Abstracts
Résumé
Cette étude s’attache aux poèmes publiés par Banville dans la presse pendant la guerre franco-prussienne de 1870. L’article montre comment la satire poétique se renouvelle au contact de la culture médiatique et devient une poésie de la résistance à l’envahisseur. Sont examinés les liens entre les poèmes de Banville et la caricature dessinée de l’époque : leur dimension plastique, fondée sur le jeu du noir et du blanc et la touche de couleur expressive ; l’art de la charge et du portrait caricatural ; l’usage d’allégories très suggestives, de figures de l’envahisseur susceptibles de mobiliser les lecteurs tout en leur faisant prendre conscience des dangers de l’image ; une carnavalisation de l’horreur qui libère de sa hantise. L’étude souligne en outre l’importance du modèle théâtral, qui transforme la parole en spectacle comique, suscitant un renouveau du vers et des expérimentations destinés à rendre cette parole plus expressive. Elle fait voir comment la satire poétique puise à la source vive de l’esprit français, cultivé par la petite presse et le théâtre populaire, pour faire jaillir un rire vengeur et créer une langue comique versifiée capable d’élever la poésie au-dessus de la circonstance.
Abstract
This study examines Banville’s poems published in the press during the 1870 Franco-Prussian War. The article shows how poetic satire undergoes a renewal in contact with media culture and becomes a poetry of resistance to the invader. We examine the connections between Banville’s poems and the caricatures of the time: their pictorial dimension, based on the interplay of black and white and the touch of expressive color; the art of skewering and caricatural portraiture; the use of highly suggestive allegories, featuring figures of the invader capable of mobilizing readers while making them aware of the dangers of imagery; a carnivalization of horror that liberates from its haunting. The study also underscores the importance of the theatrical model, which transforms speech into a comic performance, prompting a revival of verse and of experiments aimed at making this speech more expressive. It illustrates how poetic satire draws from the vibrant source of the French spirit, cultivated by the small press and popular theater, to unleash a vengeful laughter and create a versified comic language capable of elevating poetry above circumstances.
Article body
Ces idylles, qui ont pour nous la saveur des souffrances vécues, que nous murmurions par les froides nuits pour rompre la monotonie du bastion, semblaient l’invocation ardente de nos âmes, montant vers l’autel effondré mais toujours debout de la civilisation[1].
Bornant une période historique qui s’était ouverte sous le rire vengeur des Châtiments de Victor Hugo (1853), deux recueils témoignent de la vitalité de la satire politique en poésie : Idylles prussiennes de Théodore de Banville (1871) et L’Année terrible de Victor Hugo (1872). L’ample voix du proscrit a aujourd’hui éclipsé les vers plus modestes dans leur forme de l’admirateur de Heine et d’Aristophane. Pourtant le recueil de Banville, plus fortement que celui de Hugo, est imprégné de l’esprit d’un temps avec lequel il fait corps au milieu des vicissitudes de la guerre franco-prussienne et du siège de Paris. « [N]ées, jour après jour, des événements du siège », note Francisque Sarcey en 1873, ses idylles « ont paru dans un journal, toutes chaudes encore de l’inspiration qui les avait dictées. / […] Elles nous ont amusés, consolés, soutenus, encouragés, dans les terribles épreuves de ce siège, qui a été si long et si douloureux. Elles nous ont traduit sous une forme pittoresque et vive […] jusqu’à nos blagues parisiennes[2]. » Très conscient de ce que l’oeuvre doit à cet esprit, Banville déclare avoir composé « avec le public pour collaborateur, pour inspirateur et pour écho, ces petits poëmes[3] », nouvelle tentative, après Odes funambulesques[4], « de marier la Poésie avec le Journal », sous le signe cette fois de la « vertigineuse Histoire[5] ». Un tel mariage ne va certes pas de soi. Les feuilles volantes du journal sont écrites « sous la dictée de la vie réelle[6] » et prétendent rendre compte du tourbillon des événements. Dans le journal fleurit l’esprit frondeur, irrévérencieux, de la petite presse, avec la caricature pour divertissement et pour arme, et des échanges constants entre texte et image. S’y laissent entrevoir les peurs, les hantises profondes d’une époque en proie aux fureurs de l’Histoire. Romain Piana a cependant montré que ce mariage participait des changements liés au développement de la culture médiatique. Sa riche étude sur le modèle aristophanesque au xixe siècle fait voir que s’élaborent, sous l’égide d’Aristophane, des « pratiques satiriques nouvelles […] au croisement de la caricature, de la presse et du spectacle[7] ». Dans le sillage de ce travail, nous voudrions analyser de plus près le renouveau poétique de la satire qu’a suscité cette alliance « de la Poésie avec le Journal »[8]. Nous examinerons l’influence de la petite presse satirique sur la poésie de Banville afin de mieux saisir l’originalité et la force de cette dernière. Comment a-t-elle pu se retremper dans le journal et la culture médiatique sans se renier elle-même ? Contribuer à la lutte patriotique sans renoncer à des visées plus hautes ? Demeurer lyrique sans occulter l’horreur et le chaos ?
La satire dans Idylles prussiennes rivalise avec la caricature anti-allemande pour soutenir la résistance à l’envahisseur et exorciser les peurs qu’il fait naître. Elle déploie un petit théâtre comique où résonne, dramatisée et amplifiée par le vers, une polyphonie de voix. S’y donne le spectacle de l’esprit français opposé aux forces de la barbarie et s’y opère une transmutation poétique de l’actualité.
« [F]aire avec la Poésie […] ce que se propose la Caricature », pour résister à l’envahisseur
Comme le note Romain Piana[9], la critique de l’époque n’a pas manqué de relever les affinités d’Idylles prussiennes avec le genre de la caricature. Banville revendiquait dès la « Préface » des Odes funambulesques en 1857 « de faire avec la Poésie, cet art qui contient tous les arts et qui a les ressources de tous les arts, ce que se propose la Caricature quand elle est autre chose qu’un barbouillage[10] ». Le rapprochement s’impose d’autant plus que les idylles paraissent dans la presse[11] et que, comme la caricature dessinée, elles participent à la lutte patriotique en usant du rire pour dénoncer les fauteurs de guerre. Dans un compte rendu de 1871 au titre significatif, « L’esprit français pendant le siège. – Théodore de Banville et Daumier », l’écrivain Armand Silvestre dresse un parallèle entre les poèmes de son confrère et les dessins du caricaturiste, dont Baudelaire avait célébré en son temps le génie[12] et qu’admire aussi Banville[13]. La parenté de leurs oeuvres tient selon lui au sentiment patriotique et à l’indignation qui les animent[14], mais aussi à la maîtrise exceptionnelle dont ils font preuve, chacun dans son domaine – la science du dessin, l’art du « coloriste en blanc et noir » pour l’un, la science et l’aisance du vers pour l’autre :
[D]e même que Daumier se distingue parmi ses confrères dans la caricature moderne par une connaissance profonde du dessin et ce don particulier qui en fait le plus grand coloriste en blanc et noir qui soit au monde, ce qui donne aux moindres productions de Banville une valeur pour ainsi dire intrinsèque, c’est une science admirable du vers jointe à une maëstria native et vraiment inouïe[15].
Comme le suggère Silvestre, le parallèle peut être poussé plus loin. L’influence de la caricature, celle de Daumier mais aussi celle d’un Cham, d’un Faustin ou d’un Gill[16], est sensible d’abord par le caractère très plastique des idylles de Banville, qui déploient une esthétique de la couleur suggestive, un art du portrait caricatural, et usent de figures allégoriques, procédés très proches de ceux qu’on peut trouver chez les dessinateurs.
Des images de cauchemar en noir, blanc et rouge
Conformément à l’étymologie, les « idylles » sont de petites images, qui s’imposent d’emblée à l’esprit par leurs effets visuels. Le jeu du noir et du blanc crée une ambiance sombre et fantomatique, dont quelques touches rouge sang enrichissent le symbolisme funèbre. Dans un certain nombre de poèmes, elle sert de cadre à l’apparition de spectres, malfaisants, pitoyables ou, comme dans « La Flèche », vengeurs :
IP, 120Germains ! venus de vos royaumes
Avec un détestable espoir,
Voyez-vous ce choeur de fantômes
Qui semblent sortir du ciel noir ?
Blêmes sur les vagues ténèbres,
Ils souffrent d’horribles tourments
En voyant vos exploits funèbres, –
Et ce sont les grands Allemands !
Dès l’ouverture est mis en place le contraste du noir et du blanc et posée l’ambiance : « ténèbres » rime avec « funèbres », tandis que « Blêmes » reprend en écho « fantômes », donnant une consistance visuelle aux spectres des grands auteurs allemands venus accabler les envahisseurs de leur mépris et de leur colère. Le contraste du noir et du blanc, associé à la thématique funèbre, crée ici comme ailleurs une atmosphère de cauchemar. Le recueil fait défiler un cortège de spectres, figures caricaturales des Prussiens ou figures accusatrices de leurs victimes : « Les Allemandes » (IP, 17-18), « Le Roi / Soleil » (« Les deux Soleils », IP, 19-21), « Les Femmes violées » (IP, 26-28), les « Ravageurs blonds » (« Cauchemar », IP, 36-37), les chefs prussiens à Ferrières (« La Lune », IP, 40-42), les sorcières menées par Germania (« Sabbat », IP, 118-119). À l’issue du défilé, c’est sur la « nuit noire » traversée de vagues clartés que se referme le recueil : la « nuit noire au fond de l’antre » où gît « le grand Lion » qui « va mourir », avec « [s]a longue chevelure pâle[17] », allégorie de la Patrie agonisante dont il ne reste qu’« [u]n rayon presque évanoui[18] », dans l’avant-dernier poème, réplique en négatif au « Réveil du lion » de Gill où le blanc l’emportait sur le noir[19] ; la nuit de la défaite, de l’oppression et du silence dans l’« Épilogue » (IP, 178-180), qui se clôt in extremis sur une lueur d’espoir.
À cet art du noir et du blanc, typique de la caricature dessinée, qui en tire en temps de guerre des effets puissants – dramatisation et dénonciation des criminels –, il faut ajouter, chez Banville, un art de la couleur symbolique appliquée avec parcimonie mais insistance : le rouge se joint souvent au noir et au blanc pour stigmatiser l’entreprise sanguinaire des fauteurs de guerre et leur soif de pouvoir et de gloire. Le poème « La bonne Nourrice », qui met en scène la Mort berçant Bismarck, en est un exemple, d’autant plus intéressant qu’il s’inspire probablement d’une caricature de Daumier, parue dans Le Charivari en août 1870, à laquelle renvoie d’ailleurs Armand Silvestre[20] : « Un cauchemar de M. de Bismark »[21]. On y voit Bismarck endormi sur un grand fauteuil protégé par une tenture, avec la mort à ses côtés sous les traits d’un squelette qui tient une grande faux et lui montre en souriant une plaine jonchée de cadavres. La légende joint à l’image cette parole : « – Merci ! » La pâleur de la tête de Bismarck et la blancheur du squelette et de la faux ressortent sur le fond sombre de la tenture et donnent aux deux personnages le même aspect funèbre. Mais le crayon du « coloriste en noir et blanc » suggère davantage. Si l’on admet que la caricature de Daumier a inspiré l’idylle, on peut penser que le dessin a produit sur le poète une forte impression colorée[22], qu’il s’est efforcé de traduire. Quoi qu’il en soit, c’est sur l’alliance du rouge et du noir que s’ouvre le poème :
Portant, selon le rit ancien,
Un manteau de pourpre, et coiffée
Du sombre casque prussien,
La Mort, épouvantable fée,
Son échine ployée en arc
Et docile au moindre caprice,
Câline son enfant Bismarck,
Ainsi qu’une bonne nourrice.
Et doucement, avec amour,
Elle berce le rude athlète
Entre ses os lisses, à jour
Sur sa poitrine de squelette[23].
André Gill, « Le réveil du lion », L’Éclipse, dimanche 11 septembre 1870, p. 2-3
Les attributs royaux prussiens, « manteau de pourpre » et « sombre casque prussien », ont remplacé la tenture de Daumier, rendant immédiatement sensible l’identité entre la Mort et le chancelier. D’autres caricatures de l’époque superposant visuellement l’image du chef prussien et l’image de la Mort ont pu inspirer cette variation[24]. Quelques strophes plus loin, Banville utilise le contraste entre noir et blanc pour mettre en lumière tel détail macabre et rendre le portrait de la Mort plus terrifiant :
IP, 32, v. 25-28Ainsi parle à mi-voix, sans bruit,
Avec sa bouche sans gencive
Dont les dents brillent dans la nuit,
La bonne nourrice attentive.
Mais c’est la couleur rouge qui revient avec insistance dans le poème, métamorphosant la « pourpre » royale en sang versé[25] :
v. 17-24Il est fatigué du gala
Qu’il a fait avec ses ilotes.
Il revient de la fête ; il a
Du sang jusqu’au haut de ses bottes ;
Pour me préparer mon butin
Qu’une pourpre vivante arrose,
Il a veillé jusqu’au matin :
Il est bien temps qu’il se repose !
déclare la Mort « bonne nourrice » penchée sur « le chef des uhlans, / Rêvant du carnage écarlate » (v. 29-30). Dans la satire banvillienne, la dénonciation du bourreau passe d’abord et avant tout par la dimension visuelle, plastique, de l’idylle, qui parle immédiatement à l’esprit au moyen de la couleur symbolique employée avec sobriété mais insistance. Qu’on songe à l’art expressif de ce « coloriste en blanc et noir » qu’est Daumier ou à la lithographie coloriée, restreinte à ses deux ou trois couleurs primaires ou secondaires, la parenté avec la caricature est évidente.
Honoré Daumier, « Un cauchemar de M. de Bismark », Le Charivari, lundi 22 août 1870, p. 3
L’art de la charge et du portrait caricatural
Comme le caricaturiste, Banville met en avant le détail révélateur sur lequel se concentre la charge : c’est le cas ici pour les bottes sanglantes ou les dents qui brillent. Ailleurs, le détail emprunté à l’imagerie satirique et caricaturale de l’époque sert à identifier et moquer tout à la fois un personnage. Dans « La Besace » (IP, 14-16), troisième poème du recueil, qui introduit le couple du Prussien et de la Mort, le « bon Allemand » se caractérise par sa calvitie et sa vieillesse : ce sont là les attributs que les dessinateurs de l’époque prêtent à Bismarck[26] et à Guillaume Ier pour les ridiculiser, en faire les représentants d’un passé rétrograde. Or le poète les transforme en véritables leitmotive qui scandent le poème à la manière de refrains moqueurs : l’apostrophe « Pauvre vieillard au crâne chauve » (v. 3) devient « Bon vieillard au crâne d’ivoire » (v. 21), puis « Vieillard chauve » (v. 26), réduit à « Vieillard » (v. 30) avant de réapparaître sous la forme « vieillard au crâne d’ivoire » (v. 43). Cette brève description fait écho à celle de la Mort, qui forme un second leitmotiv proche du premier : « [L]a Mort, ta fidèle amante, / Blanche sous le casque allemand » (v. 37-38) est repris dans le vers « Et ton amante aux os blanchis ! » (v. 44). Ce procédé, qui rappelle la chanson satirique, permet de relancer la satire au fil du poème en lui conférant un caractère musical qui favorisera la mémorisation des traits essentiels de la charge, selon le « principe mémoriel » qu’évoque Romain Piana dans son étude[27]. La reprise verbale, assouplie par les effets de variation, rejoint le martèlement visuel de la caricature anti-prussienne, fondée sur le retour des motifs plastiques et des personnages.
Faustin [Faustin Betbeder], « Sa Royauté Guillaume de Prusse. Le Chevalier de la Mort », série « Guillaume Ier », imprimée entre 1870 et 1871
Banville excelle dans l’art du portrait caricatural, brossé en quelques traits rapides. « La Lune » s’ouvre sur une galerie de portraits des chefs prussiens, chacun étant reconnaissable par un signe distinctif, popularisée par la caricature dessinée, qui fait l’objet de la charge :
IP, 40-41, v. 5-11, v. 13-20Plus ridé que la vaste mer,
De Moltke a le visage glabre
Et plisse en un rictus amer
Sa bouche ouverte en coup de sabre.
[…]
Les deux autres causent ; Bismarck
Parle avec un geste d’athlète,
Et le paysage du parc
Dans son crâne blanc se reflète.
Guillaume écoute, sabre au flanc,
Pliant d’une main fantaisiste
Sa moustache de tigre blanc,
Qui se hérisse – et lui résiste.
Mises en valeur à la rime, les images (la « vaste mer », le « coup de sabre », le « tigre blanc ») sont au service de la charge : elles ont pour rôle d’exagérer les rides, les lèvres droites de von Moltke, la longueur de la moustache de Guillaume Ier tout en suggérant la violence des deux hommes. Dans le portrait de Bismarck, Banville utilise un effet visuel spectaculaire afin de souligner le poli de son crâne chauve, qui évoque ici encore par sa blancheur une tête de mort.
Des allégories parlantes et mobilisatrices
Romain Piana remarque qu’à l’instar des caricaturistes, le poète recourt massivement aux allégories[28]. La raison en est évidente : elles lui permettent de figurer de manière concrète des notions ou des entités abstraites (la France, la République, la Mort) ou des sentiments (l’Épouvante) en s’adressant autant au coeur et à l’imagination qu’à l’esprit des lecteurs, de manière à les mobiliser plus facilement dans la lutte patriotique. Certaines allégories sont plutôt traditionnelles, ainsi celles de la Famine aux dents longues mordant le vide et de l’Épouvante en gorgone dans « Monstre vert » (IP, 113-115). D’autres sont modelées par l’imagination du poète à partir du souvenir de caricatures dessinées. « La bonne Nourrice » a sans doute été inspirée – nous l’avons vu – par « Un cauchemar de M. de Bismark » de Daumier, réminiscence à laquelle s’ajoute peut-être celle, plus lointaine, d’une caricature d’Alfred Le Petit, « Le poupon à la mère Guillaume », publiée dans un supplément de La Charge[29] pendant la guerre franco-prussienne : elle représente Guillaume Ier sur son trône, coiffé d’un bonnet de dentelle, allaitant d’un sein ridé un nouveau-né qu’il tient dans son giron et qui a les traits de Napoléon III.
La force de l’idylle banvillienne est d’associer ces trois figures, le roi prussien, la Mort et la nourrice, à laquelle se joignent la fée-marraine et la fiancée, pour enrichir le sens de la caricature : la Mort devient une mère contre nature, qui nourrit son rejeton non de lait, mais de rêves sanguinaires et d’airs funèbres, inversant le processus de vie en processus de mort. Faire de la Mort une nourrice donne à l’allégorie de la Mort une dimension familière et primitive qui résonne avec les souvenirs les plus lointains du lecteur et met d’autant mieux en lumière le scandale de l’inversion. L’image du nouveau-né, de l’être privé de raison, a certes pour fonction de ridiculiser le chef prussien mais, plus fondamentalement, elle rapporte l’entreprise guerrière aux instincts irrationnels, barbares, enfouis en chacun, prêts à se déchaîner. Elle permet en outre de prendre une revanche symbolique sur les forces de la destruction : à la fin du poème, l’endormissement du nouveau-né par la « bonne nourrice » le plonge dans un sommeil qui s’apparente à celui de la mort, comme le suggèrent le rapprochement des termes « sommeille » et « Mort » et l’écho entre « Mort » et « endort ». Le « faiseur d’ombre » est lui-même enveloppé dans l’ombre du trépas, en une conjonction finale entre eros et thanatos :
IP, 32, v. 33-40Enfin calme, heureux, sans remord,
Il ferme sa paupière sombre.
Il sommeille déjà ; la Mort,
Se penchant vers le faiseur d’ombre
Qui de tout temps la festoya,
Le caresse à chaque minute,
Et, jouant sur un tibia,
L’endort avec un air de flûte.
Les rythmes de l’élan dans les trois derniers vers (3-5, 3-5 et 2-6) rendent sensibles à la fois le basculement dans le sommeil mortel et l’ardeur de la nourrice-fiancée. De manière significative, ce poème est suivi de « Un Prussien mort », dont le titre pourrait s’appliquer au Bismarck endormi de l’idylle précédente. La suite révèle que l’expression désigne en fait « un bel enfant imberbe, / N’ayant pas dix-huit ans encor » (IP, 33, v. 5-6), lecteur de Pindare, victime lui aussi des instincts sanguinaires du chancelier. Sa mort est la preuve éclatante de la barbarie contre nature du conquérant.
Les figures de l’ennemi : le barbare et l’ogre
De manière plus générale, Banville reprend à la caricature anti-prussienne des figures qui servent à stigmatiser l’ennemi et qui traduisent les hantises profondes de la nation attaquée, tout en travaillant à les exorciser. Mais leur emploi dans le recueil est ambivalent : s’il s’en sert, le poète les met à distance, conscient de leur dimension fictive, comme s’il avait l’intuition que « l’acte ou le geste satirique » travaille moins « à décrire et à fustiger ce qui est radicalement autre » qu’« à construire une différence et à produire l’altérité de l’objet », ainsi que le note Fredric V. Bogel[30]. Les barbares sont une de ces figures topiques de la caricature. Elle revient au long du recueil[31], par exemple à l’ouverture de « Cauchemar », soulignée par les échos consonantiques en [v] [g] [t] et [d], qui donnent à ce début une énergie martiale :
IP, 36, v. 1-4Oui, venez tous ! Goths et Vandales
Graissés de suif, sortez encor
De vos tanières féodales,
Avec vos casques tachés d’or !
La référence aux invasions barbares fait des Prussiens l’incarnation transhistorique des forces destructrices de la civilisation. Mais si l’on se rapporte au titre « Cauchemar », elle traduit avant tout la hantise profonde d’un déferlement de violence primitive. Tout le poème travaille à déréaliser l’envahisseur prussien, pour mieux exorciser la peur qu’il provoque, mais aussi pour montrer qu’il est d’abord une image obsédante :
IP, 37, v. 25-28Trombe que l’ouragan soulève,
Vous êtes, ô peuple géant,
Un rêve effrayant, mais un rêve,
Qui s’enfuira dans le néant.
Alfred Le Petit, « Le poupon à la mère Guillaume », La Charge, supplément no 9, s. d.
La rime « soulève » / « rêve » suggère l’essor de l’imagination, créatrice d’images fantasmatiques. Le terme « rêve », repris en début et fin de vers, confirme que l’ennemi est l’objet d’une hantise profonde. Aussi est-il symboliquement annihilé : de manière significative, « géant » rime avec « néant », terme qui annonce le dernier mot du poème, « rien » (v. 40). La raison s’efforce de désamorcer la peur du barbare en le réduisant à un cauchemar voué à disparaître. Or le poème qui précède, « Un Prussien mort », où Banville s’identifie de toute évidence au soldat tué, montre que le poète a conscience que la figure du barbare est d’abord une image fantasmatique qui participe de la diabolisation de l’ennemi. L’ironie avec laquelle il l’emploie montre la fausseté ou le caractère réducteur des stéréotypes de la propagande anti-prussienne et suggère que l’autre, cible de la satire, est au fond identique à soi :
IP, 34, v. 17-24Il dormait, le jeune barbare,
Avec un doux regard ami ;
Un volume grec de Pindare
Sortait de sa poche à demi.
C’était un poëte peut-être,
Divin Orphée, un de tes fils,
Qui pour un caprice du maître
Est mort là, brisé comme un lys.
Dans « Cauchemar », les envahisseurs sont ainsi des « Attilas de la parodie » (IP, 36, v. 5) à plusieurs titres. Manquant de bravoure, ils sont des imitations grotesques des vrais Barbares : l’expression sert à dénigrer l’ennemi. Plus profondément, ils sont des reflets fictifs de la réalité, des chimères de l’imagination livrée à ses hantises : la formule impose de prendre une distance avec l’image du barbare.
Une autre figure reprise à la caricature anti-prussienne[32] est celle du monstre dévorateur, ogre ou cuisinier anthropophage. Elle s’impose d’autant plus pendant la période du siège de Paris que la nourriture est l’obsession de tous les Parisiens. Le poème « Le Cuisinier » met ainsi en scène Bismarck en maître-queux, le crâne ironiquement paré « de la toque blanche » (IP, 75, v. 11), symbole d’innocence :
IP, 75-76, v. 13-20Donc il se fait, d’un coeur tranquille,
Cuisinier. Oui. Pas de mot vain.
Il est cuisinier, – comme Achille !
Et, comme ce boucher divin,
S’il le peut, guerrier magnanime,
Jetant loin de lui son manteau,
Dans la gorge de la victime
Il enfoncera le couteau.
Cham [Amédée de Noé], « Ô mon bonhomme, cette fois tu trouveras des arêtes ! », Le Charivari, lundi 25 juillet 1870, p. 3, série « Actualités » no 160
Le maître-queux se double d’un boucher, conformément à la vieille métaphore de la violence guerrière, ramenée à son sens littéral. Le rejet de « Cuisinier », qui crée un léger suspens, et la reprise de ce substantif à la césure du vers suivant font sentir toute l’ironie de l’énonciateur, qui vient de citer les paroles cruelles de Bismarck et les commente en filant la métaphore :
IP, 75, v. 1-4Bismarck a dit : Pour les réduire,
Tous ces Parisiens que j’eus
En haine, il faut les laisser cuire
Jusqu’au bon moment, dans leur jus.
À la fin du poème, le cuisinier se mue ouvertement en anthropophage :
IP, 76, v. 37-40Il veut – c’est le désir en somme
Dont il fut toujours démangé –
Dire un jour de nous, le pauvre homme :
Ils étaient bons, j’en ai mangé !
La pulsion de mort, « désir » inconscient qui cesse d’être refoulé, se dit ici par l’image de la dévoration. Mais « manger » n’est pas « dévorer » : la figure familière du cuisinier, tout comme la rime funambulesque « démangé » / « ai mangé », qui fait sourire, aident à apprivoiser la peur.
Le « féroce carnaval »
« Le Cuisinier » illustre l’un des principaux ressorts de la satire banvillienne, dans Idylles prussiennes comme ailleurs, emprunté là encore à la caricature dessinée : une carnavalisation généralisée du réel qui permet de prendre de la distance avec ce qui effraie, opprime ou accable, et de le dénoncer. Le titre même du recueil, qui rappelle celui de la série Idylles parlementaires[33] publiée par Daumier dans Le Charivari sous la Seconde République, signale d’emblée ce principe du travestissement grotesque et de l’inversion ironique : de conquérants brutaux, les Prussiens se changent en bergers pacifiques occupés d’amour, de poésie et de travaux champêtres au sein d’une nature idéalisée, d’un âge d’or où règnent la paix, l’abondance et l’harmonie. Cette inversion complète est source d’un comique noir, grinçant, qui dénonce avec force la violence brutale dissimulée sous les oripeaux de la civilisation : car l’idylle se révèle rapidement être une anti-idylle pareille à celle que figurera Daumier sous le titre « La paix. Idylle[34] ». Il y a là une véritable guerre des images : à l’image glorieuse que le conquérant cherche à donner de lui-même à l’instar du Roi-Soleil (« J’étais comme un Apollon nu, / J’étais Soleil parmi les astres », proclame ce dernier dans « Les deux Soleils »[35]), le poète en oppose une autre, outrancière et fallacieuse (le berger de l’idylle), qu’il anéantit rapidement pour mettre en garde le lecteur contre la manipulation des images. Tout le recueil peut se lire comme une entreprise de démontage et de rectification des images qui vise à susciter le rire, la réflexion, en même temps que l’émotion et l’élan patriotique. Le poème « Bonne Fille » est à cet égard emblématique. Le discours des Prussiens y convoque les topoï de l’idylle érotique et de l’idylle pastorale, auxquels se mêlent les clichés sur Paris, Ville lumière, ville des plaisirs et de la prostitution :
IP, 23, v. 5-16Paris, où tout flamboie et brille,
A toujours son rire divin :
C’est une Ville bonne fille,
Elle nous versera du vin !
L’aimable et folle courtisane
Bercera notre état-major,
Et lui donnera pour tisane
Le champagne au flot couleur d’or.
Et le Teuton aux mains de pâtre,
Amant de la nymphe Paris,
Séduira cette Cléopâtre
Dans un flot de poudre de riz !
Anonyme, « Menu du déjeuner du roi de Prusse. Salmis à l’impériale », lithographie, vers 1870
La disparité des références (mythologiques, historiques, modernes) dénonce d’emblée l’image comme construction artificielle, fantasmatique, trompeuse[36]. Le poète lui oppose l’anti-idylle, synonyme de violence et de mort :
v. 17-24Vous aviez compté sans votre hôte,
Le paradis est un enfer.
Vous trouvez, coeur haut, tête haute,
La Guerrière au glaive de fer.
Son étreinte est dure et farouche.
Elle vous déchire et vous mord,
Et voici que sur vous sa bouche
Crache la mitraille et la mort.
Les baisers de la nymphe et de la « bonne fille » se muent en morsures et crachats mortels, où l’on peut voir des métaphores du pouvoir de l’écriture satirique. Pour parachever ce retournement de l’idylle en anti-idylle, « Bonne Fille » est presque immédiatement suivi de « Les Femmes violées » (IP, 26-28), un des poèmes les plus sombres du recueil. Les désastres de la guerre y sont décrits de façon très crue et l’indignation du poète rappelle les accents vengeurs d’un Agrippa d’Aubigné.
La carnavalisation de l’horreur qu’orchestre Idylles prussiennes[37] ne se cantonne pas dans le jeu sur le genre de l’idylle. Le poète convoque le théâtre, populaire ou enfantin, pour tourner en dérision les responsables et les fléaux de la guerre, et leur ôter le poids accablant de la réalité. C’est là un procédé traditionnel de la caricature, mais Banville y recourt de manière plus systématique que les dessinateurs pendant la guerre franco-prussienne, sans doute en partie parce que ses idylles prennent, dans Le National, la place du feuilleton dramatique interrompu par la fermeture des théâtres[38]. Dans « Scapin tout seul », Bismarck endosse les rôles du valet fourbe de la farce et du capitaine fanfaron et craintif de la commedia dell’arte, Matamore ou Spavento :
Or un nouvel acteur bouffon
Vient, jouant le tortionnaire,
Prendre son haleine au typhon
Et ses hurlements au tonnerre.
[…]
C’est ainsi que, cherchant le trait,
Par ces époques insalubres,
Monsieur de Bismarck se distrait
En jouant les Scapins lugubres[39].
La violence guerrière acquiert l’irréalité du théâtre et se trouve mise à distance par le rire : la rime « bouffon » / « typhon » est à cet égard révélatrice. Dans « Un vieux Monarque », « [c]’est le Seigneur Polichinelle » (IP, 151, v. 28) qui joue le rôle de Guillaume de Prusse, et non l’inverse, ce qui déréalise plus encore le chef sanguinaire, puisqu’il n’est plus qu’un rôle joué par un personnage de théâtre :
IP, 150, v. 1-4Un monarque aux favoris blancs,
Turbulent, ivrogne et féroce,
Affronte les passants tremblants
Et gonfle sa poitrine en bosse.
La scène est d’autant plus grotesque que Polichinelle est lui-même victime de la guerre, un obus étant tombé sur son théâtre : la victime joue le rôle du bourreau. Par là, le poème met en exergue la composante théâtrale du recueil : semblable à Polichinelle, Banville prête sa voix aux envahisseurs prussiens et les fait vivre sur la scène du poème.
Le petit théâtre comique de la satire banvillienne ou la puissance cathartique et vengeresse du rire
Un théâtre de paroles pour rire, qui impose un renouveau du vers
Le théâtre comique est le modèle dont se réclame explicitement Banville dès la lettre liminaire, et ce, d’autant plus que la comédie a une fonction cathartique : « [C]’est grâce à vous seulement », écrit-il au directeur du National, « que j’ai pu monter sur mon théâtre comique, réciter à la grande foule ma parabase tour à tour ironique, irritée et enthousiaste[40] ». Comme dans Odes funambulesques, les comédies d’Aristophane sont la référence qui s’impose sous sa plume[41], signalant le projet de renouvellement de la satire. Or, contrairement à ce qu’on pourrait croire, ce n’est pas la parabase, intermède satirique où l’auteur s’adresse directement au public par la bouche du coryphée, qui est le modèle dominant sur le plan énonciatif. Les poèmes où l’auteur (ou l’énonciateur principal) prend la parole directement sont minoritaires et ils contiennent en général, non une adresse aux lecteurs, mais une adresse aux Prussiens, qui tourne à la diatribe : c’est le cas, on l’a vu, à l’ouverture de « Cauchemar », où l’auteur apostrophe avec véhémence ces « Goths et Vandales », ou de « La Marseillaise » (IP, 11-13), second poème du recueil. Et encore, cette adresse est-elle contaminée par d’autres paroles, citées au discours direct, celles de la France et de la nature qui dialoguent dans le premier poème, celles des Prussiens, de Bismarck et de la France, dans le second. Le dialogue et le monologue comique sont, plus que la parabase, les formes auxquelles l’idylle emprunte ses structures. La parole de l’autre se fait spectacle, et ce, dès le premier poème : l’idylle s’achève sur les paroles sanguinaires du « vieux cavalier Bismarck » (« Le Cavalier », IP, 10, v. 15), citées au discours direct. L’impératif « Crève » y résonne au début ou au milieu du vers tel un coup de cravache : « […] Crève s’il le faut, / Mais poursuivons l’oeuvre sanglante » (v. 23-24) ; il est condensé, tout à la fin du poème, en un vers au rythme particulièrement expressif (1-5-2) : « Crève, mais foule aux pieds des hommes ! » (v. 32). Cette théâtralisation de la parole va souvent de pair avec son hypertrophie bouffonne. Dans « Scapin tout seul », le monologue de Scapin-Matamore, écrit dans le style des farces de Molière[42], s’étend sur sept strophes, emporté dans un mouvement de délire ascensionnel qui culmine sur cette phrase : « Je fusillerai les étoiles ! » (IP, 107, v. 44). Le dés-astre n’est qu’une bouffonnerie absurde. Le même mouvement d’hybris s’empare, dans « La Lune », de la parole de Bismarck, prolongée par celle, lapidaire et péremptoire, de von Moltke, qui fournit la chute : « – Si, dit alors de Moltke, j’ai / Fait mes calculs : on peut la prendre ! [la lune] » (IP, 42, v. 55-56). Dans « La Besace », on assiste à un dialogue éminemment théâtral entre un énonciateur collectif, l’ensemble des Français unis dans la lutte patriotique, et le « bon Allemand », qui, tel Tartuffe, dissimule sa rapacité et sa brutalité sous le discours plein d’onction du mendiant :
IP, 14-15, v. 13-20Messieurs, à Dieu je recommande
Votre vendange et vos moissons !
Ma besace a la bouche grande,
Mettez-y, s’il vous plaît, Soissons.
Je vous bénis, que Dieu m’entende !
Et je ne réclame plus rien
(Ma besace a la bouche grande)
Sinon le mont Valérien !
Il y a là une variation familière sur la figure de l’ogre, car la besace personnifiée est à l’évidence un double caricatural de l’Allemand. Sa mention récurrente, qui forme un refrain ironique, dévoile la violence profonde du personnage et justifie la réponse cinglante des Français, sonore comme la mitraille :
IP, 15, v. 21-28– Bon vieillard au crâne d’ivoire,
Dont les jours heureux sont passés,
Reste ici jusqu’à la nuit noire :
Tu ne demandes pas assez !
Pour apaiser ta faim qui raille,
Vieillard chauve, nous te donnons
Les éclats de notre mitraille
Et les boulets de nos canons.
Le dialogue comique orchestre quelquefois une véritable polyphonie. « Travail stérile » (IP, 132-136) par exemple fait dialoguer l’énonciateur avec « les Allemands » dans leur ensemble, puis tour à tour avec « les Bourgeois », « les Commerçants », « les Banquiers », « les Tisserands », « les Écoliers », « les Brasseurs », « les Bûcherons », qui lui répondent par un jeu de mots dénonçant l’oeuvre destructrice du conquérant. Banville y adopte la disposition typographique propre au texte dramatique, qui isole chaque réplique[43].
Cette théâtralité de la parole dans Idylles prussiennes appelait tout naturellement une récitation en public. L’acteur Saint-Germain, célèbre pour son art de la mimique expressive, a transformé la récitation en véritable jeu comique, s’appuyant sur l’art du portrait caricatural que déploie le poète dans le recueil. Banville lui-même salue dans la lettre liminaire ses « satires en action » : « Un comédien plein d’imagination et d’esprit, […] Saint-Germain du Vaudeville, a, sans se lasser, récité et interprété sur les théâtres plusieurs de mes Idylles, dont il a fait de remarquables créations. Il leur a donné l’intensité, le relief de la vie ; il a inventé des Bismarck et des de Moltke d’une ressemblance féroce, à la fois idéale et implacable […][44]. »
Cette recherche d’une théâtralité inhérente à l’idylle prussienne entraîne une « reconception du dire par la théâtralité », selon l’expression d’Arnaud Bernadet et Bertrand Degott[45]. Elle suscite un renouveau du vers et des expérimentations poétiques qui en font, comme l’a souligné Romain Piana, une création plus qu’une « transposition » ou une imitation de pratiques existantes[46]. Elle amène le poète à jouer du décalage entre le vers et la syntaxe d’une manière peu classique, pour donner à la parole un surcroît d’expressivité et, souvent, de musicalité, au service de la satire. Dans « La bonne Nourrice », le détail caricatural du sang sur les bottes est mis en avant grâce à l’effet d’un contre-rejet créateur de suspens, doublé d’un effet d’écho très appuyé : « Il revient de la fête ; il a / Du sang jusqu’au haut de ses bottes » (IP, 32, v. 19-20). Le contre-rejet « il a » fait écho au mot situé à la rime précédente « ilotes », qui traduit le pouvoir exercé sur autrui par un « il » syntaxiquement et phonétiquement omniprésent dans la strophe. Dans « Monstre vert », c’est la description des protagonistes de la saynète comique qui est théâtralisée par ces procédés, comme dans ce portrait allégorique : « Et, les dents longues, elle mord / Le vide. On la nomme Famine » (IP, 113, v. 7-8). Le rejet du complément d’objet du verbe « mord » matérialise « le vide » sur la page par le blanc en fin de vers et permet de créer une rime équivoquée éminemment signifiante entre « Mort » et « mord ». Ailleurs, Banville place en fin de vers des connecteurs atones pour souligner fortement les articulations du discours et rendre celui-ci d’autant plus théâtral. Dans « Bonne Fille », le coordonnant atone « mais » est placé en fin de vers et de strophe, détaché par un tiret[47], le poète marquant ainsi le point de bascule d’une hypothèse à l’autre (la Ville morte violée post mortem par l’agresseur ; la Ville blessée reprenant le combat) et d’un registre à l’autre (l’ironie amère ; la menace vengeresse). Enfin, la volonté de théâtraliser et d’individualiser la parole des différents personnages du recueil pousse Banville à des expérimentations poétiques qui représentent une entorse éclatante aux règles traditionnelles de la versification. Ainsi « Les Allemandes » (IP, 17-18) est écrit en rimes toutes féminines pour mieux singulariser la voix des femmes, plaintive et exténuée, porteuse d’un point de vue critique sur la guerre. Cette « voix de fantôme » (v. 14) répond à distance aux paroles cinglantes et sanguinaires du « Cavalier » Bismarck par un discours accusateur, tout en s’opposant à la mâle voix de l’ode patriotique, rendue par les rimes toutes masculines de « Châteaudun » (IP, 48-49). Armand Silvestre loue la puissance et la nouveauté de cet effet dans les poèmes du recueil, « oeuvre poétique vraiment originale » : « [P]lusieurs sont écrits en rimes féminines seulement. Ce sont les plus douloureux, et le poëte a obtenu ainsi, pour ceux-là, un effet musical analogue à ce qu’est le ton mineur dans les choses chantées, effet saisissant s’il en fut, et vraiment caractéristique. L’un d’eux, le plus crâne peut-être et qui a pour titre Châteaudun est, au contraire, complètement en rimes masculines, et, il en résulte une impression matérielle contraire, infiniment heureuse[48]. » La satire est étymologiquement mélange : le génie de Banville est d’en faire un théâtre polyphonique de paroles, qui mêle le rire et l’ardeur patriotique aux larmes et empêche de s’arrêter à une vision manichéenne de la guerre.
La « cruelle flèche du Rire » ou « la formule rimée de notre esprit comique[49] »
La parole poétique n’en contribue pas moins à la résistance contre l’ennemi en faisant vivre l’esprit français, qui permet de s’élever par le rire au-dessus de ce qui hante ou menace, et de châtier les bourreaux :
Les conquérants, bouchers en fête,
Se plaisent au charnier sanglant,
Mais le justicier, le poëte
Leur décoche le trait sifflant,
Et c’est pour toujours qu’il les blesse !
La morsure du fer vermeil
S’empare d’eux et ne leur laisse
Jamais ni repos ni sommeil.
[…]
Et la puissante main d’Hercule
Ne leur ôterait pas du flanc
Le dard terrible et ridicule
Qu’ils teignent toujours de leur sang[50].
« La cruelle flèche du Rire » (IP, 123, v. 67) atteint les ridicules et les tares de l’oppresseur, transformé en épouvantail grotesque, et dénonce l’entreprise guerrière comme une bouffonnerie sanglante, un « féroce carnaval ». Or, elle le fait en puisant aux sources du « vieil esprit français » qu’Armand Silvestre définit comme « tout ce que les Allemands ne comprendront jamais ; saveur mille fois plus indéfinissable que celle de nos crus les plus fins, qu’ils ne boivent pourtant qu’en barbares[51] ». Cet esprit, qui fleurit dans la petite presse, cultive les jeux de mots, les calembours, les bons mots[52]. Les Idylles prussiennes lui doivent une bonne part de leur comique, et ce n’est pas sans raison que Banville fait du « public » son « collaborateur[53] ». Certains poèmes sont bâtis sur des jeux de mots : dans « Travail stérile », chaque corps de métier emploie une expression désignant son activité (« continu[er] le commerce », « fai[re] traite », « tiss[er] », etc. ; IP, 133, v. 24 ; 134, v. 28 ; v. 32) dans un sens figuré, métaphorique (« continu[er] le commerce [avec la Mort] », « Le Carnage sur nous fait traite », « tiss[er] un linceul immense », etc.), pour dénoncer l’entreprise meurtrière de ses chefs. D’autres poèmes s’achèvent par une chute qui consiste à jouer sur une expression familière : dans « La Lune », la parole finale de von Moltke, « on peut la prendre » (IP, 42, v. 56), joue sur les expressions « demander la lune » ou « aller décrocher la lune », faisant éclater la folie de l’entreprise guerrière. Le bon mot est une « Réplique » à l’ennemi, un coup de canon qui « [f]ait taire la voix du tonnerre[54] », la voix de la réalité terrifiante de la guerre, et une riposte à ce qui menace d’anéantir la civilisation. Mais la « cruelle flèche du Rire » que Banville « lanc[e] à [son] but[55] » est avant tout la flèche sonore du vers et de la rime funambulesque. Les rimes équivoquées et semi-équivoquées en particulier sont des armes puissantes et les sources inépuisables d’un rire cathartique, libérateur. Le poème « Bonne Fille » les multiplie, dans un but comique ou expressif. Les rimes « divin » / « du vin », « courtisane » / « pour tisane » et « haleine » / « Hélène »[56] dénoncent la soif de débauche des chefs prussiens tout en les ridiculisant : l’image de la « tisane », breuvage des vieux et des malades, en fait des vieillards libidineux. La rime « mord » / « mort » quant à elle oppose à leur rêve la réalité violente de la guerre et une tout autre image de Paris. Freud a montré les affinités du jeu de mots avec l’inconscient[57]. Ici, l’équivoque manifeste la pulsion de mort et permet tout à la fois de la sublimer.
La satire banvillienne, née « au milieu des angoisses et des horreurs de la guerre », « sous la pression même des événements[58] », s’élève, par la « langue comique versifiée […] procéd[an]t du véritable génie de la versification française[59] », au-dessus des circonstances dont les épigraphes gardent la trace[60]. Le lyrisme satirique « contrebalance » non seulement la violence symbolique de la satire, comme le montre Romain Piana, mais aussi la violence du fait brut et brutal[61]. Dans des poèmes comme « La fausse Dépêche » (IP, 130-131), directement inspirés par l’actualité (les Prussiens ont envoyé à Paris deux pigeons saisis sur le ballon Le Daguerre, porteurs de fausses nouvelles prétendument signées par un membre du gouvernement), le jeu funambulesque et significatif avec les rimes (« de pêche » / « dépêche » [v. 2, 4], « de guerre » / « Daguerre » [v. 6, 8], « panse » / « pense » [v. 10, 12], « ruisselle » / « Rousselle » [v. 18, 20]), les mots et les expressions (« s’en frotte[r] la panse » [v. 10], allusion probable à la famine ; « cousue avec un fil / Blanc » [v. 15-16] ou « un pigeon » [v. 7], dont le sens littéral est réactivé par une comparaison avec la neige ou la référence au pigeon voyageur), les citations (« le plus pigeon / Des trois n’est pas celui qu’on pense » [v. 11-12], réécriture d’un vers de La Fontaine qui comportait « âne » à la place de « pigeon »[62]), les références culturelles (à divers personnages de la chanson et du théâtre populaires, ou de l’histoire antique et médiévale), permet de s’élever au-dessus du fait, de l’alléger par la métamorphose poétique et la musique du vers, de lui donner un sens plus universel (la bêtise, l’absurdité de la guerre), de faire jaillir un rire vengeur par un feu d’artifice spirituel qui prouve la résistance de la civilisation et de l’intelligence aux forces de la barbarie. L’idylle « Marguerite Schneider » (IP, 144-146) illustre elle aussi la capacité de la satire banvillienne à transcender la circonstance par la puissance de l’image et du chant poétique : cette réécriture, assortie d’un commentaire, d’une lettre de femme cupide trouvée sur un soldat allemand, dont le texte a été publié et abondamment glosé dans la presse[63], s’élève au-dessus de l’anecdote et de la prose triviale de la lettre[64] par le jeu funambulesque qui fait rimer richement « hérétique » et « boutique » (v. 13, 15), « vont grappiller » et « pourront piller » (v. 14, 16), en disséminant leurs sonorités percutantes [p] [t] [q] dans la strophe. Par une ironie très explicite, l’offrande symbolique du poète se substitue à l’offrande du soldat-pillard. Il fait don à « Marguerite Schneider » de son image transfigurée et immortalisée par le chant et les analogies (entre « fleur » [v. 9, 29, 53], « visage » [v. 54], « pendeloques de rubis » [v. 44] et « gouttes de sang » [v. 40, 56]), image infiniment belle et cruelle de la femme et allégorie de la Muse satirique en temps de guerre :
v. 33-40Je veux à la race future
Te montrer, fille au divin nom,
Riante sous ta chevelure
Et portant aux oreilles, non
De tremblants joyaux dont l’or bouge,
Mais cet ornement tout romain,
Deux gouttelettes de sang rouge ;
Oui, deux gouttes de sang humain,
[…].
Imposé par les circonstances tragiques de la guerre franco-allemande, le mariage « de la Poésie avec le Journal », qui donne naissance aux « idylles prussiennes », renouvelle la satire en puisant aux sources du théâtre populaire et d’une culture médiatique partagée par beaucoup de Français. S’inspirant de la caricature anti-prussienne, de son art du noir et blanc expressif, de la charge, du travestissement bouffon et de l’allégorie, Banville crée des images frappantes, qui parlent immédiatement à l’esprit et à l’imagination par leurs qualités plastiques. Ces images sont capables de mobiliser les lecteurs dans la lutte patriotique, de les unir par la vertu communicative et libératrice du rire. Le poète emprunte à la caricature ses figures et ses types, immédiatement reconnaissables, pour stigmatiser l’envahisseur et son entreprise de conquête, montrer les pulsions de mort à l’oeuvre et exorciser leur hantise. Ce faisant, il n’oublie jamais que ce sont de simples images, dotées d’une composante imaginaire ou fantasmatique, qu’il convient de mettre à distance.
L’une des forces de la satire banvillienne est de donner vie à ces images en prêtant une voix aux différents acteurs de la guerre, en faisant entendre une polyphonie de paroles qui n’est pas sans rappeler les Châtiments de Hugo. Les idylles prussiennes composent ainsi un petit théâtre à la fois comique et pathétique où sifflent et chantent les flèches vengeresses du rire. Or cette théâtralisation de la parole entraîne un renouveau du vers, qui cherche un surcroît d’expressivité hors des voies classiques. L’autre grande force de la satire chez Banville est de puiser à la source de l’esprit français qui irrigue la culture médiatique et cimente l’identité nationale, et d’en tirer une « langue comique versifiée » qui consacre la victoire de l’esprit sur les forces obscures cherchant à l’écraser. C’est cette langue comique, cette « formule rimée », qui permet à la poésie de s’élever au-dessus du fait brut, de la triste actualité, de « se répandre, telle une parabase d’Aristophane, dans le choeur anonyme du public parisien[65] » et de faire circuler entre les citoyens « la même coupe remplie jusqu’aux bords d’un vin réparateur[66] », fût-elle trouvée dans un éclat d’obus[67].
Appendices
Note biographique
Maître de conférences en littérature française à l’Université de Lille (laboratoire Analyses Littéraires et Histoire de la Langue – ALITHILA), Barbara Bohac est l’auteure de Jouir partout ainsi qu’il sied. Mallarmé et l’esthétique du quotidien (Classiques Garnier, 2012). Ses publications portent plus largement sur les poètes du xixe siècle ainsi que sur les rapports entre littérature et arts.
Notes
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[1]
Eugène Montrosier, « Variétés. La poésie moderne », La Cloche, samedi 15 juillet 1871.
-
[2]
Francisque Sarcey, « Les poètes de deux sièges », Le xixe siècle, mardi 25 mars 1873, p. 3 col. 3.
-
[3]
Théodore de Banville, « À Ildefonse Rousset, directeur du National », épître liminaire datée du « 20 juin 1871 », dans Idylles prussiennes, dans Oeuvres poétiques complètes, t. VI : Idylles prussiennes, Trente-six ballades joyeuses, Rondels, Roses de Noël, publié sous la dir. de Peter J. Edwards par Philippe Andrès (les trois premiers recueils) et Rosemary Lloyd (le quatrième), Paris, Champion, 1999, p. 4. Désormais abrégé IP suivi du numéro de la page (le cas échéant suivi du numéro des vers ou des strophes).
-
[4]
Théodore de Banville, Odes funambulesques, Alençon, Poulet-Malassis et de Broise, 1857 ; Nouvelles Odes funambulesques, Paris, Lemerre, 1869.
-
[5]
Théodore de Banville, « Avant-propos », dans Oeuvres poétiques complètes, t. VII : Nous tous, Sonnailles et clochettes, publié par Peter Hambly, Paris, Champion, 1997, p. 3.
-
[6]
Théodore de Banville, « À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 4).
-
[7]
Romain Piana, « Théodore de Banville et la satire aristophanesque au xixe siècle », dans Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah (dir.), Mauvais genre. La satire littéraire moderne, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, « Modernités », 2008, p. 132-133.
-
[8]
Sur la satire avant le xixe siècle, voir Sophie Duval et Marc Martinez, La satire, Paris, Armand Colin, « U. Série Lettres », 2000 (notamment les chapitres 3-5 de la deuxième partie, p. 120-172), ainsi que les travaux de Pascal Debailly : La muse indignée, t. I : La satire en France au xvie siècle, Paris, Classiques Garnier, « Bibliothèque de la Renaissance », 2012, et Boileau et la satire noble, Paris, Classiques Garnier, « Lire le xviie siècle », 2020. L’article de Pascal Debailly, « Le poétique et le comique dans la satire classique en vers » (Humoresques, no 13 [« Poésie et comique », dir. Michel Viegnes et Jean-François Louette], janvier 2001, p. 21-40) contient une mise au point sur « la difficile synthèse du poétique et du comique » (p. 22) telle qu’on la concevait traditionnellement, à l’intérieur d’un système des genres où « la poétisation de la satire s’opère naturellement par confrontation avec l’épopée, la tragédie et la comédie » (p. 24).
-
[9]
Loc. cit., p. 142-143.
-
[10]
Théodore de Banville, « Préface » (1857) des Odes funambulesques, dans Oeuvres poétiques complètes, publié par Peter J. Edwards, Paris, Champion, t. III, 1995, p. 11.
-
[11]
Dans Le National, reparu en 1869 sous la direction d’Ildefonse Rousset, qui tire à plus de cent cinquante mille exemplaires. Opposé à l’Empire, il soutient après sa chute la politique du gouvernement de Défense nationale.
-
[12]
Charles Baudelaire, « Quelques caricaturistes français », paru dans Le Présent le 1er octobre 1857, puis dans L’Artiste les 24 et 31 octobre 1858. Deux ans avant qu’il compose Idylles prussiennes, Banville et les éditeurs de l’oeuvre posthume de Baudelaire ont recueilli ces textes en volume dans Curiosités esthétiques (Paris, Michel Lévy frères, 1868). Recueilli dans Oeuvres complètes, publié par Claude Pichois, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », t. II, 1976, p. 544-563.
-
[13]
Banville lui consacrera, sur le tard, deux textes très élogieux : une moitié d’article, sous la rubrique « Revue littéraire et artistique » du National, sur « l’exposition des oeuvres d’Honoré Daumier », « rue Le Peletier, dans les galeries Durand-Ruel » (lundi 6 mai 1878 ; recueilli dans Critique littéraire, artistique et musicale choisie, publié par Peter J. Edwards et Peter S. Hambly, Paris, Champion, t. I, 2003, p. 291-294) et « La Comédie moderne : Honoré Daumier » (Le National, lundi 17 février 1879 ; ibid., p. 294-299).
-
[14]
« Un caractère commun à ces deux oeuvres, c’est l’amour de la patrie, nerveux, exalté, presque maladif, que toutes deux respirent, […] c’est le sentiment profond de la misère présente, c’est l’indignation de tant de douleurs imméritées, c’est ce je ne sais quoi de tendre et de violent à la fois qui vibre à chaque trait de la plume ou du crayon » (Armand Silvestre, « L’esprit français pendant le siège. – Théodore de Banville et Daumier », Le Soir, vendredi 13 janvier 1871 ; reproduit dans IP, 428).
-
[15]
Ibid., p. 427.
-
[16]
Voir notamment Werner Hofmann, Daumier et l’Allemagne, trad. par Thomas de Kayser, Paris, Éd. de la Maison des sciences de l’homme, « Passerelles. Série française », 2005 ; Ursula E. Koech, « Du Printemps des peuples à la guerre franco-allemande (de 1848 à 1870-1871). Étude comparée des caricatures du “pays voisin” d’après le quotidien parisien Le Charivari et l’hebdomadaire berlinois Kladderadatsch », dans Philippe Régnier, Raimund Rütten, Ruth Jung et Gerhard Schneider (dir.), La caricature entre République et censure. L’imagerie satirique en France de 1830 à 1880 : un discours de résistance ?, Lyon, Presses universitaires de Lyon, « Littérature et idéologies », 1996, p. 370-382.
-
[17]
« Le Lion » (IP, 175, str. 1 et 2) ; les motifs de la pâleur et de la nuit sont repris aux strophes 4 et 5 dans le discours du Renard.
-
[18]
Ibid. (IP, 176, v. 38).
-
[19]
André Gill, « Le réveil du lion », L’Éclipse, dimanche 11 septembre 1870, p. 2-3. Voir l’illustration de la p. 91. Foulant aux pieds Napoléon III, Marianne libère un lion formidable de son cachot obscur et le lance d’un geste impérieux sur d’invisibles ennemis.
-
[20]
Loc. cit. (reproduit dans IP, 429-430). Silvestre souligne la valeur suggestive du contraste entre lumière et ombre chez Daumier : « Faite de lumières et d’ombres brutales, la face du dormeur a les luisants d’une sueur d’agonie » (ibid., 429). Et il compare la puissance expressive du dessin et du poème : « L’intensité de l’impression est égale dans les deux oeuvres » (ibid., 430).
-
[21]
Honoré Daumier, « Un cauchemar de M. de Bismark », Le Charivari, lundi 22 août 1870, p. 3. Voir l’illustration de la p. 93. Le poème de Banville a paru dans Le National du lundi 17 octobre 1870.
-
[22]
Par les noirs de l’ample tenture qui rappelle un dais royal.
-
[23]
IP, 31, v. 1-12. L’image de l’« échine ployée en arc » a peut-être été suscitée par le souvenir de la forme de la faux dans la lithographie de Daumier.
-
[24]
On peut penser en particulier à la caricature de Faustin « Sa Royauté Guillaume de Prusse. Le Chevalier de la Mort » (série « Guillaume Ier », imprimée entre 1870 et 1871). Voir l’illustration de la p. 95. Voir également la série d’Edmond Guillaume, Les Génies de la mort, no 1 (« Guillaume Ier ») et no 4 (« Bismarck »), Bruxelles, E. Cheval, 1870.
-
[25]
L’équivalence entre pourpre royale et sang versé se retrouve sur la lithographie de Faustin dans sa version coloriée (voir l’illustration de la p. 95) : la pourpre du cimier et du ruban de la croix fait écho au sang qui dégoutte de la faux que tient le « Chevalier de la Mort ». L’usage restreint mais très significatif des couleurs dans la lithographie coloriée rejoint la parcimonie avec laquelle en use Banville dans un but généralement symbolique.
-
[26]
Voir « Le Cuisinier » : Bismarck « [d]écore de la toque blanche / Son crâne, ce blanc rocher nu » (IP, 75, v. 11-12).
-
[27]
« Théodore de Banville et la satire aristophanesque au xixe siècle », loc. cit., p. 144.
-
[28]
Ibid., p. 142.
-
[29]
La Charge, supplément no 9, s.d. Voir l’illustration de la p. 99.
-
[30]
Fredric V. Bogel, « Satire et critique moderne : modèles, emprunts et perspectives », dans Sophie Duval et Jean-Pierre Saïdah (dir.), op. cit., p. 25.
-
[31]
Voir entre autres « Attila » (IP, 77-79), « Aux Compagnies de guerre du dix-huitième bataillon » (IP, 103, v. 29-30) et « La fausse Dépêche » (IP, 131, v. 19). « Les Vandales » est le titre des quatre idylles publiées dans Le National la semaine du 17 octobre 1870.
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[32]
Voir, entre autres, Cham, « Ô mon bonhomme, cette fois tu trouveras des arêtes ! », Le Charivari, lundi 25 juillet 1870, p. 3, série « Actualités » no 160 (voir l’illustration de la p. 101) ; anonyme, « Menu du déjeuner du roi de Prusse. Salmis à l’impériale », lithographie, vers 1870 (voir l’illustration de la p. 103) ; ou encore, pour la caricature écrite, Louis Leroy, « L’ogre Paterne » (Le Charivari, vendredi 22 juillet 1870, p. 1 col. 3-p. 2 col. 1).
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[33]
Série de vingt-sept lithographies dont les seize premières ont été publiées entre le 2 septembre 1850 et le 24 février 1851 dans Le Charivari. On y voit, dans des cadres rococo, les parlementaires nus et affublés d’ailes de Cupidon ou d’elfe dans un décor idyllique où évoluent des nymphes. Les légendes versifiées parodient la poésie idyllique et la poésie légère.
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[34]
Caricature publiée dans Le Charivari le lundi 6 mars 1871, p. 3. Parée d’un chapeau à fleurs et assise sur un rocher, la Mort joue de la flûte double au milieu d’un champ de ruines et d’ossements.
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[35]
IP, 20, v. 31-32. « [A]stres » y rime avec « désastres » de manière classique mais éminemment significative.
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[36]
Sur les usages critiques de l’idylle, voir Violaine Boneu, L’idylle en France au xixe siècle, Paris, Presses universitaires de la Sorbonne, « Lettres françaises », 2014 (notamment le chapitre 2, « Mutations », p. 151-252).
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[37]
Dès l’ouverture, le recueil est placé sous le signe du « féroce carnaval » de la guerre (« Le Cavalier », IP, 9, v. 3).
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[38]
Sur ce sujet, voir Édouard Galby-Marinetti, « La féerie obsidionale, Banville au National (1870-1871). De l’actualité à sa mimesis scénique », dans « Presse et scène au xixe siècle » (dir. Olivier Bara et Marie-Ève Thérenty), Médias 19. Littérature et culture médiatique, 2012 (disponible en ligne : medias19.org/publications/presse-et-scene-au-xixe-siecle/la-feerie-obsidionale-banville-au-national-1870-1871-de-lactualite-sa-mimesis-scenique, page consultée le 31 mars 2024).
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[39]
« Scapin tout seul » (IP, 105, v. 1-4 ; 107, v. 53-56). Matamore et don Spavento sont mentionnés à la quatrième strophe du même poème (IP, 105, v. 15-16), où leurs noms figurent à la rime.
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[40]
« À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 4).
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[41]
Un extrait de la parabase des Oiseaux sert d’épigraphe au poème « Le Moineau » (IP, 64) et dans « La Flèche », le parangon du poète satirique, Heine, est qualifié de « fils d’Aristophane » (IP, 121, v. 29).
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[42]
Voir en particulier les deux premières strophes au discours direct (IP, 106, v. 17-24).
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[43]
Le même procédé est employé dans « Le Mourant » (IP, 84-86).
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[44]
« À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 5).
-
[45]
« Présentation. La corde bouffonne ou la quête d’une “langue comique”. Petite histoire de la poésie française après Banville », Études françaises, vol. 51, no 3 (« La corde bouffonne. De Banville à Apollinaire »), 2015, p. 7.
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[46]
Loc. cit., p. 140.
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[47]
IP, 24, v. 32. Ce procédé se retrouve dans « Sabbat » (IP, 119, v. 28), le coordonnant « mais » marquant cette fois le passage du discours à un récit qui introduit un nouveau locuteur, von Moltke, venant contredire le premier locuteur, Méphisto. Dans « Monstre vert » (IP, 114, v. 31), c’est l’adverbe « puis » qui est mis en avant en fin de rime ; il souligne le changement d’allocutaire (de Moltke s’adressant à l’allégorie de l’Épouvante après avoir interrogé l’allégorie de la Famine).
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[48]
Armand Silvestre, loc. cit. (reproduit dans IP, 431).
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[49]
Théodore de Banville, « Préface » (1857), Odes funambulesques, op. cit., p. 16.
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[50]
« La Flèche » (IP, 122-123, v. 57-64, v. 69-72).
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[51]
Armand Silvestre, loc. cit. (reproduit dans IP, 432).
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[52]
Des rubriques dans la presse satirique de l’époque leur sont souvent consacrées. Leurs titres sont éloquents : par exemple « Guérilla » par Hippolyte Briollet (Le Charivari, samedi 23 juillet 1870, p. 2 col. 1) ou « Mitrailleuses » par Alfred Bougeart (Le Charivari, vendredi 29 juillet 1870, p. 1 col. 1-2). Les jeux de mots, calembours et traits d’esprit émaillent aussi, bien sûr, les légendes des caricatures dessinées.
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[53]
« À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 4).
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[54]
« Réplique » (IP, 53, v. 32 ; dernier vers).
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[55]
« À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 4).
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[56]
IP, 23-24, v. 6 et 8, 9 et 11, 25 et 27.
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[57]
Sigmund Freud, Le mot d’esprit et sa relation à l’inconscient (1905), Paris, Gallimard, « Folio. Essais », 1992.
-
[58]
« À Ildefonse Rousset, directeur du National » (IP, 4).
-
[59]
« Avertissement de la deuxième édition » (1859), Odes funambulesques, op. cit., p. 4.
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[60]
Voir notamment « Le Cavalier » (IP, 9), « La Marseillaise » (IP, 11), dont l’épigraphe est attribuée aux « journaux », tout comme celle de « Les Femmes violées » (IP, 26).
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[61]
« Théodore de Banville et la satire aristophanesque au xixe siècle », loc. cit., p. 136.
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[62]
« Le meunier, son fils et l’âne » (Fables, III, 1, v. 37).
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[63]
Voir, entre autres, Louis Leroy, « Une véritable Allemande » (Le Charivari, vendredi 6 janvier 1871, p. 2 col. 1-2) et la caricature de Daumier, « Le rêve de la nouvelle Marguerite » (Le Charivari, lundi 30 janvier 1871, p. 3, série « Actualités » no 297), variation sur Faust : Faust-Bismarck tend en rêve à Marguerite un bijou qu’il a volé en massacrant femme et enfants.
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[64]
Reproduite dans IP, 514.
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[65]
Romain Piana, loc. cit., p. 144. La poétique funambulesque de Banville acquiert ainsi, selon Romain Piana, une portée critique à l’encontre des « nouvelles formes intermédiales de la satire » dont elle est la « transfiguration poétique » (ibid., p. 133).
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[66]
Théodore de Banville, « Préface » (1857), Odes funambulesques, op. cit., p. 8. – Sur la poésie funambulesque de Banville et la communion républicaine, voir notre article, « Poésie lyrique et caricature dans les Odes funambulesques de Théodore de Banville », Études françaises, vol. 51, no 3 (« La corde bouffonne. De Banville à Apollinaire », dir. Arnaud Bernadet et Bertrand Degott), p. 27-52.
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[67]
Voir « Le Moineau » (IP, 64-65, str. 2 à 4).