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Rectitude politique ou rectitude linguistique? Comment orthographier «Inuit» en français[Record]

  • Louis-Jacques Dorais

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Tempête dans un verre d’eau? Découpage de cheveux en quatre? Depuis plusieurs années, un débat aussi feutré qu’apparemment sans importance oppose les tenants de deux écoles: ceux qui croient qu’en français, l’orthographe du mot «Inuit» devrait respecter le génie de la langue dont il est tiré, l’inuktitut, et ceux qui jugent qu’au contraire, les utilisateurs de ce terme devraient se plier aux règles de la grammaire française. Autrement dit, certains — que nous appellerons les inuitophiles — prônent l’invariabilité du vocable en question («des femmes inuit»), alors que d’autres — les francocentristes — considèrent qu’il devrait s’accorder en genre et en nombre, comme le font la plupart des mots de la langue française écrite («des femmes inuites»). Les inuitophiles se subdivisent eux-mêmes en «purs et durs,» qui emploient le mot «Inuk» comme singulier du nominal ou de l’adjectif appliqué à une personne («un(e) Inuk, des Inuit, un(e) artiste inuk, des artistes inuit»), et en «vacillants,» qui sont prêts à admettre l’usage d’«Inuit» au singulier («un(e) Inuit, un(e) artiste inuit»). Derrière ces querelles byzantines se profile une opposition plus profonde entre tenants de la rectitude politique et partisans de la rectitude linguistique. Les premiers — dont fait partie l’équipe de rédaction d’Études/Inuit/Studies — jugent que le respect des populations inuit doit nécessairement entraîner l’usage correct (selon les standards orthographiques qu’elles se sont elles-mêmes donnés) des mots tirés de leur langue, que ces mots aient été empruntés par le français, l’anglais ou tout autre idiome. Les seconds par contre croient en la primauté absolue des règles d’accord du français — quand on parle et écrit cette langue bien sûr — quelle que soit l’origine des termes auxquels elles s’appliquent. Pour mieux comprendre les tenants et aboutissants de ce débat, revenons un peu en arrière. C’est à partir de la fin des années 1960 et du début des années 1970, sous la pression des organismes politiques inuit alors en émergence, que le français et d’autres langues ont commencé à remplacer le mot «Esquimau» par le terme «Inuit.» Au début semble-t-il, la question orthographique ne se posait pas vraiment. La majorité des spécialistes et du public utilisaient le mot de façon invariable. Dans un article originellement publié en 1974 (Dorais 1974) et reproduit l’année suivante (Dorais 1975) dans une revue grand public, je tentais de formuler les règles d’usage qui semblaient être en train de s’imposer dans le monde francophone: invariabilité du mot «Inuit / inuit» en genre et en nombre, mais usage d’«Inuk» comme nom singulier et d’«inuk» comme adjectif singulier appliqué à une personne. Les exemples qui suivent (adaptés de Dorais 1975: 40) résument ces règles: En 1979 (décision 85, datée du 14 décembre), l’Office de la langue française (OLF) du Québec, un organisme public ayant pour mission d’émettre des avis en matière d’usage et d’orthographe du français, entérinait la presque totalité de ces règles en décrétant que le nom des Inuit devait rester invariable en genre au singulier («Inuk») comme au pluriel («Inuit»), l’adjectif étant toujours pluriel («inuit») et invariable. Cette façon de faire respectait le génie de l’inuktitut, qui ne possède ni masculin ni féminin et où le pluriel est ordinairement exprimé par le suffixe –it (Dorais 1998). Devenue officielle au Québec, l’orthographe ainsi proposée fut rapidement adoptée par les services fédéraux canadiens, les médias d’information et même, dit-on, l’Académie française (Bernard Saladin d’Anglure, communication personnelle). Or en 1993, un linguiste de l’OLF s’avisa que cette manière d’écrire était linguistiquement incorrecte et faisait injure à la langue française, qui met des s au pluriel et des e au féminin. Sans consulter les Inuit (dont plusieurs, au Nunavik tout au …

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