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Mais c’est en cassant l’ambiance que le sens apparaît[1].

Commentant l’histoire de la figure du marcheur parisien dans un bref texte intitulé « La rue piétonne », l’écrivain et anthropologue français Éric Chauvier évoque la mutation des modalités de captation du piéton en contexte urbain[2]. Au marcheur-flâneur du Second Empire, dont le parcours, le long des nouveaux boulevards haussmanniens, est structuré par une fluidification de la circulation que vient ponctuer le spectacle de la « marchandise sous vitrine[3] », succèderait le marcheur urbain contemporain, celui de la « ville intelligente[4] », qui « redécouvr[e] la ville dans un temps idéal – apaisé, presque contemplatif », un temps qui demeure « celui de la consommation, mais sans s’en rendre compte, manipulé par des dispositifs visuels (des stimuli produits à intervalles réguliers), sonores (une musique lounge), olfactifs (effluves de parfums de luxe, de café noir, de propreté)[5] ». Loin de marquer une rupture quant aux objectifs des projets d’urbanisme, Chauvier met en évidence une modification de la dimension affective de la ville type, un changement de modalité dans la manière dont elle surdétermine les sentiments et les sensations de celles et de ceux qui l’occupent. Par une comparaison transhistorique (certes schématique), l’écrivain montre l’artificialité des ambiances ordinaires du monde urbain en identifiant les différentes opérations symboliques et matérielles qui les mettent en oeuvre. Les textes de Chauvier ont été étudiés en raison de la fine critique des formes ordinaires du discours qu’ils déploient[6]. Nous considérerons ici une autre dimension de son travail : sa critique des ambiances de la modernité.

Il s’agira, pour nous, d’évaluer la portée et la valeur de cette critique des ambiances dans son oeuvre théorique et littéraire, et, plus spécifiquement, de déplier la double critique de Chauvier, qui vise à la fois les ambiances effectives du quotidien et les conceptualisations récentes de l’ambiance au sein du champ académique. Notre réflexion opérera en trois temps. D’abord, nous nous efforcerons de discerner les sens multiples de la notion d’ambiance en insistant sur la part idéologique que Chauvier y décèle. Nous dégagerons ainsi la conceptualisation singulière et stratégique que choisit l’écrivain. Puis, nous mettrons en rapport le « programme heuristique[7] » développé par l’anthropologue dans sa pratique théorique et sa méthode d’enquête telle qu’elle apparaît dans Somaland. Nous envisagerons enfin, à partir de l’ouvrage Anthropologie, les résultats effectifs du cassage d’ambiance et leur valeur politique.

Sur la précarité du concept d’« ambiance »

Le terme récent d’« ambiance » (qui apparaît sous sa forme substantivée à la fin du xixe siècle[8]) a été l’objet, au cours de son histoire, de multiples efforts de théorisation provenant notamment des études architecturales, de la phénoménologie et de l’esthétique philosophique. Malgré de nombreux recoupements, il demeure difficile d’en tirer une définition réellement synthétique dans la mesure où les points de contentieux engagent des questions fondamentales, notamment celles de la facticité des ambiances et de la possibilité de l’action. Adopter tel concept d’ambiance revêt, en ce sens, un caractère idéologique manifeste dont on ne peut faire l’impasse. Il semble toutefois possible d’identifier une convergence des différentes définitions vers un imaginaire du fond, de l’entre ou encore de l’enveloppement. Pour Jean-Paul Thibaud, l’ambiance est « la basse continue du monde sensible, la toile de fond à partir de laquelle s’actualisent nos perceptions et nos sensations[9] ». Selon Bruce Bégout, la pensée des ambiances oblige à se défaire du cadre que constitue le « face-à-face solitaire entre le sujet et l’objet[10] » et appelle à scruter une « résonance, une vibration commune pleine de nuances et de modulations sensibles[11] ». Rejoignant Bégout quant à l’insuffisance du cadre du sujet et de l’objet pour saisir le concept d’ambiance, Tonino Griffero et Gernot Böhme évoquent l’idée d’une quasi-objectalité de l’ambiance[12]. Griffero la décrit comme le surplus vague et évanescent de l’espace vécu, un « prius qualitatif et sentimental, occupant l’espace, et déterminant notre expérience sensible du monde[13] ». Pour Böhme, les ambiances sont « ce qui se trouve entre, ce qui procède à la médiation entre l’objet et le sujet[14] ». Elles sont des « puissances affectives » localisées qui influencent nos sentiments et constituent, spatialement, des « humeurs[15] » communes.

Ainsi, l’ambiance, essentiellement, renvoie à ce qui, dans la structure même d’une situation, affecte (selon des modalités variées) la sensibilité des sujets en présence. La métaphore musicale et l’idée d’une tonalité des espaces vécus, dont les auteurs font un usage récurrent, invitent à voir l’ambiance comme une puissance harmonisante au sein d’un milieu donné. Elle confère aux situations leur unité et insuffle au sujet le sentiment d’une « appartenance affective[16] » à ces situations. L’ambiance ne relève pas de la choséité ou du « “quoi” de l’expérience » mais plutôt du « “comment”[17] ». Elle est ainsi la diffusion située et uniformisante d’un « style »[18] d’existence partagé. Or, pour Éric Chauvier, il y a quelque chose, dans ces idées de résonance ou de fondement enveloppant de l’expérience sensible, qui ne concorde pas avec l’expérience effective du monde telle qu’on la vit au quotidien. En effet, l’auteur, dans son travail critique, met en doute la pertinence de la notion d’ambiance.

Dans son article de 2018, Chauvier se demande si l’ambiance ne serait pas qu’« une fiction performative qui, par son pouvoir d’attractivité, disqualifierait une somme de situations et de prises de décisions » (« C », 102). Comprenons que l’ambiance, en tant que « “basse continue du monde sensible” » (« C », 101[19]), constitue pour l’écrivain une notion hasardeuse et mal conçue. Plutôt que d’enrichir la compréhension que nous avons de nos modes de saisie du monde, l’ambiance, comme catégorie critique, participerait essentiellement d’un « lissage » (« C », 103) des aspérités du monde ordinaire[20]. Penser l’ambiance comme « un déjà-là de notre perception » ou comme « la base immuable de toute expérience ordinaire » (« C », 101) revient pour l’anthropologue à occulter la contingence et l’historicité de cette nouvelle « économie des ambiances » (« C », 106). Bien qu’il ne nie pas l’existence d’ambiances effectives, il met en doute l’idée que l’ambiance soit un invariant de l’expérience du monde. La pensée contemporaine des ambiances, selon Chauvier, accepte tacitement le monde que produisent, par l’entremise d’opérations matérielles observables, les créateurs d’ambiances : un monde « que nous pourrions contempler comme un tout sans dysfonctionnement, évident et déjà-là » (« C », 100). Poser l’ambiance comme un a priori de la perception, ce serait aussi reconnaître implicitement une cohérence inhérente au monde, qui serait structuré par une « “rationalité affectuelle” » (« C », 103[21]). Ici, il est important d’être précis. La critique de Chauvier est double : le concept d’ambiance et les ambiances effectives participent, dans sa réflexion, d’un même camouflage du réel. L’anthropologue postule que la pensée des ambiances fait fausse route car elle aurait « amalgam[é] un modèle d’analyse ponctuelle à une réalité universelle » (« C », 106). En posant l’ambiance comme un a priori de l’expérience, la recherche sur les ambiances naturalise des phénomènes qui découlent essentiellement de « la logique culturelle du capitalisme » (« C », 106).

Cette position de Chauvier, qui évacue de manière expéditive nombre de travaux dont on ne peut nier l’intérêt, est évidemment iconoclaste au sein de la théorie des ambiances. Chauvier, qui s’appuie principalement sur les travaux de Jean-Paul Thibaud, affirme que l’ambiance est un phénomène nécessairement fabriqué et localisé que la théorie donne à voir comme universel. Or l’idée d’une universalité des ambiances chez Thibaud ne va pas de soi. En effet, bien qu’il définisse l’ambiance comme la « basse continue du monde sensible[22] », Thibaud lui reconnaît une plasticité certaine et ne s’oppose pas à l’idée qu’elle soit constamment façonnée par des opérations matérielles. Cette position est plus nuancée que semble l’admettre Chauvier : Thibaud reconnaît à la fois que « l’ambiance relève de la structure dans la mesure où les dispositifs construits, les schèmes de la perception et les règles de conduite qu’elle mobilise s’inscrivent dans l’histoire d’une formation sociale donnée » et qu’elle « relève aussi de la conjoncture dans la mesure où ce sont les événements, occasions et aléas de la vie sociale qui l’activent et la modulent[23] ». Il ne naturalise pas les ambiances spécifiques, mais les pose plutôt comme le résultat de la rencontre contingente, au sein d’un espace donné, entre des puissances déterminantes orientées (qui s’incarnent notamment dans le bâti et les différents dispositifs ambiantaux) et l’agentivité des usagers de cet espace. En revanche, il est possible d’avancer l’hypothèse que pour Chauvier cette nuance ne suffit pas. Il semble inconcevable pour l’écrivain d’accepter l’idée que l’ambiance soit, comme l’indique Thibaud, « omniprésente[24] » ; un toujours déjà-là, certes contingent et malléable, mais avec lequel il faut nécessairement apprendre à vivre dans une forme de négociation. D’après Chauvier, les ambiances et les dispositifs qui les constituent ne sont pas un nouveau donné de l’expérience sensible, mais les armes d’une mystification précaire et historiquement située qu’il faut impérativement démanteler.

À ce titre, la posture de Chauvier rejoint certains éléments de la critique des « atmo-poïétiques »[25] développée par Bruce Bégout. À l’instar de Chauvier, Bégout reconnaît la faillibilité des ambiances fabriquées ; il doute que le « design atmosphérique », ou la « climatisation des espaces de vie », puisse véritablement et profondément « conditionner la sensibilité atmosphérique […] et anticiper des effets[26] ». Chauvier voit dans cette fragilité des ambiances le signe d’une possible déconstruction. Pour l’anthropologue, c’est parce que le sujet n’est pas complètement « dupe », et parce qu’il reconnaît, au moins partiellement, la « facticité techniquement élaborée » (« C », 107) de ce qu’il observe, qu’il est permis d’espérer une sortie de l’économie des ambiances. Toutefois, pour Bégout, cette déconstruction des ambiances factices n’a pas à être mise en oeuvre, dans la mesure où elle s’opérerait d’elle-même. En effet, Bégout, contrairement à Thibaud, ne considère tout simplement pas que les ambiances puissent être intentionnellement fabriquées. Le philosophe affirme que « les ambiances échappent […] à la maîtrise humaine et qu’en tant que phénomènes expressifs et affectifs elles ne relèvent pas de notre bon vouloir[27] ». Le design atmosphérique, ou toute entreprise d’« atmo-poïétique », ne peut que faillir, et produire, au mieux, des « fantômes d’expérience[28] » qui, dans leur actualisation, deviennent résolument autres que ce qu’ils devaient être. Pour Bruce Bégout – et sur ce point il se différencie manifestement de Chauvier –, l’ambiance, véritable, est insaisissable et ne peut être instrumentalisée. Elle est sans visée et sans objet ; « elle ne livre aucun contenu phénoménal[29] ». Le sujet s’y trouve toujours déjà immergé et vit en elle « le ton englobant et irradiant de la situation[30] ». Ainsi, si Bégout reconnaît la faillibilité des ambiances fabriquées, c’est pour mieux affirmer in fine la puissance de suggestion des ambiances véritables, dont le fonctionnement est plus complexe et plus subtil que celui des ambiances préparées du « design atmosphérique[31] ».

À ce point de la réflexion prend forme la conception composite de l’ambiance proposée par Chauvier, qui combine l’idée d’un caractère fabriqué des ambiances propre au modèle jectif de Thibaud et celle d’une faillibilité inhérente de ces ambiances fabriquées propre au modèle mersif[32] de Bégout. Mais surtout, Chauvier propose l’idée[33] d’« une condition ambiantale de félicité » selon laquelle il n’y a aucune « garantie sur le fait que notre perception et notre compréhension de la vie ordinaire se réfèrent à des critères d’ambiance » (« C », 105). Comprenons que l’ambiance est un phénomène contingent qui n’appartient pas de manière a priori à nos modes de saisie du monde. Ce nouveau modèle développé par Chauvier, déflationniste et stratégique, restreint la notion d’ambiance à ses incarnations délétères, aux instruments d’opacification du réel dont le pouvoir fait usage au quotidien. Si l’ambiance existe, c’est en tant qu’épiphénomène d’une phase historique transitoire qu’il importe de renverser. Il s’agit là de l’idée centrale du « programme heuristique » (« C », 106) sur lequel Chauvier conclut son article. Casser l’ambiance, déséquilibrer la précaire « condition ambiantale de félicité », constitue, pour l’écrivain, un véritable « objectif citoyen » (« C », 108). Mais comment casser l’ambiance ? Si l’article offre quelques pistes de réponse[34], les modalités de cette « praxis de la vie ordinaire » (« C », 109) apparaissent plus précisément dans les textes littéraires[35] de l’auteur.

Fissurer le programme, casser l’ambiance

Dans son article sur le concept d’ambiance, Chauvier suggère que l’enquête sur les habitants précarisés des territoires adjacents à des zones industrielles à risque qu’il a menée dans une petite ville située au nord de celle de Bordeaux montre les limites du concept d’ambiance comme catégorie d’analyse du réel (« C », 102-104). Cette enquête donna lieu à deux publications principales : un article intitulé « Populations précaires et environnement à risques industriels : préjugés, non-dits et enjeux implicites de l’action publique »[36], en 2007, et un livre de non-fiction publié en 2012, Somaland [37], « classé en littérature parce que reprenant un mode inductiviste et narratif » (« C », 104). Chauvier explique que ce passage du scientifique à la littérature s’impose à lui, car c’est seulement dans celle-ci qu’il trouve les moyens de rendre compte de l’« inexpressivité » (« C », 104) des contextes observés. Alors que l’environnement de l’enquête, empli d’une atmosphère certaine où se combinent notamment « [l]’odeur tenace de solvant », le « bruit […] des machines » et « la fumée de l’herbe que fumaient des jeunes gens désoeuvrés » (« C », 103), semble de prime abord inviter à une réflexion convoquant positivement la catégorie des ambiances (c’est d’ailleurs ce qu’il affirme avoir fait dans son article), Chauvier constate que cette démarche manque de justesse dans la mesure où elle trahit son expérience subjective du terrain. Mais qu’est-ce qui distingue spécifiquement la mise en texte littéraire de l’enquête de la mise en texte scientifique ? Et surtout, en quoi l’écriture littéraire permet-elle d’ébranler et de dépasser la catégorie d’ambiance ? Nous proposons l’hypothèse qu’en passant du côté de la littérature, Chauvier parvient à complexifier (voire à outrepasser) la figure dominante de l’« exper[t] » (S, 9) en l’agençant à celle du casseur d’ambiance. Le casseur d’ambiance, figure récurrente du travail littéraire de l’écrivain, se donne à voir comme un opérateur de ruptures et de mises à distance qui ruine l’unité tonale des situations auxquelles il participe. Il oeuvre, sciemment ou non, à rompre l’équilibre que constitue la « condition ambiantale de félicité » et empêche, à plus forte raison, de fabuler une cohérence rassurante du monde ordinaire.

Le récit Somaland s’ouvre sur le présage de la faillite à venir de l’expertise. En effet, alors que le narrateur-auteur, dans le préambule, s’identifie aux « experts », à ceux qui peuvent « mettre la vie sociale en lumière » (S, 9), la « fissur[ation] » de ce « beau programme » (S, 10) est d’emblée annoncée. Il semble toutefois impossible de réduire cette idée d’une fissuration à celle d’un échec. Si le programme de l’expert se fissure, c’est notamment parce qu’il est infiltré par le « programme heuristique » du casseur d’ambiance. Ainsi, le statut de l’expert s’hybride et sa méthode s’enrichit. Dans un article de 2019 portant partiellement sur Somaland, Frédéric Claisse fait état de cette pratique singulière de l’anthropologue qui, au fil des entretiens qu’il mène auprès des différents acteurs et des différentes actrices de la région[38], « s’ingénie à corroder les propos rapportés sous l’acide de ses propres commentaires ironiques[39] ». Grâce à ces commentaires, le narrateur de Somaland expose le style des situations que s’affairent à reproduire ses interlocuteurs et ses interlocutrices. Il montre et critique les effets rhétoriques et les dispositifs par lesquels les personnes enquêtées consolident, naturalisent et pacifient, implicitement, l’état actuel des choses (surdéterminé par la logique ambiancielle du « bon sens », S, 160). Chauvier soulève entre autres, dans ses commentaires, l’usage répété et abusif de la locution « comment dirais-je » par l’« élu […] en charge des questions relatives aux risques industriels » (S, 93), une « technique phatique » (S, 95) au moyen de laquelle l’élu « trompe [la] vigilance [de son interlocuteur] en proposant des événements polémiques avec la même monotonie que des événements acceptables » (S, 96). Il constate aussi l’usage généralisé chez les différents consultants et représentants du pouvoir des présentations PowerPoint (S, 45[40]) qui, grâce à leurs diagrammes simples et leur langue de bois managériale (« Ensemble. Relativisons nos maux », S, 71), permettent une forme d’effet de contrôle et propagent le sentiment (plus ou moins précaire) d’une situation maîtrisée. L’écrivain dévoile scrupuleusement et avec un humour certain les méthodes rhétoriques et techniques, souvent maladroites, par lesquelles les personnes enquêtées participent implicitement à une surdétermination affectuelle du cadre de l’enquête.

Mais plus profondément encore, cette posture ironique permet à l’enquêteur de marquer son immunité (relative) contre ces différents procédés. La récurrence dans le texte des « (sic) »[41], que Chauvier utilise de manière ingénieuse pour mettre en évidence les éléments les plus absurdes qu’il observe, est exemplaire : il conserve une distance avec les discours entendus et les situations vécues et se préserve ainsi de leur influence. Comprenons que le narrateur de Somaland aborde son terrain d’enquête dans son inévidence. Témoignant d’une méfiance généralisée, l’enquêteur prête avant tout attention à ce qui manque et à ce qui sonne faux. Le texte, d’ailleurs, dramatise ce soupçon de l’enquêteur à l’égard du monde qui s’offre à lui à travers un réseau de références aux arts scéniques qui exploite l’ambiguïté du sincère et du joué. Pensons au spécialiste du risque Gilles Demaison qui, à la suite de quelques questions de Chauvier, jugées hors propos, sur le réalisateur Mario Bava, lui rappelle qu’« on est pas dans le cinéma, on est dans la science, c’est pas la même chose, faut pas confondre » (S, 48), ou encore à l’organisation du texte lui-même qui, par sa division en répliques et son usage de précisions en italiques et entre parenthèses qui évoquent des didascalies, rappelle le texte théâtral[42]. Cette forme de retrait ironique qu’adopte l’enquêteur est constitutive de la posture du casseur d’ambiance, car c’est ce retrait qui permet à l’enquêteur de se soutirer à la puissance d’« imprégnation[43] » des situations. L’ironie rend manifestes les manières et les dispositifs qui concourent à la profonde affectation des contextes. Pour Bégout, l’« ironie de la conscience » représente le moyen le plus « efficace contre l’immersion tonale[44] ». Selon lui, l’ironie permet « de préserver une certaine intégrité du sujet contre la pénétration pathique[45] ».

Néanmoins, l’ironie ne suffit pas. Elle constitue certes la disposition insigne du casseur d’ambiance, mais elle demeure essentiellement une posture passive dont les effets sur le monde sont limités. D’ailleurs, l’ironie ne libère pas le narrateur qui, malgré sa résistance, pâtit tout de même de « cette ambiance où le bon sens ne paraît plus être une idée ou une disposition, mais la matière même des objets et des êtres composant [son] environnement immédiat » (S, 160). Pour Bruce Bégout, le sujet ironique occupe une position liminale : il est à la fois « un sujet qui souffre et un sujet qui diagnostique cette souffrance[46] ». Pour véritablement casser l’ambiance, le sujet ne peut pas simplement se retirer, il doit aussi profiter de l’avantage stratégique qu’offre la distance critique et imposer au sein des situations ce que la rationalité affectuelle constitue tacitement comme obscène. Le casseur d’ambiance doit « révéler l’implicite qui échappe à la condition ambiantale de félicité » (« C », 108). Dans Somaland, c’est l’hypothèse apparemment fantaisiste du silène qui, lorsque Chauvier l’impose obstinément comme méritant d’être considérée, ruine le précaire équilibre des situations observées et son ambiance sécuritaire pleine de bon sens[47]. Proposée par un jeune habitant du quartier précarisé adjacent au parc industriel, cette hypothèse veut que le silène présent dans l’usine provoque une profonde dégradation physique et psychique des habitants du quartier et, à plus forte raison, de la copine de ce jeune homme. L’hypothèse du silène permet, concrètement, de réactiver la possibilité du danger, de l’horreur, qui plane sur les quartiers paupérisés et que recouvre l’ambiance sécuritaire.

En effet, bien qu’on la trouve effectivement dans l’usine, cette substance échappe à la logique pacifiante propre à l’ambiance sécuritaire de Somaland. Elle « ne déclenche que des fictions, des arrangements avec la vérité » (S, 115). Le silène, qui « ne sent strictement rien » (S, 97), n’a pas été soumis à des études publiques de risque qui le contiennent et le minorent, il n’apparaît pas dans les nombreux protocoles et les ententes établis par les experts qui relativisent le risque. Le silène est radicalement hors du monde. La maire de Somaland, sur ce point, est limpide : « Écoutez, le silène, ça a toujours été comme les tickets de cantine d’AMPECK [l’une des usines de Somaland]. Ça reste à l’intérieur. Vous, par exemple, qu’est-ce que vous feriez d’un ticket de cantine d’AMPECK ? […] Voilà, pour nous qui vivons à Somaland, c’est pareil, le silène, ça n’a pas de réalité » (S, 115). En imposant le sujet obscène du silène, Chauvier semble faire dérailler les méthodes et les dispositifs qui assuraient la cohérence du monde que constitue Somaland. D’une part, la rhétorique de ses interlocuteurs, prise de court, devient confondante d’absurdité (la réponse de la maire, sur ce plan, est exemplaire) et, d’autre part, la stabilité des affects que garantissait l’ambiance est profondément mise à mal. L’hypothèse du silène provoque la « colère » (S, 89) d’un élu de Somaland, la « stupéfa[ction] » (S, 96) d’un autre ; elle fait « perd[re] ses moyens » (S, 107) à un ingénieur en sécurité et rend la maire « interloquée » (S, 114). Comprenons que le cassage d’ambiance est nécessairement une opération antipathique. Le casseur d’ambiance est un embrayeur d’affects négatifs ou, du moins, d’affects contraires aux « puissances affectives[48] » en présence. Dans sa réflexion sur les ambiances, Jean-Paul Thibaud introduit l’idée de « performances habitantes » pour désigner la manière dont les individus influencent la « dynamique interne [des ambiances] en révélant le potentiel sensible des lieux[49] ». Dans le cas de Chauvier et du casseur d’ambiance, il semble plus juste de parler d’une contre-performance habitante ; une démarche qui sonne faux, qui irrite, et qui dévoile non pas le potentiel des ambiances, mais leurs limites. Plutôt que d’activer l’ambiance, la contre-performance habitante la désarme.

Dans un entretien récent, Chauvier revient sur le « côté désagréable[50] » du narrateur de plusieurs de ses textes, et le pose sous le signe d’un scepticisme goffmannien. Pour l’écrivain, « ce qui le rend assez désagréable » c’est qu’« il a une appétence pour douter en permanence et ne pas prendre pour argent comptant ce qui est dit[51] ». De son aveu, ses narrateurs surinvestissent la « négativité » (comprise comme « ce qui vacille[52] ») des situations. Cette idée d’un caractère « désagréable » ou antipathique du casseur d’ambiance, en ce qu’elle indique les effets affectifs et émotionnels de sa pratique, est fondamentale. Le casseur d’ambiance, certes, refuse de s’accorder à la tonalité diffuse et pacifiée des situations, mais sa pratique dissonante participe toujours de la dynamique affectuelle des contextes au sein desquels il s’inscrit. Bien que le « programme heuristique » de Chauvier découle d’une volonté affichée de rompre avec l’économie des ambiances, force est de constater que les « je » de Chauvier, et à plus forte raison le casseur d’ambiance, alimentent une économie des affects et transigent en son sein. Le casseur d’ambiance, semble-t-il, ouvre sur un monde violent, étrange et inquiétant où prolifèrent les affects déliés soutirés à la rationalité unifiante des ambiances. Mais ce monde dés-ambiancé, dans Somaland, n’est que suggéré ; il n’est pas décrit. Il apparaît à ce titre intéressant de revenir au premier texte qu’Éric Chauvier a fait paraître aux éditions Allia, Anthropologie[53]. Ce texte offre une perspective éclairante sur le cassage d’ambiance, car il présente une situation où le je-enquêteur n’est pas l’opérateur volontaire du cassage, mais plutôt celui qui le subit. En ce sens, Anthropologie permet de réfléchir plus avant à la question des effets du cassage d’ambiance.

Troubler l’ambiance, voir le monde

Dans Anthropologie[54], Chauvier enquête sur sa rencontre transitoire avec une jeune mendiante qui l’a abordé tandis qu’il conduisait son véhicule. L’écrivain peine à trouver un sens à l’échange succinct d’un regard avec la jeune femme qui vient véritablement bouleverser sa capacité à saisir le monde. Marqué par l’ambivalence de cette expérience, il en arrive à la présenter comme « une impression de familiarité rompue » (A, 12). Cette idée de « familiarité rompue » apparaît fondamentale dans la pratique d’enquête de Chauvier. Dans l’ouvrage théorique Anthropologie de l’ordinaire, l’auteur décrit ce moment comme un « trouble fondateur [55] » qui « offre à la fois un support et un outil pour investir le monde social tel qu’il apparaît par le regard de [la jeune femme][56] ». Cette expérience a d’ailleurs fait l’objet de nombreux commentaires critiques dans les études consacrées à l’auteur. Pour Laurent Demanze, l’impression de « familiarité rompue » est à comprendre comme une « rupture dans la durée codifiée de la représentation » qui « ouvre un espace ambivalent » au sein duquel l’« ordonnancement du réel » est « brouill[é][57] ». Justine Huppe et Frédéric Claisse inscrivent le traitement que réserve Chauvier à cette impression singulière au coeur d’une entreprise plus large grâce à laquelle l’auteur cherche à « nous rend[re] sensibles aux brèches par lesquelles se rompt le fil de notre quotidien[58] ».

Pour ces trois chercheurs, l’« impression de familiarité rompue » est indissociable d’un déséquilibre de l’ordre des choses. L’idée d’un nouvel espace ambivalent suggérée par Demanze semble particulièrement juste, mais de quel « ordonnancement du réel » est-il question ici ? Nous proposons que ce qui se dissout dans la rupture de la familiarité, c’est l’ambiance pacifiante au sein de laquelle Chauvier est d’entrée de jeu englué. Les choses du monde ne deviennent pas autres qu’elles-mêmes mais retrouvent la puissance d’expressivité (ou d’inexpressivité) que l’ambiance parvenait à lisser. Cette familiarité serait, en ce sens, à lier à la puissance d’unification et de normalisation de l’ambiance qui insuffle au monde une cohérence faussement évidente.

Alors que le narrateur de Somaland adopte presque d’emblée une disposition critique par rapport aux situations au sein desquelles il évolue, celui d’Anthropologie apparaît d’abord bien intégré dans le marasme constitutif du carrefour des Quatre Vents. Il participe, vaguement ennuyé, au « flux d’automobiles » (A, 12) ; et observe, d’abord sans surprise ni empathie particulière, « cette fille » (A, 12) qui « se rend de voiture en voiture pour collecter un peu d’argent » (A, 11). Au même titre que les automobilistes, elle joue un « rôle » (A, 12) connu et codifié. Ce n’est qu’après avoir été « foudro[yé] » par « [l]’ambivalence [du] regard » (A, 12) de la jeune femme que Chauvier parvient à voir le monde environnant tel qu’il est. L’« impression de familiarité rompue » est véritablement vécue selon le mode du dévoilement. Dans une formule qui donne à voir de manière particulièrement nette la puissance des ambiances, Chauvier présente cette expérience comme un « revirement brutal et incontrôlé des sens et des plus élémentaires facultés de perception et de cognition, comme maintenus sous verre jusqu’à présent » (A, 13 ; nous soulignons). La comparaison est éloquente : l’expérience que cherche à décrire l’auteur est pensée comme la sortie d’un monde dont les conditions atmosphériques sont artificiellement contrôlées par un dispositif transparent, invisible. Le contexte au sein duquel se trouve le narrateur lui « apparaît soudain dans toute sa violence » (A, 13). Le narrateur, enfin, voit le monde, mais surtout le ressent ; il est traversé par « des images d’abandon et de retrouvailles, de tumulte et d’apaisement, l’intensité d’une vie rare et la possibilité de la mort elle-même » (A, 13). L’expérience de « familiarité rompue » se donne à voir comme foncièrement ambiguë. Elle n’a rien d’une expérience agréable, mais opère plutôt une intensification de la relation du sujet au monde.

Or si cette expérience fulgurante permet à l’écrivain de s’extraire de l’influence ambiancielle, elle demeure une expérience fugace. Comme l’explique le narrateur au lendemain de sa rencontre avec la jeune mendiante, « [l]’être social développe dans son ordinaire une capacité fondamentale à endiguer l’étrangeté » (A, 18). L’inquiétant monde dés-ambiancé entraperçu par Chauvier s’efface lorsqu’il reprend sa place (et rejoue son rôle) dans le monde commun : « L’impression de familiarité rompue, si précieuse soit-elle, s’étiole à la vue de Jeanne [l’amie du narrateur qui l’accompagne lorsqu’il revient en voiture au carrefour des Quatre Vents] et des autres automobilistes, au nom du groupe et de ses sanctions, ici des coups de klaxon, peut-être des insultes » (A, 19). Mais le souvenir de l’expérience ne s’éteint pas tout à fait ; il devient le socle de la recherche que mène le narrateur. L’auteur s’engage dans un geste d’enquête qui refuse la clôture et la neutralisation de son objet (A, 132) ; contre les puissances ambiancielles, il s’efforce de maintenir et de considérer l’étrangeté latente du monde social. Il semble qu’on trouve ici les linéaments de la praxis de l’enquêteur-casseur d’ambiance qui se consolide dans Somaland. Une différence de modalités entre les deux textes demeure à explorer. Si Anthropologie peut en effet être lu, à l’instar de Somaland, comme le récit d’un cassage d’ambiance, l’expérience de « familiarité rompue » n’a pas le caractère intentionnel du programme de révélation de l’implicite développé par l’auteur. Il serait d’ailleurs complexe d’identifier une figure unique de casseur d’ambiance dans la mesure où la rupture s’opère dans l’échange d’un regard. En revanche, nous ne pouvons nier l’importance d’Anthropologie pour la réflexion critique sur les ambiances, car c’est dans ce texte qu’est abordé, dans toute sa richesse et sa complexité, le monde inquiétant que les ambiances oeuvrent à camoufler.

Nous avons cherché à rendre compte de la critique des ambiances développée par Éric Chauvier dans son travail théorique et mise en pratique dans ses textes « littéraires ». En nous appuyant sur quelques travaux récents en philosophie et en sociologie des ambiances, nous avons d’abord situé l’usage que fait Chauvier de ce concept labile tout en présentant les termes de sa critique. L’enjeu a ensuite été de montrer la valeur heuristique de cette critique en donnant à voir, à partir d’analyses de Somaland et d’Anthropologie, comment le cassage d’ambiance permet de mettre en crise les situations où il opère, et de donner à voir les violences qu’elles recèlent.

À la suite de cette réflexion, il serait (trop) simple de lier le travail de l’écrivain à un topos qui, de Platon aux Wachowski a fait florès, celui du monde comme simulation voulant que les choses soient autres que ce dont elles ont l’air. Bien que le travail de Chauvier partage avec ces récits certains airs de famille, il s’en distingue dans la mesure où il présente ces puissances d’opacification comme résolument précaires. Pour l’écrivain, le casseur d’ambiance n’a rien d’exceptionnel et le quotidien est ponctué par les ratages des diverses opérations atmo-poïétiques. Le problème, en ce sens, est moins celui d’une capacité à voir le monde que celui d’une volonté politique de l’observer. La contre-performance habitante du casseur d’ambiance, pour Chauvier, est un outil à la fois puissant et accessible permettant une saisie critique du monde en ce qu’elle restitue « les contextes révélateurs des forces productives en oeuvre » (« C », 108).