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Railler, de l’Ancien Régime à l’âge démocratique

« Aux rêveurs, Aux railleurs », telle est la dédicace bifide, partagée par un blanc, dont Villiers de l’Isle-Adam choisit d’orner son Ève future (1886) au cours de ces années 1880 traversées, selon Daniel Grojnowski, par les courants alternatifs d’un « esprit fumiste » tout décadent et d’un faisceau d’aspirations symbolistes à l’idéal[1]. L’association, frappante, doit-elle surprendre au terme d’un siècle qui, de concert avec la levée des « mages » romantiques, voit s’épanouir la « civilisation du rire », étudiée par Alain Vaillant[2] ?

En son sens premier, la raillerie à laquelle s’adonne cette civilisation rieuse se situe dans le prolongement de celle qu’avait mise à l’honneur l’Ancien Régime : on continue d’y entendre, comme le confirme le Grand Dictionnaire universel du xixe siècle, une « plaisanterie moqueuse », une « [c]hose qui n’est pas dite sérieusement[3] ». Mais les usages et la signification sociale de la raillerie ont changé. Pratique « spirituelle », « rire fin agrémenté d’une pointe[4] », la raillerie cristallisait à l’âge classique l’esprit de l’esthétique galante, désignant doublement « un lieu commun de la conversation » mondaine et « un rituel de civilité[5] ». Il est vrai que sa résonance culturelle était déjà sensible dans l’« espace public » : au-delà des salons, elle se laissait percevoir dans les « polémiques politiques et religieuses », où il n’était pas rare qu’elle ignorât les exigences de l’« urbanité » et de l’« enjouement », auxquelles la soumettaient les codes de la bienséance, pour leur préférer « l’impertinence de la parole pamphlétaire[6] ». Le xviie siècle, en particulier, l’a beaucoup pratiquée et, en l’insérant « au coeur des réflexions sur la civilité[7] », l’a abondamment thématisée, discutée, au point où l’on peut considérer le siècle de Louis XIV comme « le siècle de la raillerie[8] ». Jamais jusque-là, de fait, la raillerie n’avait autant imprégné le discours social, se conjuguant et se confondant parfois avec toute une série de formes discursives plus ou moins empreintes d’ironie (de la critique charitable à la calomnie, et même à l’injure) et exprimant une gamme tout aussi variée de tonalités et d’intensités, de la légèreté badine à l’agressivité blessante. C’est également à cette époque qu’elle paraît la plus proche, du point de vue de ses définitions et de ses usages, de la satire, dont elle passait souvent pour synonyme, en particulier lorsqu’elle ne se satisfaisait plus d’être « douce et honnête » et devenait « opiniâtre », selon la distinction classique et topique entre « bonne » et « mauvaise » raillerie[9]. Si l’on suit Antoine Lilti, c’est sous cette dernière espèce qu’elle aurait plus spécifiquement marqué la sociabilité mondaine des Lumières, alors qu’elle aurait évolué vers une « possible agressivité » et se serait progressivement rapprochée de l’offense sarcastique, menaçant la « cohésion du groupe » qu’elle avait eu pour effet, traditionnellement, d’affermir[10].

Le xixe siècle, à sa manière, constitue une autre époque exceptionnellement féconde pour la raillerie, au moment où se font sentir les manifestations d’un « rire démocratique », concomitantes de l’avènement d’une culture médiatique[11]. Ses écrivains, qui bien souvent trempent leur plume dans l’encrier de la grande et de la petite presse, sont volontiers railleurs et « savent entendre raillerie ». Lorsque Balzac, en conclusion de la « Préface » à la première édition de La peau de chagrin, constatait que « [n]ous ne pouvons aujourd’hui que nous moquer », et en déduisait que « [l]a raillerie est toute la littérature des sociétés expirantes[12] », il témoignait, au-delà de ses propres déceptions politiques, d’une pensée que beaucoup de ses contemporains semblent avoir partagée, sans pour autant en avoir fait un motif de plainte. En sa dimension historique la plus générale mais aussi la plus fondamentale, la raillerie à laquelle il fait allusion traduit, pour ainsi dire, la formidable effusion et l’expansion, à l’échelle du siècle, du « rire provocateur et insolent » que la Révolution avait « libéré[13] ».

Cette raillerie poursuit, sur un mode plus ou moins concentré, le rire révolutionnaire ; elle prolonge son oeuvre de contestation et de déstabilisation, en frappant de suspicion les détenteurs du pouvoir, ne serait-ce qu’en égratignant (ou en grattant et en raclant, selon l’étymologie probable du verbe railler) les emblèmes de l’autorité. Par là où elle inclut la plupart des déclinaisons culturelles et des réalisations littéraires du rire moderne – de la caricature à la parodie, en passant par le pamphlet et bien sûr la satire, dont elle reste encore la proche parente –, la notion de raillerie permet d’envisager le xixe siècle de manière synthétique, comme le siècle de la Blague, pour reprendre l’étendard d’un fameux chapitre de Manette Salomon des Goncourt[14]. Le terme permet d’en exprimer et d’en expliquer le caractère désinvolte, frondeur, crâneur, souvent bouffonnant, tel qu’il est peut-être le mieux incarné par la petite presse satirique qui prolifère après 1830.

Sous cet angle, tout autant qu’une posture, la raillerie décrit une tournure d’esprit, souple, dûment conformée aux visées d’une littérature ayant fait de la dénonciation tous azimuts de la bourgeoisie l’une de ses principales missions, sinon sa vocation. De l’idéologie bourgeoise, la raillerie du xixe siècle est moins le contraire que le contrepoint : elle l’accompagne en décalage, la parasite de manière plus ou moins sonore, la subvertit, trouve en elle sa plus loyale ennemie. Du reste, ce qui est raillé tout au long du siècle est d’abord une disposition éthique dont la bourgeoisie est l’incarnation historique par excellence, sans pour autant qu’elle lui soit propre, à savoir l’« esprit de sérieux[15] ». C’est avant tout contre le sérieux que poètes et romanciers ont en commun de réagir. Mais il est vrai que leur réaction ne relève pas que d’une préférence pour le jeu, la fantaisie, la liberté : la « pente de la raillerie » sur laquelle ils sont engagés est aussi une fatalité qui les détermine, qui les condamne au non sérieux. Nombreux sont ceux qui s’en plaindront, en se disant inaptes à toute forme de croyance et de transcendance, incapables d’adhérer aux choses de la religion ou de s’investir au service d’une cause, quelle qu’elle soit ; ou bien en déplorant cette « absence de foi et de naïveté » dont Baudelaire jugeait qu’elle était « un vice particulier[16] » de son siècle. Chez ce type de railleurs enclins au questionnement métaphysique, les échos ironistes et sceptiques du proverbial « À quoi bon ? » peuvent trouver une résonance indéniablement sombre.

Parce qu’elle détourne non seulement des hypostases de la religion mais aussi de l’Idéal, la tournure d’esprit qu’est la raillerie est loin de laisser indemne la poésie lyrique, terre d’élection du « rêve » depuis le romantisme. Sous la double figure du « rêveur » et du « railleur » que Villiers évoquait en tête de son roman le plus célèbre, on discerne avant tout le profil d’un poète. De fait, certains des plus grands représentants de la poésie lyrique du xixe siècle, tout en restant fidèles à leur ancrage dans le domaine du rêve, affichent ouvertement des ambitions railleuses, filles de l’« école du désenchantement ». Dans la préface à ses Odes funambulesques, Banville conférait ainsi à la charge visuelle une valeur exemplaire, lorsqu’il projetait de « faire avec la Poésie, cet art qui contient tous les arts et qui a les ressources de tous les arts, ce que se propose la Caricature quand elle est autre chose qu’un barbouillage[17] ». La même année, Les Fleurs du Mal redéfinissait le lyrisme en lui imprimant de forts accents satiriques[18]. Et l’on sait comment, en cherchant à faire « pendant » à ce recueil, Le Spleen de Paris accusera, en prose, la « liberté » et la « raillerie[19] » du poème, jusqu’à le rapprocher d’une certaine bouffonnerie[20]. En s’appropriant l’oeuvre de Baudelaire, les poètes symbolistes hériteront aussi de ses dispositions au rire : leurs élans de foi, c’est un fait, s’accompagnent souvent de résonances ironiques ; leurs invocations au Mystère se dissocient rarement d’un goût prononcé pour la mystification ; et la religion de l’Art qu’ils confessent ou feignent de confesser tend bien souvent à révéler le caractère factice et fictionnel de toute religion.

Muse railleuse, muse satirique

Ce dossier d’Études françaises se propose de mettre en valeur quelques-unes des inflexions que la tournure d’esprit railleuse imprime, de manière caractéristique, dans le discours des poètes au xixe siècle. Tout en cherchant à poursuivre au-delà de l’Ancien Régime l’analyse que la critique a menée en la matière, et en restant attentif aux « déclinaisons éthiques, esthétiques, poétiques, génériques, sociopolitiques et religieuses[21] » du phénomène, il s’agit plus précisément d’interroger le rapport que les poètes railleurs entretiennent avec le « rêve », étant entendu que ce rapport – ce lien avec l’Idéal, par où continue de s’énoncer même sur le mode de la négation un certain désir de transcendance, une certaine aspiration vers l’ailleurs – est définitoire du lyrisme moderne, au même titre que l’expression subjective. Il s’agira, autrement dit, de se demander comment les poètes, de Victor Hugo jusqu’aux symbolistes, continuent à pratiquer et concevoir la littérature sous l’inspiration plus ou moins contraignante ou enthousiasmante d’une « double postulation » qui en fait tout ensemble des rêveurs et des railleurs. Ou plutôt, des symbolistes à Victor Hugo : par ce retournement critique, qui voudrait lui aussi malicieusement railler la convention chronologique, on a voulu prévenir une tentation de lecture téléologique des avatars de la raillerie poétique, qui concevrait celle-ci dans les termes, inadéquats, d’un progrès.

Parmi la gamme de genres et de tonalités auxquels puisent ces poètes, les contributions réunies ici sont toutes, d’une manière ou d’une autre, aimantées par la satire – en laquelle on peut reconnaître, encore au xixe siècle, la « dominante » générique de la raillerie –, tout en faisant droit à ses autres modalités, notamment parodiques et ironiques. Alors même que certaines des plus éminentes figures poétiques du siècle se sont ponctuellement placées sous l’invocation de la muse satirique, du Victor Hugo des Châtiments au Rimbaud des poèmes de 1870 et 1871, cette veine continue n’a pas encore été spécifiquement mise en avant par la critique. L’ouvrage collectif que Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah ont codirigé et consacré, en 2008, à la « satire littéraire moderne » aux xixe et xxe siècles faisait ainsi une place relativement restreinte aux genres poétiques, en dépit d’un article fort suggestif de José-Luis Diaz sur « La satire du poète à l’âge du “sacre de l’écrivain” »[22]. Encore celui-ci traitait-il pour l’essentiel des représentations satiriques de l’écrivain, dans un ensemble de discours qui ne se limitait pas à la poésie, ni plus généralement à la parole poétique et critique des poètes. En envisageant les avatars plus particulièrement satiriques de la raillerie, c’est, ici, le fil d’un recours massif à l’ironie chez les poètes depuis le romantisme de 1830 jusqu’aux décennies symbolistes qui est suivi. Il s’agit moins, ce faisant, de chercher une perpétuation du genre satirique stricto sensu, tel qu’il s’épanouit sous l’Ancien Régime, que de comprendre le développement et les formes foisonnantes d’un « satirique » largement entendu, ainsi que l’a magistralement analysé Steve Murphy dans l’oeuvre de Rimbaud[23], chez des auteurs qui tiennent la balance du rêve et de la raillerie ou, pour reprendre les termes de Mallarmé dans sa conférence sur Villiers de l’Isle-Adam, qui développent « les modes en secret correspondant du Rêve et du Rire[24] ».

L’épigraphe des Rapsodies de Pétrus Borel, empruntée à Malherbe, porte à cet égard la griffe du siècle : « Vous, dont les censures s’étendent / Dessus les ouvrages de tous, / Ce livre se moque de vous. / (Malherbe) » ; épigraphe suivie de : « Il faut qu’un enfant jette sa bave avant de parler franc ; il faut que le poète jette la sienne, j’ai jeté la mienne : la voici !…[25] » Il y a là un ton, dont l’étude peut dessiner un pôle de réflexion. Une considération des Chants de Maldoror pourrait assurément la compléter, avec son invocation liminaire au « lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit[26] », de même qu’une approche des Poésies, dans le violent discrédit qu’elles jettent entre autres sur « [l]es gémissements poétiques de ce siècle[27] ». Qu’en est-il des liens qu’entretient le satirique avec le sarcasme, et plus généralement avec l’éventail aux chatoyants motifs de la « civilisation du rire », jusqu’au rire fumiste fin de siècle ? Aux côtés de figures incontournables, comme celles de Musset, de Hugo, de Baudelaire, de Lautréamont, de Rimbaud, de Corbière, de Villiers ou encore de Laforgue, ceux d’entre les minores qui ont cultivé une « verve éperdument acérée », ainsi qu’Armand Silvestre qualifie la lyre de Laurent Tailhade, dans la préface d’Au pays du mufle[28], méritent d’être pleinement considérés.

Cette approche d’un ton satirique ne saurait toutefois se départir d’une considération fine des objets élus par un ensemble de pratiques agressivement railleuses : satire politique et satire sociale semblent être les deux piliers d’une mue progressive du « rire d’agression » cultivé par une poésie dont les cibles ont évidemment partie liée avec les bouleversements du siècle de l’Histoire (« Le monde marche ! Pourquoi ne tournerait-il pas ? », affirme ironiquement le locuteur d’Une saison en enfer, dans « Mauvais sang »[29]). Mais si ce qui relève de la satire politique, notamment dans les Châtiments, semble relativement aisé à circonscrire, les cibles de la satire sociale ne sont pas toujours aussi identifiables. Il convient ainsi de considérer le large spectre des interventions de ces deux jumelles du siècle, la muse railleuse et la muse satirique, et des autorités qu’elles visent : parmi celles-ci, la poésie, lorsqu’elle est elle-même suspecte d’entretenir une forme d’esprit de sérieux – pensons à certaines postures caractéristiques du siècle, à commencer par l’ethos oraculaire des mages –, a toute sa place, ainsi qu’en témoigne entre autres Les Amours jaunes de Corbière.

Les manifestations de raillerie auxquelles les six auteurs de ce dossier prêtent attention sont principalement tirées du corpus poétique, mais elles sont également le fait de poètes qui se livrent au jeu de la critique ou encore à celui de la fiction narrative.

Le premier exemple, convoqué par Patrick Thériault, invite à considérer la raillerie dans le contexte de la fin du siècle, à l’époque de la naissance du symbolisme, et par référence à une oeuvre dont l’histoire littéraire n’a guère gardé de souvenirs mais que ses deux auteurs, à l’origine, promettaient à un certain destin institutionnel : Les demoiselles Goubert (1886). Par ce roman expérimental, et plus précisément dans sa partie centrale, qui en forme le noyau « poétique », Jean Moréas et Paul Adam ont essayé d’illustrer les thèses du célèbre « Manifeste » du symbolisme rédigé et publié par leurs soins à la même période. Mais il apparaît à l’examen qu’ils ont aussi tenté, grâce à lui, de doubler ce même « Manifeste » d’une contrepartie railleuse, comme pour en relativiser les aspirations idéalistes et satisfaire leur goût, encore fumiste, du jeu. L’intérêt critique de la double dynamique tonale, à la fois rieuse et sérieuse, qui ressort ainsi de l’oeuvre résiderait dans le fait qu’elle serait révélatrice, déjà, du rapport trouble que les symbolistes entretiendront avec l’Idéal.

Chez certains de ces poètes symbolistes, raillerie et préciosité se donnent ouvertement la réplique. Dans la poésie de Laurent Tailhade, qui retient l’attention d’Antoine Piantoni, il arrive même que l’aigreur de l’ironie fasse place à la violence ouverte de l’invective, en donnant naissance à des « fleurs délicieusement empoisonnées de haine ». À l’intérieur de ses recueils comme dans le corps de ses poèmes, Tailhade se fait une spécialité de la combinaison de tonalités élégiaques et satiriques, cultivant un art qui peut déconcerter mais qui donne tout son sens à l’idée de mélange inscrite dans l’étymologie du mot « satire ». Plutôt que de considérer ces tonalités isolément, l’auteur préfère mettre en évidence la dialectique qu’elles entretiennent, les ambiguïtés qu’elles produisent et qui maintiennent ici le discours poétique « sur la corde raide, entre révérence et impertinence ».

Peu auparavant, un autre grand railleur, pittore-poëta, comme il se définit lui-même, Tristan Corbière, passe la lyrique amoureuse à la « manière noire », « autre nom du mezzotinto utilisé en gravure ». Arnaud Bernadet en déplie les enjeux dans deux sonnets des Amours jaunes, « Duel aux camélias » et « Fleur d’art ». L’auteur y montre que « le poète vise à assombrir la représentation des scènes amoureuses, moins badines que sadiques, et plus généralement la dominante chromatique de son recueil ». En choisissant de travailler la manière noire, Corbière ne rend pas seulement la raillerie solidaire de ce domaine du coeur qui, traditionnellement, appartient aux prérogatives du rêve : dialoguant avec Baudelaire, Gautier ou encore Bertrand, il lie également les préoccupations esthétiques et sociales d’un « petit rhétoriqueur », maître de l’eau-forte, sensible au sort de « la contre-communauté des pauvres et des prostituées, des délinquants et autres lépreux ».

Que les usages satiriques se renouvellent à la faveur des grandes scansions du siècle, que les poètes repensent la conjonction du rêve et de la raillerie pour répondre au tragique de l’Histoire, « la cruelle flèche du Rire » dont entend user Banville face à la guerre franco-prussienne en donne un bel exemple. Dans « Satire politique et culture médiatique dans Idylles prussiennes de Théodore de Banville », Barbara Bohac suit sa trajectoire virevoltante. Elle analyse la façon dont la satire trouve les accents d’un rire de guerre, retrempé dans un ensemble de pratiques journalistiques d’époque, mais aussi le soutien d’une iconographie caricaturale que transpose le poète dans l’un de ses recueils les plus importants. L’ensemble nous offre « un petit théâtre comique où résonne, dramatisée et amplifiée par le vers, une polyphonie de voix ».

Même lorsqu’elle est soutenue, la charge satirique peut appeler le rêve. En témoigne exemplairement les Châtiments, haut lieu de la modernité satirique émergeant de l’histoire et de la politique du Second Empire et communiquant en même temps avec une dimension ou une « vision » inspirée, comme le montre Maxime Prévost. Non seulement la dénonciation de Napoléon III n’y exclut pas de rêveuses échappées dans le domaine de la métaphysique, mais, comme il apparaît, elle se soutient de toute une série de références occultistes qui concourent activement – par une forme d’« engagement » poétique mobilisant aussi bien la rêverie que la raillerie – à faire « correspondre » l’ici-bas de la réalité impériale avec les arrière-mondes de l’ésotérisme.

C’est par le pôle d’une raillerie circulant entre prose critique et domaine poétique que se referme ce parcours à rebours, et d’une raillerie qui doit à une pratique presque définitoire de l’âge médiatique ses accents nouveaux : l’éreintement, ou comme l’appelle Baudelaire, sur qui se concentre Adrien Cavallaro, l’éreintage. L’auteur s’essaie à mettre au jour les linéaments d’une « morale polémique » de Baudelaire, qui se forge dans la prose critique comme dans la production poétique tardive des années 1860 – satire des Épaves et poèmes en prose « bouffons » du Spleen de Paris. L’éreintage trace chez lui, de façon privilégiée, une « ligne droite », bien souvent éprouvée physiquement, qui n’exclut pas le recours à une « ligne courbe[30] » toute réflexive, dont l’étendue railleuse est explorée.

À rebours de toute approche finaliste d’une modernité qui déjà fait ses armes en ces années 1840 souvent négligées, les six contributions réunies ici cheminent vers l’espace où « coudoie » la « génération pleine de santé[31] » à laquelle Baudelaire revendiquait d’appartenir en se faisant le porte-parole d’une inflexion nouvelle de la voix du siècle. L’élasticité de cette raillerie polymorphe, qui n’est pas assignable à un genre, les possibilités qu’offre la gradation de son agressivité, y font office d’instrument, satirique, sarcastique ou éreinteur.

Qu’ils appartiennent au canon le plus institué (Hugo peut étonnamment donner la main à Baudelaire) ou qu’ils se trouvent dans ses marges (c’est le cas de nos symbolistes, de Moréas à Tailhade), les poètes abordés raillent tous sous l’effet des désenchantements de l’Histoire, et vont jusqu’à s’engager, par une forme d’absolue dérision, dans un dérisoire « Duel aux camélias ». Mais ils le font aussi pour conserver au rêve des pouvoirs que renouvelle l’esprit de raillerie. Le lyrisme moderne semble être à ce prix.

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