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Introduction

Longtemps a prévalu l’idée que beaucoup des peuples habituellement étudiés par les anthropologues n’ont pas d’histoire à proprement parler, et qu’ils n’ont pas non plus de sens bien développé de l’histoire. Certains n’ont pas manqué d’étendre ces stéréotypes aux Inuit. Si ces postulats étaient corrects, nous pourrions considérer que l’exposition croissante des Inuit à l’éducation scolaire, aux ouvrages traitant d’histoire, et plus récemment encore aux sources primaires (archives etc.) les concernant, leur permet d’accéder au seuil d’un stade de conscience historique éclairée, et représente donc un progrès. Selon l’argument qui sous-tend les pages qui suivent, une telle manière de voir les choses est erronée. Les sens que les Inuit ont de l’histoire ne sont pas déficients, ils sont mal connus et mal compris. Les changements qui ont eu lieu dans ces visions de l’histoire, plus ou moins récemment selon les régions, ne consistent pas en l’apparition d’une manière de considérer l’histoire dont le principe soit correct dans l’absolu, là où précédemment il n’y avait rien ou presque de cela. Il s’agit plutôt d’un aspect des changements de visions du monde: d’historicités spécifiquement inuit, quelles qu’elles aient pu être, vers des variantes locales de compréhensions et de représentations de l’histoire qui sont fortement influencées par les traditions occidentales en la matière — et que l’on peut mettre en relation avec des processus comparables dans d’autres régions du globe en voie de décolonisation.

Ci-dessous, je commence par présenter des définitions de la notion d’historicité, qui la font apparaître comme un aspect des savoirs indigènes. Ensuite, afin de constituer une ligne de base qui permette d’évaluer les changements subséquents, je présente succinctement un certain nombre d’idées qui ont été émises à propos de ses manifestations chez les Inuit. Pour faciliter la mise en perspective dans l’évolution de la pensée anthropologique, je présente également des parallèles avec les idées émises à propos d’autres peuples étudiés par les anthropologues. Nos connaissances sur les historicités inuit sont en effet indissociables des cadres de pensée dans lesquels ces historicités ont été perçues, et sont aujourd’hui conçues. Puis je mentionne certains éléments qui peuvent entrer dans les comparaisons entre les historicités des Inuit contemporains dans deux des régions que ceux-ci habitent: le Nunavut et le Groenland de l’Ouest[1]. Dans la conclusion, je reprends enfin le thème de la préservation des savoirs, dans le domaine particulier de l’historicité.

L’historicité, au centre des systèmes de connaissance et des cultures

J’ai déjà utilisé des expressions telles que «sens de l’histoire», «visions de l’histoire» et «historicité». Il est temps de nous entendre sur une définition. «Conscience historique», une expression à laquelle j’ai également recouru ci-dessus, a le désavantage de masquer le fait que certaines représentations du passé ne sont pas nécessairement conscientes. Telles que je les utilise, ces expressions sont des équivalents approximatifs de ce que l’on a à l’occasion nommé, dans les publications concernant l’ethnohistoire, «folk history» (par ex. Carmack 1972: 239). Elles correspondent également à l’un des sens que l’on a donné à l’ethnohistoire — celui que Fogelson (1974) avait désigné, cum grano salis, comme «ethno-ethno-ethnohistoire» (cité dans Nabokov 2002: 21)[2]. Ohnuki-Tierney (1990: 4) a décrit l’historicité comme «the culturally patterned way or ways of experiencing and understanding […] [and] constructing and representing history», une définition compatible avec celle des «régimes d’historicité» empruntée par Laugrand (2003: 91 note 3) à Sahlins et à Hartog. Plus récemment, selon Hirsch et Stewart,

[…] "historicity" describes a human situation in flow, where versions of the past and future (of persons, collectives, and things) assume present form in relation to events, political needs, available cultural forms and emotional dispositions. […] Historicity in this sense is the manner in which persons operating under the constraints of social ideologies make sense of the past, while anticipating the future. […] Whereas "history" isolates the past, historicity focuses on the complex temporal nexus of past-present-future. Historicity, in our formulation, concerns the ongoing social production of accounts of pasts and futures.

Hirsch et Stewart 2005: 262

A cela on peut ajouter que les représentations liées à l’historicité peuvent s’exprimer de diverses manières, aussi bien parlées, écrites, dansées, que sous forme d’art ou d’artisanat, «lieux de mémoire», etc. Des définitions ci-dessus, il découle que l’historicité peut être considérée comme un aspect des «savoirs indigènes»[3], et même comme un aspect particulièrement central de ces savoirs, si l’on admet avec Sahlins (1985:155) que «culture is precisely the organization of the current situation in the terms of a past» ce qui donne un relief tout particulier à l’expression «[d]ifferent cultures, different historicities» (ibid.: x et chapitre 2).

(Mé-)connaissance des historicités inuit

Jusqu’à récemment, le thème des représentations inuit de l’histoire n’a que peu attiré l’attention des chercheurs; en conséquence, nous ne savons pas grand-chose à leur sujet. Ce n’est d’ailleurs même qu’au cours des dernières décennies que quelques ouvrages traitant de l’histoire des Inuit, ou de certains groupes parmi eux, sont parus, généralement sous la plume d’anthropologues (voir survol dans Csonka 2005, qui cite les articles de synthèse appropriés). Beaucoup de ces publications évoquent ce que Bernard Cohn dit d’autres régions soumises à la colonisation:

Anthropologists, in their study of others, encounter constructions by natives of pasts which do not fit the European idea of history as an objective, unmediated account of what happened. The first reaction of anthropologists to the fact that natives had other kinds of pasts than they did was to apply their own conception of ‘real events’ to statements that natives made about the past and to construct for them ‘objective’ histories about what ‘really’ happened.

Cohn 1990: 67-8

Comme Krech (1991: 353) l’avait remarqué, les ethnohistoriens «often display sensitivity to native culture and society, but seldom to native perspective». Dans ce type d’approche, les historicités indigènes sont, au mieux, subordonnées à celle de l’auteur. Par exemple: «While every historian recognizes the importance of understanding how events appeared to those who participated in them, this is for the most part a means to historical understanding rather than its end» (Washburn et Trigger 1996: 107). Au cours des quelques dernières années cependant, certains travaux ont contribué à intégrer la perspective des Inuit sur leur histoire (voir Csonka 2005: 44 sq.; à propos de préhistoire, voir Nicholas and Andrews 1999), en particulier au Canada où l’on a assisté à une «virtual exlosion of Inuit historiography in the last decade» (Grant 2001: 98).

On peut certainement revenir aux publications ethnographiques anciennes pour en extraire les précieuses indications qu’elles recèlent à propos des perceptions inuit de la temporalité et de l’histoire. En attendant que ces études soient entreprises, reprenons sommairement quelques-unes des idées qui ont été émises à ce propos.

(Dés-)intérêt des Inuit pour leur propre histoire?

Certains ont mentionné le manque d’intérêt et les connaissances limitées des Inuit à l’égard de leur propre histoire. Par exemple, dans un article révélant le sens historique aigu des Iñupiat d’Alaska, Burch (1991: 13) affirme: «Most of my colleagues still do not believe what Natives have to say about their own histories. ‘Narrative history’, ‘oral history’, ‘memory culture’ — these phrases commonly are used as pejoratives by many representatives of the social science disciplines in Alaska». Dans ce même article, ainsi que dans d’autres de ses écrits (par ex. Burch 1988, 1988a,1988b, 1996), cet auteur constate que l’intérêt pour l’histoire diffère fortement dans les deux populations inuit qu’il compare, les Iñupiat du nord de l’Alaska et les Inuit du Caribou de l’ouest de la baie d’Hudson. Selon lui, cet intérêt est particulièrement aigu chez les Iñupiat, et parmi eux, les sources sont évaluées en fonction de quatre critères: «factual accuracy, proper sequence of events, the amount of detail, and the manner of presentation, in that order of priority» (Burch 1988a: 9). Bien que l’affirmation d’Edward Weyer (1932: 3) selon laquelle «cultural sameness is strikingly characteristic» de tous les Inuit se vérifie à un certain niveau d’abstraction, elle ne rend pas bien compte des nuances régionales et temporelles des historicités inuit. Quant à Rasmussen, il avait bien noté que «the Eskimo folk tales are altogether unique and unlike the folklore of other primitive peoples. We find here graphic imagination and simple narrative skill combined with the greatest respect for historical fact». Burch (1988b: 92) qui le cite ajoute immédiatement que Rasmussen manqua de tirer parti de ce fait, et qu’il avait peu conscience de l’histoire inuit. L’observation que fait Burch plus haut de l’attitude de ses collègues s’inscrit parmi de nombreux exemples d’auteurs occidentaux prétendant que les peuples «primitifs» n’ont pas de notion de l’histoire (voir Sahlins 1985: 49-51). Lévi-Strauss en avait fourni une explication, fondant une distinction fréquemment reprise depuis — et qu’il vaut la peine de citer ici, car elle a parfois été mal comprise:

[L]a maladroite distinction entre les ‘peuples sans histoire’ et les autres pourrait avantageusement être remplacée par une distinction entre ce que nous appelions, pour les besoins de la cause, les sociétés ‘froides’ et les sociétés ‘chaudes’: les unes cherchant, grâce aux institutions qu’elles se donnent, à annuler de façon quasi automatique l’effet que les facteurs historiques pourraient avoir sur leur équilibre et leur continuité, les autres intériorisant résolument le devenir historique pour en faire le moteur de leur développement. […]

[I]l est aussi fastidieux qu’inutile d’entasser les arguments pour prouver que toute société est dans l’histoire et qu’elle change: c’est l’évidence même. Mais, en s’acharnant sur une démonstration superflue, on risque de méconnaître que les sociétés humaines réagissent de façons très différentes à cette commune condition: certaines l’acceptent de bon ou de mauvais gré et, par la conscience qu’elles en prennent, amplifient ses conséquences (pour elles-mêmes et pour les autres sociétés) dans d’énormes proportions; d’autres (que pour cette raison nous appelons primitives) veulent l’ignorer et tentent, avec une adresse que nous mésestimons, de rendre aussi permanents que possible des états, qu’elles considèrent ‘premiers’, de leur développement .

Lévi-Strauss 1962: 309-310

Le désintérêt des sociétés «froides» pour leur développement historique serait donc un choix délibéré plutôt qu’une déficience.

Appréhension inuit du temps

L’appréhension qu’ont les Inuit du temps (time reckoning) serait peu développée, et avant la colonisation d’ailleurs, la mesure du temps n’était pas quantifiée. Ici on dispose depuis longtemps d’excellentes observations ethnographiques sur le découpage de l’année en saisons (par ex. Boas 1888: 644), et plus récemment sur d’autres marqueurs du temps reconnus par les Inuit (par ex. MacDonald 1998: chapitre 7). On a aussi noté que dans leurs récits, les Inuit ont souvent d’autres priorités que le respect strict des séquences chronologiques (par ex. Laugrand 2003: 105-107; exemples parmi les Premières Nations du Yukon, Cruikshank 1990)[4]. Et sans établissement des séquences chronologiques, le type de causalité central dans l’histoire académique occidentale ne peut avoir cours. A ce propos cependant, comme le rappelle Clifford (1997: 338), «[i]t has been said that history is just an arrangement to make sure everything doesn’t happen at once. Chronology, history’s orderly ‘flow’, must be among its least intuitive devices».

Par ailleurs, on a remarqué la sophistication des systèmes inuit de repérage dans l’espace (par ex. Fortescue 1988), et l’excellente mémoire qu’ils gardent des lieux, des trajectoires, et des conditions environnementales (par ex. Aporta 2004; Collignon 2003; Laugrand 2003: 105-107; Nuttall 1992: chapitre 4). Les Inuit ne sont pas les seuls à avoir donné lieu à ce genre de commentaires: Lévi-Strauss (1962: 322) y avait fait allusion, citant un exemple chez les Aranda d’Australie; Rosaldo (1980) s’y est étendu à propos des Ilongot, et plus récemment, Nabokov (2002: chapitre 5) y consacre un chapitre de son excellent ouvrage sur les «American Indian ways of history» (pour d’autres approches contemporaines, voir Stewart et Strathern 2003). Dans ma reconstruction de l’histoire des Inuit du Caribou, qui s’appuyait sur des entrevues que j’ai réalisées à la fin des années 1980, j’ai souvent sollicité des informations géographiques, à partir desquelles je pouvais reconstituer des séquences chronologiques (Csonka 1995). De ce point de vue, on peut prétendre que pour beaucoup de peuples, y compris les Inuit, le paysage est l’histoire[5].

Oppositions oral-écrit et mythe-histoire

Les Inuit ne connaissaient pas l’écriture. Leur mémoire sociale s’exprimait plutôt à travers l’oralité (et éventuellement d’autres voies), qui s’inscrit dans une logique toute autre que celle de l’écrit. Cette problématique dépasse de loin le monde inuit, et a donné lieu à une abondante littérature. La plupart du temps, les caractéristiques de l’oralité ont été considérées comme des facteurs limitant le potentiel historique (au sens sur lequel les spécialistes occidentaux s’étaient mis d’accord) des connaissances transmises. La transmission orale mène à la mythification autant sinon plus qu’à l’historicisation, les deux aspects étant difficiles à démêler. «Traditionalists among Native peoples, including some Inuit, may well take the view ‘that all traditional narratives are considered to be about real events and things, to be true. Purely fictitious narratives do not seem to exist’», écrit Damas (1998: 71), citant Nungak et Arima. Il ajoute immédiatement que «the researcher, however, must sort through depictions of dwarfs, giants, and individuals who shift between animal and human forms in searching for factual material. That such a search can prove fruitful is seen in at least two legendary accounts which can be verified by other lines of evidence», celui des Tuniit, et la migration d’Inuit d’Iglulik vers Thule au 19e siècle[6].

On a tenté de classer la tradition orale inuit en catégories de temporalité, mais ces classifications ne peuvent être affinées au-delà de distinctions de base[7]. La classification des temporalités de la narration inuit peut d’ailleurs aussi se fonder sur le critère de proximité aux faits rapportés: de ceux dont le narrateur a été personnellement témoin, à ceux qu’aucune des personnes qu’il connaît n’a observés, en passant par les témoignages de personnes dignes de confiance (Csonka 1995: 18-19; Laugrand 2003: 104; Oosten et Laugrand 1999: 6-11).

Une autre caractéristique des témoignages inuit que l’on a relevée est la réticence face à la généralisation (Laugrand 2003: 104-5), et une préférence pour la mémoire autobiographique et les histoires de vie (voir les excellents articles de Trudel 1999, 2003)[8]. Il se pourrait que les Inuit partagent cette caractéristique avec d’autres peuples pratiquant la chasse et la cueillette:

This respect for specifics, this unwilingness to generalize prematurely or to assert egoistically, has clearly been a habit of mind favored by selection pressure.

This habit is expressed unmistakably in oral forms such as folktales, where the interest is in characters’ responses to detailed environmental and social situations rather than in general rules. Not one story is told, but many, and the ‘truth’ of what is believed lies somewhere in the dialogue among them all.

Biesele 1986: 164

On a souvent opposé mythe et histoire en analogie à l’opposition entre oralité et écriture, soulignant l’incommensurabilité de ces catégories. Or, il ne s’agit pas nécessairement d’extraire l’histoire (les «faits», la «réalité») du mythe, comme on a essayé de le faire, mais peut-être plutôt d’admettre que l’histoire ressortit aussi à la catégorie du mythe. Morantz (2001: 66) rappelle que selon certaines opinions contemporaines post-modernes, «history functions as ‘cultural myth’». Et Clifford de renchérir:

The line between myth and history can no longer be drawn along a border between Western and non-Western epistemologies. And in the wake of growing arguments over the cultural and political location of historical narratives, it becomes harder and harder to sustain a unified, inclusive historical consciousness capable of sorting and reconciling divergent experiences.

Clifford 1997: 320

Avec la diffusion des points de vue post-modernes, réflexifs et relativistes, il est mieux admis qu’il n’existe peut-être pas de solution de continuité qualitative entre les conceptions inuit de l’histoire, et l’histoire des Inuit racontée selon les critères habituels des historiens occidentaux.

Critères de crédibilité et de pertinence des récits

Les critères de crédibilité, de fiabilité et de pertinence des récits peuvent s’avérer déroutants du point de vue des canons de l’histoire professionnelle occidentale. Selon la formulation de Laugrand (2003: 109), «la véracité d’une déclaration découle davantage de l’autorité d’un aîné que d’un rapport de conformité avec le réel», et la pensée mythique prévaut au détriment de la logique cartésienne. Au jour le jour, on accorde le plus de crédibilité aux témoignages oculaires de personnes considérées comme fiables. La validité des mythes prime cependant celle d’autres genres, alors pourtant que ces mythes évoluent en fonction des exigences fluctuantes des présents qui se succèdent (pour les Inuit, voir Sonne 1990). De telles évaluations doivent cependant être tempérées par ce que Burch (1988a: 9) nous disait des critères de crédibilité des récits en vigueur parmi les Iñupiat: exactitude des faits, correction des séquences d’événements, abondance du détail, et présentation.

Mandat «présentiste» des représentations du passé

Les représentations inuit du passé ont un mandat «présentiste»[9]. «Comme les autres savoirs, les connaissances historiques des Inuit ne prennent sens qu’en fonction des exigences du présent», rappelle Laugrand (2003: 108), qui le prouve en montrant que la conscience historique naissante des Inuit du Nunavut naît «des exigences du présent» (ibid.: 102; pour des considérations semblables à propos du Groenland de l’Ouest au 19e siècle, voir Thomsen 1998: 28). On a souvent considéré cet aspect comme disqualificatoire par rapport à l’histoire «objective» des professionnels occidentaux. Il fait pourtant, et nécessairement, partie intégrante des travaux de ces derniers. «Une histoire vraiment totale se neutraliserait elle-même: son produit serait égal à zéro. […] L’histoire n’est donc jamais l’histoire, mais l’histoire-pour. Partiale même si elle se défend de l’être, elle demeure inévitablement partielle, ce qui est encore un mode de la partialité» (Lévi-Strauss 1962: 341).

Voici donc présentés très succinctement quelques-uns des aspects des sens inuit de la temporalité et de l’histoire, tels que les publications spécialisées les ont fait paraître. Les éléments ci-dessus sont distingués pour les besoins de la présentation, mais il va de soi qu’ils sont tous liés les uns aux autres. Il s’agissait uniquement d’esquisser une «ligne zéro» à partir de laquelle on puisse mesurer les évolutions et les divergences subséquentes.

Historicités divergentes au Groenland de l’Ouest et au Nunavut

Les Inuit du Canada et du Groenland sont les descendants de porteurs de la culture de Thulé qui, il y environ un millénaire, ont commencé à se répandre vers l’est à partir du nord de l’Alaska, en direction du Canada puis du Groenland. C’est à cette migration relativement récente que l’on peut attribuer l’homogénéité biologique, culturelle et linguistique de tous les Inuit aujourd’hui. Les évolutions historiques et politiques divergentes des derniers siècles, en particulier la durée et l’intensité du contact, et les formes de colonisation, expliquent les différences que l’on observe entre les Inuit de différentes régions aujourd’hui.

Le Groenland de l’Ouest (voir note 1) fut l’une des premières régions inuit à être intensivement colonisée et christianisée, dès l’arrivée du pasteur Hans Egede en 1721. L’île, de protectorat, devint province du Royaume du Danemark en 1953, puis obtint le Home Rule en 1979. Le gouvernement groenlandais aspire actuellement à une indépendance plus grande, tout en maintenant certains des bénéfices de l’association au Royaume. Dans les régions du Canada qui allaient devenir le Territoire du Nunavut, par contre, les contacts avec les Blancs furent plus tardifs, et demeurèrent longtemps bien moins intenses qu’au Groenland. Dans cet énorme territoire, il y eut bien sûr d’importantes variations en la matière. En contraste avec les politiques danoises au Groenland, l’attitude des autorités canadiennes envers les Inuit, jusque vers les années 1950, fut empreinte de laissez-faire (Damas 1996, 2002). Après quelques décennies de politique paternaliste de l’État social, les Inuit parvinrent à obtenir, en 1999, la création du Nunavut, une entité politique et territoriale où ils représentent la majorité de la population.

Quelles qu’aient pu être les historicités des Inuit au début de la colonisation, on constate aujourd’hui, au Nunavut et au Groenland de l’Ouest, des divergences entre elles. En simplifiant, on peut les concevoir sous plusieurs aspects, qui sont bien sûr liés entre eux:

  1. comme différents stades le long d’une même transition de l’essentiellement oral à l’essentiellement écrit, et de la conception inuit de l’histoire à une conception hybride, influencée par les traditions occidentales;

  2. comme différents stades, ou différentes formes, de la construction d’une identité commune, ethnique ou nationale — qui concrétise le lien important entre historicité, ethnicité et identité;

  3. comme des divergences parmi celles qui ont commencé à apparaître dès que les populations thuléennes ont été séparées géographiquement, après la (ou les) migration(s) du début du deuxième millénaire, et particulièrement parmi celles qui sont survenues pendant la période de colonisation.

Il va de soi que la notion de «stades», et celle d’évolution linéaire qu’elle évoque, ne peut être utile que dans la mesure où elle est considérée avec toute la prudence nécessaire.

Transition de la prédominance de l’oral à celle de l’écrit

[P]rinted communication has fostered profoundly different personality structures from the ones common to the oral world. Havelock describes the moment, about 700-650 B.C., when the Homeric epics were committed to paper as ‘a thunder-clap in human history’ […]. It formed a kind of watershed dividing forever the face-to-face, socially interdependent, participatory world of oral communication from the increasingly isolated, abstract experience of alphabetic cultures. Knowledge and custom as performed and created together orally gave way to individual and often silent contemplation of texts and rules.

Biesele 1986: 163-164

Cette transition que la civilisation occidentale a vécue il y a plusieurs millénaires, les Inuit y ont été confrontés relativement récemment. A partir de 1721, «[w]hen Greenland was colonized, Greenlandic became a written language. By the middle of the 19th century, the language was standardized and the majority of the population was reported to know how to read» (Langgård 2005: 1184; ces lignes se rapportent au Groenland de l’Ouest seulement, voir note 1). «[S]ince the last decades of the 19th century, they also created a Greenlandic written literature (now comprising 250-300 volumes of novels, poems, short stories, and plays), which has been an important part of the Greenlandic nation-building process» (ibid.). Au Groenland cependant, les traditions écrite et orale suivent des voies en grande partie distinctes. Thisted (2002) s’est demandée pourquoi les Groenlandais qui ont dicté leurs mythes et légendes à Rink (1866-1871) au milieu du 19e siècle, n’ont pas pris l’initiative, alors qu’ils étaient parfaitement en mesure de le faire, de les coucher eux-mêmes sur le papier. Elle répond que les besoins de ces conteurs, immergés dans la «culture de la chasse», étaient parfaitement comblés par les narratifs traditionnels et les récits chrétiens. Elle ajoute que ceux qui ont fondé la littérature groenlandaise moderne ne vivaient pas la vie de chasseur, mais étaient liés à l’administration et aux missions (ibid.: 119). «Tard dans le vingtième siècle, la tradition orale persiste comme une sorte de ‘culture populaire’, à côté de la culture écrite plus élitiste, et au Groenland également la tradition orale est connotée comme ‘noble’ et ‘primitive’, alors que l’écrit est considéré comme quelque-chose d’extérieur, de supplémentaire — en même temps que c’est la culture écrite, en particulier danoise, qui impose l’ordre du jour» (ibid.: 120, ma traduction; italiques dans l’original)[10].

Au Nunavut, l’écriture (en syllabique) a été introduite il y a plus d’un siècle, et elle s’est répandue rapidement (Dorais 1996: 184; Oosten et Laugrand 1999: 8). En 1925, la plupart des Inuit de l’est de l’actuel Nunavut pouvaient lire et écrire en syllabique, bien que très peu d’entre eux aient fréquenté une école (Dorais 1996: 185). Dans bien des régions du Nunavut, l’école publique n’a été introduite que dans les années 1950. Il n’y a pas encore au Nunavut de tradition d’écriture littéraire comparable à celle du Groenland de l’Ouest (Dorais 1996: chapitre 7). Au cours des dernières décennies, des Inuit du Nunavut ont recouru à l’écriture pour fixer, par exemple, les connaissances et les souvenirs autobiographiques d’aînés. Selon Laugrand (2003: 101), bien qu’ils ne remettent pas en cause l’usage de l’écrit, «de nombreux Inuit craignent que ce mode d’expression ne leur fasse perdre la parole et bouleverse les mécanismes mêmes de leur mémoire sélective. Si les jeunes générations se montrent moins sensibles à ces dangers, c’est qu’elles redoutent, quant à elles, la disparition des aînés et des savoirs». A propos de mythes, et pour faire pendant à ce que nous venons de voir à propos du Groenland, notons également que:

Sixty years after Rasmussen pointed out that Inuit tales were never intended to be read, contemporary Inuit like R. Attituq Qitusalik still stress that Inuit stories, when written down, generally make no sense. Such a statement could appear exaggerated, but it clearly shows that even if Inuit fully adopted a writing system, they still believe that myths are endowed with an internal vitality. As such, they only belong to orality. These myths still appear as a privileged means of conveying Inuit knowledge and values and thus are meaningless if removed from their temporal, social, and spiritual contexts.

Laugrand 2005b: 1348

La réticence des Inuit du Canada par rapport à l’écrit a été remarquée par d’autres, dans différents domaines. Par exemple, au moment de présenter les résultats d’un récent projet de documentation de connaissances inuit (IQ), «Elders and hunters emphasized the importance of sharing IQ through non-written means» (Thorpe et al. 2002: 211). On a également noté que l’historicité des Inuit du Canada s’exprime plus volontiers au travers de photographies, films, expositions de musée, cd-rom, sites Internet, etc. (voir Csonka 2005: 48). Etant donnés le développement rapide de nouvelles technologies multimédia et la remise en question en Occident de la suprématie de l’histoire académique, on peut se demander si les Inuit du Nunavut parviendront, au moins en partie, à contourner l’écrit comme mode d’expression privilégié de la connaissance historique, et ainsi à ne pas reproduire le développement qu’a suivi le Groenland en la matière.

Avènement d’une conscience historique et construction d’une identité ethnique ou nationale commune

Dans ce domaine également, et tout en gardant à l’esprit ce que ce schéma peut avoir de réducteur, on peut évoquer des différences entre stades de colonisation, puis de décolonisation. La littérature groenlandaise a, dès ses débuts au cours de la seconde moitié du 19e siècle, été mise au service de l’éveil d’une conscience ethnique et nationale. Selon Langgård (1998), une conscience ethnique (ouest-)groenlandaise existait déjà lorsque Atuagagdliutit, le premier journal du pays, fut créé en 1861. Cette conscience avait été formée par des contacts antérieurs avec d’autres peuples, et la construction d’une identité ethnique, puis nationale, fut influencée par les Danois depuis leur arrivée au Groenland en 1721 (Langgård 1998; Thomsen 1998). Vers la fin du 19e siècle et le début du 20e, «Greenlandic literature evolved into a socio-political utility literature with strong religious and moral features, which served to reinforce nation-building» (Langgård 1998: 98). A côté de romans historiques, des Groenlandais ont également écrit des manuels d’histoire inspirés des modèles occidentaux (Kleivan 1991). Comme Kleivan (ibid.: 251) le remarque, un certain nombre d’ouvrages traitant de l’histoire du Groenland, publiés depuis l’introduction du Home Rule en 1979, ont tenté d’inclure plus de sources historiques émanant de Groenlandais — mais de telles sources sont bien moins abondantes que celles écrites par des Danois. Deux tomes d’une «Histoire des Groenlandais», écrite par des Groenlandais dans leur propre langue, couvrant les périodes des origines à 1925, et de 1925 à 1953, sont parus respectivement en 1987 et 1999 (Petersen 1987; Petersen et al. 1999). A en juger à la lecture de la version danoise du premier tome (1991), cette histoire ne s’écarte pas autant qu’on aurait pu s’y attendre de versions «extérieures» de l’histoire du pays. En particulier, les efforts du groupe de rédaction pour inclure des points de vues locaux n’ont pas eu le succès escompté (Kleivan 1991: 254).

L’article de Laugrand (2003) que j’ai déjà abondamment cité démontre que le sentiment de partager une identité — et peut-être une histoire — communes, n’a émergé que récemment au Nunavut, en relation avec l’évolution politique. L’auteur qualifie cette émergence de «réchauffement», certainement par allusion à la distinction établie par Lévi-Strauss (cité plus haut)  entre sociétés «chaudes» et «froides» (l’on n’a probablement pas encore mesuré toutes les conséquences d’un tel «réchauffement», qui comme le changement climatique tant débattu, pourrait fort bien entraîner des développements non-linéaires et s’avérer irréversible). Quoi qu’il en soit, Laugrand montre également que cette nouvelle conscience historique est balbutiante, que la mémoire des aînés «est portée à demeurer autobiographique, relationnelle, fragmentée et non-linéaire» (ibid.: 110), et que même si les jeunes «se sentent plus à l’aise que les aînés pour participer aux discours historiques promus par les Qallunaat», ils «restent attachés à un temps lent, long et plutôt cyclique» (ibid.: 111; voir note 4 du présent article).

Autres différences régionales

Comme nous l’avons vu, la littérature est au Groenland un moyen privilégié de construction de l’identité nationale, ainsi que d’une histoire fédérant cette identité — sous forme romanesque autant sinon plus que sous forme académique. Les musées, national et communaux, ainsi que les archives nationales, qui se sont fortement développés depuis l’émergence du Home Rule, participent aussi à l’émergence d’une historicité de type moderne. Les histoires groenlandaise, danoise, nordique, européenne et mondiale sont enseignées à l’école primaire comme à l'école secondaire. L’histoire a d’ailleurs été enseignée dès 1854 au Séminaire pédagogique du Groenland, et dès 1853 dans l’établissement d’éducation morave, tous deux à Nuuk (alors Godthåb; Kleivan 1991: 237). Il existe de bons manuels d’histoire groenlandaise en groenlandais et en danois. Ilisimatusarfik, l’Université du Groenland, forme dans son Département d’histoire culturelle et sociale des enseignants en histoire au niveau secondaire, ainsi que des historiens professionnels. Fait notable, l’essentiel de l’enseignement s’y partage entre l’anthropologie et l’histoire.

Les priorités apparaissent différentes au Nunavut. L’histoire orale y occupe actuellement une place importante (voir Csonka 2005: 44-46), bien plus qu’au Groenland. Les notions d’IndigenousKnowledge (IK), de Traditional Ecological Knowledge (TEK) et d’Inuit Qaujimajatuqangit (IQ; voir références dans Oosten et Laugrand 2002: 22-25, et Wenzel 2004) y tiennent une grande place dans les débats, tant académiques que politiques. Ceci n’est pas le cas au Groenland: on y évite la référence ethnique et culturelle, pour parler de «connaissance des usagers» (brugers viden), et même si l’histoire orale y est pratiquée, elle n’y a de loin pas la même importance qu’au Nunavut aujourd’hui. Autre concept fondamental au Nunavut, mais inconnu au Groenland: celui d’Aîné. Laugrand (2005a) y a récemment consacré un article d’encyclopédie, mais malgré qu’il étende ce que recouvre le concept «throughout the Arctic», il trouve bien peu à dire sur le rôle des aînés au Groenland (ibid.: 552) — et pour cause. Il est bien possible qu’au début de la colonisation, un respect particulier envers les aînés ait caractérisé les Inuit du Groenland comme ceux d’autres régions. Mais comme le montre Langgård (2003: 139-142), au début du 20e siècle déjà, la société groenlandaise admettait d’être guidée par des personnes jeunes ou dans la force de l’âge, plutôt que par des aînés. Le mot désignant les ancêtres est le même, orthographié sivulliq au Nunavut et siuleq au Groenland, et il signifie littéralement «celui/celle qui est en avant», mais les connotations qui y sont associées diffèrent. Le concept de siuleq demeure symboliquement chargé au Groenland, mais cela n’empêche pas les adultes d’y prendre la direction de la société dès un âge parfois jeune. Siumukarneq[11], le concept de progrès, en groenlandais, repose sur la même racine que celui de d’ancêtre, mais apparemment seule l’étymologie continue à rappeler la proximité des deux notions.

Les membres du comité de direction inuit encadrant le travail des compilateurs du récent Uqalurait: An Oral History of Nunavut (Bennett et Rowley 2004) le présentent comme ressortissant aux «Inuit Qaujimajatuqangit […,] knowledge that has been passed on to us by our ancestors, things that we have always known, things crucial to our survival» (Evaloardjuk et al. 2004: xxi)[12]. Le sous-titre du livre paraît quelque peu trompeur, ainsi que le note McGhee (2005: 35) dans son compte rendu du livre; mais on peut aussi considérer qu’il révèle une historicité particulière, différente de la nôtre. Dans leur introduction, les compilateurs expliquent bien, en effet, que le point de vue adopté se situe hors du temps, que l’intention était de décrire un mode de vie inuit immémorial, avant que l’influence des Blancs ne se fasse sentir, mais qu’en pratique les citations d’aînés qui forment l’essentiel du texte se rapportent pour la plupart à la période située entre la fin du 19e siècle et le début du 20e (Bennett et Rowley 2004: xxvi-xxvii). Comme le volume est destiné par son comité directeur aux résidents, élèves et enseignants du Nunavut, on pourrait le considérer comme un équivalent approximatif des manuels d’histoire groenlandaise écrits par des Groenlandais. Des analyses de contenu suivies de comparaisons (qu’il n’est pas dans mon intention d’entreprendre ici) illustreraient fort bien les différences d’historicités dans les deux régions aujourd’hui, ainsi que les quelques points que je mentionne dans le paragraphe précédent.

Laugrand (2003) montre que depuis la création du Nunavut, plusieurs «régimes d’historicité» semblent y coexister. L’avènement du nouveau régime politique y induit des besoins nouveaux, tel que celui de construire une identité ethnique commune — c’est un effet de période; mais les aînés n’embrassent pas les nouveaux besoins de la même manière que les plus jeunes, d’où un effet concomitant de cohortes. Il se pourrait donc bien que l’on se trouve dans une période de transition au terme de laquelle l’un des «régimes» s’estompera au profit de l’autre — évidemment celui des plus jeunes. Laugrand (2003: 110-111) rappelle aussi judicieusement que capacité d’oubli et capacité d’adaptation vont de pair, ce que Candau (1996: chapitre 5) avait déjà suggéré à propos de l’Europe, malgré le «devoir de mémoire» qui tiendrait tant au coeur des historicités occidentales.

Conclusions

L’étude systématique des historicités inuit n’a que récemment attiré l’attention des chercheurs — dans certaines régions. Par de patientes reconstructions, on parviendra peut-être à en savoir plus sur leurs caractéristiques au début de la période de colonisation. Comme d’autres savoirs (voir Krupnik et Vakhtin 1997), les historicités inuit contemporaines sont hybrides, et les combinaisons varient d’une région à l’autre. On peut concevoir les différences en la matière entre le Groenland de l’Ouest et le Nunavut comme résultant de développements historiques divergents, mais aussi comme reflétant des «stades» de l’histoire (post-)coloniale. La notion de «stades» doit être manipulée avec toute la prudence nécessaire; en particulier, je ne prétends d’aucune manière que l’histoire (post-)coloniale correspond à une évolution unilinéaire — ce n’est certainement pas le cas lorsqu’on compare le Groenland et le Nunavut. Toutefois, dans le domaine des historicités comme dans d’autres, on constate des changements dans les savoirs. Certains aspects de ces changements sont soumis à des tendances observées ailleurs également, tendances qui incluent des retours partiels à une «tradition» plus ancienne, moins influencée par les modèles occidentaux. Mais cette «tradition» se voit invoquée pour les besoins d’un présent qui domine les représentations (par ex. Csonka et Schweitzer 2004: 50). Plutôt que comme retour au passé, il faut considérer ces invocations de la tradition comme des manifestations de l’«indigénisation de la modernité» (Sahlins 1999: i, xx) — et en ce sens, on peut évoquer la notion de préservation, voire plutôt de «renversement» des transformations des connaissances[13].