
Volume 60, Number 2, 2024 Créativités plurielles. Reflets de la littérature d’Haïti au féminin Guest-edited by Mylène Dorcé and Christiane Ndiaye
Table of contents (10 articles)
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Présentation. Créativités plurielles. Reflets de la littérature d’Haïti au féminin
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Un silence retentissant. « Un drame » de Virginie Sampeur et « Crime et châtiment » de Chantal Kénol
Nadève Ménard
pp. 17–26
AbstractFR:
Commentant l’un des principaux arguments de l’anthropologue Michel-Rolph Trouillot (Silencing the Past. Power and the Production of History, 1995), l’historienne Ada Ferrer affirme, en 2012, que si la révolution haïtienne a été accueillie par le silence, « ce fut un silence retentissant ». On peut utiliser ce même adjectif – retentissant – pour parler du prétendu silence des femmes haïtiennes et des écrivaines haïtiennes en particulier. Si de nombreux textes critiques s’articulent autour de ce concept, d’autres appellent à une remise en question de sa pertinence. Cet article analyse la façon dont des écrivaines haïtiennes utilisent le silence pour signifier la force et la puissance de leurs personnages. Ma lecture de la nouvelle « Un drame » de Virginie Sampeur (1839-1919) montre que le silence n’est pas nécessairement synonyme d’impuissance ou de vulnérabilité. Ma lecture de « Crime et châtiment » de la nouvelliste contemporaine Chantal Kénol suggère que le silence n’est pas toujours passif, mais peut constituer une forme de résistance active. Le silence peut être puissant.
EN:
Commenting on one of anthropologist Michel-Rolph Trouillot’s main arguments (Silencing the Past. Power and the Production of History, 1995), historian Ada Ferrer asserts, in 2012, that if the Haitian revolution was greeted by silence, “it was a thunderous one indeed.” The same adjective—thunderous—can be used to refer to the alleged silence of Haitian women, and of Haitian women writers in particular. While many critical texts focus on this concept, others call into question its relevance. This article analyzes how Haitian women writers use silence to signify the strength and power of their characters. My reading of the short story “Un drame” by Virginie Sampeur (1839-1919) shows that silence is not necessarily synonymous with powerlessness or vulnerability. My reading of “Crime et châtiment” by contemporary short story writer Chantal Kénol suggests that silence is not always passive, but can be a form of active resistance. Silence can be powerful.
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Les contes d’Ida Faubert à l’épreuve de la violence
Emeline Pierre
pp. 27–42
AbstractFR:
Principalement connue pour sa poésie, Ida Faubert a écrit des contes qui sont restés en grande partie méconnus. Avec un style à la fois incisif et empreint d’humour, elle met en lumière diverses facettes de la violence au sein de la société haïtienne. Fille d’un président haïtien exilé, Faubert aborde sans détour les questions politiques dans son oeuvre, dénonçant l’incapacité et la tyrannie des dirigeants. Ayant passé la majeure partie de sa vie en France, elle explore également les relations complexes entre Haïti et son ancienne puissance coloniale, notamment au moyen du thème de l’échec du retour au pays natal et de la figure du Blanc. S’inscrivant dans la tradition créole, où l’invisible et l’inexplicable jouent un rôle central, elle met en scène des revenants, des zombis et des hougans criminels pour interroger une vision idéalisée du vaudou. Cet article examine, au prisme du conte, la représentation de la violence institutionnelle et celle du milieu magico-religieux.
EN:
Best known for her poetry, Ida Faubert has also written tales that have gone largely unrecognized. With a style that is both incisive and humorous, she sheds light on various facets of violence in Haitian society. The daughter of an exiled Haitian president, Faubert’s work is unapologetically political, denouncing the incapacity and tyranny of those in power. Having spent most of her life in France, she also explores the complex relationship between Haiti and its former colonial power, notably through the theme of the failure to return home and the figure of the white man. As part of the Creole tradition, in which the invisible and the inexplicable play a central role, she uses revenants, zombies and criminal hougans to question an idealized vision of voodoo. This article examines, through the prism of the tale, the representation of institutional violence and that of the magico-religious milieu.
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L’héroïsme de Sanite Bélair de Jeanne Perez. Du théâtre plaidoyer pour l’autodétermination des femmes
Darline Alexis
pp. 43–59
AbstractFR:
Figure héroïque de la période révolutionnaire haïtienne, Sanite Bélair est, en 1942, le personnage éponyme de deux oeuvres théâtrales rédigées l’une par Jeanne Perez et l’autre par Olivia Rosemont-Manigat. La pièce de Perez, L’héroïsme de Sanite Bélair, publiée quelque temps plus tard, nous est parvenue. Quelle voix la dramaturge a-t-elle forgée pour cette héroïne dont on sait peu de choses ? Jeanne Perez est la première rédactrice en chef de La Voix des Femmes, l’organe de presse de la Ligue Féminine d’Action Sociale dont elle est membre. Son traitement du personnage de Bélair semble s’inscrire dans le prolongement de son activité de militante féministe, de son travail de journaliste et d’avocate engagée dans la construction d’une société égalitaire et juste. Pour déconstruire l’idée reçue de l’« éternelle mineure » du discours politique dominant qui sert à exclure la femme de la gestion politique du pays, Perez dresse un portrait tout en nuances d’une Sanite Bélair lucide, stratège et visionnaire.
EN:
A heroic figure of the Haitian revolutionary period, Sanite Bélair was, in 1942, the eponymous character of two theatrical works, one by Jeanne Perez and the other by Olivia Rosemont-Manigat. Perez’s play, L’héroïsme de Sanite Bélair, published some time later, has come down to us. What voice did the playwright forge for this heroine about whom little is known? Jeanne Perez was the first editor-in-chief of La Voix des Femmes, the press organ of the Ligue Féminine d’Action Sociale, of which she was a member. Her treatment of Bélair’s character seems to be an extension of her work as a feminist activist, journalist and lawyer committed to building a fair, egalitarian society. To deconstruct the preconceived notion of the “eternal minor” of the dominant political discourse, which serves to exclude women from the political management of the country, Perez paints a nuanced portrait of a lucid, strategic and visionary Sanite Bélair.
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La mémoire littéraire des amours inavouables dans Amour de Marie Vieux-Chauvet
Christiane Ndiaye
pp. 61–80
AbstractFR:
Comme toute oeuvre littéraire, celle de Marie Vieux-Chauvet porte les traces d’une mémoire littéraire plus ou moins lisible dont l’analyse permet de mieux cerner certains enjeux. Cet article s’intéresse aux « souvenirs » intertextuels des romans emblématiques Madame Bovary et L’amant de Lady Chatterley dans la première partie d’Amour, Colère et Folie (1968), qui ne propose pas une simple réécriture des scénarios de ces amours inavouables aujourd’hui classiques. Nous partons du postulat que cette « bibliothèque » sert avant tout à interroger le champ des possibles, du dicible et de l’indicible des fantasmes féminins, et à explorer les « moeurs de province » haïtiennes, où le désir se heurte à un discours social beaucoup plus contraignant que ceux qu’affrontèrent les deux héroïnes légendaires. Il s’avère que la stratégie narrative du journal intime fictif, de longue mémoire littéraire, est, chez Vieux-Chauvet, habilement employée pour mettre en question la crédibilité des propos de la narratrice. Face à tant de fiction dans la fiction, les lectrices et les lecteurs ne sont-ils pas amenés à se demander si, même dans l’intimité de son journal, le personnage de Claire ne construit pas aussi sa propre fiction destinée à cacher l’essentiel ?
EN:
Like all literary works, Marie Vieux-Chauvet’s bears the traces of a more or less readable literary memory, the analysis of which helps us to better understand certain issues. This article looks at the intertextual “memories” of the emblematic novels Madame Bovary and Lady Chatterley’s Lover in the first part of Amour, Colère et Folie (1968), which does not propose a simple rewriting of the scenarios of these now-classic unmentionable loves. Our premise is that this “library” serves first and foremost to interrogate the realm of the possible, the speakable and the unspeakable in women’s fantasies, and to explore Haitian “provincial mores,” where desire comes up against a social discourse far more restrictive than those faced by the two legendary heroines. It turns out that Vieux-Chauvet’s narrative strategy of the fictitious diary, with its long literary memory, is skillfully employed to call into question the credibility of the narrator’s words. Faced with so much fiction within fiction, aren’t readers led to wonder whether, even in the intimacy of her diary, Claire’s character isn’t also constructing her own fiction designed to conceal the essential?
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Nadine Magloire. Romancière séditieuse mal-aimée de la critique littéraire
Mylène Dorcé
pp. 81–94
AbstractFR:
Cet article analyse comment, avec Le sexe mythique (1975), Nadine Magloire aurait contrevenu aux conventions de la bienséance en abordant les sujets épineux de la sexualité et de l’érotisme. Au moyen d’une écriture séditieuse, d’une plume contestataire et d’un style percutant, l’auteure met en scène une héroïne célibataire qui entretient des relations sentimentales avec deux hommes différents et discute ouvertement de la « performance » de ses amants, ainsi que de leurs lacunes sexuelles. Si quelques critiques littéraires considèrent que ce roman illustre adéquatement la condition féminine en Haïti, d’autres, au contraire, estiment qu’il devrait plutôt être taxé de pamphlet inutile et provocateur. En allant résolument à l’encontre des commentaires de la critique, du public et de ses détracteurs, Nadine Magloire a-t-elle anéanti sa propre carrière littéraire ?
EN:
This article analyzes how, with Le sexe mythique (1975), Nadine Magloire seems to have contravened the conventions of propriety by tackling the thorny subjects of sexuality and eroticism. Using seditious writing, a protesting pen and a hard-hitting style, the author portrays an unmarried heroine who has sentimental relationships with two different men, and openly discusses the “performance” of her lovers, as well as their sexual shortcomings. While some literary critics consider that this novel adequately illustrates the female condition in Haiti, others, on the contrary, feel that it should rather be labeled a useless and provocative pamphlet. By going resolutely against the comments of critics, the public and her detractors, has Nadine Magloire destroyed her own literary career?
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Kettly Mars. Dévoiler les tabous de la classe moyenne haïtienne
Marie-José Nzengou-Tayo
pp. 95–111
AbstractFR:
« Inquiéter : tel est mon rôle ». Ce mot d’André Gide pourrait s’appliquer à Kettly Mars, car il traduit à merveille la pratique scripturale de l’écrivaine haïtienne. En effet, dans ses romans, Kettly Mars ébranle les conventions généralement acceptées par la société haïtienne. Depuis L’heure hybride (2005), elle aborde, parfois par la tangente, parfois frontalement, des thèmes souvent tabous dans les milieux de la bourgeoisie ou de la classe moyenne haïtienne, interpellant ainsi ses lectrices et ses lecteurs haïtiens ou étrangers. Nous analysons les stratégies romanesques de l’écrivaine de ce point de vue à partir de quelques-uns de ses romans : L’heure hybride, Fado (2008), Saisons sauvages (2010), Aux frontières de la soif (2013), Je suis vivant (2015), L’ange du patriarche (2018).
EN:
“To unsettle: that is my role.” This quote by André Gide could apply to Kettly Mars, as it perfectly captures the Haitian writer’s literary practice. Indeed, in her novels, Kettly Mars shakes the conventions generally accepted by Haitian society. Since L’heure hybride (2005), she tackles—sometimes obliquely, sometimes head-on—topics often considered taboo within the Haitian bourgeoisie and middle class, thus calling out both Haitian and foreign readers. We analyze the novelist’s narrative strategies from this perspective, through some of her novels: L’heure hybride, Fado (2008), Saisons sauvages (2010), Aux frontières de la soif (2013), Je suis vivant (2015) and L’ange du patriarche (2018).
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Marie-Célie Agnant. Écrits et engagements pour la jeunesse
Françoise Naudillon
pp. 113–128
AbstractFR:
Reconnue pour ses nombreux romans et recueils de poésie, Marie-Célie Agnant est aussi auteure de plusieurs publications qui relèvent de la littérature pour enfants et adolescents, et d’albums de contes traditionnels. Si l’on peut trouver, chez elle, des échos thématiques d’une production littéraire à une autre, deux caractéristiques principales distinguent ses livres pour la jeunesse. D’une part, loin de se contenter d’y rendre présent le contexte culturel et générationnel de la migration d’Haïti vers l’Amérique du Nord, Agnant propose une réflexion universelle, et pédagogique, sur la rencontre avec l’autre, quel qu’il soit. Maïté avec ses cheveux couleur de feu (Le Noël de Maïté, 1999), Maria, l’employée de maison (Vingt petits pas vers Maria, 2001), sont deux figures singulières, à distance des clichés, qu’il faut avoir la curiosité de découvrir et de comprendre. Agnant incite d’autre part ses jeunes lectrices et lecteurs à découvrir la nature transitoire, inachevée, imparfaite, des héritages culturels et de leur transmission, en même temps que la nécessité d’un respect et d’un parler communs dans un contexte multiculturel. Cet article analyse la façon dont Marie-Célie Agnant transporte l’imaginaire de son jeune public loin des discours convenus.
EN:
Recognized for her numerous novels and poetry collections, Marie-Célie Agnant is also the author of several publications that fall within the realm of children’s and young adult literature, as well as albums of traditional tales. While thematic echoes can be found from one literary work to another in her writing, two main characteristics distinguish her books for young readers. On the one hand, far from merely depicting the cultural and generational context of migration from Haiti to North America, Agnant offers a universal and educational reflection on the encounter with the Other, whoever they may be. Maïté, with her fire-colored hair (Le Noël de Maïté, 1999), and Maria, the housemaid (Vingt petits pas vers Maria, 2001), are two unique figures, far from clichés, who invite curiosity and understanding. On the other hand, Agnant encourages her young readers to discover the transitory, unfinished, and imperfect nature of cultural heritages and their transmission, while also emphasizing the necessity of mutual respect and a shared language in a multicultural context. This article analyzes the way in which Marie-Célie Agnant carries her young audience’s imagination beyond conventional narratives.
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Changer de refrain. Redécouvrir Haïti dans Il faut parfois chanter d’Évelyne Trouillot
Delphine Gras
pp. 129–142
AbstractFR:
Même si Évelyne Trouillot s’est illustrée dans de nombreux genres littéraires et a reçu de multiples distinctions, ses oeuvres demeurent relativement peu étudiées hormis deux romans, Rosalie l’infâme (2003) et La mémoire aux abois (2010). Cet article souligne le rôle indiscutable que joue la poésie d’Évelyne Trouillot dans l’esquisse d’une nouvelle vision d’Haïti. Il s’agit précisément d’examiner la manière dont se déploie un processus de remémoire tout au long des pages de Il faut parfois chanter (2023) afin d’offrir un portrait en clair-obscur de ce que signifie vivre avec et lutter contre le legs de l’exploitation coloniale française en Haïti. Ce recueil de poèmes se singularise ainsi par un retour au passé qui remet en cause la stigmatisation médiatique de la terre natale de la poète et réaffirme l’humanité, l’agentivité et la fierté des marronnes et des marrons de l’histoire qui osent, en chantant, défier la colonialité du savoir.
EN:
Even though Évelyne Trouillot has written in numerous literary genres and received multiple awards, her works remain relatively understudied, aside from two novels: Rosalie l’infâme (2003) and La mémoire aux abois (2010). This article highlights the undeniable role that Évelyne Trouillot’s poetry plays in sketching a new vision of Haiti. Specifically, it examines how a process of rememory unfolds throughout the pages of Il faut parfois chanter (2023), offering a chiaroscuro portrait of what it means to live with and fight against the legacy of French colonial exploitation in Haiti. This poetry collection thus stands out through its return to the past, which challenges the media-driven stigmatization of the poet’s homeland and reaffirms the humanity, agency, and pride of the marronnes and marrons of history—those who dare to sing while defying the coloniality of knowledge.
Exercice de lecture
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La religion, de l’écran à l’écrit dans Guelwaar d’Ousmane Sembène
Maria Vrancken
pp. 145–159
AbstractFR:
Dans Guelwaar, diffusé sous forme de film en 1992 et publié en roman en 1996, Ousmane Sembène offre une exposition détaillée de l’un de ses thèmes privilégiés : la religion comme obstacle au progrès social. Cet article examine comment Sembène, qui se considérait comme un « griot moderne », a habilement utilisé ses techniques cinématographiques et littéraires pour transmettre son message. Dans son film, il s’est concentré sur quelques éléments qu’il a su amplifier ; dans son roman, il a pu développer des nuances qu’il n’avait pu mettre en évidence dans son film. Le roman contient donc une description plus approfondie de la réalité. Subtil, frappant, le message de Sembène dévoile les aspects négatifs et positifs de la religion, ce qui lui permet d’atteindre son objectif : l’éducation de son peuple.
EN:
In Guelwaar, released as a film in 1992 and published as a novel in 1996, Ousmane Sembène provides a detailed exposition of one of his favored themes: religion as an obstacle to social progress. This article examines how Sembène, who considered himself a “modern griot,” skillfully used his cinematic and literary techniques to convey his message. In his film, he focused on a few elements that he was able to amplify; in his novel, he was able to develop nuances that he could not highlight in the film. The novel, therefore, offers a more in-depth depiction of reality. Subtle and striking, Sembène’s message reveals both the negative and positive aspects of religion, allowing him to achieve his goal: educating his people.