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Introduction

Les dialectes inuit sont réputés pour l’extrême facilité avec laquelle ils créent des prédicats complexes. Par «prédicats complexes», nous désignons ici les formations verbales résultant de l’assemblage de deux éléments lexicaux. L’assemblage en question ne suppose rien de plus en apparence que l’adjonction à une base nominale d’un affixe lexical qui la verbalise.

Le terme d’«incorporation nominale» traditionnellement utilisé pour désigner ce mécanisme (Fortescue 1984: 82; Langgård 2000; Mithun 1986; Sadock 1980, 1985, 1986) a fait l’objet de nombreuses discussions. Parler d’incorporation nominale implique en effet que l’élément verbalisant constitue un verbe à part entière, susceptible d’incorporer un nom, mais capable également d’apparaître seul. C’est ce qui arrive notamment dans plusieurs langues amérindiennes dont l’étude par Sapir (1911) a motivé initialement l’utilisation de cette notion. Dans les dialectes inuit, l’élément verbalisant se présente comme un affixe, de sorte que Sapir (1911: 282) exclut l’«eskimo» des langues concernées par l’incorporation. Dire que cet affixe est un verbe incorporant relève donc d’un choix théorique, exposé succinctement plus loin. Lowe (2000) préfère parler de «suffixes lexicaux» et Miyaoka (2000) de «suffixes dérivationnels» (voir aussi Tersis et Therrien 2000). Pour notre part, nous suivrons la tradition des études inuit en utilisant le terme d’affixe «incorporant».

Le sémantisme particulier des affixes incorporants dont nous donnons un premier exemple en [1] fait l’objet du présent article; leur nombre total est d’une soixantaine dans le corpus recueilli auprès de nos informateurs du Groenland oriental, sans compter les associations de ces affixes entre eux[1] (voir la liste complète dans Tersis 2004):

[1]

kami.tiaq-puq[2] = [[kami N] [tiaq V] V] + FLEXION (Mode, Personne, Nombre)

botte.porter – IND3sg

«il porte des bottes»

Plusieurs de ces affixes incorporants posent un problème délicat à la description sémantique: une forme donnée correspond à plusieurs sens lexicaux apparemment éloignés en français ou dans toute autre langue indo-européenne. Ce sens paraît varier en fonction de celui que possède la base nominale à laquelle l’affixe est adjoint. Le premier objectif de cet article est de suggérer, à partir de quelques exemples, que la variété superficielle des significations est un piège de la traduction qui diffracte l’unité sémantique propre à chaque forme.

Dans certains cas, la difficulté d’admettre un sens unique pour tel affixe incorporant provient des résultats de la reconstruction: l’identité actuelle des formes dissimule parfois leur disparité sur le plan historique, et la thèse de l’homophonie apparaît alors comme la seule explication valable pour la diversité des traductions. L’un des objectifs secondaires de l’article est de souligner que la confusion formelle d’éléments d’origine distincte peut donner lieu à des phénomènes de remotivation de la part des locuteurs. Par leur identité phonétique, deux affixes peuvent apparemment se mêler pour former une nouvelle unité sémantique.

L’ensemble des données utilisées dans cet article provient de nos enquêtes de terrain auprès de locuteurs du tunumiisut, dialecte inuit du Groenland oriental. Il y a deux raisons à ce choix. La première est que le tunumiisut est assez peu documenté si on le compare au kalaallisut et à l’inuktitut (Dorais 1981; Gessain et al. 1982; Mennecier 1995; Petersen 1975, 1986; Rischel 1981; Robbe et Dorais 1986; Thalbitzer 1921; Victor et Lamblin 1989; Victor et al. 1991). La seconde tient à la forte érosion phonique du tunumiisut, propice à l’apparition des homophones.

Dans la section qui suit, nous rappelons rapidement la nature des débats traditionnels concernant l’«incorporation nominale». Nous essayons ensuite de montrer l’existence d’un noyau sémantique stable pour une demi-douzaine d’affixes incorporants d’usage courant en tunumiisut. L’enjeu est d’abandonner la pratique qui consiste à produire, pour une seule et même forme, l’énumération hétéroclite des sens qu’elle peut prendre en traduction. Deux cas de remotivation après confusion formelle seront exposés, puis nous montrons dans la dernière section que le noyau sémantique dégagé pour les affixes incorporants autorise, sur le double plan de la forme et du sens, un rapprochement intéressant avec les affixes de modalité verbale.

Principaux débats théoriques

La question de l’incorporation nominale a fait l’objet de deux débats importants: le premier s’intéresse à la façon dont le nom est assemblé avec l’élément verbalisant, le second concerne l’origine diachronique de ces affixes incorporants. Le but de cette section est de présenter de façon simple et schématique l’éventail des positions théoriques existantes. Nous verrons que les difficultés posées par la signification des affixes incorporants n’ont retenu que marginalement l’attention des linguistes intéressés par les dialectes inuit.

Structure du prédicat complexe

Le débat le plus ancien sur l’incorporation nominale gravite autour d’une question importante pour toutes les théories qui admettent l’idée de «processus» dans la description synchronique des langues: comment le prédicat complexe est-il construit? Si les composantes du système s’identifient aux différentes étapes de dérivation[3] de la phrase, laquelle prend concrètement en charge l’assemblage du nom et de l’élément verbalisant? L’alternative est simple: ou bien la règle est de nature morphologique, ou bien elle est de nature syntaxique.

Dans le premier cas, l’assemblage a lieu dans le lexique, conçu comme une usine à fabriquer les mots: c’est l’option lexicaliste, qui oblige à concevoir l’existence d’une règle morphologique associant les bases nominales aux suffixes verbaux dénominaux. Dans le second, l’assemblage résulte d’une opération purement syntaxique, au cours de laquelle l’objet nominal est extrait de sa position d’origine dans le groupe verbal puis adjoint au verbe lui-même. C’est l’option transformationnelle. Il n’est pas question ici de développer les arguments nombreux en faveur de l’une et l’autre thèse, mais plutôt de montrer l’enjeu du débat.

Le point de vue lexicaliste a été défendu par Di Sciullo et Williams (1987: 64) de façon exemplaire: «an incorporated noun is added to the verb as an act of word formation, governed by the principles of morphology» (voir aussi Rosen 1989). À l’intérieur du lexique, les entrées (bases et affixes) ont une étiquette catégorielle et un cadre de sous-catégorisation. Une règle de type morphologique fabrique les prédicats complexes en combinant les bases nominales avec les suffixes verbalisants. Lorsqu’ils pénètrent à l’intérieur du compartiment syntaxique, les prédicats complexes sont donc manipulés comme des atomes: la syntaxe ne «voit» pas leur composition interne.

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L’approche lexicaliste, qui est de loin la plus traditionnelle, pose un certain nombre de difficultés. La surgénération en est l’une des principales: les règles qui combinent les bases et les affixes sont trop puissantes parce que rien ne les empêche de produire des combinaisons non attestées. Une théorie adéquatement contrainte devrait interdire entre autres choses que l’argument externe (l’agent prototypique) puisse être incorporé. Une solution serait de dire que les prédicats complexes sont des entrées à part entière, mais le volume du lexique – soit de l’information idiosyncrasique – s’alourdirait alors d’une façon aberrante, tant du point de vue théorique que cognitif.

De plus, le lexicalisme rend difficilement compréhensible la double capacité du N incorporé à se référer à un segment de la réalité (il s’agit d’un véritable argument, qui reçoit le statut d’actant dans le procès dénoté par le verbe) et à être prédiqué ou modifié par une épithète[4]. Par ailleurs on s’attendrait à ce que de simples suffixes dénominaux soient dépourvus de sens lexical spécifique (comme -ter dans numéroter, ou -age dans aiguillage). Or nous allons suggérer que celui des affixes incorporants est assez précis.

Le point de vue transformationnel s’oppose d’une certaine manière à la tradition lexicaliste (Spencer 2006), dont il essaye de surmonter les faiblesses. Baker (1988, 1996) en est sans doute son représentant le plus connu. L’idée centrale, cette fois, est que la fabrication des prédicats complexes s’effectue dans la syntaxe:

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Au premier niveau de la dérivation (en structure profonde), le nom est la tête d’un GN occupant la position de complément du verbe, comme n’importe quel objet nominal non incorporé. Ce GN est la réalisation, dans la structure syntaxique, de la relation de dépendance lexicale entre le prédicat verbal et son argument interne (qui est le patient prototypique).

Le déclenchement de l’incorporation tient au comportement affixal du verbe: étant dépourvu d’autonomie morphologique, celui-ci ne survit dans la structure qu’en prenant appui sur une base. Afin de satisfaire les exigences du verbe, la tête nominale doit donc quitter sa position d’origine et s’adjoindre à gauche de V.

Mais ce déplacement doit respecter le «Principe de Projection», qui interdit toute altération de la structure catégorielle canonique réalisant les relations de dépendance lexicale. Aussi l’application de la règle Déplacer α dans la représentation [3] doit-elle prendre la forme d’un «Mouvement de Tête», dont le résultat est la structure de surface [3’], contenant la trace t laissée dans sa position originelle par la catégorie N déplacée. L’indice i code l’identité entre la catégorie vide produite et le N adjoint à gauche de V.

L’approche transformationnelle présente certains avantages. D’abord elle explique les propriétés argumentales du nom incorporé: la présence d’un GN sous GV dans la structure exprime précisément la relation de sélection unissant le prédicat et l’argument interne. Elle explique aussi son caractère prédicable et modifiable: le GN peut servir de support à une adjonction même quand il est vidé de son contenu argumental. Un autre avantage est que le type de déplacement requis pour dériver la séquence de surface respecte la «Contrainte sur le Mouvement des Têtes»: une tête X ne peut en effet se déplacer que vers une catégorie Y qui gouverne la projection maximale de X. La montée du nom est donc une instance du processus banal par lequel les affixes sont munis d’une tête lexicale.

Il faut encore ajouter que l’environnement créé par le déplacement du nom satisfait le «Principe des Catégories Vides»: la trace de N sous GV est proprement gouvernée par le verbe. Un dernier avantage de l’option transformationnelle est qu’elle donne une explication à l’impossibilité d’incorporer l’argument externe (soit le GN sous Ph): outre qu’une telle opération supposerait un mouvement interdit (lowering), il est clair que la trace laissée par ce mouvement serait illégitime du fait de sa position non gouvernée.

Le bilan est donc le suivant: l’option transformationnelle, par son pouvoir prédictif et sa précision formelle, paraît plus explicative que l’option lexicaliste. Mais le prix à payer pour cette supériorité est une certaine lourdeur théorique. En particulier, la théorie de Baker impose d’admettre l’existence d’entités non directement observables ainsi que d’opérations syntaxiques sous-jacentes. De ce point de vue, le lexicalisme adhère d’une façon beaucoup plus franche aux données. La contrepartie est une relative incapacité à motiver les faits. À l’intérieur du domaine eskimologique, on peut considérer la position de Fortescue (1980, 1983) comme représentative de l’approche lexicaliste. Au contraire, les travaux de Bok-Bennema et Groos (1988) penchent plutôt en faveur de l’approche syntaxique. L’analyse de Sadock (1980, 1985) tente quant à elle d’intégrêt ces deux approches.

Origine des affixes incorporants

Comme nous l’avons annoncé, le deuxième débat théorique important touche à l’origine diachronique des affixes incorporants. La problématique est assez récente, et elle mobilise des chercheurs intéressés spécialement par les langues yupik et inuit. La question consiste à déterminer si les affixes incorporants sont d’anciennes bases verbales progressivement suffixées, ou si au contraire ces éléments sont le produit de remaniements internes au sein du stock d’affixes dont les langues en question ont toujours disposé.

Mithun (1998, 1999: 44-56) illustre bien le premier point de vue. Selon elle, les affixes incorporants sont d’anciens verbes en voie de grammaticalisation. Ce terme désigne le processus évolutif par lequel un élément, jusque là autonome, passe graduellement du lexique dans la grammaire. Les symptômes de ce processus sont assez nombreux: javellisation (désémantisation); dilution des restrictions distributionnelles (l’élément devient passe-partout); spécialisation de l’emploi (alors que le choix d’un item lexical est libre, le contexte grammatical ne laisse pas le choix au locuteur); coalescence morphologique (contraction); fixation de la place dans l’ordre linéaire; attrition phonétique (légèreté du volume formel).

Si l’on admet avec Mithun qu’un affixe comme -tur- (yup’ik alaskien) dérive de la base verbale atur- signifiant utiliser, il semble effectivement que le processus qui affecte cet affixe incorporant soit une grammaticalisation. Le premier élément, qui ressemble à une forme érodée morphologiquement liée au second, se traduit par utiliser, prendre, manger, porter un vêtement, fumer, penser… selon le contexte. La difficulté la plus sérieuse est de savoir si cette ressemblance formelle est une preuve de parenté étymologique, et si l’on peut identifier le même genre de corrélation pour la majorité des autres affixes. Une autre difficulté est de s’assurer que l’affixe en question tend à jouer un rôle de plus en plus grammatical dans le système, ce qui ne va pas de soi.

À la question de savoir de quelle façon le processus s’est enclenché, M. Mithun apporte une réponse intéressante: toutes les bases ayant donné naissance à des affixes incorporants auraient d’abord été impliquées dans des composés [NOM + VERBE]. Au sein de ces composés, les radicaux verbaux conservaient initialement leur sens lexical plein, à la manière des formes équivalentes en français (maintenir, culbuter). Puis le contexte morphologique aidant, ils se seraient progressivement «allégés» jusqu’à devenir les affixes verbalisants / incorporants que nous connaissons aujourd’hui:

A historical origin in compounding accounts well for the special properties of the lexical affixes. The fact that the inventories of lexical affixes are often so large can be attributed to their sources in roots, an open class. Their semantic concreteness is explained by the fact that they were still roots when they fused with their hosts, rather than evolving first into particles, then clitics, then finally affixes […]. The lexical affixes differ crucially from roots in showing exactly the effects of grammaticalization that we have come to expect of affixes: the generalization and abstraction of meaning, and the erosion of form.

Mithun 1999: 55

La deuxième approche, qui ne sera pas approfondie ici, considère qu’il n’existe pas de relation diachronique entre les bases et les affixes incorporants. C’est le point de vue présenté par Fortescue (1992), qui développe la thèse d’un recyclage en interne du matériel suffixal. Si rien ne prouve, selon lui, la parenté historique entre les affixes dénominaux et les bases, la création de nouveaux affixes à partir d’anciens n’est pas douteuse:

[…] it should be pointed out that Eskimo languages can be shown to have increased their inventory of bound affixes over the time span we are dealing with, renewing and expanding it not from their limited stock of lexical items but principally by the combination – with ensuing lexicalization – of existing simple affixes, or the splitting off of allomorphs to form distinct affixes (with distinct morphophonemic properties).

Fortescue 1992:8

Il apparaît à l’issue de ce tour d’horizon que le problème posé par les caractéristiques sémantiques des affixes incorporants n’est abordé que de façon assez indirecte par les approches théoriques existantes. Deux auteurs cependant se sont spécialement intéressés à cette question. Nous présentons succinctement leur analyse dans ce qui suit.

Interprétations sémantiques

Dans un cadre formalisé, Van Geenhoven (1998, 2002) s’est intéressée de près aux propriétés interprétatives du nom incorporé en kalaallisut (dialecte inuit du Groenland de l’ouest), ce qui l’amène naturellement à statuer sur le sémantisme caractéristique des prédicats complexes. D’après elle, le sens d’un affixe incorporant n’est pas en lui-même plus simple ou plus complexe que celui d’une base verbale. Il lui est équivalent dans le formalisme qu’elle utilise. C’est l’incorporation sémantique, à cet affixe verbal, d’un nom généré sur place, qui crée le sens particulier du prédicat complexe. Ce sens subsume celui de la base verbale correspondante[5], mais il comprend aussi la dénotation du nom incorporé et la quantification existentielle (c’est-à-dire que le prédicat résultant porte avec lui l’interprétation définie du nom).

Partant du constat que l’incorporation nominale n’est pas un phénomène unitaire dans les langues, Johns (1999, 2000, 2003) développe quant à elle une théorie qui rend compte des particularités de ce mécanisme dans les dialectes inuit. Il s’agit d’expliquer: a) pourquoi l’élément incorporant s’identifie moins à un vrai verbe qu’à un suffixe dénominal, contraint d’incorporer pour subsister dans une structure, b) pourquoi ces éléments forment une classe fermée, dont le cardinal n’excède pas la cinquantaine d’unités, c) pourquoi leur sens semble toujours à la fois simple et très général. La réponse est que les éléments incorporants mis en oeuvre par les dialectes inuit ne sont pas des verbes à part entière (étiquetés V), mais des représentants d’une autre catégorie, dont la théorie générativiste admet désormais l’existence: les «verbes légers» (v, soit «petit v»).

À l’intérieur de l’école chomskyenne, l’expression light verbs désigne un ensemble de verbes affixaux auxquels doit s’adjoindre une base, qui peut être verbale, adjectivale ou nominale. Dans les langues où ils sont représentés (toutes?), ils possèdent un sens maximalement simple, souvent causatif. A l’heure actuelle, leur existence semble suffisamment bien établie pour que des linguistes postulent l’existence d’un domaine vP dans toutes les structures propositionnelles, même quand v n’est pas représenté morphologiquement. Il est même possible de traiter v comme la dimension «modale» du sens assignable à n’importe quel prédicat verbal.

Du point de vue de Johns, le sens «modal» des verbes incorporants dans les dialectes inuit serait intégralement réductible à la combinaison de quelques opérateurs fondamentaux de type logico-sémantique: existence, possession, négation, quantité, etc. Cela justifie leur nombre limité, ainsi que la nécessité de leur adjoindre une base. Un verbe léger est en effet déficient au niveau sémantique, puisqu’il lui manque le contenu notionnel / situationnel commun à tous les radicaux de catégorie V. La particularité de cette langue serait uniquement que les verbes incorporants fusionnent avec des bases nominales plutôt que verbales.

Avec cette rapide présentation, nous ne prétendons aucunement rendre justice aux théories de Van Geenhoven et de Johns. Avec la seconde, et contre la première, nous admettrons l’existence d’un saut qualitatif entre le sens des affixes incorporants et celui des bases verbales. Mais à la différence de Johns, nous aimerions suggérer que ce sens n’est ni pauvre ni sous-déterminé par rapport à celui des bases. Il est en particulier susceptible d’inclure deux dimensions dont Johns (2003) prédit qu’elles devraient être systématiquement absentes: la description de la manière dont le sujet du prédicat complexe est mis en relation avec le nom incorporé d’une part, et l’idée d’un changement d’état subi par le référent du nom incorporé d’autre part. Il est temps maintenant d’envisager pour lui-même le sens de ces affixes.

Homophonie ou noyau sémantique

L’objectif de cette section est de proposer une hypothèse relativement simple sur le sens des affixes incorporants. Contrairement à ce que pourrait laisser penser le développement rapide de théories sémantiques parfois très sophistiquées depuis deux ou trois décades, il n’est jamais inutile de revenir sur la discussion des données de base. Notons que pour Fortescue (1983: 34-38), le sens des affixes correspond à huit des 26 types de signification fondamentale partagés par l’ensemble des «postbases», à savoir: l’existence et le devenir, la négation, le sentiment, la possession, l’acquisition, le mouvement, la ressemblance, l’action avec ou pour quelque chose (ou quelqu’un).

Le problème essentiel, quand on se penche sur la valeur sémantique de plusieurs de ces affixes, vient du fait qu’elle paraît varier en fonction de la base nominale à laquelle l’affixe est attaché. Une forme donnée correspond par conséquent à plusieurs sens apparemment sans liens dans nos langues. L’origine des divergences entre les différents points de vue vient de l’interprétation qu’on fournit de cette donnée primordiale, illustrée par [4]:

[4a]

isi.tiq-puq

capuche.mettre – IND3sg

«il se met une capuche»

[4b]

pitaata.tiq-paa

couteau.procurer – IND3sg/3sg

«il lui procure un couteau»

[4c]

amaqqaa.tiq-paa

graisse.enduire – IND3sg/3sg

«il l’enduit de graisse»

[4d]

imiq.tiq-paa

eau.arroser – IND3sg/3sg

«il l’arrose»

[4e]

nuqmu.tiq-paa

numéro.poser – IND3sg/3sg

«il lui pose un numéro» (sous-entendu: «sur sa maison»)

Comment rendre compte de cette variété de traductions? Pour éviter d’envisager des contenus sémantiques trop englobants, on prend souvent la peine – notamment dans les lexiques et les dictionnaires – soit d’associer une entrée à chaque grande distinction de sens, soit de proposer une énumération des différentes significations attestées de la forme en question.

La première façon de procéder revient à admettre l’existence de plusieurs affixes homophones: en l’occurrence, il y aurait en tunumiisut une collection de -tiq- sans liens les uns avec les autres. Il est facile de critiquer une telle approche, puisque la forme -tiq- a toujours la même distribution et le même comportement morphologique, quelle que soit sa traduction française. Une condition pour accepter la thèse homophonique serait que la forme -tiq- corresponde à plusieurs objets grammaticaux distincts. On pourrait alors imaginer que chaque objet possède un signifié particulier. Il existe ainsi en tunumiisut un affixe -tiq- distinct de celui présenté en [4] parce qu’il figure à droite des formations verbales, et qui possède une valeur inchoative[6].

La deuxième façon de procéder, qui consiste à égrener les différentes significations possibles d’un affixe, est probablement la plus répandue. Il n’est pas exagéré de dire que cette approche suppose la polysémie de l’affixe en question: certes il existe un seul -tiq- à droite des bases nominales, mais il exprime des contenus différents selon la base à laquelle il se trouve attaché.

Il faudrait pourtant se demander si ces contenus n’en forment pas un seul, diffracté sous l’effet de la traduction. C’est la démarche adoptée par Benveniste (1966) face aux dictionnaires grec-français qui adoptent, pour la traduction du verbe tréphô, une notation du type 1° nourrir ; 2° cailler, coaguler, épaissir. Il vaut la peine de citer ici le passage dans sa totalité:

Ici la disparité des sens semble telle qu’on ne pourrait la concilier que par un artifice. En réalité, la traduction de tréphô par «nourrir» dans l’emploi qui est en effet le plus usuel, ne convient pas à tous les exemples et n’est en effet que l’acception d’un sens plus large et plus précis à la fois. Pour rendre compte de l’ensemble de liaisons sémantiques de tréphô, on doit le définir: «favoriser par des soins appropriés le développement ce qui est soumis à la croissance». Avec paîdas, híppous, on le traduira par «nourrir, élever (des enfants, des chevaux)». Mais on a aussi tréphein aloiphên «favoriser l’accroissement de la graisse» (Od., XII, 410), tréphein khaíthên, «laisser croître sa chevelure» (Il., XXIII, 142). C’est ici que s’insère un développement particulier et technique, qui est justement le sens de «cailler». L’expression grecque est tréphein gála (Od., IX, 246), qui doit maintenant s’interpréter à la lettre comme «favoriser la croissance naturelle du lait, le laisser atteindre l’état où il tend», ou prosaïquement, «le laisser cailler». Ce n’est rien d’autre qu’une liaison idiomatique de tréphein au sens de «laisser croître, favoriser la croissance» qu’il a partout. […] Il n’y a donc plus de problème du classement des sens de tréphô, puisqu’il n’y a qu’un sens, partout le même. On peut conclure que tréphô «cailler» n’existe pas ; il existe un emploi de tréphô gála qui crée une association pour nous insolite, mais explicable dans les contextes grecs.

Benveniste 1966: 292-293

Si à notre tour nous appliquons ce raisonnement aux affixes incorporants de la langue inuit, quel pourrait être le sens d’un affixe comme -tiq- en tunumiisut? L’objectif est de mettre à jour le noyau de signification que la traduction française (ou dans d’autres langues) empêche de saisir dans son unité. Il est clair qu’on ne doit pas, pour identifier ce noyau, chercher des liens de filiations sémantiques entre les diverses acceptions de l’affixe en français: en toute logique, la discrétisation du sens lexical de -tiq- est entièrement relative à la langue dans laquelle on tente de le traduire. La série «(se) mettre, procurer, enduire, munir, arroser» ne nous dit rien sur la constitution propre du sens de -tiq-. Il serait illusoire de retenir dans cette série un signifié verbal plus basique que les autres, et dont ces derniers dériveraient par glissement métonymique à partir du premier. En tunumiisut, il n’existe aucune différence entre ces variantes apparentes du même affixe. Il n’y a qu’un seul affixe verbalisant -tiq- dont le sens pourrait s’exprimer comme suit:

[5]

TIQ [V ; N –] = processus momentané par lequel un agent (souvent humain) met quelque chose (éventuellement lui-même[7]) en contact superficiel avec autre chose

La définition proposée en [5] est évidemment susceptible d’être affinée. Le point important est la reconnaissance du fait que les affixes incorporants possèdent un sens lexical certes différent de celui des bases, mais nettement plus articulé que ce qu’on a généralement prétendu. Réduire -tiq- à l’expression d’un opérateur logique quelconque ou d’une signification très vague conduit à ignorer des traits distinctifs particulièrement importants: une dimension aspectuelle, la sélection d’un argument externe, et surtout une indication précise de la manière dont celui-ci est mis en relation avec l’argument nominal incorporé. Johns (2003) prédit explicitement qu’une telle indication ne peut jamais faire partie du sens des affixes incorporants.

Dans ce qui suit, nous éprouvons notre hypothèse d’un noyau sémantique, abstrait mais précis, sur d’autres affixes verbalisants du tunumiisut. Le premier exemple est un affixe particulièrement fréquent, et que l’on retrouve dans plusieurs dialectes d’un bout à l’autre du continuum:

[6a]

tatiq.suq-puq

bras.se servir – IND3sg

«il se sert de ses bras»

[6b]

punni.suq-puq

beurre.consommer – IND3sg

«il consomme du beurre»

[6c]

kola.suq-puq

coca-cola.boire – IND3sg

«il boit du coca-cola»

[6d]

qitaatiq.suq-puq

tambour.jouer – IND3sg

«il joue du tambour»

[6e]

nakuqsaati.suq-puq

médicament.prendre – IND3sg

«il prend des médicaments»

[7]

SUQ[8] [V ; N –] = processus occasionnel par lequel un agent (souvent humain) effectue une série de mouvements répétitifs avec quelque chose[9]

[8a]

nutiaq.saq-puq

femme.être en quête de – IND3sg

«il est en quête d’une femme»

[8b]

mannik.saq-puq

oeuf.chercher – IND3sg

«il cherche des oeufs»

[8c]

angakkiq.saq-puq

chamane.s’initier à devenir – IND3sg

«il tâche de devenir chamane»

[9]

SAQ [V ; N –] = processus duratif par lequel un agent s’efforce d’obtenir ou de devenir quelque chose

[10a]

qimmiq.si-vuq

chien.trouver – IND3sg

«il trouve un chien»

[10b]

miqsi.si-vuq

aiguille.acheter – IND3sg

«il achète une aiguille»

[10c]

mannik.si-vuq

oeuf.se procurer – IND3sg

«il trouve des oeufs»

[10d]

attanaq.si-vuq

lettre.recevoir – IND3sg

«il reçoit une lettre»

[11]

SI [V ; N –] = processus ponctuel par lequel quelque chose[10] est mis directement en possession de quelqu’un

[12a]

itti.qaq-puq

maison.avoir – IND3sg

«il possède une maison» ou bien «il y a une maison»

[12b]

aputi.qaq-puq

neige.être – IND3sg

«il y a de la neige»

[12c]

ati.qaq-puq

nom.porter – IND3sg

«il porte un nom»

[13]

QAQ [V ; N –] = l’existence stable et durable de quelque chose est posée pour quelqu’un

[14a]

kitiitaq.siiq-puq

moule.chercher – IND3sg

«il cherche des moules»

[14b]

qiativa.siiq-puq

narval.chasser – IND3sg

«il chasse le narval»

[14c]

aningaasaq.siiq-puq

argent.rechercher – IND3sg

«il recherche de l’argent»

[14d]

nittaataq.siiq-puq

neige molle.voyager – IND3sg

«il voyage dans la neige molle»

[14e]

inuuvi.siiq-puq

anniversaire.fêter – IND3sg

«il fête son anniversaire»

[15]

SIIQ [V ; N –] = processus transitoire au cours duquel un agent parcourt une portion de l’espace-temps marquée par quelque chose de saillant (un événement, une matière, une source de préoccupation)

[16a]

matiiqsaqta.tiiq-puq

eider.cuire – IND3sg

«il cuit des eiders»

[16b]

assi.tiiq-puq

copie.faire – IND3sg

«il fait une photographie»

[16c]

itti.tiiq-puq

maison.construire – IND3sg

«il construit une maison»

[16d]

inga.tiiq-puq

marmite.fabriquer – IND3sg

«il fabrique une marmite»

[17]

TIIQ[11] [V ; N –] = processus constructif par lequel un agent humain tâche de transformer un donné en quelque chose de nouveau

L’idée sous-jacente à l’approche présentée ici est que les langues ont des systèmes de classification des actions extrêmement diversifiés. C’est la traduction qui nous pousse à violer cet ordonnancement interne, en projetant sur la langue étudiée les découpages de la langue de départ.

Deux cas de remotivation

Dans certains cas, l’identité actuelle des formes dissimule leur totale disparité sur le plan historique. La question suivante se pose alors immédiatement: est-il raisonnable de chercher un noyau sémantique unique pour une forme dont on pense qu’elle résulte de la confusion de deux éléments originellement distincts? Le risque est de créer de toute pièce le signifié qu’on prétend découvrir.

Il est bien connu que les locuteurs effectuent spontanément un travail sémantique sur les données de leur propre langue, telles qu’elles leur apparaissent synchroniquement. En particulier, l’analyse des langues bien documentées prouve la fréquence des cas de convergence formelle et des remotivations sémantiques qui s’ensuivent. L’étymologie populaire, par exemple, produit de faux rapprochements dans la perspective des linguistes, mais elle contribue au renouvellement des découpages sémantiques dans toutes les langues. Une conséquence fondamentale de ces réanalyses, est de légitimement dégager un niveau de cohérence sémantique qui soit pertinent du point de vue des locuteurs actuels, même s’il contredit les données diachroniques ou les résultats de la reconstruction[12].

Dans cette courte section, nous voulons suggérer que du point de vue des locuteurs du tunumiisut, au moins deux affixes incorporants résultant chacun de proto-formes distinctes tendent à former actuellement un seul élément doté d’un noyau sémantique unique.

Parce que les locuteurs sont davantage guidés par ce qu’ils croient connaître de l’apparentement entre les mots que par ce que les comparatistes savent au sujet de leur histoire, l’affixe -suq- est désormais analysable comme un seul élément simple dans le dialecte tunumiisut d’aujourd’hui. La comparaison des dialectes d’après Fortescue et al. (1994) laisse pourtant supposer l’existence de deux affixes correspondants en proto-eskimo:

[18]

Proto-Eskimo qðuR- (page 422): ‘repeated action’

Proto-Eskimo tuR-1 (page 429): ‘use or consume’

Il est donc légitime de supposer que la confusion de ces deux éléments sous la forme d’un -suq- a donné lieu à une remotivation de la part des locuteurs, dont le résultat est le noyau sémantique formulé en [7].

Le deuxième exemple est plus intéressant, même si la convergence sémantique consécutive au rapprochement formel est probablement moins aboutie qu’avec -suq-. Il s’agit de l’affixe -tiaq- qui figurait déjà en [1]. D’après Fortescue et al. (1994), le proto-eskimo connaissait les deux affixes suivants:

[19]

Proto-Eskimo -liyaR- (page 407) : ‘go to’

Proto-Eskimo -liža(a)q- (page 407): ‘have along with one’

Suite à l’évolution phonétique extrêmement forte du dialecte groenlandais de la côte est[13], ces deux affixes ont convergé sous la forme d’un -tiaq-. En première approche, on pourrait facilement estimer que le tunumiisut possède (au moins) deux affixes -tiaq- homophones, descendants directs des proto-formes données en [19]. A l’appui de cette thèse, on pourrait donner les exemples suivants:

[20]

tasiita.tiaq-puq

Tasiilaq.aller à – IND3sg

«il va à Tasiilaq»

 

manni.tiaq-puq

oeuf.aller à – IND3sg

«il va chercher des oeufs» (littéralement: «il va aux oeufs»)

[21]

nutia.tiaq-puq

femme.être avec – IND3sg

«il est accompagné par sa femme»

 

ittaa.tiaq-puq

lunettes.porter – IND3sg

«il porte des lunettes»

D’après cette présentation, l’affixe -tiaq- en [20] équivaut à son étymon -liyaR- et n’entretient aucun rapport avec l’affixe -tiaq- illustré par [21] et dérivé de -liža(a)q-.

Il nous paraît néanmoins possible et justifié de ne voir qu’un seul affixe derrière [20] et [21]. Ici aussi la confusion formelle peut avoir conduit à une remotivation du sens initial des deux affixes. On peut présenter les choses de la façon suivante.

Dans les deux cas l’affixe renvoie à l’idée d’un mouvement (explicite en [20], implicite en [21]), et par conséquent à celle d’une durée (le temps impliqué par ce mouvement). La différence entre [20] et [21] provient seulement du fait que la durée impliquée dans [20] est prospective, tandis que la durée impliquée dans [21] est inspective. Une représentation graphique de cette différence se révèle particulièrement parlante[14]:

[22]

------- v ----- v ----- v --------➡|     aller à Tasiilaq

[23]

---- | ----- v ----- v ---- v ---- ➡|     être à Tasiilaq

Le point de visée (v), qui accompagne le mouvement, n’est pas distribué de la même manière dans les deux interprétations de -tiaq-. On voit immédiatement que «aller chercher des oeufs» se range sous [22], et que «être accompagné par sa femme» ou «porter des lunettes» correspondent à [23].

Nous pensons que cette polyvalence de phase, inhérente au sémantisme de l’affixe -tiaq-, ne justifie pas qu’on postule l’existence de deux éléments séparés et homophones (pas plus d’ailleurs que les deux valeurs de la préposition à ne font douter de son unité). La raison de ce rapprochement est formulée par Bernard Pottier (com. pers.) de la façon suivante: «un directif peut se conserver au terme de son mouvement et signifier le parcours interne qui suit». On peut aussi donner cet exemple:

[24]

-----------[------------------ ➡ ]     (entrer) dans

[25]

[----------------------------- ➡ ]     (être) dans

Il est particulièrement intéressant de remarquer que la même polyvalence s’observe dans le cas d’affixes dont l’origine diachronique n’est pas le résultat d’une convergence entre des éléments distincts. Dans la section précédente, nous avons présenté en [15] l’affixe -siiq- (dont la proto-forme est *ci(c)uR- «look for», cf. Fortescue et al. 1994: 395), qui rentre dans cette catégorie:

[26]

nunaq.siiq-puq

pissenlit.[15] – IND3sg

«il est à la recherche de pissenlits»

DUREE PROSPECTIVE: il s’active après les pissenlits

[27]

pinsi.siiq-puq

Pentecôte.[15] – IND3sg

«il fête la Pentecôte»

DUREE INSPECTIVE: il s’active pendant la Pentecôte

Si l’interprétation de -siiq- dépend du point de visée adopté sur le procès dénoté par [15], alors il paraît logique d’admettre que cette dimension de variation puisse jouer avec un affixe comme -tiaq-, plutôt que d’invoquer la disparité des proto-formes et donc l’homophonie.

La langue n’est rien d’autre, à un moment du temps, que ce que les locuteurs la font être. S’ils croient massivement à l’identité de deux formes historiquement séparées, alors cette croyance devient une réalité dans le système lui-même. Benveniste (1966: 290) ne dit pas autre chose: «même donnée [l’étymologie] ne suffirait pas seule à garantir l’indépendance actuelle de deux morphèmes, qui auraient pu, en vertu de leur identité formelle, s’associer par leur sens en quelque manière et former une unité nouvelle». Il revient aux descripteurs de tenir compte de ces évolutions.

Les affixes de modalite verbale

Comme nous l’avons dit dans la première section, certains affixes incorporants ont été rapprochés de bases verbales qui leur ressemblaient un peu, souvent avec l’intention d’établir une parenté étymologique entre les deux types d’éléments (les affixes seraient des formes grammaticalisées des bases correspondantes). L’exemple canonique est -tuq- (voir en [7]), mis en parallèle avec le radical atuq- (utiliser). Dans cette section, nous voudrions attirer l’attention sur une autre parenté formelle, qui n’a pas encore été soulignée à notre connaissance.

Il est communément admis que les dialectes inuit font un usage extensif d’affixes de modalité verbale [V ; V–]. Ces affixes ne forment pas une classe homogène au point de vue sémantique, puisqu’ils expriment aussi bien des degrés de probabilité que des états intentionnels / impressifs ou des contenus aspecto-temporels[15]. Il est remarquable que les affixes de modalité possédant une valeur aspectuelle aient parfois un équivalent formel parmi les affixes incorporants [V ; N –], et que la valeur aspectuelle des premiers corresponde plutôt bien à la dimension aspectuelle contenue dans le sens lexical des seconds.

Cela se comprend mieux à l’aide d’un exemple. Dans la deuxième section, nous avons présenté l’affixe incorporant -tiq-, ainsi qu’une tentative de formulation de son sens lexical précis. Ce sens contenait entre autres choses une dimension aspectuelle, c’est-à-dire une indication de la temporalité interne[16] du processus envisagé. Nous avions suggéré en [5] que le procès dénoté par -tiq- était «momentané», pour signaler qu’il n’était pas destiné à continuer indéfiniment, mais qu’au contraire il s’effectuait en une fois (on visualise son début / on sait que son terme est proche), et de façon assez brève (pas aussi brève qu’avec -si- défini en [11]). Or le tunumiisut connaît un affixe de modalité homophone, -tiq- [V ; V–], qui renvoie à un moment unique et bref de toute action: sa phase d’inchoation[17].

[28]

nii-tiq-puq

manger – inchoatif – IND3sg

«il commence à manger»

 

pukunga.qa-tiq-puq

baie.[13] – inchoatif – IND3sg

«il commence à y avoir des baies»

Il est tentant dès lors de relier l’idée de moment d’émergence du procès, contenue dans l’affixe modal -tiq- en [28], et l’idée de processus momentané inhérente à l’affixe verbalisant homophone. Si l’on essaye de visualiser mentalement le démarrage d’une action durative comme «manger», on perçoit bien (ne serait-ce que du point de vue cinétique) le lien avec une action du type «se mettre une capuche», «donner un couteau» (voir [10]). Evidemment la notion de phase initiale est absente de l’affixe incorporant, mais à un certain niveau d’abstraction la signification des deux affixes se rejoint.

Dans certains cas le rapprochement est encore plus clair. Ainsi l’affixe de modalité -tuq-, doté d’une valeur aspectuelle itérative, est formellement proche de -suq- (présenté en [6-7]) qui implique l’idée de répétition du procès[18]:

[29]

aniqsaaq-tuq-puq

respirer – itératif – IND3sg

«il respire»

(par opposition à: aniqsaaq-puq «il prend une respiration»)

Le fait que la modalité soit relativement figée sur un nombre limité de bases verbales (par opposition à l’affixe incorporant, particulièrement mobile) n’entame pas la validité du raisonnement, parce que l’objectif n’est pas de confondre les deux types d’affixes.

Un autre exemple intéressant est fourni par l’affixe incorporant -saq-, présenté en [9], dont la valeur aspectuelle de durée tendue vers un accomplissement nous rappelle curieusement la valeur de futur proche attachée à la modalité -ksa(C)-. Là encore la présence de l’occlusive à l’initiale et l’absence de consonne finale (dans ce contexte) empêche une véritable identification formelle des deux affixes, mais ils partagent à un certain niveau d’abstraction une valeur sémantique de type prospectif:

[30]

ini-ksa-vuq

finir – inaccompli – IND3sg

«il va finir»

 

tiki-ksa-vuq

venir – inaccompli – IND3sg

«il viendra bientôt»

Notre dernier exemple mobilise un affixe incorporant qui n’a pas été présenté dans la section [3]. Il s’agit de -taq-, qui dénote un procès fréquentatif où l’agent effectue un mouvement pour se procurer quelque chose [32]. Cet affixe est exactement homophone de celui qui exprime la modalité fréquentative à droite du verbe [31] :

[31]

tikit-taq-puq

venir – fréquentatif – IND3sg

«il a l’habitude de venir»

[32]

qisut.taq-puq

bois.fréquentatif – IND3sg

«il a l’habitude de ramasser du bois»

Une solution hardie serait de réunir les deux types d’affixes, en assouplissant leurs restrictions combinatoires. On aurait par exemple un seul affixe -taq-, capable de s’adjoindre aussi bien aux bases nominales qu’aux bases verbales, et qui exprimerait à chaque fois l’idée de fréquence. La difficulté d’une telle approche vient du fait que -taq- possède un sens lexical beaucoup plus précis quand il est adjoint à un nom que quand il l’est à un verbe. Il est fort possible que la solution soit de nature diachronique.

Conclusion

L’objectif de cet article était de mettre en évidence certains aspects inaperçus du sémantisme des affixes incorporants. Il est apparu que:

  1. la présentation traditionnelle du sens des affixes incorporants est souvent inadéquate, parce qu’elle fait la part trop belle aux découpages sémantiques de nos langues indo-européennes;

  2. les affixes incorporants ont un sens lexical abstrait mais précis, en tout cas plus précis que ne le laissent penser les quelques analyses menées jusqu’ici, qui insistent essentiellement sur l’aspect logique de la question;

  3. certains affixes incorporants ont un correspondant formel et sémantique parmi ceux des affixes de modalité qui expriment une valeur aspectuelle.

La discussion s’est concentrée sur un nombre limité d’affixes, mais ces affixes sont les plus représentatifs du problème sémantique que nous avons abordé. En élargissant l’analyse aux autres éléments de la même classe, on devrait pouvoir dégager le réseau d’oppositions qui semble les relier.