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Au cours de sa réflexion dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paul Ricoeur reproche à l’histoire d’être coupable de l’« hubris du savoir[2] », de se porter garante d’un projet de vérité voué à l’échec. Sa nature écrite, et donc sélective, notamment, la rendrait suspecte. Ricoeur critique en outre la mémoire pour son ambition de fidélité, qui porte à « ces abus de mémoire que peuvent devenir les commémorations imposées par le pouvoir politique ou par des groupes de pression[3] ». Notre époque manifeste en effet une sensibilité accrue aux violences du passé[4], redouble d’intérêt pour les processus mémoriels individuels sur fond d’une quête définitoire de la mémoire collective[5] et se fait particulièrement pointilleuse, jusqu’au cynisme, quant à la réappropriation de l’expérience des vaincus de l’histoire par le politique[6]. L’époque contemporaine est par ailleurs méfiante, selon Jean-François Hamel, envers une certaine conscience unifiante de l’histoire, envers une tendance de l’écriture historienne à substituer à la vérité hétérogène du passé un sens que lui confère le présent[7].

Au lecteur, « destinataire du texte historique[8] », revient donc une importante fonction herméneutique et éthique. Il appartiendrait au « citoyen avisé » de réaliser ce qui constitue « le voeu le plus dissimulé de la connaissance historique », c’est-à-dire celui « d’atteindre, derrière le masque de la mort, le visage de ceux qui jadis ont existé[9] » en réactivant le sens du passé par sa singularité. Dans le cas d’événements individuellement et collectivement traumatiques comme les guerres, cela peut éventuellement consister à déconstruire une mémoire manipulée[10] ou à se figurer « la part intransmissible[11] » de telles expériences extrêmes. Or pour y parvenir, il serait salutaire que le « lecteur d’histoire[12] » soit également un lecteur d’histoires.

La littérature de fiction sur la guerre est constamment occupée à réinventer le rapport au fait avéré, vérifiable, ce point focal de l’historien. Par des effets de forme, de style, d’énonciation, de composition scénique – donc des outils propres à l’écriture littéraire ou dramatique –, la littérature contemporaine qui raconte la guerre prend une sorte de tangente depuis la phase de représentation historienne de l’opération historiographique, laquelle bute contre l’aporie d’un référent qui s’éloigne aussitôt qu’entrent en jeu les figures convoquées pour le désigner[13]. Le texte littéraire se nourrit de cette aporie, que ce soit par sa liberté formelle ou par l’horizon d’attente que crée la modalité autoréflexive du langage qu’il emploie. La fiction assume la fonction d’écran qu’instaure le récit, jusqu’à en faire son moteur : elle contribue au discours ambiant à propos des traumas collectifs en transmettant des impressions difficilement soutenables pour la science historique.

Je montrerai comment la fiction de guerre modélise de nos jours l’interaction entre mémoire et histoire, et soulignerai en quoi ce type de démarche, au fond soucieuse d’une épistémologie de la littérature[14], fournit une matière éthique pour penser les processus mémoriels ayant trait aux conflits contemporains. Trois oeuvres seront classées selon la transparence de leur rapport au référent de la guerre : Zone de Mathias Énard[15], un roman qui nomme précisément les conflits dont il parle ; Incendies de Wajdi Mouawad[16], un texte dramatique qui sème des indices historiques en omettant tout renvoi direct ; Les événements de Jean Rolin[17], un roman qui invente une guerre de toutes pièces. L’analyse de cette dernière oeuvre confirmera ce que celles des deux premières auront esquissé : même lorsqu’elle esquive les contraintes de l’archive ou du document officiel, et parce qu’elle s’énonce à partir de la force évocatrice du langage, la littérature propose des moyens de revoir les automatismes qui régissent l’écriture historiographique et tend ainsi vers une connaissance plus lucide d’un événement ou d’une époque.

Un réflexe de lecture

L’analyse d’un texte littéraire qui renvoie explicitement à des événements historiques permet d’abord d’isoler les techniques narratives qui, dans l’écriture de fiction, créent du sens au-delà de tout rapport factuel. Chez Énard, c’est la juxtaposition des faits avérés et du récit personnel fictif qui confère au roman une « pertinence sémantique[18] » plus grande que la somme de ses parties. Dans Zone, ce sens du « récit pris comme un tout[19] » concerne notamment la valeur de l’oeuvre littéraire dans l’aiguisage de la conscience historique du lecteur.

Zone est un récit sans points de fin de phrase qui présente le flux de pensées de Francis, un narrateur qui commente l’histoire par diverses anecdotes :

[…] la France embarrassait la Turquie en 1998 en lui jetant à la figure des milliers d’ossements arméniens, ce à quoi les Turcs rétorquaient par les milliers de cadavres algériens, et ce même Parlement de la Ve République qui avait voté la loi d’amnistie des crimes de guerre d’Algérie reconnaissait officiellement le génocide arménien, ému aux larmes, en 2001 – les massacres des autres sont toujours moins encombrants […]

Z, 207

La tension qui a marqué les rapports diplomatiques franco-turcs au cours des cent dernières années est l’un des fils de l’intrigue contenus dans les dix premiers chapitres du roman. Ce fil est intégré à la narration par le motif de la collecte de renseignements à laquelle se prête Francis, qui lie ses réflexions personnelles aux grands mouvements de l’histoire.

Cet entrelacement de faits historiques dans l’intrigue est maintes fois répété : alors que Francis se remémore les recherches qu’il a effectuées quand il était délégué de défense, les individus qu’il a rencontrés et les documents qu’il a consultés deviennent prétextes à raconter une part d’histoire, le plus souvent sous l’angle de la controverse ou de l’ironie. Francis revient par ailleurs souvent à ses propres souvenirs troubles de la guerre de Bosnie à laquelle il a participé en tant que soldat. Divers fils historiques s’entremêlent enfin à partir de ce vécu du personnage fictif : une histoire de tromperie relatant la formation de l’Irak moderne par des figures telles que Fayçal, Lawrence d’Arabie, Gertrude Bell et Churchill ; une histoire racontant les exploits, puis la fin minable, de l’artilleur Seyit Çabuk, héros ottoman de la bataille des Dardanelles ; des détails sur Vukovar, ville tombée aux mains des Yougoslaves et des paramilitaires serbes en 1991 à la suite d’un long massacre quand le narrateur combattait du côté croate ; la participation de son père à la guerre d’Algérie en tant qu’« aide interrogateur » (Z, 172).

Zone ressasse ainsi des anecdotes violentes et les synthétise dans des passages toujours plus étouffants à la lecture, qui reflètent la manière dont le narrateur a entassé dans une mallette, afin de les vendre, tous ces renseignements ignominieux. L’effet oppressant est exacerbé par l’espace confiné d’un train, dans lequel Francis n’a que son esprit pour s’évader. Ces anecdotes historiques, qui se fondent dans la trame narrative, se font écho en exposant une multitude de faits avérés et hétérogènes à propos de la guerre. Elles se rejoignent sur le plan d’une histoire sombre et abjecte, d’une histoire non officielle qui projette le narrateur dans le désespoir :

[…] je me sentais plus seul que jamais […] mon métier de l’ombre était des plus sordides je regardais le plafond […] en pensant […] à la mort partout autour de moi je pensais aux prisons syriennes aux pendus aux islamistes torturés à toutes ces existences gâchées jetées à la mer […], et malgré la valise la décision la nouvelle vie devant moi je ne suis pas en meilleur état […] j’ai l’impression d’être inatteignable d’être déjà parti déjà loin enfermé au fond de ma mallette remplie de morts et de bourreaux sans espoir de sortir au grand jour jamais […]

Z, 210

À plusieurs reprises, le narrateur évoque cette sorte de paralysie qui l’affecte, et qui n’est pas sans rappeler celle de l’ange de l’histoire tourné vers le passé que Ricoeur emprunte à Walter Benjamin décrivant une « figure de Klee intitulée Angelus Novus[20] ». Dans cette analogie qui exprime la nature insaisissable de la réalité du passé, l’histoire effective, c’est-à-dire celle « que les hommes font[21] », pourchasse comme une tempête l’histoire écrite par les historiens qui prend la forme d’un ange effaré, conscient d’être condamné à fixer (au sens de scruter comme au sens de stabiliser par l’écriture) un passé qui lui échappe. Dans Zone, Francis, agent de renseignements hanté par ses souvenirs, qui voyage en train « à reculons dos à la destination et dos au sens de l’histoire qui est le sens de la marche » (Z, 132), incarne cette tentative à jamais infructueuse de saisir l’histoire, mais surtout la conscience de l’éternelle discordance qui règne entre l’histoire officielle et les événements qui hantent sa mémoire.

Le narrateur de Zone est, en termes ricoeuriens, torturé par « l’interminable compétition entre le voeu de fidélité de la mémoire et la recherche de la vérité en histoire[22] ». Même si l’on consent à dire que le flux de ses pensées est un reflet assez exact de sa mémoire (la forme reproduit en effet le mode d’apparition des pensées par association et le ressassement circulaire et répétitif caractéristique du trauma), il demeure justement cela : un flux de pensées, une rêvasserie sans destinataire. Et, pour ce qui est de la vérité de l’histoire, le roman évoque une stérilité semblable : tout ce qui relève du fait avéré, de la donnée historique pure, est, je l’ai indiqué, relégué au fond d’une mallette secrète, de surcroît destinée à disparaître :

[…] je n’ai plus besoin de cette valise, […] je vais tout balancer dans l’eau, […] j’irai à pied jusqu’au Tibre fatal tout près du pont Sixte jeter ces morts dans le cours du fleuve, qu’il les amène jusqu’à la mer, le cimetière bleu, que tous s’en aillent, les noms et les photographies seront rongés par le sel, puis évaporés ils rejoindront les nuages […]

Z, 516

Les thèmes, la forme et la mise en intrigue concourent ainsi à bâtir une fiction qui reproduit « l’inquiétante étrangeté de l’histoire[23] », c’est-à-dire le piétinement et la suffocation que provoque une histoire qui ne daigne pas faire la lumière sur les portions sombres qui la constituent. Différents « abus de mémoire[24] » sont modélisés par le roman, puis critiqués pour les malaises qu’ils laissent planer et qui perpétuent, toujours au détriment des perdants de l’histoire, la violence engendrée par les guerres. Ricoeur dit que les mémoires concurrentes sont, par des pratiques relatives à l’amnistie – Zone en dépeint –, condamnées « à une vie souterraine malsaine[25] ». Les faits évoqués dans le récit d’Énard apparaissent en ce sens comme des objets que l’écrivain de fiction exhume puis consigne – comme le narrateur exerçant son « métier de l’ombre » (Z, 210) :

[…] moi aussi, en quelque sorte je suis un archéologue, le pinceau la brosse à la main je fouille et sonde des choses disparues, enfouies, pour en faire surgir des cadavres, […] des débris de récits […] des milliers de noms de bourreaux et de victimes, consciencieusement annotés, […] répertoriés, classés, […] pouss[é] toujours plus avant dans des recherches infinies, debout sur la grande fosse de l’histoire, les pieds dans le vide […]

Z, 153

Cette activité qui consume Francis montre à quel point « la Mémoire toujours sélective et l’histoire toujours officielle » (Z, 207) recèlent un espace infiniment vaste et mouvant de savoirs et d’expériences, que le respect des victimes enjoint de considérer. Il convient de noter que dans cette page, le mot « mémoire » est à quatre reprises affublé de la majuscule. Le narrateur y explique, non sans ironie, pourquoi la reconnaissance du génocide arménien par la Turquie ou l’abrogation par la France de sa loi d’amnistie de la guerre d’Algérie sont impossibles, car ces décisions trahiraient la « Mémoire » des généraux victorieux dont l’histoire se souvient. La majuscule de signification confère ici au mot une dimension universelle et sacrée, alors que le texte en révèle la nature manipulable et invite à considérer l’envers apocryphe de « l’histoire officielle », les aspects négligés par la « mémoire sélective ».

Le roman d’Énard montre ainsi comment le travail patient et scrutateur qui aboutit au récit place, au premier plan, des événements que l’ensemble des représentations institutionnalisées du passé ont pu occulter. Cette démarche soustrait ces événements à l’oubli et accomplit un certain projet de vérité quant au passé historique. Or ce projet demeure intimement lié au souci que l’oeuvre manifeste pour ce que Jean-François Hamel nomme une « mémoire de l’oubli », qu’il définit comme « une éthique du souvenir indissociable du caractère irréparable de la mort et de l’impuissance ontologique du langage devant l’effacement des êtres[26] » : un rappel, en somme, imbriqué dans l’oeuvre, de la part indéniable d’oubli qui accompagne toute entreprise mémorielle. Et parce que Zone constitue une telle entreprise, le roman développe chez son lecteur un réflexe qui porte à considérer plus spontanément l’autre de la doxa historique : « La fonction narrative […] se définit à titre ultime par son ambition de refigurer la condition historique et de l’élever ainsi au rang de conscience historique[27]. » L’oeuvre conditionne le lecteur pour qu’il envisage l’histoire du point de vue de ses versions non officielles et pour qu’il s’interroge sur la signification politique et sociale des catégorisations auxquelles procèdent les institutions qui se chargent de diffuser l’histoire.

Dignité et pardon

Que dire d’une oeuvre qui occulte le référent historique auquel elle paraît tout de même renvoyer ? Quelle ambition de vérité une telle histoire de guerre affirme-t-elle ? Il sied d’abord, en suivant Marc Dambre, de distinguer le terrain de la vérité de l’historien et celui de la vérité littéraire, d’admettre que la littérature cherche à faire percevoir des « vérités fragiles, une vérité et non la vérité[28] ». Dans cette optique, il est intéressant de dégager les procédés précis au moyen desquels la littérature se dissocie du fait avéré tout en restant admissible, valide, valable, façonneuse et gardienne de la mémoire.

Incendies de Wajdi Mouawad maintient l’indétermination sur le plan historique. Certes, les origines libanaises de l’auteur, la consonance arabe de plusieurs noms de personnages ou de lieux (Nawal, Nihad, Chamseddine, Kfar Rayat) et certains indices contextuels (le massacre dans des camps, l’armée qui a envahi le Sud, l’incendie d’un autobus, l’assassinat du chef des milices) peuvent permettre d’identifier la guerre civile libanaise[29]. Il est également bien connu que le personnage de Nawal est inspiré de Soha Bechara, une militante libanaise emprisonnée et torturée pour avoir tenté d’assassiner un chef de milice pendant la guerre[30]. La pièce évite toutefois les renvois directs au conflit libanais et élude toute référence à Bechara et aux circonstances géopolitiques de son sort. Incendies explore plutôt, à travers la narrativisation du passé et, plus précisément, par le biais des modalités testamentaire, testimoniale puis épistolaire, une manière de réconcilier les blessures individuelles et collectives profondes qu’ont pu engendrer les événements.

La pièce retrace la vie de Nawal qui, par son testament lu par le personnage du notaire dès les premières scènes, lance Jeanne et Simon, ses enfants, à la découverte de leur origine et, en conséquence, des horreurs de la guerre qu’elle a vécues dans son pays natal. C’est donc d’abord à travers l’inscription et la diffusion des dernières volontés de la mère que la pièce présente la mémoire que Nawal lègue à ses enfants. Indéniable alliage de souvenirs et d’oubli, Nawal, dans la pièce, agit comme catalyseur pour que prévalent l’amour et le respect du caractère humain de chaque être après – et surtout malgré – l’abjection. Lorsque, au cours d’un procès, Nawal reconnaît le bourreau qui l’a torturée et maintes fois violée pendant la guerre, elle décide de s’adresser à lui en livrant un témoignage.

Un parallèle éclairant peut être tenté entre la dignité que Nawal associe à l’acte narratif du témoignage et les réflexions de Giorgio Agamben au sujet du « naufrage de la dignité » qui survient devant les figures extrêmes de l’humain qu’incarnent les victimes d’Auschwitz sur le point de succomber aux traitements auxquels elles sont soumises[31]. Agamben mentionne « l’inutilité du respect de soi face à l’absolue déchéance[32] » que constitue le camp de concentration. Il décrit la honte profonde ressentie par les rescapés des camps, ceux qui se sentent désormais « indécent[s] d[’être] rest[és] décent[s][33] ». Cependant, dans Incendies, Nawal surmonte une telle honte. Bien que son avilissement soit total, elle conçoit sa prise de parole, à l’instar des témoignages qui attestent l’« impossibilité de témoigner[34] » dont parle Agamben, comme l’instrument propre à combattre cette honte. « Nous avons échoué en tout », déclare-t-elle devant son bourreau, « nous pourrions peut-être sauver encore cela : la dignité. Vous parler comme je vous parle témoigne de ma promesse tenue envers une femme qui un jour me fit comprendre l’importance de s’arracher à la misère […]. / Mon témoignage est le fruit de cet effort. Me taire sur votre compte serait être complice de vos crimes » (I, 73). Oeuvre d’une promesse que lui a fait faire sa grand-mère qui l’a exhortée, enfant, à s’instruire, le témoignage de Nawal lui permet de maintenir sa dignité dans l’abaissement. Notons la place qu’occupe au sein de la pièce le monologue testimonial que Nawal énonce par un saut analeptique (environ trois pages de texte). Elle dit l’importance accordée, même au théâtre, à la composante narrative de la mémoire.

Par ailleurs, Nawal n’a pas le loisir de se contenter d’haïr et de condamner son bourreau. Elle est liée par une autre promesse, faite à son fils à sa naissance, de toujours l’aimer « [q]uoi qu’il arrive » (I, 90). Par un coup de théâtre sophocléen, Nawal réalise, au cours du procès, que ce fils et son bourreau se fondent dans la même personne. La pièce use ainsi du cadre fictionnel qu’est l’histoire de cette femme, et surtout du potentiel tragique du topos de l’inceste, pour faire réagir les éléments. Lorsque la haine et l’amour convergent vers le même être, l’expérience se heurte à une antinomie dramatiquement traduite par le motif du silence : à la suite de ce procès, et pendant cinq ans, c’est-à-dire jusqu’à sa mort, Nawal se taira.

En faisant coïncider l’enfant perdu et le bourreau dans une intrigue qui atteint un tel degré d’horreur, la pièce examine avec une franche brutalité la possibilité du pardon au lendemain de la guerre. La mémoire du viol incestueux est d’une abomination si nouée qu’elle exige une réponse ad hoc, pensée avec toute la sensibilité que requiert cette situation. Effectivement, une part d’indulgence s’impose, que le schéma typique de la vengeance n’admet pas : « [L]à où il y a de l’amour, il ne peut y avoir de haine. / Et pour préserver l’amour, aveuglément j’ai choisi de me taire » (I, 90). Le silence que Nawal s’inflige alors, et qu’elle fait subir à ses enfants pendant les cinq années qui précèdent sa mort, préserve certes l’amour porté à l’enfant jadis perdu, mais au prix d’une dissimulation de la vérité sur l’origine de l’histoire, dissimulation qui perpétue l’ignorance et la colère. Ce paradigme reproduit, à l’échelle familiale, le cycle infernal qui ravage le pays en guerre. La pièce met donc en scène, à sa manière, une mémoire de l’oubli qui consiste, « comme par un devoir de mémoire inversé », à « rendre à l’oubli son imprescriptibilité, mais aussi [à] mettre en garde contre les ravages d’une mémoire présomptueuse qui prétend accomplir maintenant ce qui ne le fut jamais[35] ».

Ni l’oubli du passé ni la tentative de l’expliquer factuellement ne sont en effet présentés comme une voie salutaire dans Incendies. « Pourquoi ne pas vous avoir parlé ? » s’interroge Nawal dans une ultime lettre posthume adressée à ses enfants : « Il y a des vérités qui ne peuvent être révélées qu’à la condition d’être découvertes » (I, 92). La quête de Jeanne et de Simon, véritable travail parsemé de rencontres, de dialogues, de récits, de chocs, de refus, de doutes, d’acceptations, est le seul mode d’appréhension susceptible de leur transmettre la mémoire de la guerre dans toute la gamme des nuances nécessaires pour comprendre les choix de leur mère. Le processus de découverte qu’ils entreprennent engage parallèlement le lecteur / spectateur. Cette quête, qui trouve son terme dans les scènes finales de la pièce qui rassemblent Jeanne, Simon et leur frère / père pour l’ouverture des lettres posthumes de Nawal, permet d’entrevoir une vengeance qui est aussi une forme de pardon. Réunissant ses enfants autour du récit de la vérité comme le public se rassemble autour de l’intrigue dramatique, Nawal place le fils tortionnaire devant ses frère et soeur, leur transmettant dans un même mouvement le silence de la honte et le lien social par lequel on guérit : « Peut-être que toi aussi te tairas-tu. / Alors sois patient. […] Au-delà du silence, / Il y a le bonheur d’être ensemble. / Rien n’est plus beau que d’être ensemble » (I, 90). Ce dénouement antithétique de l’intrigue participe de la politique mémorielle qui sous-tend toute la pièce : le beau et le laid s’entrelacent sans blâme ni parti pris dans des événements dont on ne s’extrait que par un effort de pensée et de parole. Le tableau final est, en ce sens, probant : il laisse place au motif somme toute anti-dramatique du silence de Nawal, façon pour la pièce d’insister sur l’importance qu’il convient d’accorder à ce qui ne fut jamais dit[36].

En imaginant un personnage qui s’efforce de concilier, par le biais des récits qu’elle livre, sa rage et son amour, Incendies actualise par ailleurs sur la scène un travail de mémoire étranger, comme le conçoit Ricoeur, à l’idée de quelque impératif, contrainte ou obligation, imposé par une justice extérieure, bref à la notion de devoir[37]. Si le devoir de mémoire implique une « exhortation à ne pas oublier[38] », la pièce de Wajdi Mouawad, qui réassemble une histoire en rassemblant ses personnages autour de forts moments narratifs porteurs d’une mémoire, s’avère être une entreprise éthique et épistémologique qui suggère de parler du passé en admettant un équilibre entre mémoire, histoire et oubli. Bien qu’elle soit hantée par le spectre d’une guerre bien réelle connue pour ses déchirements communautaires[39], l’histoire fictive qu’Incendies met en scène nous montre une longue démarche effectuée pour résoudre une crise émotionnelle et familiale intenable, davantage que pour contribuer à un discours politico-judiciaire.

La mémoire exercée, une angoissante vacuité

Les deux analyses menées jusqu’à maintenant ont permis de constater que le fait avéré, revisité sous l’angle subjectif par les moyens du récit personnel, engage une réflexion éthique sur la façon de « faire mémoire » ou d’écrire l’histoire. Lorsque le passé est identifié, comme dans Zone, la fiction nous invite à considérer son envers. Lorsque l’oeuvre demeure dans le flou quant au passé qu’elle relate, comme dans Incendies, l’imaginaire est convié au secours des apories de l’histoire et des expériences extrêmes que celle-ci a pu entraîner. La littérature transpose alors dans le langage (voire dans la mise en scène de l’absence de langage) l’insolubilité du passé et participe à la « matrice d’histoire » que constitue la mémoire, « gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent au passé[40] ». Ces constatations conduisent à considérer qu’une oeuvre, non seulement fictive, mais dont le décor romanesque figurerait une guerre hypothétique, entièrement inventée, peut tout de même proposer une critique épistémologique susceptible de générer une meilleure conscience des processus qui façonnent l’histoire et la mémoire. C’est le pari relevé par Les événements de Jean Rolin, qui campe les pérégrinations de son protagoniste dans une France en proie à la guerre civile, au sein d’une temporalité qui ressemble à la nôtre.

« [U]n écrivain – affirme Marc Dambre – n’a pas pour but premier d’établir la vérité historique, encore moins la véracité : c’est affaire d’historiographie, de chercheurs et d’historiens. Il lui revient davantage de proposer des vérités ou des propositions liées à la provocation[41]. » En d’autres mots, la vérité littéraire procéderait d’une sorte de défiance des codes ou des modes dominants. Cela se vérifie chez Rolin, qui compose, avec la distance évocatrice de l’ironie, des situations romanesques basées sur divers lieux communs des discours au sujet de la guerre. Ces situations dévoilent comment l’exercice de la mémoire[42] (que celui-ci concerne la description factuelle se voulant au plus près de la réalité, une mimétique faussée ou la commémoration) trahit inévitablement son voeu de fidélité : « [L]’exercice de la mémoire, c’est son usage ; or l’us comporte la possibilité de l’abus. […] C’est par le biais de l’abus que la visée véritative de la mémoire est massivement menacée[43]. » Le recours à l’ironie dans un décor de guerre entièrement imaginé offre, chez Rolin, la vision d’un monde désabusé dans lequel les degrés de violence atteints sont inversement proportionnels à notre capacité à y faire face. Le roman instaure une distance entre lui-même et la réalité, distance révélatrice d’une conscience de se trouver dans un moment de l’histoire où nous sommes particulièrement sujets à être coupés du réel à force de vouloir le saisir. La prolifération des discours et des informations disponibles est en effet susceptible d’inspirer à l’individu contemporain « un sentiment angoissant de vacuité » (É, 27), que Les événements suscite et décrit.

La difficulté d’avoir prise sur des situations aussi complexes que les guerres contemporaines est d’abord traduite dans ce roman par les explications évasives et partielles que donne le narrateur quant aux sources de la guerre civile et aux rapports entre les différentes factions impliquées. On raconte que les Unitaires, appelés les « Zuzus », auraient noué une alliance avec le parti islamiste « modéré » du Hezb, accord fragile maintenu par la « Force d’interposition des Nations unies en France (FINUF) » (É, 17). S’affrontent les milices d’extrême gauche et d’extrême droite, puis un groupuscule djihadiste nommé « Al Qaïda dans les Bouches-du-Rhône islamiques » (AQBRI), duquel ont « essaimé » des « métastases » (É, 136) qui complètent le tableau. La guerre se déroule dans une époque qui multiplie les moyens d’appréhender le monde, lequel pourtant continue d’échapper à la compréhension :

Car le territoire compris entre les quartiers nord de Marseille, l’étang de Berre et le massif de l’Estaque était à ce moment-là l’un des plus disputés de tout le pays, l’un de ceux qui voyaient s’agiter et se combattre le plus de factions armées, tour à tour alliées ou ennemies, au gré de retournements tellement imprévisibles que même les spécialistes attitrés des chaînes de télévision, rarement à court d’affirmations péremptoires, en restaient quelquefois bouche bée.

É, 134-135

Si le roman problématise ainsi le rapport que l’individu contemporain entretient avec l’information, domaine de l’activité humaine qui contribue à le définir et pourtant l’aliène, il écorche surtout au passage le travail journalistique – discours historiographique s’il en est un[44]. En d’autres mots, l’information est brouillée dans le roman, et l’un des modes majeurs à travers lequel elle prend normalement forme est disqualifié en étant placé face à ses prétentions à l’incontestabilité.

La description du personnage de Brennecke, un chef de milice aux activités douteuses, montre bien comment un élément du dispositif fictionnel peut contribuer à la dimension réflexive de l’oeuvre : « Quant à Brennecke, il arpentait la promenade […], les mains dans le dos, dans une attitude que je le soupçonne d’avoir emprunté [sic] à Napoléon tel qu’il apparaît sur des tableaux de genre » (É, 75). Cette formulation (« je le soupçonne ») laisse croire que l’emprunt est calculé, que Brennecke tente de se créer dans un rapport de grandeur à l’histoire. Bien sûr, en dévoilant le caractère fabriqué du personnage, le narrateur le prive de l’ampleur de son modèle. Les événements ferait-il ainsi état d’un présent en perte de repères, contraint à se définir en creux par rapport aux héroïsmes passés ? Sans doute. Rolin agit ici sur le plan métatextuel et l’analogie entre Brennecke et Napoléon, façonnée comme un pastiche, modélise le fonctionnement de l’oeuvre.

En effet, le roman opère précisément ce rapport : récit de guerre, il en élude toutefois les codes, en déjoue les attentes, il n’en constitue qu’un simulacre. La présentation que Jean Rolin fait de son roman dit bien que l’occultation des faits entourant le contexte de la guerre – cette guerre qui est pourtant déterminante dans l’univers romanesque présenté – en est un motif central : « C’est l’histoire d’un type, dont on ne saura pas grand-chose […], qui est amené à traverser la France […] dans le contexte d’une guerre civile. Et de cette guerre civile on ne saura pas grand-chose non plus[45]. » Tout renseignement historiquement tangible, de l’ordre de ce qui est habituellement diffusé sur la guerre, est éludé dans Les événements. La possibilité d’obtenir quelque information, voire d’en tirer quoi que ce soit, est maintes fois remise en question. Ainsi, lorsque le narrateur observe dans un champ un « amas de curés morts » (É, 18) et qu’il s’interroge – bien nonchalamment – sur les circonstances de leur fin, il conclut sa réflexion par des propos qui marquent l’ébranlement du régime historiographique traditionnel dans lequel s’inscrit toute l’oeuvre : « Mais comment savoir ? Et d’ailleurs quelle importance ? » (É, 19).

Rolin se fait donc un peu historiographe au sens contemporain où l’entend Jean-François Hamel, c’est-à-dire en repensant la prétention téléologique et unificatrice de l’historiographie telle qu’elle a été pratiquée depuis le xixe siècle : « L’objet de la mémoire n’est plus alors la trace mais son absence, non le contenu d’un souvenir mais la coquille vide de l’oubli – et surtout l’inadéquation ontologique entre le langage et les morts[46]. » Rolin ancre son récit dans le moment actuel, notamment en introduisant des embrayeurs historiques au sein de sa fiction, mais il souligne la place dominante de l’oubli. Le roman désigne par exemple différents monuments commémoratifs associés à un véritable passé historique : il indique comment la petite ville de Salbris abrite « un monument discret [qui] commémore l’exécution par les Allemands, le 26 août 1944, d’un résistant du nom de Jean Cordin » (É, 42) ; comment, dans une « grande place informe » de la même ville, « se dresse le monument aux morts de deux guerres mondiales et d’autant de coloniales » (É, 60) ; comment encore, dans une commune déserte, « la neige recouvr[e] peu à peu les épaules et le casque du poilu érigé sur l’habituel monument aux morts de la Grande Guerre » (É, 121). Ces marques des guerres passées se noient dans les longues descriptions de paysage que le narrateur fournit. Ces matérialisations, voire ces pétrifications délaissées du devoir de mémoire, caractérisent le rapport entre l’histoire et le présent que l’oeuvre met en place. Ces traces du passé attestent l’échec d’une certaine mémoire obligée[47] : le récit suggère que ni un simple rappel de l’histoire ni la commémoration compulsive ne sont une panacée contre la guerre. La fixité des symboles les relègue au rang d’objets perdus dans un décor dans lequel règnent le désordre et la confusion et non l’apaisement qu’aurait dû, selon une vision réductrice du concept de devoir de mémoire, procurer son accomplissement.

Rolin imagine, je l’ai dit, une guerre civile en France sans jamais en préciser les contours. La fiction libère son récit de guerre de tout ensemble autoréférentiel prédéterminé. Ricoeur décrit une sorte de tyrannie du nom propre qui, dès qu’il est convoqué en régime historique, engendre une « logique circulaire » qui enferme l’événement dans « la série des attributs qui le développent[48] ». A contrario, une oeuvre comme celle de Rolin, qui invente intégralement son référent, demeure ouverte à tous les possibles, libre pour toutes les significations qu’elle peut revêtir. On pourra certes objecter que le titre du roman impose une référence déterminée : « les événements » sont la formule éminemment euphémique longtemps adoptée par la France pour décrire, en les atténuant, les violences de la guerre ayant précédé l’indépendance de l’Algérie en 1962. Le choix de ce titre symbolise toutefois exactement ce que l’ensemble de l’oeuvre propose comme expérience : celle d’une inadéquation perpétuelle entre l’objet et les mots employés pour le désigner. Le roman produit une impression – au sens d’une connaissance élémentaire et immédiate – que ne dissout aucune explication. Il fait éprouver une sensation de rupture au moyen d’une histoire (a priori au sens de story, puis au sens de history) qui ne parvient jamais à saisir la réalité, qui échoue à entrer dans un rapport significatif avec son objet. L’analyse que Marc Dambre effectue de l’oeuvre de Patrick Deville éclaire la compréhension du texte de Rolin, qui profite de la licence dont jouit le mode romanesque pour se recentrer sur une vérité très concrète, celle des limites de la représentation de la mémoire : « De l’impression première de confusion, sinon de gratuité, le lecteur passe à la perception d’une obscure clarté, satisfaisante pour qui pense ne pas détenir sur l’Histoire une vérité monolithique, définitive, ou qui, à l’inverse, ne se contente pas du romanesque[49]. »

L’éternelle dialectique que décrit Paul Ricoeur entre une discipline historique qui réduit la mémoire et une mémoire collective qui assujettit l’histoire se trouve ainsi actualisée par la littérature. C’est d’abord en interrogeant les propriétés du mode littéraire et de la fiction que des écrivains comme Mathias Énard, Wajdi Mouawad et Jean Rolin font interagir la mémoire et l’histoire dans leurs oeuvres, qui suscitent ainsi une réflexion éthique quant aux pratiques actuelles qui découlent de ces deux domaines de la transmission du passé. Or le rapport au fait avéré, et donc à la vérité historique, se décline différemment chez ces auteurs. Zone prend la forme d’une mémoire hantée par une histoire non reconnue, voire réprimée, mais surtout celle d’un roman de cinq cent dix-sept pages au fil desquelles sont inlassablement déterrés de la « fosse de l’histoire » les « squelettes » et les « fragments » disparus (Z, 153). Ce qui finit par avoir préséance, dans cette fiction, c’est moins le détail des faits ressassés que le mouvement instauré par le flux narratif hypnotisant, c’est-à-dire un réflexe qui porte désormais à aller voir au-delà de ce que les discours officiels proposent. Incendies relègue au second plan une histoire bien connue (celle de Soha Bechara et du Liban) pour laisser place à des manifestations de langage (le testament, le témoignage, la lettre, surtout le théâtre) qui sont des modes d’entrée en relation avec le passé basés sur la complexité et le caractère souvent antinomique de l’expérience humaine de la guerre. Les événements présente une guerre inventée, un univers où l’information est fuyante, où le rapport à la réalité est incertain, où le récit lui-même atteste son rôle puis ses limites lorsqu’il s’agit de transmettre la vérité du passé.

Ces trois oeuvres ont en commun d’interroger les pratiques actuelles d’inscription, d’officialisation et de transmission de la mémoire et de l’histoire, et le sens de ces processus politiques ou institutionnels de la représentation du passé en regard du travail individuel de mémoire. Loin de résoudre la dialectique entre mémoire et histoire, elles lui opposent, autant par leurs thèmes que par leur configuration, une forme de lucidité qui répond à l’exigence de discernement qu’imposent l’ère de la désinformation et la multiplication des discours par les technologies. La lucidité renvoie ici à une capacité accrue de comprendre notre rapport à la vérité, aux discours historiques et aux influences qui ont façonné (ou façonnent toujours) ce rapport. L’impératif de l’acquisition d’une meilleure conscience de notre époque est un thème récurrent au sein de la critique appliquée à comprendre la dimension éthique des discours qui se font porteurs d’une mémoire, au-delà de leur véracité[50]. Non contente de se soumettre à l’autorité de l’archive, du document ou du fait avéré, la littérature crée, par le biais d’histoires qui réfléchissent (à) leur émergence et (à) leur légitimité, des occasions de remettre l’Histoire en question : c’est-à-dire, littéralement, d’en décortiquer les mécanismes pour qu’émergent des pratiques plus adaptées à notre temps.