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« Il n’y a pas de langue pour dire cela[1] », écrit Bernard Noël à propos des motifs de s’indigner qui ne cessent de se succéder depuis son enfance : répressions, terreurs, dictatures ; guerres, massacres, déportations, génocides. « Des cris, comme d’une femme rendue folle. […] J’écoutais. J’écoute, mais à chaque fois que cela revient, il n’y a plus que le creux du cri. […] Cela crie, mais ne dit plus rien. […] J’ai beau le vouloir, je ne peux, ici, faire retentir le vide de ce cri vide » (« OM », 21). Cris d’une femme violée, hurlements de torturés, râles d’une vieille qu’on matraque : il est des horreurs telles qu’elles mettent en échec la parole, nous ramènent à l’inarticulé – grognements, clameurs, bruits, éclats, silences. Cependant, quand Bernard Noël parle du manque de langue, il ne fait pas seulement référence à cet indicible, il vise aussi un problème inhérent aux rapports entre le pouvoir, la société et le langage : « Il n’y a pas de langue parce que nous vivons dans un monde bourgeois, où le vocabulaire de l’indignation est exclusivement moral – or, c’est cette morale-là qui massacre et qui fait la guerre. Comment retourner sa langue contre elle-même quand on se découvre censuré par sa propre langue ? » (« OM », 22)

Tâche quasi impossible, la réalisation d’un tel retournement constitue pourtant un objectif fondamental pour Bernard Noël, qui souhaite résister aux effets du pouvoir sur la langue, effets qu’il appelle « sensure ». Quelques études ont analysé, déjà, le traitement de ce problème dans les essais, les récits et les poèmes de Bernard Noël[2]. Je reprendrai cette question ici en l’abordant sous l’angle d’un travail sur l’articulation, lié à une critique du signe et du réalisme. Après avoir fait un retour sur la réflexion que l’écrivain consacre à la sensure et à l’articulation, j’essaierai de voir comment sa poésie tente de résister au dévoiement du langage en décrassant, revivifiant et réinventant diverses articulations langagières, de la phonétique à la syntaxe, en passant par le mot, le vers, la strophe. Mon analyse portera principalement sur le recueil Bruits de langues[3], qui est contemporain des premiers textes sur la sensure.

Sensure et critique du réalisme

À l’époque où il écrivait son roman Le château de Cène[4], Bernard Noël prit conscience, en écoutant les discours du général de Gaulle à la radio (« OM », 34), d’une forme de censure plus pernicieuse que l’interdit de parole, puisque, muette et méconnue, elle agit dans cela même par quoi nous écrivons et pensons, la langue. Son premier essai sur le sujet, « L’outrage aux mots », date de 1975 ; il paraît la même année, lors de la réédition du Château de Cène. Après sa première publication en 1969, le roman a été censuré, ce qui a entraîné son auteur dans un procès pour « outrage aux moeurs » en 1973. Au départ, Noël a refusé de se défendre ; ses amis l’ont persuadé de le faire au nom de la liberté d’expression. Devant le tribunal, l’écrivain décide d’expliquer « pourquoi il est là », décrivant les violences « de l’armée, de la police et des institutions » ayant pesé sur lui et sur son langage. Après son témoignage, raconte-t-il, « la comédie commence, non pour défendre un principe, mais pour démontrer, trois ou quatre heures durant, que je suis un bon écrivain, donc un écrivain inoffensif » (« OM », 24). C’est donc pour ce motif qu’il est acquitté, et il se sent alors prisonnier du pouvoir, qui avait investi la langue : « Dans le contexte de l’ordre, on ne peut, en dialoguant avec cet ordre, que le servir. Même quand j’essayais de dire au juge mon indignation, je la trahissais. Il aurait fallu n’être là qu’un corps – l’un de ces corps que censure tout ordre moral » (« OM », 24). Si la liberté de parole semble acquise dans nos sociétés libérales, un autre mécanisme de censure s’est généralisé : il s’agit de « l’abus de langage », de l’emploi des mots dans une acception inhabituelle. Un tel usage de la langue sert l’exercice d’une « violence […] oppressive et efficace » sous le masque de la « tolérance » et de la liberté. C’est pour désigner cette violence que Bernard Noël propose le néologisme « sensure », qui indique non « la privation de parole » (comme dans la censure proprement dite), mais « la privation de sens » (« OM », 30) qui « vide l’expression pour la rendre inoffensive[5] ».

Puisqu’elle est inhérente à la langue, la sensure rend impossible une formulation directe, limpide, de la révolte et de la solidarité. Bernard Noël se montre très critique à l’égard de « l’illusion réaliste », qui nous fait croire à la transparence du langage. Cette question revient fréquemment dans ses essais, notamment dans ceux qui composent Le sens la sensure[6]. L’écrivain explique que les sociétés croient avoir besoin d’un ordre, qui exige un référent central[7]. En France, jusqu’à la Révolution, le référent fondateur était Dieu. Avec la laïcisation de la société, il fut remplacé par la constitution, laquelle « suppose que les hommes soient égaux, non plus devant ce qui les crée, mais devant ce qui les fonde[8] », la langue. Pour que le droit séculier, censé être le même pour tous, fonctionne, il faut que la langue aussi respecte une certaine légalité, il faut « qu’un chat soit un chat, un voleur un voleur » (« LR », 169). Autrement dit, il doit y avoir un rapport juste entre la réalité et le langage : « La circulation verbale est garantie par la réalité – ou plutôt par la vision collective de la réalité – tout comme la circulation monétaire est garantie par le Trésor public. On sait depuis longtemps que le papier ne vaut plus de l’or, mais la réalité, quant à elle, paraît intangible. L’est-elle ?[9] » L’écrivain répond par la négative, puisque nous n’avons pas d’accès direct à la réalité et que celle-ci est toujours médiatisée par le visible : « Le visible ressemble au réel, mais c’est un réel en instance de signification – un réel détaché, si je puis dire[10] ». Même si, en apparence, les choses sont les choses, les mots ne les désignent pas de manière neutre, mais renvoient aux rapports que les humains entretiennent avec elles et entre eux. Cette absence de référent stable met en question la possibilité d’une communication sans reste : « Nous communiquons à partir de ressemblances. Et personne, au fond, ne parle la même langue » (« LC », 171).

Contrairement à d’autres écrivains, Bernard Noël ne voit pas seulement d’un mauvais oeil la « coupure générale » qui s’immisce entre nous, le langage et le réel. Il nous propose d’envisager cette séparation comme notre « véritable chance de communiquer » et d’accepter le fait que personne « ne parle [exactement] la même langue », plutôt que de nourrir « la nostalgie de l’union » (« LC », 172). Car une telle nostalgie fait précisément le jeu du pouvoir, qui « veut du sens unique » : « Le pouvoir aime le réalisme, et son réalisme consiste à présenter la réalité telle qu’elle devrait être selon ses voeux » (« LC », 172). Autrement dit, pour que la justesse de la communication soit possible, il faut que l’instabilité principielle des langues soit reconnue :

Le langage est un report qu’il faut sans cesse contrôler si l’on veut qu’il demeure juste quant à ses références. Le discours public, tenu par le pouvoir, fait comme si le report était valable une fois pour toutes. D’où ce décalage qui va s’élargissant au point que les mots ne disent plus ce qu’ils disent.

« B », 176

Une telle reconnaissance est impossible si le langage est perçu comme une nomenclature, un ensemble de signes indifférents, d’étiquettes posées sur des choses et des idées préexistantes. Cette perception, courante, favorise la sensure autant qu’elle est favorisée par elle. Bernard Noël précise en effet que cette dernière « oblitère » le signifiant, ou « corps » du langage.

Sensure et perte d’articulation

Oblitérer le signifiant, c’est oblitérer le principe de l’articulation dans les langues, qui fait de celles-ci, selon plusieurs théories du langage, un instrument de pensée. Saussure disait que l’on « pourrait appeler la langue le domaine des articulations », domaine dans lequel « chaque terme linguistique est un petit membre, un articulus où une idée se fixe dans un son et où un son devient le signe d’une idée[11] ». Un peu plus tard, Martinet formulait la théorie de la « double articulation », la première étant la division des idées et du monde en unités « significatives », la seconde, la division des séquences sonores qui constituent ces entités sémantiques en unités « distinctives » ou phonologiques[12]. Bien avant eux, Wilhelm von Humboldt proposait une théorie plus développée de l’articulation, dont il faisait le concept clé d’une vision anti-sémiotique du langage. Par « anti-sémiotique », j’entends une théorie qui s’oppose à cette conception selon laquelle les langues seraient de simples nomenclatures. L’articulation désigne d’abord chez Humboldt un principe de division et de réunion commun au son et au concept, lesquels sont interdépendants et agissent l’un sur l’autre. Puisque des portions de « sons » correspondent à des portions de « pensée », le signifiant n’est jamais indifférent : « même dans le cas d’objets sensibles, les mots de différentes langues ne sont pas des synonymes parfaits et […] celui qui prononce hippos, equus ou Pferd ne dit pas absolument et entièrement la même chose[13] ». Ces dissemblances tiennent à deux facteurs principaux. D’un côté, elles proviennent d’expériences (sensibles, mémorielles, imaginatives) qui s’attachent au signifiant pour chaque locuteur, et de la relation que celui-ci entretient avec les choses et idées auxquelles il renvoie – ce qui se rapproche de ce que disait Noël à propos du lien entre le langage et notre rapport aux choses. De l’autre côté, elles proviennent d’un processus associatif lié au système de chaque langue, qui fait que telle ou telle portion « sonore » éveille toute une chaîne de mots aux sonorités semblables[14]. Enfin, puisque tout est séparation et liaison dans le langage – de la composition du mot à celle du discours, en passant par la phrase – Humboldt voit dans l’articulation l’essence de l’activité langagière dans son ensemble[15], du phonème à l’interlocution, passant par les unités de contenu et la syntaxe.

Les propos de Bernard Noël sur l’articulation sont beaucoup moins développés que la théorie de Humboldt sur le sujet. Celle-ci s’enracine dans un vaste projet d’étude de la diversité des langues, qui devait mener à une meilleure compréhension de la diversité de l’esprit humain. Bernard Noël évoque l’articulation dans quelques essais, de manière assez rapide, au milieu de propos sur la littérature, le langage, la pensée, ainsi que sur les liens sociaux. Son approche est plus immédiatement politique que celle du penseur allemand. Et puis la notion d’articulation reçoit chez lui une valeur particulière, liée à l’ensemble de sa poétique, comme nous le verrons. Mais il y a des parentés importantes entre les deux réflexions. Comme Humboldt, Noël voit dans l’articulation le fondement du langage, de la pensée et du dialogue. Dans un texte de La castration mentale, il donne l’exemple de la télévision, qui, par son flot ininterrompu d’images, entraîne chez le récepteur une passivité totale et la perte de l’articulation :

Avant la télévision, tous les moyens d’expression exigeaient un minimum de participation, donc d’effort vers l’autre. Même la conversation banale implique ce minimum d’effort. […] Avec la télévision, il suffit de se laisser glisser dans le courant irréversible, qui vous emporte comme le temps.
[…]
Le plus inquiétant dans cet effet d’emportement est la perte progressive de l’articulation, qui est la base de toute relation véritable, la base de tout langage et donc de toute pensée[16].

Même hors de ce cas extrême qu’est le flux télévisuel, la sensure mine notre capacité d’articulation en imposant la sienne : elle n’attaque donc pas seulement le lexique, mais tout le langage. Dans « L’outrage aux mots », Bernard Noël établissait par exemple un lien entre la sensure, le pouvoir et la syntaxe : « Comment traiter ma phrase pour qu’elle refuse l’articulation du pouvoir ? » (« OM », 24-25)

Il n’existe pas de réponse toute faite à une telle question, mais le poète se prononce à quelques reprises sur le rapport au langage que suppose un tel refus. Il assigne notamment à la littérature la tâche de redonner au langage « son immédiateté », parce que « nous ne sommes pas au monde », mais enfermés dans un « verbalo-moralisme » (« B », 176-177). L’immédiateté, c’est le rêve de fonder l’écriture sur un nouveau référent premier, qui serait le corps. Pour Bernard Noël, le corps et le langage présentent une propriété commune : l’articulation. Le lien qu’établit Noël entre les articulations du corps et celles du langage lui est propre : il n’apparaît pas chez Humboldt. Cette analogie est par ailleurs favorisée par le fait que le mot « articulation » possède une signification anatomique – le « mode d’union des os entre eux[17] » – qu’on ne trouve pas dans ses équivalents allemands :

Le corps est un langage pour moi. Un langage qui m’a permis de réarticuler les mots ensemble, en me référant à quelque chose de précis, de déjà fondé, le corps.
Dans le corps, il y a des relations organiques, des rapports d’équilibre, de force, de rythme… et j’ai imaginé qu’en articulant les mots à ces relations, ça leur rendait une véracité, une espèce de légalité. Ça les autorisait, quoi[18].

Bernard Noël écrit aussi que, pour démonter le jeu de la sensure, la littérature doit refuser toute forme de communication réduite à l’information : « Un texte littéraire n’est pas un message exact, mais l’invitation à une expérience relative et multiple » (« LC », 172). Et puisque la sensure fausse la légalité du langage, l’écriture doit la « déjouer », en « matérialisant son décalage et sa duplicité » (« B », 177).

Est-il possible de concilier un discours de la distance, qui mette à nu la duplicité du langage, et celle d’une écriture « immédiate », qui fasse parler le corps ? L’analyse qui sera faite ici aura pour but de montrer comment les poèmes de Bruits de langues travaillent à contre-sensure par l’une et l’autre de ces voies.

Articuler, désarticuler, réarticuler 1 : poésie et décalages

Vers la fin de « L’outrage aux mots », Bernard Noël fait la réflexion suivante : « Je voudrais à présent travailler au niveau du bruit de la langue. Ou peut-être mécrire, comme dit Denis Roche » (« OM », 34). En réalité, il travaillait depuis 1972 à ce projet, qui donne lieu en 1980 à un livre justement intitulé Bruits de langues, composé de quatre suites de poèmes. Ce livre présente une dimension critique manifeste, il effectue la « matérialisation » d’une duplicité. Cependant, sa cible la plus apparente n’est pas le discours issu des institutions qui, tels les gouvernements, la cour de justice, les médias, les religions, semblent les plus à même de fabriquer de la sensure. Bruits de langues effectue plutôt « un travail de perversion de la langue aristocratique entre toutes : celle de la Poésie[19] », comme l’observe Jacques Ancet, qui situe ce livre dans la lignée de la « haine de la poésie » de Georges Bataille. Noël a maintes fois témoigné son estime pour le travail de Bataille, notamment en préparant l’édition de L’Archangélique et autres poèmes pour le Mercure de France en 1967. Dans une préface rédigée en 2008 pour cette même oeuvre (republiée par Gallimard), il décrit comme suit l’affront que fait subir Bataille à la poésie :

[L]a poésie est attaquée dans sa nature même et bientôt pervertie ou, plus exactement, souillée. On se protège de cette souillure mentale en l’attribuant aux sujets, souvent obscènes ou scatologiques, alors qu’il s’agit d’une chose tout autre – qu’il s’agit d’un saccage interne faussant les articulations ordinaires du poème pour leur faire desservir leur propre élan. Il y a de la brutalité dans ce retournement : une façon de trousser le vers pour exhiber sa nudité sonore scandée à contresens de ce qu’il dit[20].

Le « saccage » qui fausse « les articulations ordinaires du poème » me semble s’appliquer, bien plus qu’à ceux de Bataille, aux vers de Noël lui-même, surtout à ceux qui composent Bruits de langues, dont la « nudité sonore » n’a guère d’équivalent dans L’Archangélique.

« La poésie a trop chanté ; il faut qu’elle déchante et trouve là le véritable chant », écrit Noël dans l’« en tête » qui ouvre Bruits de langues (p. 149). Son refus de chanter et d’enchanter passe par l’usage de « grilles » et de « règles » : « Tout projet se joue entre le durable, qui cherche à s’instaurer par la loi, et la dérision, qui est de nous savoir mortels, donc sans durée. Ici, la loi loge dans les grilles et les règles, la dérision, dans les “bruits” » (p. 149). L’ensemble est en effet très bien « réglé ». Chacune des suites compte onze poèmes de quinze vers et chaque poème est régi par l’acrostiche. Les textes ne portent pas de titre, mais sont numérotés de 1 à 44. Les vers des deux premières suites sont libres et brefs, ceux des deux dernières sont rimés et mesurés. La troisième série est en alexandrins, alors que dans la quatrième le mètre varie d’un poème à l’autre.

Par « articulations ordinaires du poème », Bernard Noël semble entendre le vers, la rime et les autres sonorités. La mise à nu du sonore caractérise l’ensemble du recueil Bruits de langues. L’offensive contre la poésie est cependant plus apparente et violente dans les séries où le vers est compté, d’une part parce que le mètre et la rime en sont les « articulations ordinaires » les plus anciennes et les plus connues (et donc les plus immédiatement perceptibles), d’autre part parce que ces suites sont truffées de citations, littérales ou déformées[21], empruntant pour la plupart à la poésie française, de La Fontaine à Breton, Leiris et Daumal, en passant par Nerval, Verlaine, Baudelaire, Rimbaud et Mallarmé – ce dernier étant de loin le plus souvent convoqué[22]. Mes premières observations porteront donc sur deux poèmes en alexandrins, les numéros 23 et 27[23] :

 23

1. ô mot-mac, tous les dessous pillés te vaudront
2. un lit vide en la bouche et l’hallali au rond,
3. tant le temps fait retour pour nous damer le fion.

4. on guéguéroie de langue et ça crée du poème :
5. foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême.

6. mais qu’est-ce que la voix qu’on fêle dans la voix ?
7. entre mes dents, un peu d’azur moque mon choix.

8. ah ! ne jamais sortir des Nombres et des Êtres !
9. nous écrivons le monde à travers la fenêtre
10. d’un zobjectif gobant maya à plein urètre !

11. abîme, et c’est le noir d’où sort le vieux désir ;
12. la treizième revient nous gommer le visage,
13. on voit la vie croiser la mort et embellir.
14. nu-nu, fait la muse, et pouèt prend ton vit sage
15. et porte-plume-moi jusqu’à m’en équarrir.

 27

1. riant de la risée du branlaboum quoi couac,
2. il affriol’ la résiduance et l’ excroisse,
3. emmanchant l’avaleur de jours à trique trac.
4. nul ne pleure d’oignon qui se farcit la poisse.

5. qu’erre-t-il de nous quand le nom même se mythe ?
6. un culossal pas-plouf, car dico n’est grand’mer.
7. il ne pouss’ ventral clope aux chutés de l’abîte.

8. n’aliborons point : tout s’asticote sous vers,
9. eh peaucrite lèchteur, mon pareil bookmaker.

10. sa suinteté jette l’encre en papage, et hop
11. on la voit scier des mots à grand ahan d’arrière :
12. il faut qu’un prépuscrit se débite au galop,
13. tant les cris durs de plume en font très feinte affaire.

14. dans nos cerveaux ribote un peuple de motgnons.
15. un côté marie-honnête et tout l’autre cochon.

La métrique des vers des Bruits de langues est généralement stricte, si bien que l’oreille exercée y entend aisément les boiteries. La majorité des alexandrins du livre sont bien caractérisés, avec une césure marquée[24], mais il arrive que la sixième position tombe sur une syllabe faible, soit qu’elle passe au milieu d’un mot : « ô mot-mac, tous les dessous pillés te vaudront » (23 : 1[25]), soit qu’elle tombe sur un « e » instable : « sa suinteté jette l’encre en papage, et hop » (27 : 10) ou sur un mot normalement non accentuable : « nu-nu, fait la muse, et pouèt prend ton vit sage » (23 : 14). Ce dernier exemple illustre aussi une autre forme de traitement infligé par Noël au vers, qui souvent atteint son nombre en mêlant des éléments de diction « classique » (diérèse, « e » comptés) avec des prononciations laborieuses, discordantes (hiatus, réduplications, cacophonie) ou populaires (apocopes). Le nom de l’inspiré des Muses subit un changement d’orthographe : le « o » devenu « ou » et le « e » disparu, le « pouèt » se transforme en onomatopée. Seuls l’accent grave, le compte (il faut entendre « pou-èt ») et le contexte empêchent qu’on le confonde entièrement avec un bruit de klaxon ou de trompe. Le vocable « nu-nu », prêté à la muse au début du vers, remplit le compte avec sa syllabe double : introuvable dans la plupart des dictionnaires, ce mot m’a d’abord semblé inventé, pouvant évoquer ici un redoublement de « nu » (injonction à se dénuder ?), ou encore, le substantif « nunuche ». Cependant, d’après le Französisches Etymologisches Wörterbuch (FEW), à l’article « Nullus » (où l’on trouve aussi, d’ailleurs, « nunuche »), l’usage de « nunu » est bel et bien attesté : on le retrouve de la Picardie au Poitou, ainsi que chez Balzac. Le mot prend, selon les contextes, le sens de « bagatelle », « mensonge, plaisanterie » ou « mirliton »[26]. Est-ce un hasard ? La combinaison de « bagatelle » et de « mirliton » sied, en tout cas, particulièrement bien à ce vers.

La rime se fait désacralisante, passant de l’ontologie au sexuel-scatologique par la vue (« Êtres », « fenêtre », « urètre » ; 23 : 8, 9 et 10) et de l’éros à la violence bouchère par la beauté (« désir », « embellir », « équarrir » ; 23 : 11, 13, 15). Devenue calembour, elle transforme le « visage » en « vit sage » (23 : 12, 14). « Bijou d’un sou », elle cliquette et sonne creux, tout en évoquant l’échec, la peur, l’excès, la déveine (« couac », « excroisse », « trac », « poisse » ; 27 : 1 à 4). Avec « se mythe » et « l’abîte », elle déforme des mots à connotation littéraire : mué en « se mythe », le premier éveille l’homophone « se mite », et le « nom même » qu’il affecte pourrait tout autant être troué qu’élevé à la hauteur d’une légende ; quant au second, il adjoint une bite à un reste d’abîme et fait aux « chutés » un étrange habitat.

Une grande partie des « articulations ordinaires du poème » sont attirées du côté du grotesque, tel que le définit Typhaine Garnier : « Le geste d’écriture grotesque fait surgir dans la langue le bas matériel, moral et intellectuel que les défenseurs de la décence verbale et de la “dignité” de la littérature ne sauraient voir. Car il s’agit bien, au sens propre, de “désaffubler” la langue (pas seulement “littéraire”) pour en montrer les “dessous”[27] ». Cette description convient au traitement que fait Noël du sonore dans les Bruits de langue, avec la construction de séries cacophoniques, la prolifération de l’homophonie et l’usage fréquent de l’onomatopée, des mots-valises et autres néologismes. De tels procédés dominent tout le poème 27, comme l’annonce son premier vers : « riant de la risée du branlaboum quoi couac ». La poésie est l’une des cibles principales de cette risée, on l’a vu avec « mythe » et « abîte ». Il faut aussi souligner la « mer », insérée dans « grand’mer » (27 : 6), à la fois matriarche et grammaire, ainsi que sa rime aux « vers » grouillants, sous lesquels « tout s’asticot(e) » (27 : 8). À « mer » et « vers » fera lointainement écho la reprise très déformée d’un vers de Baudelaire : « eh peaucrite lèchteur, mon pareil bookmaker[28] », qui, en plus de donner de la peau et de la lèche à « l’hypocrite lecteur », le transforme en preneur de paris, tout comme le poète, dont il est le « pareil bookmaker » (faiseur de livres…). Le « prépuscrit » et « les cris durs de plume » (écrits durs de plume, et « plume » comme lit) allient l’isotopie érotique à celle de l’écriture. Mais la poésie n’est pas seule à être visée, et, à travers celle-ci, c’est surtout ce que Noël appelle le « verbo-moralisme » et son hypocrisie qui sont attaqués. Ainsi dans « sa suinteté jette l’encre en papage, et hop », les néologismes mettent de la sueur et du tapage dans la sainteté du pape et sur la page maculée des mots qu’elle (la sainteté) a « sci[és] » (chiés ?) « à grand ahan d’arrière ». Le poème s’achève en montrant « nos cerveaux » assiégés par « un peuple de motgnons » en « ribote » : cogneurs ou amputés, ces mots ripailleurs ont une double face, l’une vertueusement fantoche (« marie-honnêtes », marionnettes), « et tout[e] l’autre cochon ».

Dans les troisième et quatrième suites, la plupart des textes présentent une syntaxe hiérarchisée : quand celle-ci organise des syntagmes et propositions tels que ceux du poème 27, il en résulte une dimension absurde, qui vient montrer à quel point une apparente construction logique ne suffit en rien à garantir « un report » du langage qui soit « juste quant à ses références » (« B », 176). On trouve aussi dans ces deux séries de nombreux énoncés de structure proverbiale, tels « foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême » (23 : 5) ou « nul ne pleure d’oignon qui se farcit la poisse » (27 : 2), qui agissent un peu comme l’armature logico-syntaxique : la combinaison du caractère péremptoire de la formule avec son contenu grotesque ou absurde met à mal la prétention de ce type d’énoncés à la sagesse, la raison ou la vérité universelles.

Les « décalages » mis en oeuvre par les Bruits n’affectent donc pas seulement les articulations du poème, mais également les articulations syntaxiques et logiques du discours. Par la multiplication des rapports, des strates et des glissements de sens qu’elle produit, une telle organisation met bien au jour l’instabilité principielle du langage, sa possible duplicité, la facilité avec laquelle on peut lui infliger des distorsions.

Articuler, désarticuler, réarticuler 2 : bruire, dire, dire, bruire

Les « signes de poésie » des Bruits de langues – vers, figures sonores, emprunts à d’autres oeuvres – n’ont pas tous et pas simplement pour fonction la raillerie. Le vers métrique, par exemple, n’agit pas seulement comme rappel d’une « langue noble » qu’il faudrait souiller. Bernard Noël le voit à la fois comme loi (associée au désir de durée, mais contraignante) et comme bruit (lié à « la dérision […] de nous savoir mortels », p. 149). Et ce bruit est également figure, relief, « matière sensible » :

Ce qui m’intéresse dans le vers régulier, c’est la sonorité. Je me suis aperçu, dans un livre que je n’ai plus, Bruits de langues […] qu’il y avait, en français, des figures sonores, surtout l’octosyllabe et l’alexandrin. Si on les traite comme unité sonore, ça prend un relief automatiquement, c’est étrange : on peut jouer de la sonorité de ces vers matriciels en tant que sons, et baser le poème, le fonder, sur cette espèce d’assemblage sonore qui devient sa matière sensible.

EP, 47

En tant que « matière sensible », le vers régulier se rapproche du corps. Et, dans son souci de mettre le bruit en valeur, Bernard Noël a donné cette matérialité à la plupart des vers de son livre, même ceux qui ne sont pas métriques. On a alors réellement l’impression que le vers « de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue[29] », comme l’écrivait Mallarmé. Cela tient à divers facteurs – fréquence des mots courts, omission de déterminants, répétition de phonèmes, ruptures d’isotopie –, présents dès la première strophe du livre : « brassé bas / au bâillement du bout / idylle à cri / l’espèce bouffe les fils / ahâne / i    fève du râle » (p. 153). Ensemble, ces traits d’écriture produisent une grande densité accentuelle, ce qui donne beaucoup de présence à la dimension acoustique des poèmes, tout en estompant les limites des mots. Reprenant la terminologie de Martinet, on pourrait dire que la première articulation (celle des unités de contenu) est brouillée, alors qu’est mise en relief la deuxième (celle des phonèmes, ou plutôt de leur source physique, la phonation et le son).

Les rapprochements sémantiques produits par le travail sur les signifiants présentent des constantes, dont je ne donnerai ici que quelques exemples. Les collisions homonymiques superposent souvent des expressions abstraites et concrètes. Le poème qui suit rapproche « l’idéalité » (comprise comme « préjugé ») du « creux » que « nous sommes » :

idée à l’eau / l’idéalité // même préjugé / au fond / nous sommes un creux / garni / en bas l’âge des dieux / tout ce qui sent l’homme / a trou bleu // la forme évide / art chie vent / néanmoins le nom / grelot du gain / un jeu de lie / et de lu

p. 167

Avec l’« idée à l’eau » du premier vers, on perçoit la noyade de « l’idéal haut » ; cette proximité sonore facilite l’entente d’une « idée alitée » sous l’« idéalité ». « La forme évide », peut-être parce qu’elle-même « est vide », et que l’« art chie [du] vent ». Ou encore, dans un énoncé qui accumulerait les renvois à la négation, au néant, à la vanité : « la forme est vide archivant néanmoins le non ». Quelques poèmes jouent avec l’homophonie entre l’écrit et les cris, comme on l’a vu plus haut avec « les cris durs de plume » du poème 27 (p. 181) : par le signifiant, le « bruit » du langage, une activité langagière et silencieuse se trouve ici jointe à un acte physique, inarticulé et sonore. Un vers comme « raie crie le monde » (p. 161) déforme « récris le monde » (qui serait un véritable cliché) pour associer l’animalité (la raie comme poisson) et la sexualité (la raie des fesses) à l’écriture (la raie en tant que ligne droite). À la fin d’un autre poème, le vers « et cris vains » (p. 174), disant le vide ou la vanité du cri, suggère également ceux du texte ou de son auteur (écrivain).

Les mots-valises réunissent eux aussi des isotopies abstraites ou élevées (langage, pensée, idéal) et concrètes ou basses (sexualité, scatologie) : « ramotnades » (p. 171), « prépuscrit » (p. 181), « pissuis-je » (p. 186), « chiervelle » (p. 187). Certains néologismes, par exemple « branlaboum » et « trique trac », associent un mot d’origine expressive (« badaboum », « tric-trac ») à un autre substantif (« branle », « trique »), le second ajoutant un sémantisme au premier et celui-ci transformant le signifiant arbitraire en bruit motivé (p. 181). En créant des liens entre des signifiants imitatifs et d’autres qui ne le sont pas, de tels composés agrandissent la part onomatopéique du langage, mais, surtout, ils semblent atténuer la frontière entre le phonème et le son expressif, inarticulé. Cela est encore plus frappant quand le poème donne le statut de bruits à des mots grammaticaux – pronoms, déterminants, prépositions, conjonctions –, souvent qualifiés de « vides », par opposition aux « mots lexicaux », ou « pleins ». Bernard Noël en fait de la « matière sensible » de plusieurs façons. Il les fait voisiner avec des onomatopées de sonorité proche : « riant de la risée du branlaboum quoi couac » (27 : 1 ; je souligne). Il en use en fin de ligne pour créer des enjambements marqués et renforcer la sensation du vers comme mot « étranger à la langue » : « il faut écrire au » (p. 157), « qui use qui / une langue tire un / immense abus // tu regrettes le / un / et le nu » (p. 160) ; « un fou qui » (p. 162) « sucer sa / canne à cancan » (p. 172). Il en remplit des vers entiers, leur adjoignant au besoin un verbe comme « être » ou « avoir » : « sans que soi soit » (p. 166), « on n’a qu’une » (p. 169), « pas je ne suis » (p. 173). Ces mots grammaticaux se situent dans la frange la moins figurative du langage, ils n’ont pas de corrélat direct dans les choses ni dans nos actions, ils ne peuvent être réduits à une nomenclature, tout en eux est articulation. Leur fonction consiste essentiellement à marquer des relations : déictiques, anaphoriques, syntaxiques, etc. En mettant en relief, comme il le fait, leur valeur sonore, Bernard Noël rapproche des unités linguistiques abstraites, relationnelles, du bruit inarticulé, du corps.

Dans l’analyse approfondie qu’il fait de Bruits de langues, Michael Brophy insiste beaucoup sur la négativité (ontologique et langagière) de ce livre. Il fait un lien entre l’importance du lexique lié aux « besoins digestifs et reproductifs les plus primitifs de l’être » et ce qu’il appelle la « corruption fétide[30] » du langage, lequel d’après lui « sabote effrontément la tentative de l’être de s’approprier un sens[31] ». Il décrit le travail sonore comme un « hideux enfantement cacophonique qui rompt la communication en signalant une reproduction purement matérielle de la langue[32] ». Or, il est vrai que toute l’oeuvre de Bernard Noël est marquée par le « savoir du Néant[33] », par le manque de sens de l’existence. Mais pour cette raison, justement, il me semble problématique de parler à son sujet d’une « tentative de l’être pour s’approprier un sens ». Problématique aussi parce que, selon le poète, la littérature doit lutter contre le sens unique. De toute évidence, les Bruits de langues parasitent (bruitent) la communication ; mais je n’y vois pas de véritable rupture de cette dernière ni de réduction de la langue à sa matérialité. Les poèmes sont organisés en discours et, malgré leurs entorses à la norme et leurs inventions lexicales, ils usent de la syntaxe et du vocabulaire français : partout, de la signification passe, ne serait-ce que par éclats.

Michael Brophy souligne avec raison l’importance du vocabulaire renvoyant aux viscères et aux diverses formes d’évacuation dans Bruits de langues. Pour « faire parler le corps », Bernard Noël considère en effet ce dernier dans son ensemble, avec ses organes, qu’il compare à « un prolétariat analphabète » :

C’est comme si le langage avait toujours été réservé à une aristocratie, qui serait l’esprit, et une bourgeoisie, qui serait le corps – l’apparence du corps. Quand on veut donner la parole à ce qui fonctionne dedans, à l’organique, impossible : cela gargouille, cela fait des bruits, mais pas de mots. L’organique est comme un prolétariat analphabète. Pire qu’analphabète, il grogne, mais il ne parle pas. Ce qui me préoccupe, à travers ce silence forcé, c’est l’outrage fait au langage. Celui qu’on prive de langage, ou celui dont on fausse le langage sont également opprimés[34].

Mais il ne tombe pas dans les « éructations asémantiques[35] » privilégiées par certaines formes de performances et de poésie sonore. Refuser le dire pour se contenter de bruire comme les organes, ce serait sortir du langage, et donc reproduire la privation de parole et de sens, en reconduire l’outrage.

L’auteur du Château de Cène écrit en sachant qu’il est « impossible » de « donner la parole à ce qui fonctionne dedans » et que, même si le corps et le langage sont tous deux composés d’articulations, celle qui les relie demeure introuvable :

Quel est le lieu du corps où nous prenons langue ? […] Comment savoir ? Comment repérer l’articulation qui s’est si bien fondue dans notre intimité qu’il n’y a plus moyen de marquer sa différence ? […]
Où est la bouche interne et comment l’appeler ?
Tout le monde s’exprime, mais qui sait comment ? depuis où ? Et selon quel trajet s’opère la transformation ?[36]

Mais dans ses poèmes, par le travail du signifiant que nous venons de voir, Bernard Noël tente malgré tout de donner quelque intelligibilité aux grognements, borborygmes, râles et cris, et d’enraciner dans le corps les éléments les moins figuratifs du langage, ses unités relationnelles. Cela en s’attaquant aux « bases mêmes de l’articulation[37] », comme l’écrivait Michael Brophy, mais pour en créer de nouvelles.

En même temps, les Bruits de langues disent parfois explicitement l’hiatus, quand ils évoquent la fêlure entre le texte et l’expérience, par exemple érotique : « on guéguéroie de langue et ça crée du poème : / foutre à blanc fait fureur quand queue est en carême » (p. 177). Ils le manifestent aussi, autrement, dans la tension entre leur part organisée, proportionnée, « noble » et leur part anarchique et triviale – tous ces cancans, crincrins, patati, patata, patatras, turlututus, césures bancales et apocopes qui les font grincer. Dans cette tension, sont visés le « chapeau moral », sous lequel « les mots prennent des rides » ; le « ronron qui suinte aux articulations » du langage et du poème ; la conscience qui, « empiffrée de savoir », « a du bide », dont le « caca mental engorge la vision » : autrement dit tout discours usé qui fige et fausse le réel, tout discours idéalisant qui, détaché de l’expérience corporelle, « n’est que signe, humanisme et littérature[38] », aveuglement sur notre finitude.