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Introduction

L’appropriation coloniale et néocoloniale des connaissances autochtones et sur les autochtones s’est traduite par un type de production scientifique devenu classique: publications de volumes et d’articles dans des revues scientifiques; collections d’objets, entreposage de ceux-ci selon des règles strictes de conservation, exposition dans des musées, et création d' instituts de recherche. Les autochtones étaient largement exclus de ce processus de production de la connaissance à sens unique. Ils étaient certes les transmetteurs de savoir lors de la première étape de la recherche mais, par la suite, tout contrôle leur échappait. Plus souvent qu’autrement ils n’étaient même pas informés de ce que l’on écrivait ou exposait les concernant. Il s’agissait là d’une véritable «aliénation culturelle» comme la décrivent Biolsi et Zimmerman (1997: 7-8) dans l’introduction de leur livre Indians and Anthropologists.

Réalisant progressivement la nature de cette production scientifique, certains en sont venus à affirmer que des carrières académiques s’étaient bâties sur leur dos et que l’anthropologue était le pire fléau qu’ils aient connu, comme l’écrit l’intellectuel amérindien Vine Deloria (1969) dans son livre Custer died for your sins. Par ailleurs, ce travail de collecte de données sur une base scientifique commencé il y a déjà au moins un siècle et demi a permis d’accumuler et de conserver une somme de connaissances considérable sur l’ensemble des sociétés et des cultures autochtones d’Amérique du Nord, qui s’avèrent des ressources culturelles que des groupes et institutions autochtones peuvent aujourd’hui récupérer de différentes façons.

Suite à la crise de conscience de l’anthropologie au tournant des années 1960-1970 (Current Anthropology 1968) et aux prises de position de leaders amérindiens comme celles de Deloria à la même époque (Biolsi et Zimmerman, dir. 1997; Deloria 1969, 1997), les pratiques anthropologique ont progressivement changé et depuis quelques décennies dèjà, des principes d’éthique et des codes déontologiques viennent réglementer le travail des anthropologues sur le terrain et leurs rapports avec les populations locales, sujets de leurs enquêtes. On ne peut plus donc débarquer sans crier gare dans une réserve ou autre communauté autochtone, faire sa recherche sans aucune forme d’explication et repartir avec ses données sans plus jamais donner de nouvelles par la suite. C’est qu’en fait les relations de pouvoir ont changé et que les groupes, nations et communautés autochtones ont davantage la possibilité de contrôler leur destinée et ce qui se passe chez eux. Ils sont actuellement dans un processus de reconquête de pouvoir (Charest et Tanner 1994).

Reconquête de pouvoir par les Autochtones

Au Canada, la reconquête du pouvoir par les Autochtones a commencé à la fin des années 1960 par leur opposition à la politique du Livre blanc du gouvernement libéral de Pierre Trudeau et Jean Chrétien, alors ministre des Affaires indiennes. Au plan politique, elle s’est ensuite traduite par la mise sur pied de nouvelles organisations politiques et administratives aux niveaux national, provincial et régional, ainsi qu’au niveau des groupes et communautés autochtones locales. Les revendications territoriales globales et particulières ainsi que leurs règlements par des Accords ou Ententes, comme la Convention de la Baie James et du Nord québécois, font aussi partie de ce processus.

Au plan plus proprement culturel, le mouvement plus récent de rapatriement des biens culturels, tels les artefacts, les objets rituels et les ossements des ancêtres dans les musées et autres institutions du genre, se situe aussi directement dans cette démarche (Mihesuah 2000). De même, de nombreuses institutions culturelles autochtones ont vu le jour en lien avec l’affirmation identitaire et la volonté de protéger et de revaloriser les héritages ancestraux. Pour le Québec seulement, mentionnons à titre d’exemple l’Institut culturel Avataq ou encore l’Institut éducatif et culturel montagnais, ainsi que l’existence de plusieurs musées et centres d’interprétation, comme le musée Shaputuan de la communauté innue de Uashat mak ManiUtenam (Charest 2001). En Colombie-Britannique certaines de ces institutions bénéficient du rapatriement de collections d’objets associés au potlatch qui avaient été saisis dans les années 1920. La floraison de la production artistique autochtone est un autre indice de leur réaffirmation identitaire.

Par ailleurs, les organisations autochtones exercent un contrôle de plus en plus serré sur les recherches effectuées par des non-autochtones et certaines ont instauré la pratique des permis de recherche en bonne et due forme ou encore la signature d’ententes ponctuelles. Pour leur part, les organismes subventionnaires accordent un statut différent aux projets de recherche projetés en milieu autochtone en voulant s’assurer à l’avance de l’accord de représentants des communautés concernées. De plus, au niveau des institutions académiques, les comités d’éthique de la recherche exigent la présentation d’une formule de consentement devant être signée par toute personne fournissant des informations dans le cadre de l’utilisation d’instruments de recherche formels comme les entrevues.

Dans ce nouveau contexte de contrôle des activités de recherche les concernant par les organisations et représentants des Autochtones, la question de la propriété intellectuelle est devenue l’objet de débats de plus en plus animés. La propriété intellectuelle de quoi? Ce n’est pas toujours évident comme j’ai pu le constater lors d’une longue discussion avec un leader innu. Le contenu d’une entrevue peut-il faire l’objet de droits d'auteur ou de droits de propriété formels et de la part de qui? En fait, on sait que cette notion de propriété intellectuelle est largement issue de la pratique prédatrice de certaines personnes — des non-anthropologues en autant que je sache — qui ont voulu utiliser les connaissances des plantes médicinales des Amérindiens d’Amazonie pour les refiler aux compagnies pharmaceutiques et en tirer de plantureux revenus. Cette situation, si elle est bien réelle, est assez différente de celle des chercheurs — anthropologues et autres — oeuvrant en milieu amérindien dans le contexte québécois et canadien. Il s’agit ici encore une fois d’une référence à un modèle scientifique et à des pratiques propres à d’autres sciences et que l’on tente de transposer intégralement à nos sciences humaines et sociales. Chez nous, il n’a jamais été question de brevets pouvant rapporter gros à leurs inventeurs. Il est vrai que l’on entend occasionnellement certaines personnes affirmer qu’un tel «fait de l’argent sur le dos des Indiens» en publiant un livre ou qu’il doit sa carrière et son bon emploi aux connaissances qu’il a obtenues de ses informateurs indiens ou inuit. Il s’agit là selon moi d’exagérations verbales, car je n’ai jamais connu dans mon entourage quelqu’un qui ait tiré des revenus substantiels de ses publications sur les Amérindiens. Au contraire, plus souvent qu’autrement, une bonne partie de nos écrits nous obligent à faire du travail supplémentaire sans que nous en soutirions un seul sou. D’autre part, s’il est vrai qu’on peut faire une carrière basée au moins en partie sur des travaux de recherche réalisés en milieu amérindien, il s’agit là d’un travail honnête et normal qui demande beaucoup de préparation et d’efforts comme tout autre travail intellectuel sur tout autre sujet. D’autre part, les bénéfices de ce travail ne sont généralement pas à sens unique, même dans le cas de la recherche fondamentale, comme nous le verrons plus loin.

Cette volonté de contrôle de la recherche et de la production de la connaissance par des organisations et représentants autochtones découlerait de certains abus, réels ou perçus comme tels, dont les Autochtones ont ou auraient été victimes dans le passé de la part de chercheurs trop peu consciencieux ou trop nombreux. Dans une petite communauté de quelques centaines de personnes, le sentiment d’envahissement et de saturation peut être assez vite atteint. Dans une certaine communauté innue de la Côte-Nord on m’a déjà dit que celle-ci devait être la plus étudiée au monde par les anthropologues. Les critiques négatives envers la recherche anthropologique ou autre font aussi référence à l’absence de retombées concrètes pour les communautés locales. C’est un sujet sur lequel je reviendrai plus loin après avoir d’abord discuté du bien-fondé ou non de la volonté des Autochones de contrôler la production et l’utilisation de la connaissance concernant les Autochtones.

Le contrôle et/ou le partage de la connaissance

Comme je viens de l’expliquer, la volonté des Autochtones de contrôler les recherches dont ils sont les sujets serait reliée en partie tout au moins aux différents abus dont ils auraient été victimes dans le passé. Elle serait aussi motivée par la volonté d’être représentés sous leur vrai jour et non pas à travers la lunette déformante des autres. Mais la «vérité vraie» existe-t-elle lorsqu’il s’agit de se représenter soi ou de représenter les autres? Nous savons tous aujourd’hui que ces représentations sont des construits sociaux et culturels et que le miroir, qu’il soit le sien ou celui de l’autre, est toujours déformant. Vouloir plus ou moins imposer sa propre image identitaire est certes valable en soi, mais ce qui l’est moins c’est de vouloir que ce soit la seule image. Selon moi, la diversité et la complémentarité des points de vue devront toujours coexister lorsqu’il s’agit de représenter des phénomènes sociaux et culturels. Je pourrais faire référence ici à l’objectivité scientifique de l’observateur extérieur et aux vertus du «regard éloigné» de l’anthropologue par rapport la subjectivité de la personne qui s’auto-étudie, mais la subjectivité existe aussi et existera toujours dans nos sciences bien humaines, et dans toutes les autres aussi, malgré toutes leurs prétentions.

Évidemment, la volonté de contrôle de la production de la connaissance heurte de front un principe fondamental de notre milieu de travail: celui de la liberté académique de faire nos recherches sans entraves, garantie essentielle de la validité de leurs résultats, selon un certain canon scientifique. C’est en tout cas un principe de base de la recherche fondamentale, c’est-à-dire celle qui se fait d’abord et avant tout en fonction de la production de la connaissance en soi et pour soi. Par contre, pour la recherche de type appliquée — commandée ou commanditée — le chercheur reconnaît d’emblée que les droits de propriété des données et des résultats sont entre les mains du bailleur de fonds, à moins qu’il n’y ait entente au préalable sur une certaine forme de diffusion ou de publication. Ce travail, décrit avec une certaine ironie par notre collègue Jean-Pierre Garneau comme celui d’un mercenaire, est de plus en plus courant et constitue un transfert de connaissance contre rémunération. On peut regretter que trop souvent les résultats de ce type de production de connaissance demeurent plus ou moins secrets, mettant ainsi la lampe sous le boisseau.

Ainsi, à mon avis, le contrôle trop serré de la recherche peut nuire non seulement à la qualité des travaux réalisés, mais surtout à leur diversité. Certains sujets, pourtant d’importance majeure, comme celui des rapports de pouvoir à l’intérieur des groupes et communautés autochtones, peuvent ne pas être acceptables, alors que d’un point de vue strictement scientifique ils sont essentiels à analyser pour comprendre toute la dynamique interne de ceux-ci et leurs rapports externes. Enfermée dans des corridors étroits et soumise à des interdits et même à l’autocensure, la recherche ne peut certes produire des analyses exhaustives et solidement fondées de la réalité autochtone. Mais un tel idéal a-t-il existé dans le passé et est-il réalisable de toute façon aujourd’hui, étant donné toutes les contraintes — économiques en particulier — qui pèsent sur la production scientifique?

Si un certain contrôle de la production de connaissances sur les autochtones peut s’avérer fondé pour éviter les abus du passé comme ceux du présent, telle la multiplication tous azimuts de recherches de toutes sortes, ce contrôle devrait être fait de façon éclairée par des gens compétents sur le plan scientifique. Ce qui m’amène donc à aborder une autre question au moins toute aussi importante, sinon davantage, que la précédente: le contrôle par qui et au profit de qui?

Nous savons tous que le partage est au centre du système de valeurs culturelles des Autochtones ainsi que de leurs pratiques. L’échange restreint ou généralisé est l’expression concrète de cette valeur fondamentale comme l’a si bien montré Marcel Mauss (1950 [1925]) dans son très célèbre Essai sur le don. Depuis leurs premiers contacts avec les Européens, l’hospitalité — dans le sens le plus large et le plus noble du terme — a été le plus souvent au coeur de leurs rapports avec ceux-ci. Ils leur ont appris à vivre dans ce nouveau pays et leur ont même sauvé la vie à l’occasion, comme ce fut le cas d'une partie de l’équipage de Jacques Cartier. Mal leur en prit, car ils ont été progressivement dépossédés de leurs terres et de leurs ressources en guise de réponse, les nouveaux arrivants ayant plutôt la propriété privée et le profit personnel comme valeurs culturelles fondamentales. On ne doit donc pas s’étonner que lorsqu’il s’agit de partage les Autochtones soient plus méfiants aujourd’hui et à la recherche d’une meilleure équité dans la répartition des richesses de leurs territoires ancestraux. Ce qui se traduit entre autres par de nombreuses revendications, démarches, procès, négociations dont les fondements mêmes sont souvent incompris de la grande majorité des allochtones. En réaction à la spoliation, la tendance au repli sur soi, au contrôle de ce qui peut leur rester de leurs héritages, et même à la reconquête de ce qui a été perdu peut apparaître comme une réaction normale d’autodéfense et d’auto-affirmation. Et cette réaction existe aussi dans le domaine de l’appropriation de la connaissance comme nous venons de le voir.

Mais la connaissance devrait-elle être l’objet d’une appropriation privée limitée à un groupe — quelle que soit sa nature — et à des intérêts limités? Je ne crois pas. Selon moi, elle doit être universelle, ouverte à tous et partagée par tous le plus équitablement possible, selon les besoins et les désirs de chacun. Tous les savoirs, toutes les connaissances devraient faire partie du patrimoine de l’humanité. Affirmer un tel principe peut apparaître évidemment naïf dans un contexte de mondialisation où les connaissances scientifiques les plus poussées sont monnayées à gros prix.

La tendance est donc grande à jouer «au plus fort la poche» selon l’expression populaire. Mais je crois personnellement qu’il est de notre devoir à nous chercheurs et autres intervenants qui oeuvrons en milieu autochtone de favoriser le partage de la connaissance avec nos partenaires autochtones. Cela peut se faire de différentes façons par diverses modalités de production, de conservation, de diffusion et d’utilisation de la connaissance. Je voudrais donc dans les pages qui suivent donner quelques exemples de partage de la connaissance — certains heureux, d’autres moins — dans lesquels j’ai été impliqué depuis que j’ai commencé à faire de la recherche en milieu amérindien en 1976.

Les médiateurs culturels et le partage de la connaissance

Mon introduction à la recherche amérindianiste s’est faite un peu par hasard, car au départ de ma carrière d’anthropologue au début des années 1960 j’étais africaniste et spécialiste de la Côte-Nord du golfe Saint-Laurent, une des 10 grandes régions du Québec. Sans aucune perspective d’un engagement à long terme, un premier contrat de consultant s’est transformé par la suite en responsabilités de directeur de recherche puis de conseiller scientifique qui se sont échelonnées sur une période de 14 ans entre 1976 et 1990. Pendant toute cette période, j’ai conservé mon poste de professeur au département d’anthropologie de l'Université Laval et mes services étaient «prêtés» — selon le terme officiel de notre université, mais en fait loués — au Conseil des Attikamek et des Montagnais (le CAM par la suite). Depuis 1990, j’ai continué à faire à la fois de la recherche fondamentale et des contrats de recherches pour des bandes et organisations innues.

Ma perspective de travail en milieu amérindien a été celle de l’anthropologie appliquée qui consiste à rendre les connaissances anthropologiques utiles ou utilisables par les groupes avec lesquels j’ai travaillé ou travaille encore. Le sociologue-anthropologue de la Banque Mondiale Michael Cernea (1990, 1991) a plusieurs fois déploré le fait que les connaissances accumulées au fil du temps par les sciences sociales sont trop peu souvent mises en valeur et rendues utiles en termes de retombées pratiques pour différents groupes humains. Dans son cas, il fait plus particulièrement référence aux sociétés en voie de développement, mais on pourrait dire la même chose pour les sociétés et communautés autochtones. C’est donc dans cette perspective de rendre les connaissances et compétences anthropologiques utiles aux deux nations et aux 12 communautés membres du CAM que j’ai oeuvré au sein de cet organisme comme responsable de la recherche.

Pour décrire ma démarche personnelle à la fois scientifique et sociale, j'utilise le concept «d’anthropologie impliquée» que j’ai défini comme un appui au développement général d’un groupe social particulier et plus précisément «comme une anthropologie engagée vis-à-vis des groupes minoritaires, et non pas neutre, position qui sert surtout les intérêts des groupes dominants» (Charest 1982: 11). Je me suis expliqué plus en détail sur ce terme et sur ma pratique dans une conférence prononcée en 1995. J’ai alors associé l’anthropologie impliquée à la défense d’une cause, mais de façon quelque peu différente de l’anthropologie plaidante ou «advocacy anthropology», un des sous-champs bien connu de l’anthropologie appliquée (Charest 1995: 3). Un autre rôle majeur de l’anthropologue qui travaille avec des groupes socio-culturels, selon Van Willigen (1993) est celui de médiateur culturel (cultural broker). Nous y reviendrons un peu plus loin.

Pendant mes années de travail avec le CAM j’ai conçu et dirigé plusieurs projets de recherche reliés directement ou indirectement aux revendications territoriales globales, aux revendications particulières et aux impacts de grands projets de développement tels que barrages-réservoirs, lignes de transport d’électricité, vols militaires à basse altitude et routes. Dans deux de ces projets réalisés dans les années 1980, et portant respectivement sur l’occupation et l’utilisation du territoire ainsi que sur l’exploitation et l’aménagement des ressources fauniques, la formation et la participation d’assistants de recherche amérindiens ont été au coeur même de la conception et de la réalisation de la recherche. Plus que de simples collecteurs de données pour des anthropologues, ils ont été de véritables médiateurs culturels, mais avec un rôle inversé par rapport à celui de l’anthropologue. En effet, selon Van William (1993) l’anthropologue agit comme médiateur culturel lorsqu’il sert d’intermédiaire entre les membres de sa société et celle de la société ou du groupe qu’il étudie. Dans les deux cas que je viens de citer, ce sont plutôt les chercheurs amérindiens qui ont servi de médiateurs culturels entre leur propre groupe et les anthropologues. Dans la dernière partie de l’article, je vais m’attarder un peu plus longuement sur l’analyse de ces deux expériences, plus particulièrement celle du projet CAMROUT.

Le projet CAMROUT est une vaste recherche qui avait comme objectif fondamental de documenter l’occupation et l’utilisation du territoire par 11 communautés des nations atikamekw et montagnaise (ou innue) pour valider le bien fondé de leurs revendications territoriales globales en vertu de la politique du gouvernement du Canada voulant que les autochtones fassent la preuve de leur prétention à un titre de propriété et/ou à des droits d’usage de leurs territoires ancestraux. En tant que directeur de recherche du CAM, j’ai donc été chargé d’élaborer une méthodologie appropriée à cette fin. Celle-ci s’est largement inspirée d’études antérieures réalisées chez les Inuit du Nunavut et du Labrador et chez certains groupes amérindiens du subarctique de l’ouest comme je l’explique dans une publication récente (Charest 2003). Étant donné l’ampleur du travail de recherche à effectuer et le fait que je devais continuer à assumer des tâches académiques à mon département, un autre anthropologue, Robert Comtois, a agi comme coordonnateur de la recherche pendant les trois années qu’elle a duré.

Un des aspects originaux — pour l’époque en tout cas — du projet CAMROUT a été la formation et la participation essentielle de nombreux assistants de recherche amérindiens, appelés «enquêteurs locaux» ou «chercheurs locaux», soit 54 au total. Ils ont été recrutés en fonction de leur niveau de scolarité, leur bilinguisme dans la plupart des cas et leur capacité à écrire en français. Comme très peu d’entre eux avaient une compétence préalable en recherche, ils ont suivi un cours d’initiation de base à la recherche de trois semaines préparé par R. Comtois et reconnu et financé par le ministère de l’Éducation du Québec. Un manuel technique avait été préparé par celui-ci à la fois comme outil pédagogique et comme aide-mémoire pour les chercheurs pendant la réalisation de leur travail d’enquête (Comtois 1981). Il s’agissait d’un cours pratique centré sur la familiarisation avec les techniques de recherche faisant partie intégrante de la méthodologie que j’avais élaborée: sélection d’informateurs et d’informatrices en fonction de critères d’âge et de fréquentation du territoire; utilisation de cartes topographiques et d’un code d’inscription des données sur celles-ci; réalisation d’entrevues avec des informateurs et des informatrices et enregistrement de celles-ci sur bandes magnétiques; transcription et traduction (intégrale ou partielle) de ces entrevues; résumé de données sur des fiches de campement. Pendant la période de formation, des travaux pratiques ont été réalisés par les apprentis enquêteurs tels que l’établissement de liste d’informateurs et d’informatrices potentiels, la réalisation d’essais d’entrevues et la transcription de données sur des cartes.

Selon l’importance démographique des communautés, le nombre de chercheurs locaux a varié entre un et neuf. De même, la période de collecte des données de base a duré de quelques semaines à plus d’un an. Une équipe d’anthropologues ayant une formation universitaire de niveau gradué a assisté le coordonnateur dans l’encadrement des enquêteurs locaux et pour réaliser certaines recherches complémentaires et thématiques. Au total, 637 informateurs et informatrices ont été interviewés, la plupart étant des hommes, cependant. Ce chiffre représente un peu plus de la moitié de l’ensemble des informateurs potentiels. La somme des données récoltées par les équipes de chercheurs locaux est considérable: 1 834 cartes topographiques avec inscriptions d’informations concernant la fréquentation et l’utilisation des territoires par des individus ou groupes familiaux; dont près de 1 000 (983) itinéraires de déplacements et près de 20 000 (19 606) fiches de campements; et 1 384 cassettes d’une durée d’une heure d’enregistrement chacune.

Toutes ces données ont été traitées et analysées par une équipe de neuf anthropologues, y compris moi-même, et de cinq cartographes et assistants cartographes. Les résultats on été consignés dans 11 rapports de type monographique rédigés par l’équipe d’anthropologues et validés par les équipes de chercheurs locaux, soit un pour chaque communauté innue et atikamekw faisant partie du projet de recherche, et deux rapports de synthèse, un pour chacune des deux nations membres du Conseil des Atikamekw et des Montagnais. Même si cela avait été envisagé au point de départ, aucun des chercheurs locaux n’a pu participer à la rédaction des rapports de recherche en raison de leur formation académique insuffisante.

Les rapports monographiques et de synthèse ont été déposés dans chacune des communautés ayant participé au projet. Par ailleurs, toutes les données recueillies par les chercheurs locaux (cartes, fiches, cassettes) ont été déposées au centre de documentation du CAM. Il est à remarquer qu’aucune publication de type académique n’a résulté de ce projet, bien que cela ait été souhaité par l’équipe d’anthropologues même si rien n’avait été prévu en ce sens avant de débuter les travaux. La raison alléguée par les autorités politiques du CAM est que cet organisme en était le seul propriétaire en tant que bailleur de fonds et que les résultats devaient être gardés confidentiels pour servir aux négociations territoriales entamées en 1980 mais qui ne seront vraiment activées qu’à partir de 1984-1985. A ce jour aucune entente finale n’est survenue entre l’une et l’autre des nations ou des communautés et les gouvernements du Québec et du Canada, mais le Conseil tribal Mamuitun, un regroupement politique sous-régional issu de l’éclatement du CAM en 1994, a signé une entente de principe en 2001. Deux autres regroupements issus de la même fission, soit le Conseil de la nation atikamekw et Mamit Innuat en sont encore au stade de la négociation d’une entente de principe.

De façon complémentaire, je voudrais parler brièvement de deux autres projets dont j’ai été le principal responsable et qui ont favorisé la formation et la participation de chercheurs innus. Il s’agit d’un projet sur l’exploitation et l’aménagement de la faune par les Innus du Québec (en résumé «Les Montagnais et la faune») réalisé en milieu académique aussi dans les années 1980 et d’un projet plus récent sur le développement durable chez les Innus. Dans le cas du premier projet, quatre Innus embauchés comme assistants de recherche pour une période de deux ans ont suivi un cours de formation d’une durée de six semaines à l’Université Laval avant de retourner dans leurs communautés respectives pour procéder à la collecte de données à l’aide d’instruments de recherche élaborés avec leur collaboration: carnet de chasseurs, code des données cartographiques, et trois questionnaires sur la récolte faunique, les campements de chasse et les groupes de chasse. Dans ce cas-ci, les résultats ont été livrés aux communautés concernées sous la forme de sept rapports de recherche et à la communauté scientifique par des articles dans les revues Recherches amérindiennes au Québec et Anthropologie et sociétés. Pour sa part, le projet sur les Innus et le développement durable a aidé à la formation d’un chercheur innu alors inscrit à la maîtrise en ethnologie à l’Université Laval et qui a lancé depuis sa propre firme de consultant en milieu amérindien.

En rétrospective, 20 ans après leur réalisation, le bilan du rôle des chercheurs locaux comme médiateurs culturels et celui des retombées des projets CAMROUT et «Les Montagnais et la faune» peuvent être résumés de la façon suivante. Les 54 enquêteurs locaux ont contribué directement et de façon majeure à la collecte d’un corpus de données unique portant sur les activités en territoire ancestral de centaines de leurs concitoyens. Les rapports de recherche réalisés par des anthropologues à partir de l’analyse de ces données ont été retournés dans les communautés et les organismes sous-régionaux pour leur usage propre, dont la préparation de dossiers de négociations, la préparation de cartes sur la distribution des territoires familiaux, l’aménagement de certaines parties des territoires communautaires, etc. Par ailleurs, une des retombées non prévue du projet a été sa contribution directe à la formation d’un groupe de leaders locaux. Ainsi, un bon nombre des personnes qui ont travaillé sur le projet sont devenues des leaders influents de leurs communautés, occupant des postes administratifs et politiques importants: chef de bande, conseiller, responsable de services. Certains ont même travaillé ou travaillent encore à leur compte comme chercheur, traducteur, consultant sur des projets, etc. Ainsi, à titre d’exemple, sur les quatre chercheurs qui ont oeuvré pour le projet «Les Montagnais et la faune», deux sont devenus chefs de leur communauté, un a déjà été conseiller et agit comme traducteur, et le quatrième est un consultant pour des organisations innues. L’ampleur des retombées du projet CAMROUT sur les deux nations atikamekw et innue et sur les communautés qu’elles comprennent est certes difficile à évaluer dans son ensemble, mais elle est de première importance à mon avis. Le fait qu’on réfère régulièrement à «La Grande Recherche», appellation habituelle du projet CAMROUT, en est un bon indice.

Malheureusement, les retombées du projet auraient pu et pourraient encore être plus substantielles. Ainsi, un objectif subsidiaire du projet était l’utilisation des données recueillies pour la préparation de documents pédagogiques pour les écoles innues et atikamekw dans le cadre de cours sur la culture traditionnelle. L’initiative en ce sens a été laissée aux communautés locales et à des organismes spécialisés dans la promotion de la langue et de la culture, mais n’a pas eu de suite. Il est vrai que l’accès aux données de base qui sont actuellement la propriété du centre de documentation Atikamekw Sipi n’est pas possible faute d’une entente entre les communautés et organisations concernées. Ce centre de documentation a été une excroissance d’une initiative personnelle visant à rassembler des publications et des dossiers pouvant être utiles pour les chercheurs et autres personnes oeuvrant en milieu atikamekw et montagnais. Au fil des ans, il a pris une importance de plus en plus grande au point où il a fallu engager une documentaliste pour y mettre de l’ordre et instituer un système de classification et de repérage de documents. Dans mon esprit c’était une autre façon de rendre davantage disponibles des informations auxquels les Amérindiens n’ont pas toujours facilement accès.

Finalement, le rôle de médiateur culturel des chercheurs locaux du projet CAMROUT a aussi profité aux anthropologues membres de l’équipe de recherche dont moi-même. Nous avons beaucoup appris sur la culture innue et sur la culture atikamekw à leur contact et les données qu’ils ont recueillies ont enrichi énormément nos connaissances. Si nous n’avons pas pu en tirer des publications académiques, cette expérience de recherche qui a duré trois ans pour certains d’entre nous a énormément contribué à développer nos compétences comme amérindianistes. En conséquence, tous sauf un continuent à travailler en rapport avec des dossiers ou des questions concernant les Amérindiens, principalement comme consultants auprès d’organisations ou de communautés, ou encore dans le milieu gouvernemental ou académique. Nous avons contribué à former les chercheurs locaux devenus des leaders depuis, mais eux aussi nous ont aidés dans le développement d’une compétence utile et utilisée par des groupes amérindiens. C’est là de l’anthropologie appliquée qui devient aussi souvent de l’anthropologie impliquée.

Discussion

Ce rapide bilan de quelques expériences personnelles de partage de la connaissance avec des groupes et communautés autochtones fait état de certains succès et aussi d’échecs et de demi-échecs. Il démontre que les causes des uns et des autres ne sont pas toujours du même côté et que de bonnes occasions ont été perdues. Mais il faut certes continuer à faire des efforts — et à les multiplier même — dans le sens de ce partage de la connaissance, malgré nos différences culturelles, nos méfiances et nos frustrations. «Petit à petit l’oiseau fait son nid».

Mais au-delà de ce bref bilan de mes expériences personnelles, il m’apparaît opportun de revenir sur quelques thèmes plus généraux abordés directement ou indirectement dans mon texte: celui de l’utilité de l’anthropologie pour les Autochtones et de l’utilisation des connaissances qu’elle génère par ceux-ci; celui de la participation des Autochtones à la production de connaissances scientifiques les concernant.

Dans sa charge de 1969 contre les anthropologues amérindianistes, Deloria s’en prenait essentiellement à la recherche anthropologique dite «pure» définie comme «a body of knowledge absolutely devoid of useful application and incapable of meaningful digestion» (Deloria 1969: 80). Il reconnaît aussi l’existence d’une recherche appliquée (ibid.: 81), mais il en donne une définition encore plus caricaturale en ignorant — soit par mauvaise foi, soit par méconnaissance du sujet — que ses objectifs fondamentaux sont justement de rendre ses résultats utiles pour les groupes sociaux concernés. Dans son texte de 1997, Deloria avoue que quelques anthropologues dont il cite les noms ont collaboré avec des groupes autochtones pour la défense de leurs droit territoriaux, en agissant comme témoins experts en cour de justice par exemple, mais il affirme du même souffle que la situation a relativement peu changé depuis les années 1970 et que la production de connaissances par les milieux académiques sur les Amérindiens tient encore très peu compte de leur situation économique et politique actuelle. Il semble encore ignorer qu’un nombre important d’amérindianistes, sinon la majorité, travaillent en collaboration avec des organisations autochtones et le plus souvent pour leur compte. C’est le cas plus particulièrement au Québec où le nombre d’anthropologues oeuvrant comme consultants auprès d’organisations amérindiennes est plus élevé que celui travaillant dans les milieux académiques.

Ce n’est pas seulement le nombre d’anthropologues améridianistes appliqués ou académiques, ni le nombre de leurs publications et rapports de recherche qui compte nécessairement le plus, mais la qualité de leurs travaux et surtout la continuité de leur implication. C’est à long terme que se construisent les liens de confiance entre personnes originaires de milieu culturels différents permettant des collaborations intéressantes entre chercheurs des deux milieux. J’aimerais citer ici un seul exemple: celui des liens existant depuis le début des années 1970 entre Georges Mestokosho (Figure 1), de la communauté innue d’Ekwanitshit qui a travaillé depuis le début des années 1970 avec plusieurs anthropologues de l’Université Laval, dont Serge Bouchard, Robert Comtois et moi-même, et qui a aussi réalisé plusieurs travaux de recherche pour le compte de sa communauté, son dernier portant sur la connaissance des plantes médicinales.

Pour certains, la recherche commanditée et contrôlée par les organisations autochtones, soit en partenariat soit à contrat, devrait être la seule possible (Schnarch 2004). Bien que ce soit là un type de recherche — mais pas le seul — auquel je m’adonne depuis de nombreuses années, je suis convaincu que s'y cloisonner serait une erreur. D’une part, parce que la recherche «utilitaire» ou «commanditée» laisse de côté des pans majeurs de la réalité sociale et culturelle du groupe commanditaire ou du «client». D’autre part, parce qu’elle manque le plus souvent de perspective d’ensemble sur la situation globale passée et actuelle dans laquelle se situe la problématique que l’on désire voir analysée pour éventuellement intervenir. La nécessité de poursuivre des recherches de tous ordres sur des sujets apparemment peu ou pas pertinents selon certains demeure, si on veut que continue à se constituer un corpus de connaissances le plus complet possible sur les cultures et sociétés autochtones d’aujourd’hui. Si cela n’avait pas été fait dans le passé par les anthropologues et autres chercheurs en sciences sociales, les musées, centres d’interprétations, centre de documentations et autres en milieu autochtone n’auraient pas pu se constituer ou auraient bien peu de choses à montrer ou bien peu de données à utiliser pour fonder leurs revendications et assurer leur développement politique, économique et culturel. Nier cela, c’est nier l’importance de la production de la connaissance scientifique et autre dans le développement de n’importe quelle entité sociale et culturelle. Donc, selon moi, il n’y a pas de connaissances inutiles, mais des connaissances plus ou moins directement utiles, utilisables ou utilisées à un moment donné dans un contexte donné.

Quant à la participation d’Autochtones au processus de la production de connaissances qui est le sujet principal de mon texte, je pense qu’elle devrait être considérablement augmentée et améliorée. Leur participation à nos travaux en tant qu’assistants de recherche dont j’ai donné des exemples est bien insuffisante. Ceux qui le désirent devraient pouvoir devenir des chercheurs à part entière. Toutefois, il est difficile de concevoir que cela puisse se faire sans une formation académique minimale et elle se donne le plus généralement dans des institutions dominées par des non-autochtones et dans une langue souvent différente, ce qui en rend l’accès plus difficile. Comme le soulignent Biolsi et Zimmerman (1997), les institutions anthropologiques de niveau universitaire ont peu fait pour faciliter l’accès à des Autochtones, en embauchant par exemple des enseignants autochtones ou en facilitant la participation d’autochtones à certaines formes d’enseignements. Tel que mentionné précédemment, j’ai moi-même fait des efforts pour favoriser la participation de nombreux Autochtones à plusieurs projets de recherche réalisés sous ma direction. Mais la formation qui leur a été donnée dans ce cadre limité n’était pas suffisante pour qu’ils puissent devenir par la suite des chercheurs autonomes. Pour cela il aurait fallu qu’ils poursuivent de leur propre chef des études plus avancées.

Actuellement, dans le cadre d’un projet sur les pêches alimentaires et commerciales chez les Amérindiens de l’est du Québec, nous essayons de recruter quelques étudiants universitaires d’origine amérindienne qui seraient prêts à poursuivre des études graduées et à rédiger un mémoire sur le sujet. Pour le moment nous n’avons qu’une seule personne. Ce n’est certes pas la seule façon d’intéresser des Autochtones à la recherche sociale et culturelle, mais elle pourrait donner des résultats à plus long terme par un effet d’entraînement. Il n’est pas nécessaire non plus de viser uniquement les études graduées. Je connais quelques Amérindiens et Amérindiennes qui ont suivi le programme de certificat en études autochtones donné dans notre université et qui oeuvrent dans des domaines connexes à la recherche en milieu autochtone. Par ailleurs, la formation et le recours à des assistants autochtones comme collaborateurs et médiateurs culturels demeurent selon moi une démarche toujours valable. Mais il est évident que l’implication d’Autochtones dans la production de la connaissance les concernant ne doit pas être confinée à ce niveau et qu’ils doivent en devenir les principaux maîtres d’oeuvre tout en acceptant qu’il y ait un regard autre posé sur eux-mêmes, produisant une image différente et complémentaire.

Figure 1

Georges Mestokosho, de la communauté innue d’Ekwanitshit, et son petit-fils Joseph Georges Rich en août 1998.

Georges Mestokosho, de la communauté innue d’Ekwanitshit, et son petit-fils Joseph Georges Rich en août 1998.

Photo: Andrée Charest.

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