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La première caractéristique de cet ouvrage, que chacun, spécialiste ou non de la question, s’enorgueillirait de posséder dans sa bibliothèque, est qu’il est tout simplement beau. Très beau. Non seulement par sa remarquable typographie, très séduisante à l’oeil, mais aussi par ses magnifiques photos de paysages, de personnages, d’objets et d’artefacts, comme par ses cartes colorées, ses gravures anciennes et ses représentations graphiques, il attire immanquablement l’oeil de l’esthète autant que du curieux, et c’est déjà un réel plaisir que de le feuilleter. D’ailleurs, faut-il s’en étonner? On s’aperçoit vite que le beau fait partie de la vie des Alutiit, l’art est partout dans leur quotidien, c’est une sorte d’état d’esprit. Les magnifiques casques de chasse des pages 155 à 157 pourraient à eux seuls suffire à nous en convaincre. La nature est grandiose, c’est vrai… de là à penser qu’elle a donné un sérieux coup de pouce à l’inspiration artistique de ses habitants, il n’y a qu’un pas, aisé à franchir.

Autre trait frappant par son originalité, cet ouvrage est le résultat d’un projet communautaire, construit notamment avec la participation de plus d’une cinquantaine d’aîné(e)s Alutiit, ce qui le situe dans un nouveau courant anthropologique qui s’impose de plus en plus. Il représente en quelque sorte un legs culturel à la jeunesse, comme l’atteste la dédicace qui ouvre le bal: «To all the new generations. They will learn from this and keep it going» (Mary Peterson, page de garde). Les récits des aînés, hommes et femmes, au fil des pages, lui donnent une touche pleine d’émotion. On sait ce qui est important pour eux, ce à quoi un esprit occidental n’aurait pas forcément pensé, comme l’art de se fabriquer des patins: «My skates, guess what they were? Evaporated milk cans! When they were empty we’d smash them down, and those were our skates. We’d hold our jackets out and let the wind sail us away» (Lucille Antowak Davis, p. 230), ou encore la perception de l’identité, comme nous n’aurions pas osé la formuler: «What it means to me to be Alutiiq is that I have a path that I’m to follow, and I’ve been following that Alutiiq path all my life» (Martha Demientieff p. 224). Des récits de vie, des légendes, des savoir-faire, des questionnements, des craintes et des espoirs: «I’m speaking to you, your generation, and your children. […] Be who you are and don’t let anybody change you» (Lucille Antowak Davis, p.231). Bref, se représenter, imaginer le monde selon un Alutiiq, c’est la force de cette oeuvre.

Autre originalité, à la parole des anciens se mêle celle des archéologues, anthropologues et historiens de tous bords. Les trois éditeurs sont des universitaires, historiens et directeurs de musées, occupant des places importantes dans les institutions nationales et régionales. Ainsi nous est présentée l’histoire et la culture des Alutiit, «les vrais hommes» (ce qui ne saurait étonner aucun anthropologue, tant la terre en est peuplée!), environ 3 000 personnes aujourd’hui, occupant la péninsule de l’Alaska, l’île de Kodiak, une partie de la péninsule de Kenai, ainsi que Cook Inlet et Prince William Sound, sur la côte centre-sud de l’Alaska. Le passé préhistorique et pré-contact de cette société, qui occupe le territoire depuis 10 000 ans au moins, est reconstruit avec l’aide de toutes les techniques et les savoirs archéologiques contemporains.

Après une large revue des us, coutumes et modes de vie des ces premières sociétés, dont les nombreuses illustrations et récits traditionnels recueillis auprès des aînés nous donnent une bonne idée, la parole est donnée aux historiens. On ne s’étonnera hélas pas des paroles de l’introduction, qui pour être banales n’en sont pas moins toujours dramatiques: «Along with systematic exploitation came the loss of political sovereignty, hunger, epidemics of new diseases, and drastic population decline». (p. 54). Les premiers contacts furent d’une brutalité inouïe et sans frein. Mais histoire de civiliser ces populations «sauvages», ici comme ailleurs en Alaska, les nouveaux maîtres s’allièrent les bonnes grâces de l’Église orthodoxe russe, qui pénétra en profondeur la société, intégrant habilement la religion aux systèmes sociaux traditionnels, et mettant du même coup un frein à la violence et aux massacres, dont certains sont restés dans toutes les mémoires (p. 54). Pari réussi si l’on tient compte du fait que l’empreinte de la religion orthodoxe finira par faire partie de l’identité de ces peuples, et y restera à jamais gravée, même après l’achat de l’Alaska par les Américains en 1867. À partir de cette date, baleiniers, crabiers, marchands, chercheurs d’or, pêcheurs, chasseurs et trappeurs blancs, mineurs et forestiers, affluèrent au pays, provoquant une acculturation massive et dévastatrice. La modernisation accélérée produisit ici comme ailleurs son lot de laissés pour compte, les autochtones. En sus de plusieurs catastrophes naturelles, éruptions volcaniques, tremblements de terre et raz de marée, qui endeuillèrent particulièrement la population des Alutiit au 20e siècle, le malheur voulut que le pétrolier géant Exxon Valdez, en mars 1989, choisisse ces eaux pour répandre sa terrible marée noire. En somme, pas ce qu’on pourrait appeler une destinée tranquille.

Alors, à travers cette histoire mouvementée, quelle identité possible aujourd’hui (chapitre 3) pour ce peuple aux multiples racines, qu’un aîné compare aux cailloux colorés charriés par le flux et le reflux de la marée (p. 75)? À l’origine déjà, la culture locale s’enrichit très tôt de tous les contacts, des Yupiit au nord aux Indiens Tlingit de la côte du sud-ouest, en passant par les Unangan (Aléoutes) à l’ouest, ce qui soit dit en passant démonte les théories de la parfaite étanchéité de cette dernière culture sur huit millénaires. Sur ce fond de tradition ancestrale profondément enracinée, trois siècles et demi d’inter-mariages avec les Russes d’abord, les Scandinaves ensuite (que les Américains firent venir pour travailler dans les conserveries), les Américains et les immigrants de toutes parts enfin, ont bâti une identité complexe, hétérogène, inclassable. Un gros point d’ancrage commun dans la modernité, cependant: The Alaska Native Claims Settlement Act (ANCSA) de 1971 amena un changement total dans les rapports entre les Alutiit et les «Blancs», à commencer par le gouvernement américain. Malgré le fait que son application ait amené des divisions régionales importantes, il contribua fortement au réveil politique, culturel et social de la nation alutiiq. À la question «Who is an Alutiiq?», voici ce qu’il est répondu:

To many Alutiiq people, the most important way to define another Alutiiq is to witness how much that person actually lives the culture. Making one’s home in a village, speaking the Alutiiq language, practising subsistence, and belonging to the Russian Orthodox Church all add credibility to a person’s Alutiiqness, regardless of appearance or blood quantum.

p. 94

En somme, une identité définie par sa force de connexion avec un passé ancestral. D’ailleurs, au moins jusqu’au naufrage de l’Exxon Valdez (une carte très explicite montre la zone touchée, p. 67), la plupart des communautés vivaient encore très largement, pour leur vie quotidienne, des produits de la mer et de la terre: poissons, coquillages, loutres de mer, phoques, baleines, oiseaux et oeufs, renards, foin, herbes et racines médicinales, etc. Le cycle annuel des ressources naturelles au fil des saisons (p. 139) image bien ce type d’économie domestique qui était jusqu’à très récemment une question de survie pour ces populations isolées privées du gâteau de la modernité. Le chapitre 5, Our Way of Living, nous offre d’ailleurs une riche description de cette faune et flore, des armes et techniques de chasse et de pêche, ainsi que du bon usage des produits récoltés. Un aîné, Ed Gregorief, nous apprend même comment conserver des oeufs tout l’hiver, afin de les manger aussi frais que le premier jour (p. 237), savoirs jamais acquis par nos sociétés modernes les plus sophistiquées. Mais depuis 1989, les récoltes ont considérablement baissé, certaines espèces, comme les harengs, les phoques et les loutres de mer, ayant presque disparu des parages. Les plages recèlent encore des nappes de pétrole infiltrées sous la surface, et les coquillages sont contaminés.

Le kayak occupe bien entendu une place privilégiée dans ce mode de vie, car «Alutiiq lives are lived by the sea, and on boats» (p. 144). Parce que la mer est tempétueuse plus souvent qu’autrement dans ces contrées, naviguer en kayak demande toujours les mêmes entraînements, savoirs et habiletés. La pratique ancienne de sa construction, qui remonte probablement à 10 000 ans, certainement à 7 500 ans, avait pratiquement disparu au début du 20e siècle, mais refait surface de nos jours à la faveur du réveil culturel. Simplement parce que «Today, kayaks are new symbols of cultural pride and indigenous craftmanship» (p. 144). Ce véritable bijou de la mer se retrouve aujourd’hui au centre des festivals, concours, expositions, expéditions, cérémonies traditionnelles. On ne parlera jamais assez de cette merveille d’ingéniosité technique, de bois, de peau et de tendons, imperméabilisée à l’huile de phoque, rapide, légère, flexible et puissante, capable d’affronter les vagues les plus creuses, les vents les plus traîtres et les marées les plus fortes du globe. En parallèle, pour les besoins de la pêche et de la chasse, les Alutiit avaient développé des connaissances aiguës sur le temps, la vitesse et la direction des vents, leur interaction avec les différentes sortes de marées et les variations saisonnières. On savait ainsi quelle sorte de coquillages on pouvait ramasser, sur quelle plage et à quel moment. Une foule de connaissances qui font figure de divination dans notre panorama moderne.

L’exploration ne se finit pas là, car le chapitre 6 nous convie à partager la vie spirituelle, les croyances et les rituels des Alutiit. Les cérémonies traditionnelles, destinées à se concilier les bons esprits à des moments-clé, (mariage, décès, naissance, printemps, départ à la chasse, etc.) étaient somptueuses. Alliant le sacré et le profane, le religieux et le social, elles donnaient lieu comme le potlatch des Amérindiens du Nord-ouest à une redistribution de biens et de nourriture, à des cérémonies théâtrales rehaussées de costumes, bijoux, ornements et masques dont on voit un splendide exemple en p. 193 (extrait de la collection Pinart, célèbre collectionneur français de la fin du 19e siècle), à des chants, danses, pratiques chamaniques. Comme le montre leur parfaite description, la connaissance des rites ancestraux n’a pas disparu. Les rituels de la chasse, par exemple, ont subsisté en dépit des colonisations successives. Cependant, on doit tenir compte du fait que les cérémonies traditionnelles, happées par la modernité, prennent aujourd’hui un autre sens. Toujours le même. Celui d’un ancrage identitaire dans un passé, historique et/ou mythique.

L’église orthodoxe russe a par ailleurs opéré un profond syncrétisme, mêlant la doctrine chrétienne aux croyances ancestrales à un point tel qu’être Alutiiq, c’est être orthodoxe. En passant, il est intéressant à ce sujet de lire l’étude de Rathburn (1981) sur la façon dont la religion grecque orthodoxe s’est intégrée profondément et durablement à l’identité autochtone dans ces régions: très tôt l’Église, en leur proposant une classification hiérarchique proche de leur système social, forma et inclut dans le service du clergé des autochtones, elle utilisa les langues locales, reconnut des saints et des martyrs locaux, et instaura un système de parrainage des enfants qui renforçait le sens de l’identité collective. Le fait que les villages étaient à cette époque des isolats géographiques, peu touchés par les changements politiques, accentua cette emprise. Les récits des aîné(e)s témoignent de la force de cette identité religieuse.

Puisque l’exercice le commande, on serait peut-être en droit de se demander quelle sorte de réalité reflète un tel ouvrage. Point de trace de la grande misère morale et matérielle vécue par les populations autochtones, victimes ici comme ailleurs sur plusieurs générations d’un ethnocide systématique, et héritières des inévitables séquelles de cette acculturation brutale et forcée: perte des rôles, désorganisation sociale et familiale, chômage et pauvreté, alcoolisme, violence, décrochage scolaire, diabète, crise identitaire, etc. Personne ne peut douter que les Alutiit n’en soient encore profondément affectés, car le contraire constituerait bien une exception. Mais à bien y réfléchir, ce livre n’est pas fait pour en discuter. S’il y a un temps pour tout, il y a celui de la fierté. Ici, faire oeuvre utile et faire belle oeuvre, c’est insister sur la formidable capacité d’adaptation jamais démentie de ce peuple, donner espoir à la jeunesse, lui enseigner pourquoi et de quoi elle peut être fière, lui montrer des portes de sortie. En conclusion, cet ouvrage pourrait se résumer pour les Alutiit à une tentative de mieux connaître et comprendre leur propre identité. Looking Both Ways, c’est le symbole d’une double appartenance identitaire, riche de son passé et tournée vers l’avenir avec confiance. Dans ce sens, l’ouvrage est une très belle réussite.