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Introduction

Dans plusieurs sociétés avec un passé colonial, il y a eu rencontre — sinon friction — entre le chamanisme et les religions prosélytes telles le christianisme. Ces sociétés ont alors conjugué leur nouvelle religion avec leurs traditions ancestrales. Cette coexistence de pratiques religieuses peut, à prime abord, apparaître comme une confrontation de systèmes de médiations religieuses incompatibles qui mènerait en définitive à la destruction d’une culture par une autre. Cependant, les sociétés affectées ont été beaucoup moins passives qu’on le pensait autrefois et on assiste souvent à des processus d’adaptation et d’appropriation culturelles et religieuses. Dans ce contexte de transformations, on peut se demander s’il subsiste des traces du chamanisme dans les cultures contemporaines au sein desquelles les pratiques et les rituels ont été complètement évacués.

Ainsi au Nunavik, il est question de sociétés chamanistes et d’un contexte colonial de rencontre avec des religions prosélytes. Cependant, chez les Inuit du Nunavik, la fonction sociale de l’angakkuq (chamane inuit) a été évacuée du quotidien à un point tel qu’il ne semble plus y avoir aujourd’hui de traces visibles de son existence.

Puisqu’il semble difficile de trouver un angakkuq au Nunavik contemporain et parce que le chamanisme est un sujet qui demeure quelque peu tabou pour certains Inuit, il est apparu plus approprié de faire une recherche sur les êtres non-humains plutôt que sur le chamanisme en tant que tel. Plusieurs monographies classiques de l’Arctique attestent de la présence d’êtres non-humains de toutes sortes parmi les Inuit. Ces êtres étaient surtout en relation avec l’angakkuq, mais influençaient le quotidien de tous les membres du groupe et semblaient faire partie intégrante de la culture et de l’organisation sociale inuit. Que sont-ils devenus? Ont-ils disparu avec les angakkuit (pluriel d’angakkuq)? Font-ils maintenant partie du folklore inuit, d’un passé de plus en plus éloigné, duquel il n’est question qu’en de rares occasions? Ont-ils été totalement oubliés? Les représentations qui donnaient vie au chamanisme et aux êtres non-humains ont-elles été complètement effacées des représentations du monde inuit?

Pour répondre à ces questions, nous avons recueilli des récits de rencontres avec des tuurngait (un type particulier d’être non-humain) qui sont connus par des aînés inujjuamiut (habitants d’Inukjuak[1]) contemporains. Inukjuak nous intéressait particulièrement car le terme tuurngaq (singulier de tuurngait) y a acquis une signification particulière que l’on ne retrouve nulle part ailleurs dans l’Arctique (Saladin d’Anglure et Morin 1998). En effet, selon les aînés consultés, le mot tuurngaq réfère à un type particulier d’être non-humain plutôt qu’à l’auxiliaire des angakkuit. Les récits présentés ont été recueillis pendant l’été 1998 lors d’un séjour de quelques mois à Inukjuak, par l’entremise d’entrevues semi-dirigées (Ouellette 2000). Les participants étaient sélectionnés selon leur âge et leur connaissance des tuurngait et des angakkuit. Notre assistante de recherche a d’abord communiqué avec des Inujjuamiut de 65 ans et plus, puis nous avons demandé la participation de gens âgés de 50 à 65 ans. Dans certains cas, le nom de participants potentiels était fourni par des membres de la communauté.

Avant d’aborder ces récits, nous expliciterons brièvement les approches qui ont guidé notre démarche. Ensuite, nous donnerons un bref aperçu de la signification du terme tuurngait tel que présentée dans la littérature, puis viendront les récits recueillis sur le terrain. Nous terminerons ce texte avec une discussion sur la réalité des tuurngait dans la vie contemporaine des Inujjuamiut, puis nous offrirons quelques éléments de réflexion sur l’existence contemporaine de ces êtres non-humains.

Les notions d’animisme et de personne

Pour aborder l’existence des tuurngait en suivant le plus possible les conceptions locales, les notions d’animisme et de personne sont très utiles. Dans la seconde moitié du XIXe siècle, E.B. Tylor a élaboré une théorie basée sur la certitude que les peuples que les grands empires européens s’acharnaient à civiliser étaient l’exemple vivant du type d’humain le plus ancien. Au contact de ces peuplades, les missionnaires, les savants et les membres des administrations coloniales ont observé que, sans aucune discrimination, vie et personnalité étaient conférées aux animaux, végétaux et minéraux. Se basant sur les écrits de ces observateurs, Tylor (e.g., 1871) soutenait que les peuples colonisés se trompaient puisque, tout comme des enfants, ils attribuaient la vie à ce qui les entourait sans faire de distinction entre ce qui était animé et ce qui ne l’était pas. À cette façon d’expliquer le monde, Tylor a donné le nom de «croyances animistes.» Dans une perspective évolutionniste unilinéaire, Tylor a suggéré que la religion avait évolué en étapes successives, allant du plus simple au plus complexe. Les sociétés les plus simples étant les sociétés dites «primitives» avec une religion animiste et les plus complexes celles dites «civilisées» avec une religion monothéiste.

Même si, aujourd’hui encore, l’acception populaire du terme animisme reflète davantage les préceptes évolutionnistes en vigueur du temps de Tylor que les ontologies qu’il tente de définir, les tentatives révisionnistes des années récentes sont encourageantes[2]. C’est en partie pour contrer cette éventualité qu’il est nécessaire de réviser la notion d’animisme. Celle-ci, considérée sous un nouveau jour, permet d’aborder les définitions non-occidentales du monde, suivant une perspective qui se rapproche davantage des référents qui les ont vu naître. La notion d’animisme, sous sa forme révisée, est essentielle pour étudier la personne comme un attribut qui n’est pas exclusivement propre aux humains, mais qui est partagé par de nombreuses instances relevant de l’environnement. Ce concept permet de placer les conceptions du monde dans un modèle d’analyse qui prône une réconciliation théorique et ontologique entre le monde des humains et le monde de la nature. Il remet en question une conception anthropologique dualiste qui ne rend pas adéquatement compte des conceptions locales. Il permet également de mettre l’accent sur l’idée de la perméabilité des frontières au sein d’un univers conçu comme vivant, sensible et doté d’intentionnalité.

Des chercheurs comme Nurit Bird-David (1999), Tim Ingold (1996) et Philippe Descola (1996a, 1996b) entreprennent chacun à leur manière, des réflexions sur l’usage et l’utilité de la notion d’animisme en anthropologie. Pour ces auteurs, la personne est au coeur des conceptions du monde des sociétés de chasseurs-cueilleurs et n’est vivante qu’à travers ses relations avec d’autres personnes (humaines et non-humaines). Quoique leurs approches soient contrastées, elles se résument dans les trois affirmations générales suivantes: 1) il importe d’évacuer du concept d’animisme l’idée de religion primitive, située au bas de l’échelle évolutionniste, 2) une anthropologie non dualiste selon laquelle le monde ne serait pas nécessairement formé d’une dichotomie, monde naturel et monde humain, est à constituer et  3) cette anthropologie aurait comme concept central celui de la personne, selon lequel l’individu ne consiste pas nécessairement en un ensemble dualiste corps / âme[3].

Chez les Inuit, comme chez d’autres sociétés de chasseurs-cueilleurs, la personne est un attribut qui n’est pas exclusif aux humains mais qui est partagé par des êtres non-humains. L’utilisation des notions de personne et d’animisme tel qu’explicité précédemment nous révèle que les rencontres entre les Inuit et les tuurngait font partie de la réalité plutôt que du domaine de la construction métaphorique. Vu de cette façon et selon la conception inuit de la personne, les tuurngait sont des êtres réels avec lesquels les Inuit entretiennent des relations tout aussi réelles. Dans la société inuit, l’univers et ses composantes participent à la vie des humains tout comme ces derniers s’engagent dans des relations avec l’univers. Les travaux en linguistique de M. Therrien font état de cette relation intime et de la façon dont elle s’exprime dans les termes inuttitut utilisés pour désigner le corps (1987) et la maladie (1995). Selon Therrien, l’inuttitut, est un élément culturel, parmi plusieurs autres, qui atteste des interactions entre l’être humain et son environnement dans un univers où l’ordre du monde est «fondé sur des échanges entre les vivants, les morts, les êtres surnaturels et les diverses configurations de l’environnement naturel» (1995: 72). Ces échanges se font grâce à des frontières que Fienup-Riordan (1990a: 15) qualifierait de «dynamiques et transitoires» et suggèrent, comme le souligne Therrien (1987: 6), qu’il «existe une perméabilité entre les divers aspects du réel.» Dans ce contexte, continue Therrien, «le champ de la conscience n’est pas [exclusivement] réservé à [l’humain], il est beaucoup plus vaste» (ibid).

Les composantes de la personne inuit et le nom

Selon les conceptions du monde inuit, atiq (le nom), anirniq (le souffle vital) et tarniq (l’âme-double) sont les trois instances psychiques qui animent l’individu (Saladin d’Anglure 1977). Nuttall (1994) rapporte des données semblables pour le nord-ouest du Groenland de même que Dorais (1997) pour Quaqtaq au Nunavik. C’est à la suite de l’union de ces éléments, provenant de diverses origines, que la personne humaine est formée. Les liens qui unissent les Inuit les uns aux autres, ainsi qu’à leur environnement et à ses composantes, paraissent dans la façon dont la personne est constituée. Dans chaque humain on retrouve une partie de l’univers (sila en inuttitut). Ce partage lie les individus entre eux, en même temps qu’à sila (Saladin d’Anglure 1990). Les composantes de la personne résident dans le corps pour une durée déterminée, mais elles n’y sont pas prisonnières puisque les frontières du corps sont perméables. Le passage ou la traversée du monde des vivants vers celui des êtres non-humains, des animaux et des défunts est assez courant puisque tout individu a la possibilité de le faire en rêve. Le nom, composante qui demeure éternellement parmi les vivants, lie les défunts à ceux-ci.

Le passage d’un ordre de réalité à un autre constitue un élément fondamental des représentations inuit. Outre la conception de la personne humaine elle-même, le nom et son système d’attribution sont d’autres indicateurs de moments où s’actualise cette perméabilité des frontières entre les réalités.

Chez les Inuit le nom contribue de façon significative à la formation / transformation de l’individu. À sa naissance, ce dernier recevra un ou plusieurs noms selon le nombre de personnes (vivantes ou décédées) qui en auront exprimé le désir. Dans le cas des vivants, une personne âgée pourrait vouloir être l’éponyme d’un nouveau-né afin de lui donner «un surcroît de vitalité» ou «qu’en raison d’un handicap, elle veuille par ce biais améliorer sa condition physique en acquérant la vitalité» de l’enfant à naître (Saladin d’Anglure 1998a: 129-130). Un individu, fatigué d’effectuer les tâches imposées par la division sexuelle du travail, pourrait vouloir un homonyme de sexe opposé, car «c’est alors comme s’[il] chang[eait] de sexe et d’occupation» (Saladin d’Anglure 1970: 1028). Les défunts expriment parfois la volonté de transmettre leur nom à un nouveau-né en visitant les futurs parents en rêve (Saladin d’Anglure 1970; Saladin d’Anglure et Morin 1998). Ceux-ci peuvent s’adresser directement à l’enfant afin de connaître les noms à lui transmettre. L’enfant indique le bon choix de nom par un signe quelconque. Lorsqu’un bébé tarde à naître, les Inuit disent que c’est parce que les parents n’ont pas encore trouvé le bon nom de l’enfant (Saladin d’Anglure 1998a). Au cours de cures chamaniques qui se déroulaient autrefois dans la région d’Igloolik, il arrivait qu’un angakkuq transmette le nom d’un de ses esprits auxiliaires à un enfant en danger ou en détresse (Saladin d’Anglure 1998a).

La polynomie confère à un enfant «plusieurs identités dans une même individualité» (Saladin d’Anglure 1970: 50). Toutefois, l’identité propre à chaque nom ne sera vraiment significative que pour certains membres du groupe. Les individus vont s’adresser les uns aux autres en utilisant l’appellation parentale, liée au nom, qui exprime le plus adéquatement la relation qui les unit. Selon les noms qui lui seront transmis, un nouveau-né pourra être simultanément le père de sa mère, l’époux de sa grand-mère, le grand-père de ses frères et soeurs, et ainsi de suite[4]. Ces relations s’expriment dans les formes d’adresse (Saladin d’Anglure 1977).

À Inukjuak, Willmott (1961) a rapporté le cas d’une fillette qui avait reçu le nom de sa mère et que les frères, dès lors, appelaient maman. À la même époque, au même endroit, un garçon de 15 ans parle des membres de la famille immédiate de son éponyme comme de son épouse et de ses enfants. D’autres enfants qui avaient reçu le nom de leur grand-père étaient appelés «petit grand-père» (Willmott 1961). Des phénomènes semblables sont toujours observables à Inukjuak aujourd’hui (notes de terrain, 1998, 2002).

Les observations de Regitze Margrethe Søby (1997) sur l’adoption de noms chrétiens par des Inuit du Groenland sont particulièrement éclairantes. Au Groenland occidental, les Inuit recevaient le nom du missionnaire avec plaisir, croyant que cela les protégerait. D’autres pensaient recevoir ainsi le même respect que celui conféré aux Européens puisque le partage du nom implique le partage d’une même âme (Thalbitzer 1932 dans Søby 1997). Par ailleurs, Søby souligne que les noms chrétiens étaient difficiles à prononcer pour les Inuit qui, pour cette raison, ne s’en servaient que très rarement. Ces nouveaux noms tombaient donc généralement dans l’oubli.

Nuttall (1994) confirme l’importance du nom chez les Inuit du Groenland. En effet, dans les villages du district d’Upernavik, le nom est une composante spirituelle et sociale de la personne. Afin de devenir une personne à part entière, le nouveau-né doit recevoir un nom. En tant qu’homonyme, l’enfant entretient des relations diverses avec les parents de son éponyme. Ces derniers s’adressent à l’enfant en utilisant la même forme d’adresse que pour le défunt. À la mort, les gens ne disparaissent pas, ils continuent par le nom à faire partie de la communauté. Le système occidental d’attribution du nom a eu des effets évidents sur le système inuit sans toutefois le remplacer (Kublu et Oosten 1999).

Les composantes de la personne inuit, et plus spécifiquement le nom, dévoilent une association dynamique entre les humains; entre les vivants et les défunts; entre le monde visible et le monde invisible; et entre le temps mythique et le temps présent (voir Ouellette 2000). Pour que ces associations soient réelles, il faut que s’effectue le passage d’une réalité à une autre. Le chevauchement des réalités est perceptible à plusieurs moments dans le système d’attribution des noms inuit. L’exemple le plus évident se situe au plan des appellations parentales. Ces dernières sont en effet, des «liens virtuels entre vivants et trépassés» chaque nom marquant les relations entre vivants et défunts (Saladin d’Anglure 1998a: 138). Les divers aspects du réel sont accessibles par moments, et dans certaines circonstances, parce que leur existence et le passage de l’un à l’autre sont empreints de sens. Le champ des relations s’étend à toutes les entités peuplant l’univers (visible et invisible, humain et non-humain). Les animaux, les plantes et les êtres non-humains sont donc considérés comme des entités conscientes avec lesquelles les humains établissent et entretiennent des relations. À Inukjuak, les engagements et les relations entre entités humaines et non-humaines, visibles et invisibles, apparaissent à travers les récits impliquant des rencontres avec les tuurngait.

Les tuurngait: une première définition

Si peu d’auteurs se sont intéressés à la question des tuurngait, les sources écrites ne manquent pas sur ces êtres non-humains dont on trouve déjà des descriptions chez le Capitaine Lyon, par exemple (Laugrand et al. 2000). La littérature scientifique sur l’aire inuit du XXe siècle fait état des êtres invisibles nommés tuurngait, tornait, tornak (c’est le même mot), dans un passé proche. Dans plusieurs régions de l’Arctique, le terme tuurngait, écrit de manières différentes, était utilisé pour désigner des êtres non-humains aux pouvoirs multiples.

Les documents de Knud Rasmussen (1976) décrivent des êtres à forme humaine que les Inuit[5] nomment ijirait. Ces êtres, visibles pour les chamanes, n’attaquent que les timides et les lâches, et sont reconnus pour leur course extrêmement rapide. Ils effraient les gens ordinaires et manifestent leur présence par un sifflement (Saladin d’Anglure 1983). Weyer (1932)[6] consacre aussi quelques pages à des êtres dont les caractéristiques et les noms rappellent les tuurngait d’Inukjuak. Au Groenland, le terme tornait semble désigner un groupe d’êtres qui sont indifférenciés les uns des autres, sauf dans certains cas où l’un d’entre eux agit comme maître (Thalbitzer 1928 dans Weyer 1932). Le chamane recrute également ces êtres comme auxiliaires. Chez les Inuit de l’Arctique central (Central Eskimos), les tuurngait maîtres de tout l’invisible, sont les êtres les plus remarquables après Sedna, maîtresse des animaux marins (Boas 1888, 1907 dans Weyer 1932). Sur la Terre de Baffin, le mot tuurngaq qui est utilisé pour désigner l’esprit auxiliaire du chamane (Bilby 1923 dans Weyer 1932). Au Labrador, les tuurngait constituent une classe d’esprits malveillants qui prennent des formes bizarres et qui sont plus ou moins sous le contrôle du chamane (Hawkes 1916 dans Weyer 1932). Chez les Inuit du Cuivre (Copper Eskimos), les tuunrait sont des êtres surnaturels à forme semi-humaine. Ils vivent éloignés des humains, se métamorphosent et peuvent disparaître et apparaître à volonté. Certains d’entre eux habitent dans des demeures creusées à même la pierre des rochers. Tuunraq auxiliaire du chamane, est habituellement l’ombre d’un animal ou d’un défunt (Jenness 1922 dans Weyer 1932). Pour les Inuit du Mackenzie, tuunrat désigne les esprits qui possèdent des caractéristiques humaines (Stefansson 1914 dans Weyer 1932). À Point Barrow (en Alaska), un esprit qui cause des maladies est parfois appelé tuunraq (Murdoch 1892 dans Weyer 1932). Puis finalement, à Port Clarence, au sud du détroit de Béring, l’appellation tuunraq est habituellement réservée aux esprits (Boas 1894 dans Weyer 1932). Les données de Balikci (1963), recueillies chez les Arviligjuarmiut de Pelly Bay au Nunavut, présentent un être dénommé tuunraq. Cet être invisible est parfois un animal, parfois un monstre ou encore une créature, une plante ou même l’âme d’une personne décédée. Le tuunraq fait partie de la seule catégorie d’êtres sur lesquels le chamane a le contrôle.

Parfois, d’autres termes désignent ces êtres, comme c’est le cas du mot ijirait. Les ijirait et les tuurngait partagent des caractéristiques comme leur force physique, leur taille surhumaine et leur capacité d’apparaître et de disparaître à volonté (voir Burch 1971; Saladin d’Anglure 1992). Le terme générique ijirait, qui exprime la capacité de se rendre invisible, est surtout utilisé dans l’Arctique central et sur la Terre de Baffin (Nunavut). Le terme tuurngait a quant à lui un sens spécifique sur la côte est de la baie d’Hudson (Nunavik) et aux îles Belcher (Nunavut) (Saladin d’Anglure et Morin 1998). On nomme généralement tuurngait l’ensemble des esprits auxiliaires des chamanes, y compris les ijirait. Pour les êtres non-humains qui ressemblent à des humains on peut utiliser le terme inujarait (Saladin d’Anglure et Morin 1998: note 37, 66). Les ijirait sont des tuurngait parce qu’ils peuvent devenir des auxiliaires de chamanes et les tuurngait des Belchers sont ijirait parce qu’ils commandent leur invisibilité. Voilà une des raisons pourquoi il est difficile de classer les êtres non-humains dans des catégories strictes et distinctes comme l’exigeraient les tendances classificatrices de la science (à ce sujet voir aussi Laugrand et al. 2000). Tout comme les délimitations entre le visible et l’invisible sont perméables, les êtres non-humains se classent difficilement dans une seule catégorie.

Dans la région d’Inukjuak et des îles Belcher, tuurngait est donc un terme spécifique utilisé dans un sens particulier, plus restrictif et conjoncturel que dans les autres aires inuit où il désigne les esprits auxiliaires de l’angakkuq (Saladin d’Anglure 1992). Saladin d’Anglure (1992: 83) pense toutefois qu’il serait probable que ces tuurngait aient pu dans le passé servir d’esprits auxiliaires. En plus de leur invisibilité, ces êtres possèdent différents moyens de se soustraire à la vue des humains: ils peuvent créer un épais brouillard et provoquer la cécité. Si un humain voit un tuurngaq c’est que ce dernier le veut ainsi. Les tuurngait ont aussi le pouvoir d’effacer «momentanément [de la mémoire des humains] tout souvenir d’une rencontre ou d’une interaction avec eux» (Saladin d’Anglure et Morin 1998: 64).

Jusqu’à tout récemment, aucune description et analyse en profondeur portant sur les êtres non-humains qui peuplent l’univers inuit n’a été faite. Parmi les rares chercheurs qui se sont intéressés à ce phénomène dans le passé, citons Burch (1971) et Graburn (1980). Burch a notamment introduit la distinction entre esprits-animaux et esprits de type humain chez les habitants du nord de l’Alaska. Graburn a, de son côté, suggéré qu’au Nunavik la transition des représentations orales vers des représentations en images a pu figer les conceptions des entités non-humaines dans le temps. Ces auteurs ont tenté une première analyse ainsi qu’une classification sommaire des entités qui peuplent l’univers symbolique des Inuit.

Le premier livre entièrement dédié aux êtres non-humains s’intitule Representing tuurngait (Laugrand et al. 2000). Cet ouvrage est composé de différents types de documents dont une liste de 347 tuurngait compilée dans les années 1880 par le révérend Edmund James Peck, des dessins de tuurngait recueillis par Ramsussen ainsi que des représentations de tuurngait dessinées par des aînés et des étudiants inuit contemporains. Cet ouvrage constitue une excellente source d’information pour l’étude des êtres non-humains et particulièrement celle des tuurngai, en particulier pour la région de Baffin. Tous les tuurngait dans la liste de Peck sont des auxiliaires de chamanes dont la taille, la couleur et la forme diffèrent d’un être à un autre. Bien que la plupart de ces tuurngait apparaissent sous une forme humaine, certaines caractéristiques indiquent qu’ils ne sont pas des êtres humains ordinaires (Laugrand et al. 2000: 76). D’autres types de tuurngait sont de forme animale (chien et ours, par exemple). Les tuurngait peuvent être jeunes ou vieux et peuvent connaître plusieurs générations d’angakkuit, allant de l’un à l’autre au fil des ans. Toujours selon la liste de Peck, les tuurngait étaient bienveillants et aidaient les Inuit à se procurer de la nourriture. Cependant, plusieurs fonctions habituellement attribuées aux tuurngait dans d’autres régions de l’Arctique ne figurent pas dans la liste de Peck pour le sud Baffin. À la lumière de leur analyse, Laugrand et al. (2000) concluent que les différences sont considérables entre les tuurngait de régions différentes. Pour le sud Baffin, les tuurngait sont décrits par Peck comme étant des pourvoyeurs de gibiers tandis que Rasmussen décrit plutôt ceux des régions Kivalliq et Netsilik comme des médiateurs entre les Inuit et les esprits (ibid.).

Dans les documents analysés par Laugrand et al. (2000), le terme tuurngaq était le plus communément utilisé pour faire référence à l’auxiliaire de l’angakkuq (ibid.: 42). Ce qui ne semble pas être le cas à Inukjuak. En effet, les données recueillies pour la région d’Inukjuak confirment et expliquent davantage le sens particulier conféré aux tuurngait par les habitants de la côte est de la baie d’Hudson.

Les récits de rencontres avec les tuurngait

Selon la majorité des témoignages recueillis à Inukjuak, les tuurngait ont les yeux à la verticale. À cause de la gêne qu’ils éprouvent à cause de leurs yeux, ils refusent de se montrer aux Inuit et de vivre avec eux. Cependant, les tuurngait semblent être moins timides que dans le passé (Adamie Niviaxie dans Ouellette 2000: 101). Ces êtres iront même jusqu’à porter des verres fumés lorsqu’ils sont en compagnie des Inuit afin que leur apparence (surtout leurs yeux) n’effraie pas les humains. L’orientation de leurs yeux semble constituer une des marques distinctives des tuurngait et permet de les identifier comme tels.

Habitation

Les tuurngait vivent à l’intérieur de grosses collines de pierre. Certaines d’entre elles sont situées au sud d’Inukjuak, soit à Tasirualuk, Siurqakallak, Kangirsukallak et aussi aux îles Belcher. Des tuurngait habitent maintenant dans les îles Innalik (Charlie Inukpuk dans Ouellette 2000: 103). Peu de gens ont pu visiter ces habitations, mais tous s’accordent à dire qu’elles sont très bien construites.

Parfois, en hiver, on peut voir les cheminées des maisons de tuurngait. Cependant, c’est surtout la porte d’entrée qui est visible, et ce, uniquement lorsque les habitants de la demeure ont déménagé (Simeonie Weetaluktuk dans Ouellette 2000: 103). Adamie Niviaxie raconte avoir vu cinq portes construites dans le même rocher. L’une d’entre elles changeait de couleur chaque année; elle est passée du rouge au noir puis au blanc. La porte d’une demeure de tuurngait s’ouvre uniquement pour les occupants de la maison, se refermant immédiatement après leur entrée[7]. Quelques Inuit l’ont comparée à une porte d’ascenseur se refermant d’elle-même en glissant sans bruit[8].

Dans le hall d’entrée de ces maisons, on retrouve des os d’animaux et parfois des ossements humains (Lucy Weetaluktuk 1998). L’entrée de la maison ressemble à un tunnel creusé vers le sol, jusqu’au centre de la caverne. Le passage menant à la pièce centrale est constitué de parois élastiques qui bougent dans un mouvement qui semble imiter celui de l’oesophage. Il est très difficile d’entrer dans les demeures de tuurngait parce que de grosses pierres bloquent leur porte (Adamie Niviaxie 1998). Ceux qui essaient tout de même d’y pénétrer risquent d’y rester prisonniers.

Richesses

Les tuurngait sont réputés avoir beaucoup d’argent et posséder davantage d’effets personnels que les Inuit. Ils ont des outils sophistiqués, dont des jumelles qui permettent de voir très loin[9]. Adamie Niviaxie a dit avoir eu la chance d’en essayer une paire. La richesse des tuurngait découle vraisemblablement du fait qu’ils auraient toujours eu un grand nombre d’objets à échanger contre des produits du magasin (Adamie Niviaxie dans Ouellette 2000: 104). À l’époque de la Compagnie de la baie d’Hudson les tuurngait magasinaient à Inukjuak le soir et la fin de semaine. Plus tard, ils ont commencé à acheter les produits de la coopérative locale. Certains Inuit pensent que c’est encore le cas de nos jours. Mary Kumarluk (1998) a affirmé qu’un ancien gérant du magasin racontait que les tuurngait étaient riches parce qu’ils possédaient un nombre élevé de fourrures et qu’ils avaient beaucoup d’argent liquide.

Lorsque la Compagnie de la baie d’Hudson était le seul commerce à Inukjuak (entre 1949 et 1962[10]), ses dirigeants ont organisé une compétition qui récompenserait le chasseur qui rapporterait le plus de fourrures de renard. Johnny Inukpuk a participé à ce concours et pensait avoir remporté le premier prix. Cet honneur est toutefois revenu à un dénommé Qijuapik[11], un tuurngaq. Cet être est toujours vivant et habite apparemment au nord d’Inukjuak dans la communauté d’Akulivik (Charlie Inukpuk 1998). Il est inoffensif et est marié à une Inuk dont le frère habite à Inukjuak (Minnie Palliser 1998).

Sauvetages

Les tuurngait n’aiment pas être dérangés, mais ils viennent volontiers en aide aux Inuit en détresse. Au cours d’une expédition de chasse au phoque, un homme des îles Belcher s’est égaré. Une lumière l’a guidé depuis la berge, lui permettant de retrouver son chemin et de rentrer sain et sauf chez lui. Cet homme de Sanikiluaq est convaincu que les tuurngait contrôlaient le faisceau lumineux. Charlie Inukpuk relate un récit qu’il a entendu à la radio:

C’était à l’époque où les Inuit possédaient déjà des motoneiges. L’homme qui s’était perdu était au bord de la banquise lorsqu’il a vu un tuurngaq. L’homme était incapable de regagner la rive jusqu’à ce qu’il aperçoive un faisceau lumineux. Quelqu’un l’aidait à rejoindre la rive. Celui qui l’aidait, c’était un tuurngaq, puisqu’il n’y avait là personne. L’homme a suivi la lumière sans se soucier de la glace qui était couverte de bosses parce que la lumière le menait vers la terre ferme, même si personne n’était là. Lorsque l’homme a atteint la berge, la lumière a disparu. (Traduction de l’auteure)

dans Ouellette 2000: 105

Les tuurngait préparent du thé ou de la nourriture dans la tente des Inuit pendant l’absence de ces derniers (Adamie Niviaxie 1998). Saattuapik, une tuurngaq laissait du thé et du tabac dans les sentiers (Lucy Weetaluktuk 1998; Mary Kumarluk 1998).

Enlèvements

La participation des tuurngait à la vie des Inuit n’est pas que positive. Ces êtres sont aussi reconnus pour kidnapper et même tuer les Inuit (Johnny Inukpuk 1998; Lydia Tukai 1998) L’arrière-grand-mère de Lucy Weetaluktuk est présumée avoir été kidnappée par les tuurngait:

On a demandé à la mère de mon grand-père de partir à pied, accompagnée de deux chiens. Le reste du groupe les rejoindrait. Lorsqu’ils sont partis rejoindre la mère, ils n’ont trouvé que les deux chiens qui pleuraient et qui avaient l’air inquiet. La mère n’était pas là. On ne l’a jamais retrouvée. Ils pensent que [la disparition de la mère est due à] l’action des tuurngait parce que la mère est partie seule à pied. (Traduction de l’auteure)

dans Ouellette 2000: 105

Certains disent que les tuurngait avaient apprivoisé deux caribous pour attirer les Inuit (Charlie Inukpuk 1998). Lorsque ces derniers arrivaient pour chasser les caribous des tuurngait, ils devenaient les chassés et les êtres invisibles s’emparaient d’eux[12].

Parfois, les Inuit sont invités à accompagner les tuurngait chez eux. Ce séjour peut devenir permanent parce que les Inuit préfèrent rester indéfiniment chez leurs hôtes plutôt que de retourner auprès des leurs car les habitations des tuurngait sont belles et confortables. Lydia Tukai soupçonne Abraham Kasadluak, un homme d’Inukjuak disparu au printemps de 1992 ou 1993, de vivre chez les tuurngait[13].

Les Inuit peuvent se marier avec les tuurngait comme ce fut le cas de Qursulaaq, une femme de Sanikiluaq:

Il y avait une fille [nommée] Qursulaaq qui a été adoptée par une famille. Elle confectionnait des kamik [des bottes] et on lui demandait: «Pourquoi confectionnes-tu de gros kamik?» Qursulaaq ne disait rien et les gens savaient que les kamik étaient destinés à un tuurngaq. Lorsqu’elle est partie, Qursulaaq n’est jamais revenue et elle est demeurée avec le tuurngaq.

Lucy Weetaluktuk dans Ouellette 2000: 106

Les conjoints humains des tuurngait peuvent devenir immortels grâce aux pouvoirs de leurs époux. Adamie Niviaxie explique que si un humain épousait un tuurngaq ce dernier pourrait dévorer son conjoint ou sa conjointe puis le régurgiter rajeuni (Ouellette 2000: 106). Un récit d’Akuliaq concernant cette même Qursulaaq et sa dévoration périodique par son mari tuurngaq, pour la rajeunir, a été recueilli en 1967 par Saladin d’Anglure (1992) à Inukjuak.

Invisibilité

Quoiqu’il soit possible, à l’occasion, de voir les tuurngait, il est extrêmement difficile de communiquer avec eux et de les rencontrer. Ils disparaissent aussitôt qu’on les aperçoit et ne laissent aucune empreinte. Les occasions les plus propices de les croiser semblent être dans la toundra au cours de la journée et au village en soirée.

Simeonie Weetaluktuk (1998) croit que les tuurngait sont souvent parmi les Inuit, au village ou dans les camps, mais leur invisibilité leur permet de passer inaperçus. Lucy Weetaluktuk (1998), épouse de Simeonie, raconte qu’elle a vu un bateau s’approcher du rivage avec cinq personnes à bord. Puisque ces visiteurs ont disparu sans laisser de traces de leur passage, Lucy croit qu’ils étaient des tuurngait.

Elijah Nutara affirme avoir vu des tuurngait à plusieurs reprises, mais sans jamais pouvoir s’approcher d’eux. Voici le récit d’une telle rencontre:

La première fois que j’ai entendu parler des tuurngait, cela remonte à l’époque de mes premiers souvenirs […] j’avais peur des tuurngait. Je n’ai plus peur d’eux maintenant parce qu’ils sont inoffensifs. Un soir, les tuurngait sont arrivés, ici même à Inukjuak.

Ils sont arrivés dans un umiaq [un gros bateau en peaux] et ils ont atteint le rivage. Leur umiaq était petit. Je pouvais les entendre crier et certains d’entre eux hurlaient. J’avais ma lampe de poche lorsque j’amenais des provisions à notre canot. Je me suis rendu près du canot afin d’y amener des provisions puisque nous partions le lendemain matin […]. Je m’approchais d’eux [des tuurngait] en éclairant les alentours avec ma lampe de poche […] Ils ont fait du bruit puis sont disparus avant que je n’arrive […] je croyais qu’ils étaient des Inuit ordinaires […].

Ils étaient nombreux. Ils avaient plusieurs enfants et un père et une mère. C’était une famille […]. Lorsque je suis arrivé [au rivage], il n’y avait rien. (Traduction de l’auteure)

Elijah Nutara dans Ouellette 2000: 108

À une autre occasion, Elijah a aperçu une motoneige qui passait non loin de l’endroit où il s’était arrêté pour se reposer. Il suivit le véhicule jusqu’à ce que les traces se soient soudainement effacées.

Lorsqu’un Inuk ne reconnaît pas quelqu’un au village, au camp ou dans la toundra, il soupçonne l’inconnu d’être un tuurngaq (Charlie Inukpuk 1998). La même conclusion s’impose lorsque quelqu’un, empruntant le même sentier de motoneige que vous, ne s’arrête pas pour vous saluer. Les tuurngait ne s’attardent pas plus pour remercier ceux qui les ont secourus à dégager leur motoneige.

Pendant qu’il était à la pêche à Quurnguit Kangia près d’Inukjuak, Johnny Inukpuk a rencontré son fils Charlie et un compagnon nommé Isa. Ils étaient à la recherche de gibier. Les trois hommes ont discuté pendant quelques minutes puis sont repartis, Johnny d’un côté et les deux hommes de l’autre. Peu de temps après cette conversation, Johnny a aperçu des caribous au loin et a entendu des coups de fusil provenant de la direction dans laquelle son fils et Isa étaient partis. Il s’est immédiatement dirigé de ce côté afin de voir ce que les deux hommes avaient abattu et de rapporter un peu de viande à sa famille. Charlie et Isa étant introuvables, Johnny est retourné au village en laissant derrière lui une partie de ses propres prises et quelques effets personnels. Le lendemain, il est revenu au même endroit et tout avait disparu. De retour au village, il apprit que Charlie et Isa ne l’avaient pas croisé dans la toundra la veille. Johnny retrouva ses effets personnels et la viande qu’il avait laissés derrière lui quelques jours plus tard et à un endroit différent du lieu original. Johnny en conclut que les deux personnes qu’il avait cru être Charlie et Isa étaient des tuurngait. Ces derniers étaient également responsables de la disparition des effets personnels et de la viande laissés derrière lui par Johnny.

Pouvoirs

Tout est possible pour les tuurngait. Les humains doivent donc prendre garde à ne pas les vexer ou provoquer leur mécontentement. La possibilité d’une vengeance de leur part est constante. Il vaut mieux garder sous silence les rencontres avec eux de peur que votre vie n’en soit écourtée. De toute façon, les tuurngait sont capables d’effacer de la mémoire humaine tout souvenir des contacts survenus avec eux, habituellement pendant une durée limitée (Elijah Nutara 1998). Saladin d’Anglure (1983) rapporte des données identiques concernant les ijirait pour la région d’Igloolik.

De tous ceux que nous avons rencontrés à Inukjuak, Adamie Niviaxie est le seul à avoir délibérément tenté de faire la connaissance de tuurngait en allant même jusqu’à les provoquer. À quelques reprises, il a enfreint une règle connue de plusieurs en passant la nuit près d’une demeure de tuurngait. Cette nuit-là, ses outils et ses effets personnels se sont brisés sans raison apparente. Les tuurngait lui ont aussi exprimé leur mécontentement en lançant des pierres vers son campement. Niviaxie explique:

Une personne ne devrait pas trop penser aux tuurngait. J’y ai trop pensé et à chaque fois ils ont été espiègles. J’ai passé plusieurs nuits près de la porte [de leur demeure], mais chaque fois que j’avais des pensées négatives à l’égard des tuurngait, les outils ou mes effets personnels se brisaient sans raison apparente. Si vous passez la nuit près d’une porte, il faut être malin et ne pas avoir des pensées négatives à l’égard des tuurngait. (Traduction de l’auteure)

Adamie Niviaxie dans Ouellette 2000: 110

Les tuurngait peuvent aussi provoquer une paralysie temporaire. Adamie en a fait l’expérience après avoir tiré un coup de fusil dans la porte d’une de leurs habitations. Son corps, sous l’emprise des êtres non-humains, ne répondait plus aux commandes de son cerveau. Il a dû s’étendre par terre où il demeura immobile pendant de longs moments. Lorsqu’il eut retrouvé quelque peu ses forces, il parvint à se lever en s’appuyant sur son fusil. Il dut attendre encore un bon moment avant de pouvoir marcher normalement.

Lucy Weetaluktuk a, elle aussi, ressenti les pouvoirs des tuurngait sur son corps. Cela lui est arrivé lorsqu’elle était, avec son mari, à la recherche de pierres à sculpter près de Tasiujaq:

Juste avant d’aller chercher de la pierre à savon, j’ai commencé à avoir un tel mal de ventre que mon mari m’a laissée dans la tente. Aussitôt que j’ai entendu mon mari partir, je tombais de sommeil et j’ai dormi profondément. Je sentais que mon état était provoqué par les tuurngait, je dormais profondément. Durant mon sommeil, j’ai entendu un bateau s’arrêter à la plage. Je dormais mais je savais que quelqu’un venait. Je me sentais éveillée. Je savais que je devais préparer du thé parce que j’entendais des gens venir, mais il m’était impossible de bouger. J’ai pensé m’agripper au montant de la tente pour m’aider à me relever. Je me suis relevée mais il n’y avait personne. Les personnes que j’avais entendues étaient parties. Ne dites jamais que vous ne serez jamais seul parce que lorsque vous dites cela, les tuurngait pourraient vous entendre. (Traduction de l’auteure)

Lucy Weetaluktuk dans Ouellette 2000: 110-111

La mère de Simeonie Weetaluktuk portait une attention toute spéciale à ce que les points de couture des vêtements qu’elle confectionnait soient invisibles. Ainsi, il serait impossible pour les tuurngait de casser le fil et d’aveugler avec lui l’humain qui portait le vêtement. La mère de Simeonie avait entendu parler d’un chasseur à qui c’était arrivé.

Conversion

De nos jours, les Inuit ne craignent plus tellement d’être persécutés par les tuurngait. Les meurtres et les enlèvements ont pris fin lorsque les tuurngait ont commencé à lire la Bible: «Les tuurngait croient en Dieu et en Jésus» (Sarah Meeko Nastapoka 1998); «Les tuurngait ne dérangent plus les Inuit, c’est peut-être parce qu’ils ont appris à lire la Bible, comme tout le monde»; «Ils ont la même Bible que nous, c’est pour cette raison qu’ils ne tuent plus les humains» (Sarah Meeko Nastapoka et Adamie Niviaxie dans Ouellette 2000: 111). Les kidnappings ont peut-être cessé à la demande de Dieu, de dire Lucy Weetaluktuk (1998). Pour sa part, Mary Kumarluk (1998) n’a connu que des tuurngait qui avaient des Bibles. Ces derniers aident probablement les Inuit par la prière (Minnie Palliser 1998) et seront avec eux au Paradis (Mary Kumarluk 1998).

Lorsque l’on rencontre un tuurngaq, il est tout de même important de s’assurer de sa bonne foi. Il suffit, pour cela, de faire une croix à l’aide de ses bras levés vers le ciel. Si le tuurngaq est chrétien, il imitera ce geste pour montrer qu’il est inoffensif (Adamie Niviaxie 1998).

De nos jours, les tuurngait sont surtout tenus responsables de la disparition d’objets divers dans les camps. Au cours de l’été passé à Inukjuak, nous avons entendu dire qu’une famille du village recevait fréquemment à son camp la visite des tuurngait puisque plusieurs de ses effets personnels avaient disparu mystérieusement.

Importance des tuurngait dans la région d’Inukjuak

Les données de terrain le démontrent: dans la région d’Inukjuak, les récits impliquant des rencontres avec les tuurngait sont courants et ils revêtent une grande importance pour les aînés interrogés. Pourquoi cette importance?

Abordés dans une perspective animiste, les récits impliquant des tuurngait sont révélateurs. Ils présentent un univers dynamique et multidimensionnel peuplé d’entités humaines et non-humaines engagées dans des relations interpersonnelles. Entre autres choses, les rencontres attestent de la perméabilité des frontières entre l’espace visible et l’espace invisible. Les tuurngait partagent avec les Inuit le même environnement, mais leur rapport à cet environnement est différent. Les collines, éléments visibles et tangibles du monde des humains, servent d’habitation aux êtres non-humains. Les portes de ces demeures, quoique construites à même la pierre des rochers, sont invisibles aux humains tant et aussi longtemps que les tuurngait y habitent. Dans ce cas-ci, les Inuit sont mis à l’écart d’un aspect de leur monde par l’invisibilité commandée par les êtres non-humains. Des composantes de cet environnement partagé sont ainsi, à l’occasion, invisibles et inaccessibles aux humains. De même, les animaux qu’ils chassent et piègent disparaîtront ou se métamorphoseront suite à l’action des tuurngait. Ces derniers participent librement aux événements organisés par les humains (e.g., le concours de fourrure de la Compagnie de la baie d’Hudson) et utilisent leurs magasins pour s’approvisionner en biens importés du Sud.

Même si les tuurngait et les Inuit vivent dans le même environnement, ils sont issus de mondes bien différents. Les êtres non-humains possèdent des pouvoirs qu’aucun humain ne peut égaler: force herculéenne, invisibilité, immortalité, capacité de provoquer la paralysie ou l’amnésie. Leurs attributs physiques, soit des yeux à la verticale et une taille de géant, les distinguent tout autant des humains. Leur monde est difficilement accessible et potentiellement dangereux. Comme l’attestent les expériences d’Adamie Niviaxie, n’entre pas chez les tuurngait qui veut.

De tous ceux et celles que nous avons interviewés, Adamie Niviaxie est le seul à avoir voulu connaître personnellement les tuurngait[14]. La plupart des aînés interrogés semblent éprouver de la crainte à l’égard de ces êtres puissants et de leur environnement plutôt mystérieux. D’où les précautions à prendre afin de ne pas entrer en contact, de quelque façon que ce soit, avec les tuurngait. Par exemple il ne faut jamais être seul dans la toundra ou avoir des pensées négatives envers les tuurngait.

Un Inuk peut se retrouver en compagnie d’un tuurngaq par hasard ou s’il a été enlevé de force. Cependant, si les humains demeurent définitivement chez leurs hôtes, ils risquent de perdre certaines de leurs qualités humaines[15]. Il paraît être difficile de vivre simultanément parmi les humains et parmi les êtres non-humains (voir Saladin d’Anglure 1992 et Saladin d’Anglure et Morin 1998).

La différenciation entre les humains et les tuurngait, et entre l’espace visible et l’espace invisible, est évidente. Chacune des sphères et chacun de leurs habitants sont conçus avec des attributs particuliers, et ce à un point tel qu’il serait difficile de les confondre. Cela ne signifie toutefois pas qu’une division absolue entre ces sphères est établie. Au contraire, les sphères sont différentes et séparées, mais demeurent des parties essentielles, voire même vitales, d’un ensemble plus grand qui forme un tout. Au sein de cet environnement vivant, chaque entité est engagée dans des relations de partage, relations par lesquelles elle apprend à connaître l’environnement et ses composantes alors qu’on apprend à la connaître, elle. C’est ainsi qu’à Inukjuak, les rencontres avec les tuurngait sont de l’ordre de l’expérience vécue.

Les récits des rencontres avec les tuurngait sont importants dans la région d’Inukjuak parce qu’ils sont une expression du système de représentations inuit. Situé au coeur de la culture, c’est au sein de ces représentations que se retrouve le sens que les Inuit donnent au monde. La réalité des tuurngait repose donc sur les conceptions du monde qui, elles, imprègnent la totalité du social et du culturel.

Fienup-Riordan (1990b: 43) explique, au sujet de la fête des premières prises de phoques[16] des Yupiit d’Alaska, que l’événement en soi est essentiel à la culture (voire même à l’existence) puisqu’à travers lui «la vision du monde des Yupiit, leur façon d’être dans le monde, est mise de l’avant avec les danseurs et est ainsi rétablie et réaffirmée» (Traduction de l’auteure). Les rencontres avec les tuurngait et les récits qu’en font les Inuit produisent le même effet. Rappelons brièvement les propos de Bird-David (1999) lorsqu’elle soutient que ce qu’il y a d’important et de particulier dans le type de représentation du monde propre aux chasseurs-cueilleurs c’est que les entités ne sont pas a priori considérées comme des personnes, mais qu’elles le deviennent à travers les relations qu’elles établissent et entretiennent (Bird-David 1999). C’est donc en maintenant les relations entre les êtres humains et les êtres non-humains que les rencontres avec les tuurngait et les récits les concernant affirment et établissent (ou réaffirment et rétablissent) constamment certains aspects de la vision du monde, et par le fait même (et surtout) l’identité des personnes.

Les relations des Inuit avec les tuurngait sont des relations interpersonnelles. Il faudrait élargir la portée de la présente étude afin de traiter en profondeur de ce type d’expériences pour connaître les modes de rapports[17] spécifiques entre les Inuit et les tuurngait. Parmi certaines des caractéristiques attribuées aux relations entre humains et non-humains, relevées pour d’autres sociétés, on retrouve des relations d’alliance (conjoint), de consanguinité (enfant) et de pouvoir mystique (esprit auxiliaire) (Saladin d’Anglure 1998b)[18].

Discussion sur les tuurngait sans angakkuit

Une revue de la littérature atteste de l’utilisation du terme tuurngaq par les Inuit d’un bon nombre de régions arctiques (Balikci 1963; Rasmussen 1976; Weyer 1932; Laugrand et al. 2000). Plusieurs des mêmes caractéristiques attribuées aux tuurngait par les ancêtres des Inuit actuels sont repérables de nos jours. Dans bien des cas, le terme tuurngaq servait, et sert toujours, à désigner l’auxiliaire du chamane (Saladin d’Anglure 1997; Saladin d’Anglure et Morin 1998). Cette association au chamanisme n’est cependant pas ressortie des données de terrain recueillies à Inukjuak en 1998. En effet, seules deux personnes, parmi toutes celles interrogées, ont mentionné les tuurngait comme auxiliaires de l’angakkuq (Ouellette 2000).

Tous ceux et celles rencontrés en entrevue ont décrit le tuurngaq comme un être effrayant, aux yeux à la verticale et qui disparaît lorsque l’on tente de s’en approcher. Des treize aînés interrogés, la majorité ont eu des expériences directes avec les tuurngait. La plupart d’entre eux ont confirmé l’existence contemporaine de ces êtres. Selon Lydia Tukai (1998), discuter des tuurngait n’a rien de particulièrement spécial ou d’étrange. Par contre, Minnie Palliser (1998) affirme que certains Inuit préfèrent éviter d’aborder le sujet des tuurngait.

Les opinions sont partagées quant à la manifestation de la présence actuelle et active des tuurngait aux côtés des Inuit. Selon Charlie Inukpuk (1998), l’intérêt manifesté à leur égard semble avoir diminué. D’autre part, Minnie Palliser (1998) croit qu’il n’y a plus de tuurngait aujourd’hui, et ce, même si, autrefois, ils étaient nombreux. À cette époque, les Inuit parlaient davantage d’eux et risquaient de les croiser plus fréquemment. Cette diminution des contacts est attribuée à la sédentarisation des Inuit. Quoi qu’il en soit, une chose demeure: si quelqu’un dit qu’il a vu des tuurngait, c’est qu’il en a vu (Josephie Nalukturuk 1998).

En somme, dans les récits recueillis à Inukjuak, le terme tuurngaq ne concerne plus les êtres qui servaient autrefois d’auxiliaires aux chamanes inuit. Ce terme semble plutôt désigner un type d’être non-humain en particulier[19]. La question qui s’impose est donc la suivante: pourquoi le terme tuurngaq, qui partout chez les Inuit signifie «auxiliaire de l’angakkuq», a-t-il, dans la région d’Inukjuak, perdu toute référence au chamanisme?

Pour certains, la christianisation des Inuit se caractérise par la destruction et la diabolisation des croyances et des traditions inuit par les missionnaires (Saladin d’Anglure 1984a, 1984b). D’autres (Laugrand 1997a, 1998a, 1998b, 1999, 2002) adoptent un point de vue selon lequel les Inuit auraient fait des choix religieux en fonction de la conjoncture qui se présentait à eux. Ils auraient ainsi choisi le christianisme, mais selon une forme adaptée aux conceptions inuit. Ces deux scénarios, quoiqu’ils se situent à des pôles opposés, apportent à l’étude de la christianisation dans l’Arctique des nuances nécessaires en présentant des variantes de la rencontre entre le christianisme et les Inuit. Les événements qui y sont associés se sont déroulés sur un vaste territoire et il est probable que l’accueil réservé à la nouvelle tradition religieuse a été largement différent d’une région à une autre, voire même d’un individu à un autre et d’un missionnaire à l’autre[20].

Que l’adoption des préceptes chrétiens et des pratiques leur étant associées se soit effectuée suivant une logique d’acceptation (accommodation) et de lutte (résistance), le résultat est le même en ce qui nous concerne. Les Inuit sont devenus chrétiens et le sont toujours aujourd’hui. Suite à cette conversion, certaines pratiques traditionnelles sont tombées en désuétude car des croyances associées au chamanisme n’étaient plus de rigueur ou parce que ces pratiques ont été diabolisées et strictement interdites. En conséquence, les fonctions de l’angakkuq ont été, elles aussi, affectées. Les nouveaux chrétiens nécessitaient moins souvent (ou plus du tout) l’intervention de l’angakkuq parce que la façon d’intervenir (par les actes impliqués comme la prière) au plan spirituel ou religieux n’était plus la même. De plus, un autre type de praticien se chargeait de l’intervention (ce dernier pouvait être un angakkuq qui s’était converti). L’élimination des pratiques chamaniques et de l’angakkuq a contribué à la disparition progressive de l’expression visible et pratique du chamanisme.

Les pratiques religieuses se sont modifiées, tout comme le contenu de la transmission des connaissances sur le chamanisme. Là où les pratiques chamaniques ont été strictement interdites, leur transmission se fit plus difficilement ou dans certains cas elle fut arrêtée. Dans un cas comme dans l’autre, la diffusion du savoir concernant l’angakkuq et le chamanisme a subi des changements. Elle ne se fait plus de la même façon et n’a probablement pas le même contenu. Certains Inuit ne parleront plus des angakkuit et de leurs pratiques parce que la religion chrétienne l’interdit formellement tandis que d’autres n’en verront plus l’utilité[21].

Puisque plusieurs des personnes rencontrées sur le terrain se sont dites incapables d’aborder le sujet du chamanisme en profondeur, il fut impossible de recueillir une information abondante à ce sujet. Il est intéressant d’émettre, sur cette réticence, quelques commentaires à titre de suggestion. Faute de transmission d’une génération à l’autre, le savoir concernant les angakkuit peut s’être graduellement estompé à un point tel qu’il y a peu (ou pas) d’informations à transmettre à ce sujet aujourd’hui. Il faut également tenir compte du caractère secret des actions et de l’apprentissage chamaniques. Certains aspects du chamanisme étaient peu connus de la population générale et d’autres ne se transmettaient que dans un cadre précis. Ce n’était donc pas tous les membres du groupe qui pouvaient connaître tous les détails concernant ces pratiques. Les réticences manifestées face aux questions relatives au chamanisme peuvent donc aussi être, en partie, attribuables à ce caractère secret.

Arnaitualuk, un angakkuq des îles Belcher qui a vécu jusqu’au début du XXe siècle, a remercié ses quatre esprits auxiliaires lorsqu’il se convertit au christianisme. N’ayant plus besoin de leurs services, il les a libérés au cours d’un rituel public[22] (Saladin d’Anglure 1984a). En s’appuyant sur la présence attestée de cette logique de libération, il est possible de penser que les esprits, mis au chômage de leur travail chamanique, soient devenus accessibles à la population en général et aient cessé d’être associés (et de s’identifier) à l’angakkuq. L’adoption d’esprits chrétiens par les angakkuit pour remplacer leurs esprits habituels devenus moins efficaces (tel que l’a suggéré Laugrand 2002) serait peut-être, elle aussi, envisageable à partir d’une telle logique.

Les Inuit se sont appropriés les préceptes chrétiens et les pratiques qui leur sont associées. Laugrand (1997b) suggère une appropriation du christianisme par les Inuit selon le mode chamanique, c’est-à-dire sur la base des conceptions du monde qui donnaient sens et vie à cette interaction entre humains et êtres non-humains, et au passage entre les différentes sphères de la réalité. Sans cesse, les individus adoptent de nouveaux éléments culturels et en transforment des anciens pour créer un produit original. Devant le christianisme, les Inuit ont choisi une forme nouvelle de religion et celle-ci a pris un «caractère inuit» à travers une appropriation liée à leur conception du monde (Laugrand 1997b).

Les angakkuit ont disparu de la sphère sociale et culturelle, mais les tuurngait y sont demeurés jusqu’à ce jour. L’existence de ces êtres s’explique par la façon dont ils prennent leur sens dans la fluidité des frontières, par les relations avec l’environnement sociocosmique et par la notion de personne. Si l’existence des tuurngait repose en majeure partie sur ces conceptions, ne serait-il pas plausible de penser que ces mêmes conceptions, donnaient vie au chamanisme? Les transformations subies par les Inuit depuis leur adoption du christianisme n’ont pas atteint les fondements de leurs représentations du monde. Certes, le mode de rapport entre êtres non-humains et êtres humains n’en est plus un de pouvoir mystique (établi avec un esprit auxiliaire), mais il n’en demeure pas moins que les relations entre les tuurngait et les Inuit font partie de la réalité contemporaine.

Tout en étant modernes, les Inuit conservent des éléments essentiels de la conception du monde qui était celle de leurs ancêtres. L’analyse des récits portant sur des rencontres avec des tuurngait a permis de constater que l’existence contemporaine de ces êtres constitue un indicateur de la présence encore très forte d’éléments anciens (vitaux) de la vision du monde inuit. Bien entendu, comme tout autre aspect de la vie des Inuit, les conceptions du monde ont été adaptées au temps et au changement. Les Inuit d’autrefois entretenaient une relation particulière avec les animaux, leur environnement et les êtres non-humains autour d’eux. Cette relation admettait les transformations et les passages d’un secteur de l’univers à un autre. Elle semble sensiblement la même aujourd’hui alors que les manifestations et les expressions d’une telle relation ne sont plus aussi apparentes ou fréquentes qu’autrefois.

Les conceptions qui sont à la base des pratiques chamaniques demeurent en partie présentes aujourd’hui. Leurs manifestations contemporaines revêtent une autre forme que le chamanisme. C’est à travers l’existence des tuurngait que ces conceptions se manifestent aujourd’hui. Bien qu’il n’y ait plus d’angakkuit en exercice et que la vision du monde des anciens soit pénétrée de représentations chrétiennes, Taamusi Qumaq, un aîné inuit, nous rappelle que: «malgré les influences extérieures, […] les relations d’affinité et de participation à la dynamique de l’univers conservent leur pertinence [pour les Inuit]» (Therrien et Qumaq 1995: 83).