Article body

L'Arctique canadien, on l'oublie souvent, doit une bonne partie de son visage actuel aux militaires de divers acabits qui y ont séjourné au cours de périodes plus ou moins longues depuis une soixantaine d'années. En plus d'avoir marqué directement le territoire et ses habitants, cette présence de Qallunaat fut à l'origine de l'implication croissante, à partir des années 1940, du gouvernement canadien, qui dut mettre un terme au laisser-aller caractérisant jusqu'alors ses politiques arctiques. La présence des militaires américains au cours de la Deuxième Guerre — des observateurs étrangers en sol canadien — compte parmi les éléments déclencheurs de cet éveil, puisqu'elle révéla au monde les conditions sociales dans lesquelles les habitants de l'Arctique canadien vivaient (famines, épidémies, etc.). Le travail entrepris par Mélanie Gagnon nous permet de jeter un coup d'oeil sur cette présence militaire qui allait mettre en marche le développement et l'ouverture du Nord et qui entraîna de multiples changements pour les Inuit peuplant le sud de l'île de Baffin. En plus de traiter du développement des activités militaires à Iqaluit, l'ouvrage aborde des sujets tels que les relations entre les Qallunaat et les Inuit, la découverte inuit de la culture militaire américaine, les mutations sociales et culturelles entraînées par cette présence (sédentarité, travail salarié), etc.

Construit autour de recherches ethnohistoriques menées par Gagnon dans le cadre d'un mémoire de maîtrise (Gagnon 1999) et enrichies par des entrevues additionnelles, Inuit recollections on the military presence in Iqaluit est à la fois un moyen de retourner les résultats d'une enquête de terrain à ses participants inuit et une façon de faire connaître aux lecteurs les perspectives inuit sur cette vague de changements marquants pour l'Arctique de l'est canadien, qui fut provoquée par le climat politique explosif des années 1940. S'il s'inscrit dans la même collection que Reprensenting Tuurngait, la première publication de la série Memory and History in Nunavut, l'ouvrage de Gagnon se distingue de ce dernier puisqu'il est principalement composé des témoignages d'acteurs inuit ayant pris part à divers degrés à la vie de la base militaire de Frobisher Bay, donnant ainsi une plus large place à la mémoire qu'à l'histoire; au total, 34 personnes (33 Inuit et 1 Blanc) furent interviewées à propos des premiers moments d'Iqaluit. L'ouvrage fait aussi appel ponctuellement à des encadrés qui viennent illustrer ou compléter, à partir de données d'archives, les souvenirs des Inuit. De plus, on retrouve plusieurs photos d'époque, qui donnent une autre dimension aux récits. À cela s'ajoute une introduction d'une dizaine de pages. Elle permet de replacer les extraits d'entrevues présentés dans le contexte des tensions qui marquèrent le monde au cours de la Deuxième Guerre et de la période de guerre froide qui suivit; les projets militaires arctiques de la période couverte y sont décrits dans leurs grandes lignes. Néanmoins, les données d'archives et de sources écrites ne représentent qu'une infime portion de l'ouvrage, ce que certains lecteurs pourraient reprocher. Mais le projet de Gagnon est clair: il s'agit de présenter une perspective différente et peu connue sur la question. Aussi, on assiste au renversement de la définition classique de l'ethnohistoire, celle-ci tendant à n'utiliser les sources orales que pour illustrer ce que les sources écrites mentionnent.

Plutôt que de livrer au lecteur les 34 entrevues en entier, l'auteure a choisi de découper celles-ci en chapitres thématiques. Le principe rassembleur tourne surtout autour des différentes phases du développement de la présence militaire et des infrastructures correspondantes: Crystal II Weather Station, Upper base, Lower base, Hudson's Bay Company Post, etc. D'autres thèmes ou événements sont l'objet de chapitres entiers: la présence de soldats afro-américains, les emplois à la base, les débuts de la guerre, etc. Malgré l'effacement d'une part du contexte original des propos à travers la dissection des récits suivant certains thèmes, les extraits d'entretiens conservent une partie de leur sens premier puisque l'auteure inclut les questions qui ont motivé ces récits. De plus, les locuteurs de l'inuktitut ont accès à des propos moins altérés puisque l'ouvrage est construit sur le mode recto inuktitut, verso anglais.

Conçu principalement pour des lecteurs inuit et un public non-universitaire, Inuit recollections on the military presence in Iqaluit présente aussi un intérêt pour les chercheurs puisqu'il ne se limite pas aux récits. En effet, en conclusion de l'ouvrage, Gagnon prend la parole et lance des pistes de réflexion diverses à propos de la mémoire inuit et des récits récoltés. Elle tente aussi une confrontation entre des éléments des perspectives inuit et occidentales sur les événements relatés. À ce sujet, la chercheure aborde une question fort importante lorsqu'elle mentionne son hésitation à inclure dans l'ouvrage des passages qui ne semblent pas acceptables dans la version occidentale de l'histoire (ceux à propos de prisonniers allemands à Kimmirut, entre autres). Ce faisant, Gagnon nous ramène au débat qui existe depuis longtemps à propos de la véracité de l'information obtenue par le biais de l'histoire orale. Burch (1991) a mentionné l'importance de ne pas rejeter d'emblée des propos qui contredisent les connaissances acquises, puisque ces données historiques dérangeantes peuvent permettre de rectifier des erreurs dans nos connaissances. Par ailleurs, comme le fait remarquer Gagnon, ces inadéquations entre les différentes perspectives nous permettent d'en apprendre plus sur les représentations et la mémoire inuit. De plus, dans le cadre d'une recherche menée selon une approche anthropologique, les notions de vérité et de véracité méritent d'être dépassées, sans quoi on ne s'intéresse pas vraiment aux perspectives différentes de l'histoire. Comme le mentionnait Fontana autour de cette question, “[t]o the anthropologist concerned with folk histories, the truth or untruth of oral traditions is irrelevant. What is relevant is that someone else defines truth differently and sees history in a different way” (Fontana 1969: 370).

Toujours dans la conclusion, Gagnon souligne le rôle actif que les souvenirs des aînés donnent aux Inuit dans l'établissement de la base de Frobisher Bay, alors que les archives et les documents écrits décrivent leurs actions dans des termes passifs, marquant encore ici une confrontation entre les deux points de vue. Cette remarque rappelle aussi que les récits de mémoire — il ne s'agit pas là d'une spécificité de la mémoire inuit — se construisent de manière à créer une certaine image du narrateur, une image cohérente et satisfaisante. Gagnon relève aussi quelques particularités de la construction inuit de la mémoire: le caractère personnel des souvenirs et l'importance attachée à l'expérience des événements remémorés, la perception positive généralisée de la présence des militaires américains, la préférence pour des histoires plutôt que pour une histoire. Si cette partie est brève par rapport à l'ensemble du volume, les observations et les réflexions exposées fournissent des axes pour pousser plus loin les recherches. On constate d'ailleurs que les deux parties de l'ouvrage demeurent bien distinctes (mémoires organisées thématiquement d'un côté et réflexions de la chercheure de l'autre), ce qui constitue une invitation — aussi lancée par l'auteure — à réutiliser ces données pour mener d'autres analyses ou donner d'autres lectures des histoires inuit présentées ici.

En conclusion, on pourrait dire de cet ouvrage qu'il s'inscrit avec justesse dans la collection Memory and History in Nunavut puisque, d'une part, il dresse un portrait local des impacts de la militarisation de l'Arctique et que, d'autre part, il fournit une occasion d'explorer la construction culturelle de la mémoire par les Inuit, un champ de recherche encore en développement.