et l’abondance. Cette croyance est morte, l’avenir est vide de promesses[8].

Ces « réflexions dévastatrices[9] » sont contemporaines d’une certaine littérature que les commentateurs et les historiens des années 1970 ont négligée, par ignorance le plus souvent. Cette littérature marginale relate la déchirure des années 1970 en faisant entendre le chaos qui les secoue et les brise. La fiction se distingue alors de l’analyse politique ou de l’étude sociologique : elle met en mots ce qui leur échappe : beaucoup plus qu’une morosité persistante, la soudaine désintégration du présent.

Blank Generation

Alors que les derniers feux d’une certaine contre-culture se consument au festival de Woodstock, en août 1969, s’élève une parole dissidente qui la conteste sourdement. Surgissant des mégapoles industrielles d’Amérique et des bas-fonds de la vieille Europe, cette voix discordante refuse l’illusion lyrique des sixties et met en suspens les réformes concédées. La contre-culture punk naît là[10]. Liée à la contre-culture qui la précède, elle rompt avec son discours et son histoire. Révolution ignorée, rapidement monnayée en sous-culture agressive et bruyante, elle dénonce les simulacres de libération des années 1970.

Une fois débarrassé des clichés et des colifichets qui en ont assuré la postérité, l’événement punk marque une cassure autant qu’il indique un seuil. Son irruption brutale introduit une discontinuité inattendue, dont la marginalité masque à peine la radicalité. Sur New York, San Francisco, Londres, Paris ou Berlin souffle un vent de nihilisme à la fois désespéré et conquérant. Abolissant les prestiges de l’underground, la contre-culture punk affronte en pleine lumière les impasses du moment. Elle a affaire avec la perte, et non plus avec les gains de l’émancipation. Car il semble tout à coup n’y avoir plus d’avenir ou d’horizon par rapport à quoi se déterminer. Dans son jaillissement bruyant, le punk est l’expression radicale de cette désorientation.

Une génération sans illusions et sans utopies succède donc à la jeunesse révoltée des sixties. Génération non pas perdue, mais lucide et désabusée – « blank generation », « notée zéro par la société[11] », saisie dans un « no future » radical. On a abondamment parlé de l’une, on ne sait que dire de l’autre. La première, libertaire et colorée, enchante encore nos esprits nostalgiques ; exhibant la morsure du nihilisme, la seconde nous laisse indifférents. La cassure entre l’une et l’autre, que signale le mot punk, reste un séisme inaperçu. Sa rapide conversion marchande, sa spectaculaire médiatisation lui offrirent une visibilité aussi tapageuse qu’inoffensive. Mais cette cassure eut lieu, alors même que le gauchisme culturel prolongeait un gauchisme politique moribond. Vêtus de chaos, ses acteurs incarnèrent la crise de la vie quotidienne de la fin des années 1970.

De cette brusque désorientation, qui apparaît rétrospectivement comme un avertissement, on collecte depuis peu les traces : documents sonores, archives, témoignages, publications populaires et savantes. Organisés et analysés, ces éléments, sommés de faire sens, produisent une « réalité » où se croisent et s’entremêlent histoire, sociologie, musicologie, littérature, arts plastiques et journalisme. Le punk est la somme de ces données ; mais c’est aussi une histoire que l’on met en récit. Il y a bien sûr plusieurs formes de mise en récit. Celle du sociologue n’est pas tout à fait celle du musicologue, qui se distingue de celle de l’historien, éloignée de celle du journaliste. Mais chaque fois se posent les mêmes questions : Quelle histoire raconte-t-on ? À quelle construction procède-t-on ?

Comment, donc, l’événement punk a-t-il été écrit en France ? Quel en fut le récit ? Et par quels mots s’est-il dit ? Vaste sujet que je ne fais qu’effleurer : je m’en tiendrai ici à sa mise en écriture littéraire, en m’appuyant sur quatre livres symptomatiques : L’aventure punk de Patrick Eudeline (1977), Sang futur de Kriss Vilà (1977), Les années blanches de Jean-François Bizot (1979), NovöVision. Les confessions d’un cobaye du siècle d’Yves Adrien (1980). Entre manifeste, roman classique, roman-photo et journal fictif, ces livres relatent de manière très différente cette brisure.

1976-1980 : années de « punktréfaction[12] » – celles d’un utopisme délabré, d’une gauche défaite, d’une génération égarée sur le seuil d’une « révolution conservatrice » ; celles encore de La condition postmoderne et de L’odeur de la France[13], du journal Actuel seconde mouture pronostiquant des années 1980 « actives, vigoureuses, technologiques et gaies », d’une Ère du vide narcissique émergeant de cet « âge des expériences déclinantes », examiné avec circonspection par l’historien américain Christopher Lasch[14].

Le punk est une fiction. Bien sûr, il n’est pas que cela, mais c’est aussi une fiction. Les quatre livres mentionnés cherchent à l’appréhender plus qu’à le définir. À mesure que les récits se construisent s’invente une écriture traduisant le bouillonnement et l’insolence, le débordement d’énergie et le sursaut de révolte, l’impuissance et l’abîme qu’il a été. Par-delà leurs différences, un lexique, une syntaxe, des thèmes communs les rapprochent. Ce que l’on constate d’emblée, c’est l’impossibilité d’une narration lisse. Le développement linéaire d’une histoire ouverte, s’acheminant vers sa fin naturelle, heureuse ou malheureuse, paraît inatteignable. Qu’il s’agisse d’un roman (Bizot), d’un manifeste « fourre-tout » (Eudeline), d’un photomontage textuel (Vilà) ou d’une autofiction fantastique (Adrien), le piétinement, le ressassement et le morcellement du récit manifestent un « air du temps » irrespirable. L’horizon s’est obscurci. Réels ou imaginaires, les protagonistes de ses récits sont les représentants d’un rêve effondré. « C’est l’heure mortuaire du deuil universel », lit-on en exergue du dernier chapitre du roman impitoyable de Patrick Eudeline Ce siècle aura ta peau, publié en 1997[15]. Inaptes au recyclage individualiste et néolibéral qui s’amorce, les protagonistes de ces textes « survivent » comme ils peuvent en cette « heure mortuaire », confrontés à deux écueils : leur marginalisation inoffensive et vaine ; l’immédiat recyclage marchand de l’ennui, du rien ou du néant. Portée par une rupture qui est celle de toute une époque, l’écriture fictionnelle « punk » explore cette heure crépusculaire. Mais de quel « deuil » ces protagonistes incertains répondent-ils ?

« Pantins de mauvais augure »

Le tout premier roman de Jean-François Bizot, Les déclassés, servira de toile de fond à cette question. Parue en 1976, cette « chronique des années 60 et 70 » conduit jusqu’au point de rupture où, la vulgate de 68 lessivée, commence la contre-culture punk. L’ouvrage est celui d’une génération qui se réveille, se révolte puis se perd dans ses illusions et ses déceptions. Hugues, le personnage principal, est un adolescent bourgeois qui « ne comprend rien à rien[16] ». Devenu étudiant, il lit Le capital de Marx, découvre la politique et « trouve alors un sens au monde » (LD, quatrième de couverture). Il fait l’expérience du travail à l’usine, prend conscience de la lutte des classes, s’éveille à la révolution culturelle chinoise, devient tiers-mondiste et défile contre la guerre du Vietnam. Il participe à Mai 68, avec ses barricades, sa répression policière et sa violence militante, puis s’évade vers l’Amérique contestataire des hippies, des « nouveaux Jésus » (LD, 248) et des festivals d’été.

Le tournant des années 1970 annonce un durcissement des engagements. Éparpillement et concurrence des fronts de libération, spectre de la lutte armée : « Les rêves vieillissent mal » (LD, 327). Les impasses du gauchisme politique précipitent les désertions et les reconversions. Comme des milliers d’hommes et de femmes de l’après-Mai, Hugues finit par se demander où il en est. Errant dans une France giscardienne modernisée, il se trouve « dépassé comme un vieux con de vingt-six ans » (LD, 353) – parcours exemplaire d’une révolte inachevée.

Patrick, le personnage qui lui succède dans Les années blanches, est comme lui « un vieux con » gavé d’utopie ; comme lui, il ne sait plus où il en est, et à vingt-six ans il se sent perdu, empêtré dans un passé moribond. Le roman débute en novembre 1976 et s’achève à la veille des élections législatives de 1978, où la gauche est défaite (cet échec met un terme à l’aventure du programme commun, ouverte en 1972, entre le Parti socialiste et le Parti communiste). Dans ce temps de « l’après-gauchisme décadent[17] », toute une génération en fin d’engagement « dérive dans les marges » (LAB, 21). Les anciens militants sont fatigués ; les « vieux copains mao » se reconvertissent comme ils peuvent ; les « intellectuels-agitateurs » ne croient plus guère aux combats qu’ils ont menés. « C’est difficile de voir tout le monde se mettre à part, refuser de se battre, sortir de l’histoire » (LAB, 23), constate Patrick. Le « ramollissement » dénoncé est en réalité une « débâcle » dont nul ne sait alors la violence d’emportement. Les utopies d’hier sont balayées par la crise économique (le choc pétrolier de 1973), ridiculisées par le recyclage médiatique des libérations[18], galvaudées par les négociations de l’après-Mai entre stratèges communistes et socialistes d’appareil. Des mouvements de rétrospection plus ou moins nostalgiques agitent des milliers d’hommes et de femmes désorientés. La résignation de l’âge adulte les hante[19].

De cette dérive des croyances advient le punk, qui en précipite la fin. On est là au bout d’une certaine route, ouverte par la Beat Generation vingt ans plus tôt. Dans Les années blanches, les « mutants de l’après-gauchisme » (LAB, 19) se laissent gagner par « la perplexité » (LAB, 26) et « le ricanement » (LAB, 28) : « Depuis 68, on attend, on attendait le printemps. Depuis 74, on n’attend plus le printemps, mais on espère encore de l’automne » (LAB, 41). Coup de froid sur les rêves d’hier et les lendemains qui chantent. Il n’y aura pas d’automne, pas plus qu’il n’y eut de printemps. C’est au contraire un long hiver qui commence. Le dérèglement métaphorique des saisons reflète la crise des grands récits de l’émancipation. La noirceur de l’époque contraste avec les visions fleuries de la décennie précédente. Entre un passé inabouti et un futur improbable, le présent est perçu par Patrick comme « une sorte d’hibernation, qui espère le dégel [mais] avec la crainte de la mort » (LAB, 16).

C’est alors que la trame romanesque, se brisant, s’enrichit d’un mot inédit qu’elle interroge. « Le punk, c’est quoi ? » demande Patrick : un « truc » ? une « mode passagère », un « trip » (LAB, 104) ? Non, constate-t-il avec inquiétude, tout encombré qu’il est de ses espérances passées. Le punk, c’est beaucoup plus que cela : c’est une béance, un renversement dont, avec étonnement et sans les comprendre, il n’aperçoit que les signes apparents : visages blafards, corps amaigris, cheveux ras et teints, cuir et résilles, colliers de chien. C’est donc ça, un punk ! s’étonne-t-il : « une sorte d’oiseau sinistre », pantin de mauvais augure « traînant une dégaine de clown misérable sorti des films expressionnistes allemands » (LAB, 128[20]) ; c’est cet oiseau malade qui ne sait plus voler et qui n’annonce rien d’autre que la vacuité du présent[21]. Mais pourquoi cet « enlaidissement » des corps ? Que signifie ce mépris de la vie ?

Deux mots empruntés à la langue anglaise – no future – traduisent la noirceur inédite de cette séquence historique. Usés par leur marchandisation inconsidérée, ces deux mots (dont la langue française ne connaît pas d’équivalent aussi percutant) conservent sous la plume de Bizot leur force de sidération. « Il se passe quelque chose dans cet anéantissement des valeurs » (LAB, 137), observe Patrick sans comprendre ce qu’il voit. Le punk est le miroir de cet anéantissement. Il morcelle la continuité de l’entre-deux-Mai, dénonce « la solidarité profonde entre les deux dates fondatrices[22] ». Interrompu par la béance des années 1976-1977, le parcours de l’une à l’autre est chaotique. Certes, Mai 1981 est « venu à point » pour « reconstruire la perspective d’ensemble[23] », mais les déconstructions et les devenirs minoritaires (parmi lesquels le punk) minent ce récit totalisant.

Le protagoniste des Années blanches se fait l’écho de cet élan brisé : « 14 septembre. J’ai écouté les disques de Jim Richard Hell, Blank Generation. Génération vide. La mienne » (LAB, 222). Décrépitude des souvenirs, pesanteur d’une attente vide, « Positive thinkin’ à l’américaine » (LAB, 234), impasses d’une décennie finissante : un « cynisme » de fin de partie referme le livre des illusions qui furent les siennes. « Ceux qui disent no future ne se tuent pas, Patrick. Ils se révoltent » (LAB, 215). Mais vers quoi cette révolte conduit-elle ceux qui l’incarnent, jeunes « suicidaires qui ne se suicident pas » (LAB, 230[24]) ?

« L’agonie d’une société qui ne leur offrait rien[25] »

Le manifeste incisif de Patrick Eudeline rend compte de cette cassure. « Fourre-tout d’instantanés en désordre », « polaroïds pris sur le vif », au fil des semaines, entre 1976 et 1977, L’aventure punk en exprime l’incertitude autant que l’intransigeance. Le collage d’un article de presse tiré du journal L’Humanité Dimanche lui sert d’introduction. « [J]e me demande ce que cela veut dire et d’où cela vient ! […] Où cela mènera-t-il ? » interroge une lectrice fidèle dont le quotidien rapporte les propos inquiets. La réponse d’Eudeline est sans détour :

Nous sommes les enfants dont la planète n’a pas voulu. rescapés aux corps déchirés. nos frères décimés. (horizon TÉLÉVISION. Univers INFORMATION.)

Planète dangereuse. fractures et blessures. hôpital. pills. chimique. Planète dangereuse.

(Nous sommes les premiers à n’avoir connu que les poulets au pétrole et le lait à l’insecticide. Nos os sont fragiles et nos dents grincent. Nous n’avons survécu que pour nous battre.)

AP, 64

L’aventure punk n’est pas seulement un document oscillant entre manifeste et témoignage, c’est aussi un texte écrit cherchant ses mots dans les décombres d’une époque et les ruines des discours ambiants. S’il reproduit une spontanéité de fanzine, ce « fourre-tout » supposé est bien autre chose qu’un livre pressé, rassemblant à la va-vite bruits d’ambiance et airs du temps. Lambeaux d’histoires, fragments de chansons punks, brèves chroniques musicales, morceaux de fictions, aperçus sociologiques, confessions biographiques, projections assertives, assauts programmatiques forment dans leur incohérence superficielle une totalité tourbillonnante. Chanteur du groupe Asphalt Jungle, Eudeline n’ignore rien de l’histoire du rock et des différentes scènes qui la composent. Il sait, lui dont les références musicales et les héros sont anglais, que la jeunesse punk française importe une esthétique, chante des paroles ou reprend des slogans venus d’ailleurs[26]. Mais il sait aussi que l’ennui et le désespoir rassemblent les « enfants » désoeuvrés d’une Europe « agonisante », et que le sursaut punk, traduisant cette « blessure » collective, est l’aboutissement d’un « incroyable élan qui germait depuis plusieurs années et explosa fin 76 » (AP, 50).

En marge de l’historiographie officielle de la décennie pompidolienne et giscardienne, cette mise en perspective déborde à l’évidence la scène musicale pour embrasser l’époque et faire entendre une contre-histoire qui assume de façon inédite l’héritage de Mai dont elle indique, précocement, la très rapide érosion. Revenant sur cette utopie première, cette contre-histoire en radicalise les échecs en les confrontant à un nihilisme brutal. Sans en nier les effets souterrains dans la France des années 1970, elle inaugure le temps des générations venues après : après le « moment 68 » et ceux qui le firent, l’écrivirent et le racontèrent. Contemporain des Années blanches de Bizot, L’aventure punk d’Eudeline appartient à un état du monde qui l’en distingue radicalement. Là où Bizot constate la fin des illusions soixante-huitardes dans la fulgurance punk, Eudeline témoigne d’une autre réalité, dont le brusque surgissement renverse sans nostalgie aucune ce qui la précède. La révolte punk est la manifestation, très marginale mais décisive, d’un « malaise dans la civilisation ». Elle est la première à demander des comptes, et elle le fait en brûlant les icônes du Grand Soir, en brisant les tables du consensus commun. Sous ses diatribes violentes, Mai n’est plus un mythe fondateur, mais l’expression souvent naïve des contestations de l’ordre dominant. L’espoir d’une émancipation collective est passé. Le recyclage des anticonformismes mobilise peu. Sans doute, comme on le dit parfois, les soixante-huitards ont-ils « saturé l’image d’une jeunesse rebelle », « condamnant la révolte des jeunes générations à n’être qu’un pâle succédané de Mai[27] ». Pourtant, s’il n’est pas faux, un tel diagnostic s’en tient obstinément aux formes majoritaires de la rébellion et méconnaît donc les renversements qui se produisent à la lisière de l’Histoire. La violence des mots, des postures et des gestes punks est contemporaine des processus de radicalisation armée, des logiques de clandestinité et de guérilla urbaine des groupuscules d’extrême gauche qui secouent les sociétés modernes[28]. Cette conjonction ne vaut pas comparaison bien sûr : la dérision agressive des uns ne peut être assimilée à la réactivation extrémiste de l’espérance révolutionnaire par les autres. Mais cette concomitance groupusculaire révèle d’inquiétantes fissures dans le récit officiel de cette époque. « Privées d’histoire », jugées hérétiques ou insensées, ces déviances sont demeurées longtemps incompréhensibles ; et leur occultation reste préjudiciable[29]. Car elles témoignent d’une défaillance du sens en même temps que d’une demande de sens laissées irrésolues.

L’aventure punk traduit cette étrangeté déviante[30]. De la scène à la rue, dans une guérilla des mots et des écritures, l’ouvrage se présente comme l’acte de naissance du punk français, non par nationalisme étroit, mais parce que la situation française le requiert. « Les banlieues mortes, l’ennui et le mal de vivre » (AP, 52) interdisent le simulacre d’une révolte d’emprunt. Ces maux exigent une prise de conscience ; ils attendent d’être dits dans la langue qui les parle, tels quels, langue du « terrain », des zones et des territoires bannis où sont relégués étrangers et parias :

Coincée entre la rue des Lombards et le Plateau Beaubourg, infestée par les fafs et les snobs sur le retour désireux de ne pas louper le dernier trip, la scène française a l’air bien mal barrée… Une parodie. Rien d’autre qu’un trip-mode, une affaire de haute couture dans le coup.

Et pourtant… […] Tous ceux qui se battent ici pour imposer à la France SON combat punk… […] Nos punks locaux, souvent, n’hésitent pas à porter l’Union Jack. […] La France n’est-elle condamnée qu’à la schizophrénie, à balancer des sous-Clash […]. Le punk-rock pourra-t-il être en France un phénomène de masse, toucher le coeur des kids comme « là-bas » ? Pourra-t-il être autre chose qu’un produit importé au même titre que le thé Earl Grey, les shetlands Woolworth, les cendriers marqués Piccadilly ? […]

Le punk rock français a comme obstacle principal à imposer son authenticité […]. Il aura à se battre contre les récupérations des snobs […], s’imposer SUR SON TERRAIN. Ne pas parler de Knightsbridge mais de Belleville, pas des rastas mais des nord-africains. SE DÉCOUVRIR SON MOYEN DE COMBAT. Chanter en français probablement.

AP, 66-68

En creux du manifeste (« le punk est ceci… le punk est cela… »), il y a cette injonction à s’affranchir des modèles et des tutelles, amplifiée par les artifices typographiques qui détachent de la linéarité du texte les fragments d’une rhétorique offensive martelant son message (« imposer à la France SON combat » ; « s’imposer SUR SON TERRAIN », « SE DÉCOUVRIR SON MOYEN DE COMBAT »). Comment, en effet, éviter la contrefaçon d’une révolte simulée, la parodie d’une posture copiée ? Déchiré entre Londres (sa scène native) et Paris (sa reproduction maladroite), le punk français s’écrit au futur, comme un espoir avorté. Pourra-t-il être autre chose que ce qu’il est déjà : une duplication inavouée, incapable de dire la réalité nue d’une France méprisée et marginalisée ? Libéré de son devancier anglais, parlera-t-il sa propre langue ? Saura-t-il prendre en charge les territoires délaissés de la République, enfin mis en mots et en musique : ceux de Belleville comme ceux des banlieues, ceux des déshérités comme ceux des paumés. « N’avons-nous pas notre quotidien, nos chômeurs ? Nos exilés ? International Heroes » (AP, 67[31]), constate Eudeline.

L’aventure punk n’est donc pas seulement le bréviaire d’une « génération aux gestes d’automates », c’est aussi un livre-seuil, l’expression d’une prise de conscience qu’il n’est pas incongru de qualifier de politique. L’ambiguïté des dernières pages laisse cependant le lecteur indécis : le punk, anglais ou français, participe-t-il du « grand mensonge » (AP, 117) qui fait croire à un possible retournement ? N’est-il qu’un dandysme mondain ? une « invention » de la presse ? une « affaire aux promesses de rentabilité » (AP, 52) ? Une version « baroque » de la crise adolescente ?

Et ils sont déjà des centaines – corps désarticulés, déjetés – à hanter King’s Road ou le Roxy (enfants de personne – sinon des modes d’hier), à s’être créé une nouvelle élégance anarchique, baroque ; à traverser le quotidien comme un train-fantôme. Être punk, c’est l’aboutissement d’une enfance passée en centre de rééducation et maison de redressement. La GÉNÉRATION X. La génération sans retour…

Leur propre version du jeu adolescent. Celui qui ne vit que de modes et de passions-kleenex. Être punk, c’est s’offrir une identité en 77, une beauté de ses tares mêmes. Et que le jeu soit dangereux […] ajoute à sa valeur. Et déjà certains rêvent. La précédente explosion du début des sixties n’avait-elle pas conduit à Mai 68, à Chikago, aux espérances cosmologiques ?

[…] Combattants dans l’ombre qui ont jeté au loin l’ennui du militantisme pour retrouver le vieux rêve nihiliste et les folies surréalistes : L’IMAGINATION AU POUVOIR. Un slogan de mai 68 vite chassé par l’ennui « gauchiste ». Pas de fleurs pour Elvis, mais un toast à ses costards de lamé rose. La première révolution teenager.

La vieille Europe n’aura pas les punks. Elle n’a rien à leur offrir.

AP, 136-138

Génération sans retour… Est-ce là le énième soubresaut d’une modernité indépassable ? Ou est-ce le signe exacerbé d’une désaffection des espérances dont nul ne prévoit alors le devenir ? Eudeline le pressent : des restes de surréalisme ne font pas une révolution. L’affoulement des « teenagers » forme au mieux une sous-culture qui, et c’est là sa nouveauté transgressive, exalte ses dégoûts, expose ses tares. Cette sous-culture médiatisée de l’immonde est le miroir renversé de l’entre-deux-Mai. On y célèbre, par défi et par bravade, « tout ce qui pousse l’homme vers la rive noire de la décomposition, de la pourriture, du grouillement, de la vermine[32] ». Mais ce n’est pas « l’infra-humain » qui est ainsi posé comme valeur cardinale de la modernité émancipée ; c’est au contraire l’animalité régressive de cette dernière qui est crûment exhibée et dénoncée par ceux qui, représentants d’une humanité jetable, la traversent en « fantômes ».

Punktréfaction

Plus sombre est Sang futur de Kriss Vilà. « Premier roman punk français », annonce le prière d’insérer. La survie, écrit son auteur, « c’est de la merde », et la « sous-vie », c’est pire encore (SF, quatrième de couverture). À rebours des discours d’une France modernisée dont on vante les réformes, les adaptations et les mises à jour, Sang futur est la peinture cynique de l’inexistence quotidienne des banlieues sales, des cités HLM, des usines délabrées de la « Zone industrielle », des « super-clapiers » (SF, 118) et des « bureaux grisâtres qui s’enfoncent chaque jour un peu plus dans le silence le néant et la mort » (SF, 17). « Sale temps pour les pauvres… va pas faire soleil avant longtemps, on dirait… » (SF, 68).

Écriture tendue, narration déstructurée, juxtaposition de récits fragmentaires et de flashs visuels, photomontages en contrepoint, ruptures typographiques, phrasé oral, noir d’imprimerie surabondant, ponctuation désertée : l’intrigue, éclatée, se résume mal. On y suit le parcours d’un flic haineux – la « punaise » – et de plusieurs punks : Dickkie la Hyène, tueur excité par l’odeur fade de la mort, fasciné par le sang de ses victimes ; le White Spirit Flash Club, groupe punk qui carbure à la came et à l’alcool (Momort, Skinny, Raoul, Kitty, Totenkopt…) ; El Coco Kid, « écrivain pourri » chroniqueur du W.S.F.C. ; Sarah, travesti émasculé, une croix gammée rouge tatouée entre les jambes. « Barbares des temps modernes qu’avait suscité[s] le pourrissement des valeurs-de-toujours » (SF, 105), rats et rebuts de la société : tous sont des « enragés », à la fois déchets irrécupérables et virus asociaux vecteurs d’une rage qu’ils s’inoculent et transmettent au monde.

Mais cette humanité obscène, animale, montre une vitalité dangereuse. Fustigeant le troupeau des survivants et des sous-vivants, elle lui crie sa rage de vivre, n’importe où, n’importe comment. Dans le mépris des populations serviles qui la condamnent et la pourchassent, cette humanité rebelle clame son existence avec brutalité. En contrepoint du livre-manifeste d’Eudeline, le livre éclaté de Vilà s’écrit avec la même virulence, mais entre dérive et déchéance. Écriture rageuse, écriture enragée : l’abjection punk répond désormais à l’abaissement de la vie en sous-vies invivables.

El Coco Kid écrivain Punk va vous cracher la laideur des villes Exprimer sa rage de vivre son mépris total de la sous-vie le Cuir Noir Triomphant la douce violence du rock Cité des seventies pustules de béton géométrisées regards glacés qui se croisent […]

Urgence Totalitaire de Vivre Vomir le vieux monde dans un bouillonnement de Plaisir redécouvert au fin fond des banlieues cradingues la musique aux tripes et les dents rougies de sang Punks vous existez morbacks ou pas vous vous grattez joyeusement l’entrejambe.

[…] Ravaillac avait raison Ravachol aussi Le Punk s’en fout on est mieux quand Ça Sent l’essence on le sera encore plus quand les villes auront brûlé. […] El Coco Kid face à la machine ses doigts sillonnés d’éclairs bleus se caressent au clavier qui crépite et les caractères s’alignent, des feuillets achevés ou non s’empilent à gauche sur la table de camping sang et noire couleurs de ses tripes Les images de mort suintent une à une dans son cerveau engourdi

ÇA OU L’USINE QUEL CHOIX

[…] Peu vous importe la survie vous exécrez la sous-vie.

SF, 15-17

La sensation du flash, la violence du son, le sursaut du plaisir, le choc de la défonce, la fascination du sang caractérisent la vie désillusionnée de ces « barbares » urbains qui, n’adhérant plus, n’acceptant plus, ne parlent plus la langue commune. Jamais l’écriture n’avait été aussi corrosive, tout entière livrée à l’abjection des valeurs et des croyances de l’être-ensemble. Fait remarquable qui signale une catastrophe prochaine, le carnavalesque (dont l’époque fait grand usage après la lecture de Bakhtine) en est évacué. Dans la fascination du sang, de la mutilation ou de la mort, ce n’est pas un renversement ritualisé de l’ordre social qui est joué, c’est le non-sens, l’insignifiance ou l’absurdité de la « marche en avant » qui est montré. Ce refus par quelques-uns de jouer ce jeu de la « sous-vie » que tout le monde joue, de gré ou de force, annonce les dissidences et les sécessions des années 1990-2000. Il y a là, dans l’affrontement irraisonné de la « Sensation » et de la « Solution », les prémisses d’un déchirement irréparable.

Punks ne veulent rien ne cherchent rien pas de Solution n’essaient pas d’être compris vous comprenez… ne se reconnaissent pas de porte-parole ne négocient pas leur plaisir hurlent et rotent se roulent des pelles, ne s’aiment pas n’aiment personne vous vomissent épingle à nourrice plantée dans la lèvre broche de métal fichée dans la paroi nasale pour rien le plaisir la Sensation s’évanouir la douleur le sang la Sensation.

SF, 53-54

Aux discours conformistes ou réformateurs, réactionnaires ou révolutionnaires, s’oppose la « noize » – plus qu’un bruit confus venu des banlieues « cradingues », « ce besoin de hurler » de ceux qui ne font plus langue et se font la belle. En 1977, ce hurlement, à peine entendu, reste lettre morte. L’urgence qu’il manifeste, inaudible du grand nombre qui croit à une crise symbolique des repères de l’autorité, conjuguée aux effets déstructurants du chômage de masse, rassemblera bientôt les laissés-pour-compte du « système » et les contempteurs de l’ordre établi. L’ère des ruptures est proche, et les plus lucides tentent de la dire. Pour les punks de Sang futur, qui ont défait un à un les liens de socialisation qui les maintenaient sous l’horizon des planifications économiques et des programmes sociétaux, elle se confond avec le fracas intraveineux de la shooteuse et se termine dans un « foutre le camp » irrémédiable :

Exprimer ce besoin d’urgence Hurler notre anarchie Exhiber nos poings Faire la belle Foutre le Camp D’Ici Cracher notre refus fébrile Vieux Spectacle vérolé Demain c’est aujourd’hui en pire pas de futur pas d’espoir pas d’amour seulement la Sensation PUNK Mutilations PUNK.

SF, 132

Roman ou livre-objet (au texte s’ajoutent près de quatre-vingts photos, des graffiti, ainsi qu’une couverture signée par le collectif Bazooka), Sang futur a été publié par Le Dernier Terrain Vague, dans la collection « Changer de fiction[33] ». Hommage à l’éditeur Éric Losfeld, continuation de sa longue et difficile aventure éditoriale, DTV donne d’emblée un livre qui explore les terrains vagues de l’existence, à la lisière de la normalité sociale et de la conformité littéraire. L’interpellation qu’il contient requiert des formes nouvelles. À défaut de changer le monde, ses discours, son casting et son storytelling, il importe parfois d’en changer le récit. C’est ce que tente Kriss Vilà en rendant compte d’un enlisement général auquel répond la révolte punk. Contre la perpétuation des mêmes histoires, Vilà propose une « politik-fiction ». Par-delà les affrontements de classes et les luttes, symboliques ou non, entre dominants et dominés, il explore les territoires sordides et désolés de la fiction/réalité.

Littérature de l’exécration contre les littératures de la « sous-vie » : le livre de Kriss Vilà ouvre d’étonnantes perspectives. Les envisager toutes excède ces quelques remarques. Mais une formule presque éculée les résume sobrement : être ou ne pas être un « zombi » (SF, 155[34]) – « notre semblable, notre frère ». La conclusion à cette déroute des espoirs et des espérances humanistes est cinglante : les zombies sont partout, esclaves et cobayes révoltés-consentants de la postmodernité naissante.

« comme si soudain une génération s’absentait[35] »

Depuis 1976, le temps a passé très vite, et c’est dans l’après-coup désabusé que se situe NovöVision d’Yves Adrien, publié en 1980. Dans ce journal fantastique, ce dernier y est un personnage créé par une « main invisible », le robot Orphan, qui est à la fois son double et sa figure du commandeur. Couvrant l’année 1979, cette autofiction improbable commence à Paris, où Adrien atteint les « limites de l’ennui », pour se poursuivre à New York puis à Londres. Hôtels, boîtes, clubs, rencontres des figures majeures des scènes musicales new-yorkaise et londonienne rythment cet opus qui entrelace souvenirs, bribes de conversations, bouts de chansons, coupures de presse et divagations imaginaires. Le punk y est évoqué en toile de fond, comme une « mode » (NV, 11) déclinante à laquelle succède une « génération TV » : mouvance « non pas née du chômage mais du carnage » (NV, 13-14) médiatique, de tout ce que la télévision, nuit et jour, offre d’images stupides, violentes, fascinantes.

Depuis 1976, le punk s’est délité jusqu’à disparaître des écrans télévisuels et des chroniques qui façonnent notre réel. D’autres modes, dont Adrien attend qu’elles trompent l’ennui de cette décennie finissante, viendront le remplacer. Car la rapide obsolescence des révoltes est la loi cynique du Marché, même pour ses marges obscures. C’est donc un regard rétrospectif désabusé qui est jeté sur ce qui n’est plus le cri de révolte d’une minorité « barbare », mais un adjuvant supplémentaire, aléatoire et transitoire, au Spectacle quotidien. Chaque époque n’a-t-elle pas besoin de nouveauté ? Et n’est-ce pas cet excitant qui définit sa modernité ? « Les modes futures balayaient l’horizon 80… » (NV, 8), écrit Adrien. « Néant Novö » (NV, 17), pour tromper « l’ennui et l’addiction TV » (NV, 18).

Ainsi s’achève l’entre-deux-Mai, en marge des représentations majoritaires et des vulgates de l’époque, dans les terrains vagues ou fantastiques de la fiction et de l’historiographie. Objets en creux, images inversées, de rares livres paroxystiques (dont on dit quelquefois qu’ils sont indispensables à la compréhension globale) rendent compte des brisures de cette période. Les « longues, lugubres, lentes et tuantes années 70 » (NV, 154) n’ont pas la placidité morose qu’on leur prête volontiers. Et la génération punk qu’on a parfois qualifiée de perdue[36], sans craindre cette complaisante facilité, témoigne hors littérature et par brassées d’écriture de l’étendue, encore inaperçue, du désastre. Sur les vides et les failles de cette belle modernité en passe de devenir postmoderne, des récits, certes isolés, ont parlé d’un impossible retour « à la normale ». Ils se sont tenus de manière exemplaire sur la limite désolée de ce moment singulier, entre Mai 68 et Mai 81. Les relire aujourd’hui n’est pas inutile. Plus que les déçus, on y trouve les rebuts des récits de l’émancipation : « voies déviantes[37] », chemins de traverse, impasses, qui viennent contrarier le compte-rendu tronqué, mais invariable, des années 1970.