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Sitôt qu’un homme vient à la vie, il est tout de suite assez vieux pour mourir.

Johannes von Tepl[1]

Mais elles [« les maîtresses que j’ai le plus aimées »] avaient plutôt la propriété d’éveiller cet amour, de le porter à son paroxysme, qu’elles n’en étaient l’image.

Marcel Proust[2]

Dans L’écriture comme un couteau, entretien accordé à Frédéric-Yves Jeannet paru en 2003, Annie Ernaux considère comme imparfaite la dénomination « récit autobiographique » généralement utilisée pour désigner l’essentiel de ses oeuvres depuis La place (1983). Bien que pouvant être caractérisés au moyen de ce que Philippe Lejeune nomme le « pacte autobiographique »[3], ces textes, qu’elle n’estimait pas vraiment être des expressions du « moi[4] », lui semblaient appeler quelques précisions : La place, Une femme et La honte étaient qualifiés d’« auto-socio-biographiques », tandis que Passion simple et L’occupation étaient décrits comme « des analyses sur le mode impersonnel de passions personnelles[5] ». Cette dépersonnalisation du récit de soi trouve un écho probant dans L’usage de la photo qu’Annie Ernaux publie avec son compagnon Marc Marie deux ans après cet entretien. Dans L’usage de la photo, les auteurs commentent les photographies de vêtements qu’ils ont laissés par terre après l’amour, chaque fois dans un « arrangement né du désir et du hasard, voué à la disparition[6] ». L’enchevêtrement d’un double récit autobiographique procède d’une objectivation des « moi » décrits à travers les signes épars fixés par l’appareil photographique.

Découlant de l’expérience d’un cancer, L’usage de la photo est surtout interprété par la critique comme une oeuvre cathartique. Akane Kawakami emprunte au vocabulaire de l’enquête policière pour y voir une « preuve de vie[7] » tandis que Lisa Connell souligne le pouvoir d’autonomisation (« empowerment ») de l’autobiographie chez Ernaux[8]. Si ces perspectives s’attachent certainement à tout un pan de la réflexion déployée dans l’oeuvre[9], elles ne rendent pas vraiment compte de la chosification du « moi » à travers la trace du vêtement. Parmi les quarante photos prises et développées, quatorze sont commentées, qui donnent généralement l’impression d’un manque parachevé par l’écrit. L’image de la couverture de la réédition « Folio » est, par exemple, un détail agrandi de l’une de ces photos intitulée « La scène invisible » : « Rien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène invisible. La douleur de la scène invisible. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là » (UP, 144). L’ensemble n’est ainsi que le prétexte à une reconstitution des événements qui ont eu lieu, des « moi » qui y ont présidé, mais il est aussi le support de projections rétrospectives. Martine Delvaux a souligné la part d’imagination supposée par cette absence dans le récit : « Seuls les contours de l’histoire d’amour sont tracés par les photos, les parties du corps, les organes, tout comme les gestes de l’amour ne sont pas nommés. Ainsi, ne me regarde que ce qui doit être imaginé[10]. » Annie Ernaux anticipe cette interprétation en faisant procéder de l’imagination une poétique de la lecture : « Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs » (UP, 17). Cette invitation permet de reconsidérer un récit dont l’expression de la réalité subjective est subordonnée à la construction de formes langagières appropriables par le lecteur.

La poétisation d’une application du photo-texte dans la lecture permet en effet de réduire la distance avec le lecteur. Rappelons que, pour Heidegger, la mort est ce devant quoi chacun est porté à fermer les yeux, la réalité de la finitude étant essentiellement « autre » : « Le “on meurt” répand l’opinion que la mort frappe, si l’on peut dire, le on. L’explication publique du Dasein dit : “on meurt” parce que tout un chacun et nous-on peut s’en convaincre : ce n’est chaque fois justement pas moi ; car ce on n’est Personne[11]. » Aussi peut-on considérer qu’en faisant des épisodes de la maladie des « bulles » (UP, 101) de vie dans lesquelles le lecteur peut se projeter, L’usage de la photo déjoue l’indifférence qui, selon Heidegger, caractérise l’attitude de l’homme devant la mort. Partant de cette analyse et du concept de « forme[s] de vie[12] » qui exprime comment des manières d’être sont véhiculées par le langage, et qui rend à la fois compte des récits de soi et de ce que Giorgio Agamben appelle « des possibilités de vie[13] » détachées de l’expérience autobiographique, nous analyserons, dans L’usage de la photo, les liens qui unissent la trace et le temps afin de montrer comment les deux types de formes de vie que nous venons de distinguer sont placés dans un rapport de contradiction chez Ernaux et Marie[14]. Nous montrerons d’abord que le photo-texte privilégie les formes de vie au sens pragmatique, comme possibilités d’existence. Il s’agira ensuite de définir les contours de ces dernières en analysant le rapport du sujet à la trace, s’agissant tout particulièrement de la temporalité et de la finitude. Nos références théoriques emprunteront à la littérature, à la photographie et à la philosophie.

La durée hors champ

Ernaux oppose les temps de la photographie et de la chanson : « Aucune photo ne rend la durée. Elle enferme dans l’instant. La chanson est expansion dans le passé, la photo, finitude » (UP, 135). La photo permet ainsi d’exprimer l’angoisse du malade devant la mort. Cette idée est également celle de Roland Barthes qui considérait que la photo contient son inexistence à venir, et qui se représentait les « jeunes photographes […] se vouant à la capture de l’actualité » comme « des agents de la Mort[15] ». L’entreprise qui consiste à fixer non le corps lui-même, mais son empreinte, corrode pourtant l’« instant » photographique. Le vêtement au sol indique et circonscrit les temps plus amples et, quoi qu’il en soit, décalés de la sexualité et de la jouissance : « Ces choses dont nos corps s’étaient débarrassés avaient passé toute la nuit à l’endroit même où elles étaient tombées, dans la posture de leur chute. Elles étaient les dépouilles d’une fête déjà lointaine. Les retrouver à la lumière du jour, c’était ressentir le temps » (UP, 12). La sexualité est l’objet de la photo ; elle est, en même temps, ce que cette dernière ne représente pas. Le hors champ est donc le lieu d’une « expansion » du temps dans laquelle le lecteur peut faire oeuvre d’imagination.

Le protocole portant sur les rituels de photographie, de sélection des clichés et d’écriture apporte un complément d’informations permettant de mieux comprendre les photos. Or l’objet de ces dernières, qui consiste à indexer une sexualité irreprésentable, est lui-même suffisant pour donner lieu à ce que l’on pourrait appeler une réfraction référentielle, laquelle interroge une certaine idée de la photographie. Andrea Oberhuber le donne à penser quand elle écrit : « Contrairement au noème de la photographie argentique dont le rôle a longtemps été consigné, comme on le sait, à la reproduction du réel, au témoignage et à la représentation du “Ça a été” barthésien, les images choisies par Ernaux et Marie montrent d’un commun accord l’absentement du corps[16]. » En effet, le « Ça a été » suggérait, chez Barthes, que « le Référent de la Photographie n’est pas le même que celui des autres systèmes de représentation[17] », attestant la réalité passée d’un objet « absolument, irrécusablement présent[18] ». Il n’est évidemment pas question de remettre en doute la véricondition des vêtements, mais plutôt de constater l’absence des corps que la photographie présuppose ; les vêtements peuvent difficilement ne pas être conçus comme des « ça ». Le photo-texte éroderait ainsi l’idée d’un « noème » photographique, déjà fort entamé par la photographie numérique : dans le sillage des procédés d’altération d’images, les visual studies ont récusé la dimension purement représentationnelle de la photo. Philippe Dubois considère ainsi que l’innovation marque un changement de paradigme où la « question “génétique” de l’index[19] » cède la place à une herméneutique de l’image comme donnée. Nora Cottille-Foley note cependant qu’« Ernaux choisit de mentionner qu’elle utilise uniquement des appareils argentiques[20] » alors que la démocratisation de l’appareil numérique est déjà lancée. Ce choix permet certainement à l’image « d’agir comme preuve et garantie d’authenticité[21] », mais elle permet aussi de critiquer la simplicité d’une théorie de l’index à partir de son support de prédilection, l’argentique.

Ces points de vue coexistent dans L’usage de la photo. La liste des appareils utilisés (Samsung, Minolta et Olympus ; UP, 14), qui contribue à affirmer la véracité des clichés, pose le vêtement comme signe. Celui-ci est à la fois un cadre du souvenir et, si l’on croit la remarque de Marie sur l’usage des images, celui de l’imagination du lecteur : « Ce pantalon dont le corps s’est absenté, c’est un peu cela, des chambres, un fauteuil, des murs, une cuisine, une coquille vide. Pour l’oeil extérieur, ce ne sont que des traces. Quand nous, nous y voyons justement ce qui n’est pas représenté : ce qu’il s’est passé avant, pendant, et juste après » (UP, 128). Sur la « coquille vide » que constitue le vêtement, le lecteur peut également projeter ses propres expériences. Le hors champ modèle ainsi une praxis de la trace, qui confère à son objet un fort capital symbolique comme l’indique Rudy Steinmetz : « Ce qui compte dans l’espace photographique, c’est ce qui est hors champ, mais qui, de l’extérieur, dynamise tout le champ[22]. » Le hors champ instille une durée dans l’image – laquelle est pourtant finie, le vêtement étant bientôt ramassé. L’instant photographique se transforme en moment du photographié, qui n’évoque pas moins un imaginaire de la finitude. Mais c’est ainsi que la trace devient autre chose qu’un objet : une forme de vie, passée ou possible.

Logiques de la trace

L’imminence de la mort accapare les réflexions au début du projet : « Durant plusieurs mois, nous ferons ménage à trois, la mort, A., et moi. Notre compagne était envahissante. […] Envahissante mais impuissante à atteindre notre amour. Je sais, c’est presque trop beau pour y croire, le vieux mythe de la victoire de l’amour sur la mort, mais c’est ainsi » (UP, 103). La place de la mort peut, en fait, être pensée de deux manières. On peut considérer qu’Ernaux et Marie sont réunis à travers elle : René Girard ne considère-t-il pas que le désir entre deux personnes est toujours médiatisé par un élément exogène[23] ? La mort en effet est peut-être moins une intruse, comme le pense Marie, qu’elle ne donne souffle au désir en étant le présage de son absence définitive[24]. De fait, la relation d’Ernaux et de Marie n’outrepasse pas les bornes de la maladie. L’entreprise artistique elle-même paraît consubstantielle à cette dernière. Quand Ernaux retire la dernière poche de chimiothérapie le 24 mai 2003, elle porte alors un nouveau regard sur leur démarche : « C’est un chapitre qui meurt, et avec lui le temps des premières photos, qui toutes sont indissociables de la période qui les a précédées » (UP, 149). A fortiori, quand le spectre de la mort se dissipe pour de bon, Ernaux se désengage du projet : « Je n’éprouve rien devant cette photo. À la limite ce n’est pas moi, mon corps, dont cette fleur est la dépouille, que je vois, mais le mannequin qui portait ce string, ce soutien-gorge et ce porte-jarretelles à fleurs roses et violettes sur fond noir de la marque Lise Charmel, dans la vitrine de la boutique Orcanta des Trois-Fontaines, l’hiver dernier » (UP, 178-179). Cette citation semble valider la lecture d’Akane Kawakami d’après laquelle la trace est une « preuve de vie » pour Ernaux, mais il faut noter comment la photo devient tout autre chose après la guérison : « Ce ne sont plus les traces de notre passage que j’y vois, mais notre absence, et même, notre mort » (UP, 149). L’image entretient un rapport de discontinuité avec l’expérience autobiographique : elle apparaît comme trace de vie face à la proximité de la mort et comme deuil devant l’affaiblissement du sentiment de finitude.

En changeant de regard sur les photos qu’ils ont prises, Ernaux et Marie laissent entendre que le hors champ ne peut, même selon leur perspective, être considéré seulement comme un cadre du souvenir, le souvenir étant trop fugitif. La photo devient, pour eux, un dispositif suggérant des formes de vie coupées de l’expérience d’abord vécue. Ce constat peut être posé tout au long de l’oeuvre, car Ernaux et Marie ne perçoivent pas forcément leurs traces comme étant les signes de leur présence. Commentant la photographie d’une botte piétinant son soutien-gorge, Ernaux écrit : « La lumière du flash confère à la botte un caractère dévorant. Envie de la découper, la sortir de la photo pour la coller n’importe où, comme une illustration de la domination masculine – alors que la réalité de ma relation à M. ne correspond aucunement à cette mise en scène des objets par eux-mêmes » (UP, 60). L’image acquiert un caractère symbolique qui déborde le contexte de sa création. Elle devient un « test de Rorschach » (UP, 31) ou un « puzzle textile » (UP, 39). Dans « Châle rouge », la sixième photo commentée, Ernaux voit « une nature morte » (UP, 96).

Cette reconsidération de la photo comme objet autonome permet généralement de mettre en lumière un élément imprévu : « Il y a toujours dans la photo un détail qui happe le regard, un détail plus émouvant que d’autres : une étiquette blanche, un bas qui serpente sur le carrelage, une chaussette en boule, solitaire, un soutien-gorge dont les bonnets sont posés bien à plat sur le parquet, comme exposé dans une vitrine » (UP, 132). Michèle Bacholle-Bošković analyse cette annotation de la photo intitulée « Les mules blanches »[25] à partir du punctum que Barthes définissait comme « ce hasard qui, en elle [la photo], me point (mais aussi me meurtrit, me poigne)[26] ». L’auteur de La chambre claire usait en outre de ce concept pour penser le rapport de la photographie à la finitude : « Il y a toujours en elle [la photo] un écrasement du Temps : cela est mort et cela va mourir[27]. » La suite du commentaire d’Ernaux que nous venons de citer paraît correspondre parfaitement à cette étude du détail comme affaissement du temps : « Ici ce sont les mules blanches devant la porte-fenêtre. C’est déjà la chaleur de l’été qui suivra et qui deviendra celui de la “grande canicule” quand elle sera finie et que des milliers de vieux seront morts et enterrés même le dimanche, mais qui n’était alors simplement qu’un magnifique été comme on n’en avait pas vu depuis longtemps » (UP, 132-133). Le télescopage de couches temporelles diverses permet de n’esquisser que les contours de ce feuilleté de vécu. Il y a pourtant une différence majeure avec Roland Barthes qui considère que le punctum est un supplément de sens qui ne peut être prévu par l’Operator, c’est-à-dire le photographe[28]. Dans le cas d’Ernaux et Marie, ces derniers sont à la fois Operator et Spectator. Il est vrai que les photos sont prises à tour de rôle, mais l’intention sous-jacente, le projet qui consiste à photographier les vêtements, est évidemment connue de chacun. La critique de la génétique de la photo est donc plus radicale, puisque Ernaux et Marie arrivent à voir autre chose que leurs propres intentions. En repérant un punctum, ils révèlent que la photo restitue moins une expérience première, autobiographique, qu’elle n’est le réceptacle de projections ultérieures[29]. La photo devient ainsi une structure, toujours la même, qui génère de nouvelles possibilités.

Le sexe de la caméra

Le photo-texte débute et se termine par deux images non publiées. La première est une photo du sexe de Marie « en érection », « une goutte de sperme au bout du gland, comme une perle » (UP, 19), qu’Ernaux présente comme « le pendant du tableau de Courbet, L’origine du monde » (UP, 20). La seconde décrit un moment où « il aurait fallu une photo » : Ernaux est « accroupie sur M., sa tête entre [s]es cuisses, comme s’il sortait de [s]on ventre » (UP, 197). Ernaux écrit à propos de la première de ces deux images : « Je peux la décrire, je ne pourrais pas l’exposer aux regards » (UP, 20). Shirley Jordan considère que ces photos décrites appartiennent au régime de l’irreprésentable, le sexe – à l’instar de la maladie et du temps – n’apparaissant pas directement dans la photo[30]. Il est sans doute vrai, comme le pense Natalie Edwards, que ce choix participe d’une identité narrative : « En s’absentant, ils soulignent le contrôle de l’autobiographe sur le récit autobiographique, rappelant au lecteur que nous ne lisons pas le moi, mais une construction partiale d’une version du moi, qui est étroitement contrôlée, implicitement ou explicitement, par l’écrivain[31]. » Mais l’identification de trous dans l’oeuvre ne construit pas toujours l’ipséité du « moi ». Marie explique, par exemple, que d’une partie de l’année 2003 ne reste aucune archive pouvant donner lieu à un développement du texte : « Entre juillet et octobre, il y a un vide. Sur le peu de photos que nous avons prises cet été-là, aucune ne représente nos vêtements à terre. Ce que nous ne pouvions revoir n’avait donc pas eu lieu. En outre, j’avais interrompu la rédaction de mon journal intime au printemps. Pas de trace, donc » (UP, 161). Le protocole poétique présente le vêtement photographié au point de départ de tout commentaire : son absence signifie que tout récit de soi est exclu. Ce qui charpente le photo-texte est donc moins le désir d’introspection que la construction de structures de reconfiguration de la vie.

Ce qui est donné à voir en effet, peut-être davantage que la vie d’Ernaux et Marie, est la manière dont cette vie est formée à travers le projet artistique. Les métaphores utilisées pour décrire ce que fait la caméra l’exemplifient. La caméra n’est pas pensée comme un oeil – métaphore prisée jusque dans les années 1970 – pour illustrer la captation que l’on supposait transparente du réel par la photographie et le cinéma[32] ; Ernaux la perçoit plutôt comme un phallus : « Quand c’est moi qui prends la photo, la manipulation, le réglage du zoom est une excitation particulière, comme si j’avais un sexe masculin – je crois que beaucoup de femmes éprouvent cette sensation. À chaque fois, le déclic de l’appareil me fait tressaillir le cerveau de plaisir » (UP, 123). La photo devient un prétexte « qui pousse à aller plus loin » (UP, 123) comme l’appareil qui, chez Susan Sontag, « inspire quelque chose qui s’apparente à la luxure[33] » ; mais la photo est également un « pré-texte » aux sens poïétique (le texte en procédant) et pragmatique (en produisant des formes de vie possibles). La description de la photo peut donc être étudiée à partir du concept de « chronotope », défini chez Bakhtine comme une « concrétisation figurative[34] » de l’espace-temps, mais ne peut être réduite à un rapport mimétique : ce serait oublier sa capacité à générer non pas du réel mais du disponible[35]. Marie le confesse en fin de récit : « Je ne sais pas ce que sont ces photos. Je sais ce qu’elles incarnent, mais j’ignore leur usage » (UP, 191). Cette phrase, tout comme le titre de l’ouvrage, souligne comment l’appropriation, prévue comme structure, ne peut être connue dans sa teneur, ces « petites bulles » (UP, 101) ne modelant pas moins l’imaginaire de la lecture, invitant à une projection dans la temporalité brève.

Se tracer[36]

L’une des formes de vie que véhicule L’usage de la photo réside dans la relation complexe qu’entretient le sujet avec l’objet qu’il photographie. Pendant la maladie, la trace est surtout ressentie comme la preuve de la survie d’Ernaux ; elle devient, après sa guérison, un rappel de sa fragilité devant la mort. L’objet ne génère donc jamais une seule forme de vie, mais des possibilités démultipliées à la fois par les transferts de sens et les considérations rétrospectives. Dans la première partie de l’ouvrage, le vêtement peut surtout être pensé comme un ajout de subjectivité, un ancrage dans la réalité et le temps. Ernaux souhaite d’ailleurs voir son oeuvre ressembler à ces traces persistantes que l’on peine à effacer :

Je m’aperçois que je suis fascinée par les photos comme je le suis depuis mon enfance par les taches de sang, de sperme, d’urine, déposées sur les draps ou les vieux matelas jetés sur les trottoirs, les taches de vin ou de nourriture incrustées dans le bois des buffets, celles de café ou de doigts gras sur des lettres d’autrefois. Les taches les plus matérielles, organiques. Je me rends compte que j’attends la même chose de l’écriture. Je voudrais que les mots soient comme des taches auxquelles on ne parvient pas à s’arracher.

UP, 99-100

Ce qui fascine Ernaux n’est pourtant pas la salissure indélébile, mais la tache organique qui, malgré son opiniâtreté, finit par disparaître. Elle reconnaît que les vêtements, après avoir « rempli leur fonction de séduction », serviront bientôt « de chiffon pour lustrer les meubles ou les chaussures » (UP, 108-109). Bien que située dans une temporalité longue, la trace n’est pas pensée comme pérenne.

Le vêtement photographié pourrait, dans une certaine mesure, être considéré à la lumière de ce que Jean Baudrillard appelait l’« objet pur » qui, « dénué de fonction, ou abstrait de son usage, prend un statut strictement subjectif [37] ». Il faudrait toutefois nuancer cette qualité en rappelant le caractère éminemment intersubjectif de la trace chez Ernaux et Marie. Elle sert souvent de signe incarnant des événements éphémères : « Photo, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la réalité des traces » (UP, 17). Elle recoupe en cela la définition qu’Andrea Semprini propose de l’objet qui permet une rencontre en l’absence de son propriétaire ou de son créateur : « [L]’objet se constitue, se définit et s’offre à une existence et à une utilisation, seulement et exclusivement à l’intérieur d’une authentique relation d’intersubjectivité[38]. » Ernaux imagine les étoffes, « immobiles pour l’instant », « s’apprêt[er] à ramper les unes vers les autres pour perpétuer nos gestes » (UP, 41). Compte tenu de cette intersubjectivité, l’oeuvre devient une forme de vie pour le lecteur.

L’usage de la photo passe à travers la langue et l’image qui permettent de contourner le problème de l’irreprésentabilité du temps, notamment discuté par Jacques Derrida : « Le temps en tout cas ne donne rien à voir. Il est au moins l’élément de l’invisibilité même. Il soustrait tout ce qui pourrait se donner à voir. Il se soustrait lui-même à la visibilité[39]. » Cette difficulté vient, selon Paul Ricoeur, de ce que nous nous produisons « dans le temps[40] ». La « bulle », la durée déployée à partir du hors champ, encadrée par le vêtement, la photo comme invite qui emprisonne, la trace qui prolonge et abrège sont autant de figures du contenu qui représentent à la fois l’étendue et le caractère fini de ce que signifie être « dans » le temps. « [À] la fois matérialisé et transfiguré », comme le dit Ernaux, « l’acte amoureux […] exist[e] maintenant ailleurs, dans un espace mystérieux » (UP, 15). Cet « ailleurs » n’est pas uniquement un espace autobiographique. Comme nous l’avons vu, il est aussi le modèle de nouvelles possibilités d’existence. Le lecteur est invité à faire des photos les prolongations de ses propres expériences. Les « formes de vie », telles que nous les avons décrites, permettent de rendre compte de ces deux pans du photo-texte. Elles illustrent, en cela, la manière dont Ernaux qualifiait Passion simple et L’occupation – auxquels nous croyons pouvoir ajouter L’usage de la photo – comme étant, souvenons-nous-en, « des analyses sur le mode impersonnel de passions personnelles[41] ».