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Introduction

[…] la science n’est qu’un savoir en devenir, destiné à être sans cesse remis en question. C’est sa faiblesse autant que sa grandeur. Sans cela elle ne serait qu’une religion de plus (et il y en a déjà bien assez comme ça).

Fischetti 2015: 6

Il y a environ 4500 ans, les premières populations humaines se sont établies dans l’Arctique de l’Est. Les archéologues les associent à la culture prédorsétienne (avec ses variantes Indépendance I et Saqqaq dans le Haut-Arctique et au Groenland). Vers 800 à 400 av. J.-C., on assiste à des transformations dans les vestiges archéologiques qui ont été interprétées comme reflétant une période de transition d’où émergera la culture dorsétienne (Fitzhugh 1976; Helmer 1994; Maxwell 1985; McGhee 1996; Nagy 2000a; Schledermann 1990; Taylor 1968). Au Labrador et à Terre-Neuve, les changements culturels de cette période font partie du Groswater. Cette culture est datée de 2900 à 2200 AA[1] au Labrador (Fitzhugh 2002: 136) et de 2990 à 1820 cal AA[2] à Terre-Neuve (Renouf 2011: 3; Ryan 2011: 93). Elle se caractérise par des styles d’artéfacts lithiques spécifiques[3] que l’on retrouve aussi dans la région de Salluit (Desrosiers 2009), la baie d’Ungava (Gendron 1999, Plumet 1994) et à Blanc-Sablon dans la Basse-Côte-Nord du Québec (Pintal 1994).

Cette période de transition présume une continuité culturelle entre le Prédorsétien et le Dorsétien. Pour être démontrable, elle implique des éléments culturels qui se sont développés au Prédorsétien et d’autres qui ont émergé durant une période de transformations (Nagy 1994). Toutefois, elle ne fait pas l’unanimité. Tuck et Ramsden (1990)[4] ainsi que Gendron et Pinard (2000) ne sont pas d’accord avec l’idée d’une transition et interprètent le Dorsétien ancien (et ses variantes Indépendance II au Groenland et Groswater au Labrador) comme du Prédorsétien récent. Pour les archéologues travaillant au Labrador et à Terre-Neuve, le Groswater est une culture reliée au Prédorsétien récent (p. ex., Tuck et Fitzhugh 1986) adaptée à la chasse au phoque du Groenland (LeBlanc 2000). Même si Renouf (1994) avait initialement décrit des sites de Port au Choix comme étant transitionnels, elle s’est ravisée en écrivant que « l’occupation du Groswater à Terre-Neuve n’est pas de nature transitionnelle, il s’agirait plutôt d’une présence vigoureuse pendant plus de 1000 ans » (Renouf 2011: 11, ma traduction). D’après Fitzhugh (2002: 136), qui avait initialement défini le Groswater comme étant une variante du Dorsétien (Fitzhugh 1972), il ne serait pas l’ancêtre de la culture dorsétienne du Labrador puisqu’il continue d’exister lorsque cette dernière y fait son apparition (voir aussi Ramsden et Tuck 2001).

Certains archéologues pensent que les vestiges dorsétiens ne reflètent pas une continuité culturelle avec le Prédorsétien mais plutôt une colonisation venant de l’ouest. Fitzhugh (2002: 160) émet l’hypothèse que cette nouvelle population venait de la Sibérie ou de l’Alaska et qu’elle a laissé des traces aux sites Lagoon (île Banks, Arnold 1980) et Crane (Cap Bathurst, Le Blanc 1994) dans l’ouest de l’Arctique canadien. Savelle et Dyke (2014) l’associent à la culture Norton de l’Alaska. Toutefois, de récentes analyses de 169 ossements humains provenant de nombreux sites archéologiques de l’Arctique ont démontré que les Prédorsétiens et les Dorsétiens partageaient le même ADN, ces derniers étant bien les descendants des premiers, et que ces populations ne se sont pas mélangées à d’autres (Raghavan et al. 2014).

Du côté du Groenland, Jensen (2006b: 179) nie l’existence de collections lithiques « transitionnelles » et associe la culture dorsétienne de Qeqertarssuup Tunua à une immigration autour de 800 cal av. J.-C. provenant probablement du nord du Groenland à partir du détroit de Sound à l’est de l’île d’Ellesmere dans le Haut-Arctique canadien. Il souligne que ni les structures d’habitation ni les types d’outils lithiques ne permettent de distinguer les phases Indépendance II et Dorset I du Groenland qui feraient plutôt partie du Dorsétien (Jensen 2006a: 84). Grønnow et Sørensen (2006: 64) nient aussi l’existence d’une période de transition après avoir réévalué les inventaires de 11 sites du Haut-Arctique décrits par Schledermann (1990: 127-173). De plus, ils rassemblent l’Indépendance II et le Dorsétien I sous le terme « Dorsétien groenlandais » car leurs chaînes opératoires seraient identiques (Grønnow et Sørensen 2006: 61).

Dans le cas du Nunavik, la présence d’artéfacts en quartzite de Ramah[5] (du Labrador) à la baie du Diana a amené Plumet (1981) à envisager que le peuplement paléoesquimau de l’Ungava occidental se serait effectué à partir du Labrador. Suite à la découverte d’artéfacts du Groswater dans divers sites de l’Ungava, cette hypothèse a été soutenue par des archéologues qui associent cette culture au Prédorsétien récent (Gendron et Pinard 2000; Gendron 2007: 25; Institut culturel Avataq 2015). Selon Gendron (2007: 25-26), après un premier peuplement par les Prédorsétiens, de nouveaux groupes associés au Groswater, et provenant initialement du Groenland, occupèrent le détroit d’Hudson vers 2900-2800 AA.

Toujours d’après ces archéologues, l’arrivée des Dorsétiens au Nunavik daterait de 2200 AA, 300 ans plus tard que dans la chronologie de Taylor (1968), le Dorsétien moyen représentant le début de la période dorsétienne au Nunavik (Desrosiers 2009; Desrosiers et al. 2006, 2008; Gendron 2007; Pinard et Gendron 2007). Le Dorsétien ancien serait donc absent du Nunavik tout comme probablement ailleurs dans le détroit d’Hudson (Desrosiers et al. 2006: 139; Gendron 2007). Dans une récente synthèse de l’occupation paléoesquimaude du Nunavik, Auger (2012: 52, tableau 2.1) utilise la même chronologie que l’Institut culturel Avataq (2015) mais situe le Groswater comme contemporain du Dorsétien ancien, continuant ainsi d’accepter ce dernier. Toutefois, son tableau montre un hiatus d’environ 300 ans (entre 800 à 500 av. J.-C.) entre la fin du Prédorsétien et le début du Dorsétien et du Groswater mais il admet qu’il pourrait refléter un manque d’information plutôt qu’une absence de populations (Auger 2012: 53).

Selon Desrosiers et al. (2006), il n’existe pas de différences dans la technologie lithique entre le Dorsétien ancien et le Dorsétien moyen au Nunavik qu’ils proposent de regrouper sous le terme « Dorsétien classique ». Le situant entre 2200 et 1500 AA, Desrosiers (2009: 438) le décrit comme étant en continuité avec les cultures du Paléoesquimau ancien dans le Bas-Arctique et s’étant constitué sur une courte période d’un ou deux siècles (entre 2200 et 2100 AA) et résultant d’un réseau de communication bien développé sur un vaste territoire. L’importance des interactions entre divers groupes paléoesquimaux régionaux est aussi soulignée par Odess (1998) et, spécifiquement pour la période entre 2800 et 2000 AA, par Plumet (1996: 30). Dans son étude minutieuse sur l’origine du Dorsétien, Desrosiers (2009: 440) conclut qu’il n’existe pas de mélanges de technologies en transition. Il développe ici une critique que lui et ses co-auteurs avaient émise à propos des sites d’Ivujivik (Nunavik, Figure 1) que j’avais identifiés comme étant transitionnels mais qui selon eux seraient plutôt associés au Prédorsétien terminal ou représenteraient un mélange de réoccupations entre le Prédorsétien et le Dorsétien (Desrosiers et Rahmani 2007: 107; Desrosiers et al. 2006: 139). Dans une même veine, Prentiss et Lenert (2009) soutiennent que la transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien, et particulièrement celle associée aux sites d’Ivujivik, ne représente pas une évolution graduelle mais plutôt le remplacement rapide d’une population par une autre. En d’autres mots, il n’y a pas eu de période de transition.

Si l’identification des sites transitionnels d’Ivujivik est erronée, la chronologie de son occupation humaine doit être reconsidérée. La meilleure façon de vérifier une telle hypothèse était d’obtenir plus de datations car lors des analyses des vestiges des sites d’Ivujivik, je n’avais réussi à obtenir des fonds que pour trois. Le présent article présente donc les résultats de 36 nouvelles datations pour les sites Ohituk (KcFr-3A) et Pita (KcFr-5) en plus de celles précédemment obtenues, afin de vérifier s’ils ont bien été occupés entre 800 et 400 av. J.-C. – la période dite de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien – ou s’ils représentent un mélange d’occupations par ces deux cultures. Ces nouveaux résultats permettent de vérifier si la théorie de la transition est toujours viable.

Contexte archéologique

Située à l’extrême nord-ouest du Nunavik, la région d’Ivujivik[6] fut un point d’entrée stratégique pour le peuplement de l’Arctique québécois durant la préhistoire. Les populations paléoesquimaudes qui commencèrent à occuper la côte ouest du Nunavik, le détroit d’Hudson et, possiblement, la côte du Labrador durent passer par la péninsule d’Ivujivik. Au Nunavik, les deux seuls sites associés à la période de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien sont les sites Pita (KcFr-5) et Ohituk (KcFr-3A) d’Ivujivik que j’avais fouillés (Nagy 1997, 2000a)[7].

Figure 1

Carte du Nunavik montrant la localisation du village d’Ivujivik

Carte du Nunavik montrant la localisation du village d’Ivujivik

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Figure 2

Carte des sites archéologiques d’Ivujivik

Carte des sites archéologiques d’Ivujivik

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Identifié par Taylor (1962), le site Pita (KcFr-5) est localisé à environ 900 mètres à l’ouest du village d’Ivujivik sur un dépôt de gravier marin à une élévation de 37 mètres au-dessus du niveau de la mer (Figure 2). Ses coordonnées sont N: 62˚25’15’’ et O: 77˚55’39’’. Cinq des huit structures que l’on y retrouve ont été fouillées en 1990. Il s’agissait de deux cercles de tentes, deux structures d’habitations rectangulaires, montrant avant la fouille une légère dépression et où de la tourbe et des roches avait été utilisées pour leur contour, ainsi qu’une aire d’activité qui était possiblement une tente à l’origine mais dont les pierres furent déplacées ultérieurement. Le site était très riche en outils et débitage lithiques. Il y avait également un dépotoir contenant des milliers d’ossements d’animaux et cinq caches qui auraient pu aussi servir de dépotoirs. L’analyse des vestiges fauniques a permis de conclure que le site était occupé au printemps et au début de l’été afin d’y chasser principalement le phoque annelé (Nagy 1996, 2000a).

Aussi identifié par Taylor (1962), le site Ohituk (KcFr-3A) est localisé à environ 800 mètres au nord-ouest du village d’Ivujivik dans la partie nord d’une petite vallée, à une élévation de 23 mètres au-dessus du niveau de la mer (Figure 2). Ses coordonnées sont N: 62˚25’24’’ et O: 77˚55’28’’. Il fut fouillé en 1987 et, d’après l’abondance de débitage lithique, contenait deux aires d’activité situées au centre et au sud-est. Aucune structure d’habitation ne fut formellement identifiée mais la concentration de débitage associée à un foyer et juxtaposée à une aire relativement vide suggère une tente dont les contours ont été déplacés. Ce foyer dont les vestiges épars se trouvent au centre du site était possiblement contenu dans la partie ouest de la tente ou à l’extérieur de celle-ci (Nagy 2000a: 43). Comme pour le site Pita, l’analyse des vestiges fauniques a démontré que le site était occupé au printemps et au début de l’été afin d’y chasser surtout le phoque annelé (Nagy 1996, 2000a).

Méthodologie

Aucune datation n’a été faite sur du matériel provenant de mammifères marins en raison des problèmes liés à l’effet du réservoir marin qui rend les datations plus vieilles qu’elles ne devraient l’être (McGhee et Tuck 1976; Tuck et McGhee 1983). Bien que certains chercheurs aient essayé de corriger de telles datations en les rajeunissant de quelques centaines d’années (p. ex., Arundale 1981; Dyke et al. 2011; Savelle et Dyke 2014), leur utilisation reste douteuse et la majorité des archéologues évitent cette méthode. J’ai sélectionné un échantillon de charbon de saule (Salix) arctique et des os de caribou provenant de divers éléments du squelette. La taille des échantillons ne permettant pas une datation radiométrique conventionnelle, la méthode AMS (spectrométrie de masse par accélérateur) a été utilisée. Les premières 23 datations furent obtenues de Beta Analytic et les 13 autres du Laboratoire de radiochronologie de l’Université Laval qui a préparé les échantillons puis les a envoyés à l’Université de Californie à Irvine.[8] Des informations expliquant le choix des échantillons pour chacun des sites sont présentées ci-dessous.

Site Pita (KcFr-5): 22 échantillons

En 1992, un échantillon de saule (Salix) arctique carbonisé provenant de la tente C fut daté à 2580±60 AA (Beta-51804) correspondant à 830 à 540 cal av. J-C. (2 sigmas), donc dans la période de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien. Dix-neuf remontages d’artéfacts lithiques entre les niveaux stratigraphiques 1 et 2 démontrent qu’ils ne représentent pas des occupations distinctes (Figure 3). En 2013 et 2014, 21 datations ont été obtenues. À l’exception d’un deuxième échantillon de saule (Salix) arctique carbonisé provenant de la tente C, les autres échantillons étaient des os de caribou. Ils furent choisis à divers endroits du site en ciblant particulièrement les structures d’habitation ou les endroits proches de ces dernières (Figure 3, Tableaux 1 et 3). Malheureusement, aucun os de caribou ni de charbon de saule n’étaient présents dans les structures A et D ni dans les caches 3 et 5 entre les structures C et D. Idéalement, j’aurais voulu choisir autant d’échantillons des niveaux 1 et 2 mais cela fut impossible car la majorité des os de caribou (17 sur 20) proviennent du niveau 2.

Site Ohituk (KcFr-3A): 17 échantillons

Lors de la fouille, je pensais avoir identifié deux niveaux d’occupation mais pendant l’analyse, neuf remontages d’artéfacts lithiques entre les niveaux prouvèrent qu’il ne s’agissait pas d’occupations culturellement distinctes (Figure 4). Deux échantillons furent datés en 1993. Le premier, du saule (Salix) arctique carbonisé provenant du niveau 1 et associé à un foyer, a donné une datation de 1450±130 AA (Beta-62290) correspondant à 340 à 870 cal apr. J.-C. (2 sigmas). Cette datation plaçait l’occupation au Dorsétien moyen et non au tout début du Dorsétien comme le suggérait le style des artéfacts. Elle fut rejetée même s’il était possible qu’après une occupation plus ancienne, les pierres du foyer aient été réutilisées par des Dorsétiens.

Faite à partir d’ossements de caribou du niveau 2, la deuxième datation[9] était de 2520±80 AA (AECV-1795C), correspondant à 802 à 416 cal av. J.-C. (2 sigmas). Cette datation plaçait l’occupation de Ohituk durant la transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien ou au tout début de ce dernier comme le suggérait le style des artéfacts et en particulier une tête de harpon de type Tayara associée par Taylor (1968) au Dorsétien ancien. Afin de vérifier la validité des deux premières datations et pour mieux contrôler la chronologie de l’occupation du site Ohituk, 15 nouvelles datations ont été obtenues en 2013 et 2014 en choisissant des os de caribou provenant de divers endroits du site. Ici aussi je voulais choisir autant d’échantillons des niveaux 1 et 2 mais à part six os de caribous trouvés dans le niveau 2, la majorité (10 sur 16) proviennent du niveau 1 (Figure 4, Tableaux 2 et 4).

Figure 3

Carte du site Pita (KcFr-5) montrant d’où proviennent les datations

Carte du site Pita (KcFr-5) montrant d’où proviennent les datations

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Figure 4

Carte du site Ohituk (KcFr-3A) montrant d’où proviennent les datations

Carte du site Ohituk (KcFr-3A) montrant d’où proviennent les datations

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Résultats et interprétations

Site Pita (KcFr-5): 2470 à 400 cal av. J.-C.

Les informations concernant les datations du site Pita sont détaillées dans le Tableau 1 et la Figure 3. Même si deux datations (Beta-357953 et ULA-4214) confirment une présence humaine de 800 à 400 cal av. J.-C., lors d’une possible période de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien, les autres sont beaucoup plus anciennes. En fait, les dates du site Pita s’étendent sur plus de 2000 ans, soit de 2470 à 400 cal av. J.-C.

Les écarts-types des datations calibrées se chevauchent presque partout et au moins sept périodes d’occupation ont été identifiées (Tableau 3). En regardant la répartition des dates sur la carte du site, on réalise que les deux plus anciennes (2470-2207 cal av. J.-C.) sont associées à l’aire d’activité E à l’extrémité nord du site. Ces dates attestent la présence des premiers habitants du site au tout début du Prédorsétien. La deuxième période (2338-1950 cal av. J.-C.) comprend six dates dont deux dans l’aire d’activité E, deux autres provenant du dépotoir qui lui fait face à l’est et enfin deux autres adjacentes au contour est de la structure d’habitation rectangulaire B, plus au sud du site, dans un endroit où il y avait aussi des charbons. Il est fort probable que ces deux os de caribou faisaient partie de la structure B.

La troisième période (2030-1774 cal av. J.-C.) comporte une date associée aussi à l’aire d’activité E et une autre située au milieu du site. Vient ensuite la quatrième période (1900-1622 cal av. J.-C.) qui inclut une date associée au dépotoir, une autre à moins d’un mètre au nord de la tente C et enfin une à moins d’un mètre au sud-est de la cache 2. Les trois dates de la cinquième période (1630-1410 cal av. J.-C.) proviennent aussi de l’aire d’activité E et du dépotoir mais aussi de la cache 2. Les dates de la sixième période (1410-1130 cal av. J.-C.) sont localisées strictement dans la partie sud du site. L’une d’elles provient de la cache 2, une autre à moins d’un mètre à l’est de celle-ci et une dernière dans la structure B. Celle-ci a donc été réoccupée ou un os de caribou y fut laissé après son occupation durant la deuxième période décrite précédemment.

On note alors un hiatus de 300 à 840 ans à la fin du Prédorsétien. On ne peut affirmer qu’il n’y avait personne sur le site pendant cette période car de futures datations d’autres échantillons pourraient y correspondre. Par contre, il est aussi possible que les habitants du site n’aient pas eu accès à du caribou pendant cette période car il n’est pas toujours présent dans la région.

Deux dates de la période la plus récente (830-400 cal av. J.-C.) proviennent de charbon de saule arctique associés au foyer de la tente C et une autre a été obtenue à partir d’un os de caribou trouvé dans le dépotoir au nord du site. Si la date la plus récente du site Pita représente sa dernière occupation, elle s’est produite entre 750 à 400 cal av. J.-C., donc pendant ce que j’avais identifié comme une transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien (Nagy 2000a). Ceci dit, j’ignorais alors que les datations au radiocarbone allant de 2580 à 2350 AA ne peuvent être calibrées avec précision (Grønnow et Sørensen 2006: 59). En effet, à cause de variations du radiocarbone dans l’atmosphère, la courbe de calibration correspond ici à un plateau entre 800 à 400 cal av. J-C. (Jensen 2006a: 76; 2000b: 172). Il est donc impossible de calibrer plus précisément ce large intervalle de 400 ans. Cette limitation brouille l’estimation de l’âge calendaire et empêche de distinguer le Prédorsétien récent d’une période de transition – si elle a existé – ou même du Dorsétien ancien.

Enfin, il faut souligner que le site Pita contient la plus ancienne datation pour le Nunavik. Il s’agit d’un os de caribou (Beta-357957, 3880±30 AA) de 2470 à 2210 cal av. J.-C. Cet os ayant une valeur de δ13C[10] de -15,4‰ similaire à celle de mammifères marins, j’ai contacté Beta Analytic pour savoir s’il était possible qu’il ait été contaminé par de la graisse de mammifères marins, ce qui aurait pu lui donner une date plus ancienne à cause de l’effet du réservoir marin. Le laboratoire m’a assuré que ce n’était probablement pas le cas car les os sont nettoyés par divers traitements avant d’être datés (Darden Hood, com. pers. 2013). Je pense toutefois que cette valeur de δ13C et d’autres parmi les échantillons des sites Pita et Ohituk sont liées à la nourriture des caribous. En effet, Fizet et Lange-Badré (1995: 176) rapportent que les lichens sont enrichis en 13C par rapport aux autres plantes en C3 et lorsqu’ils sont consommés en grande quantité par les caribous, ils élèveraient significativement le δ13C de leur collagène.

Site Ohituk (KcFr-3A): 802 cal av. J.-C. à 1650 cal apr. J.-C.

Des informations détaillées concernant les nouvelles datations du site Ohituk sont présentées dans le Tableau 2 et la Figure 4. Trois nouvelles datations (Beta-357945, Beta-357947 et ULA-4786) confirment ici encore une occupation de 800 à 400 cal av. J.-C. mais les autres représentent toutes les phases archéologiques du Dorsétien. Les dates s’étendent sur près de 2450 ans, soit de 802 cal av. J.-C. à 1650 cal apr. J.-C. Ici aussi, les écarts-types des dates calibrées se chevauchent mais moins que ceux du site Pita. Sachant maintenant que le site a été visité de nombreuses fois, les contours de la tente présumée en son centre ont probablement changé selon les occupations. Autrement dit, plusieurs tentes et leurs foyers y ont été montés et démontés.

En tenant compte des calibrations des dates qui se chevauchent, au moins six périodes d’occupations ont été identifiées (Tableau 4). La plus ancienne période (802-400 cal av. J.-C.) correspond, comme on vient de le voir, à un plateau de 400 ans empêchant de calibrer plus précisément et ne permettant pas de distinguer le Prédorsétien récent d’une période de transition ou du Dorsétien ancien. Cette première période d’occupation comporte quatre datations d’os de caribou dont un situé dans l’aire d’activité au centre du site, probablement à l’ouest d’une tente ou à l’intérieur de celle-ci, et trois autres complètement au sud du site dont un était à moins d’un mètre du harpon de type Tayara déjà mentionné, tous les deux provenant du même niveau stratigraphique. Cette proximité est importante car ce style de harpon avait été identifié par Taylor (1968) comme faisant partie du Dorsétien ancien et il est utilisé comme marqueur typologique (p. ex., Maxwell 1985; Odess 1998). Par contre, Desrosiers et al. (2006, 2008) associent ce type de harpon au Dorsétien moyen (ou Dorsétien classique) qu’ils datent pour le Nunavik de 2200 à 1500 AA (ou 250 av. J.-C. à 450 apr. J.-C.), donc après 802-400 cal av. J.-C. En tenant compte de leur réévaluation typologique et sachant que le site Ohituk a été occupé à plusieurs reprises, il est aussi possible que le harpon ait été déposé après les os de caribou.

La période suivante (361-170 cal av. J.-C.) correspond au Dorsétien ancien et provient de deux dates associées à l’aire plutôt vide d’une tente présumée et à un os de caribou au nord du site. Avant la prochaine date, il se produit un hiatus de 120 à 430 ans. Toutefois, il est impossible d’affirmer que le site fut inoccupé pendant cette période puisqu’il se peut qu’aucun échantillon provenant de cette dernière n’ait été daté.

La troisième période (50 cal av. J.-C.-70 cal apr. J.-C.) correspond au début du Dorsétien moyen et n’est représentée que par un seul os de caribou trouvé lui aussi dans le nord du site. La quatrième période (138-530 cal apr. J.-C.), du Dorsétien moyen, est la mieux représentée avec sept os de caribou répartis partout dans le site. Trois os proviennent d’une tente possible au centre du site et deux d’entre eux, qui ont exactement la même datation, appartiennent probablement au même individu (voir Beta-357940 et Beta-357944, Figure 4).

La cinquième période (540-870 cal apr. J.-C.) correspond au Dorsétien récent. Elle comporte un charbon de saule (Salix) arctique associé à un foyer au centre du site, dans la partie ouest d’une tente possible ou à l’ouest de celle-ci, et un os de caribou situé à l’est de l’aire plutôt vide de cette même structure. Après, on trouve un hiatus plus important de 610 à 1310 ans. Même si on ne peut affirmer que le site fut abandonné, il est possible que les Dorsétiens aient préféré d’autres endroits de la région d’Ivujivik comme le site KcFs-2 des îles Nuvuk, situées à 5 km au sud-ouest. En effet, il a été occupé pendant le Dorsétien récent entre 660 et 1155 cal apr. J.-C. (2 sigmas) selon les datations de deux os de caribou et d’un échantillon de charbon (Lofthouse soumis).

Enfin, la dernière période d’occupation du site Ohituk se serait produite entre 1480 à 1650 cal apr. J.-C., d’après la datation d’un os de caribou. Celui-ci se trouvait au centre du site, dans une aire d’activité contenant les vestiges épars d’un foyer situé possiblement à l’ouest ou à l’intérieur d’une tente. Il s’agirait d’une des occupations dorsétiennes les plus récentes du Nunavik ou d’une occupation thuléenne « fantôme » – pour reprendre l’expression de Plumet (1994: 138) – n’ayant pas laissé d’artéfacts diagnostiques sur le site.

Tableau 1

Datations au radiocarbone d’échantillons provenant du site Pita (KcFr-5)

Datations au radiocarbone d’échantillons provenant du site Pita (KcFr-5)

Notes: L’écart-type de 2σ = 95% de probabilité. AA = avant aujourd’hui (avant 1950). Datations obtenues par la méthode AMS et calibrées avec CALIB REV7.0.1 (Stuiver et Reimer 1993; Reimer et al. 2013).

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Tableau 2

Datations au radiocarbone d’échantillons provenant du site Ohituk (KcFr-3A)

Datations au radiocarbone d’échantillons provenant du site Ohituk (KcFr-3A)

Notes: L’écart-type de 2σ = 95% de probabilité. AA = avant aujourd’hui (avant 1950). Datations obtenues par la méthode AMS sauf pour l’échantillon AECV-1795C et calibrées avec CALIB REV7.0.1 (Stuiver et Reimer 1993; Reimer et al. 2013).

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Discussion

Les nouvelles datations ont confirmé ma proposition initiale que le site Pita est plus ancien que le site Ohituk mais il est maintenant impossible d’affirmer que ces sites représentent une transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien comme je le faisais (Nagy 2000a). En effet, les nouvelles dates ont démontré que les sites n’ont pas été visités lors d’une période de quelques centaines d’années mais à de multiples reprises pendant plus de 3000 ans: entre 2470 et 400 cal av. J.-C. pour le site Pita, et entre 802 av. J.-C. et 1650 cal apr. J.-C. pour le site Ohituk. La date la plus récente (1480 à 1650 cal apr. J.-C.) s’écartant de plusieurs siècles de celles associées au Dorsétien récent au Nunavik, elle pourrait représenter une occupation thuléenne. En effet, Pinard et Gendron (2007, 2009) datent la culture dorsétienne au sud du détroit d’Hudson du début de notre ère à 1200, rejetant la proposition de Plumet (1994) que l’occupation dorsétienne de la baie du Diana se soit déroulée jusqu’à 1490 cal apr. J.-C. (contra Labrèche, ce volume).

Même si les six dates se situant entre 800 et 400 cal av. J.-C. font partie d’un large écart-type ne pouvant être calibré plus précisément, elles infirment la proposition d’une discontinuité entre le Prédorsétien et le Dorsétien au Nunavik (Gendron et Pinard 2000) même si cela aurait pu être le cas au sud et à l’est d’Ivujivik, plus particulièrement dans la région de Kangiqsujuaq suite à un refroidissement climatique vers 2700 AA (Cenciq 2013). La possibilité que la présence dorsétienne au Nunavik représente une nouvelle colonisation (Desrosiers et al. 2006; Gendron et Pinard 2000; Prentiss et Lenert 2009) comme celle proposée pour la région du bassin de Foxe (Savelle et al. 2009; Savelle et Dyke 2014) est donc affaiblie. En effet, bien que la séquence de dates d’Ivujivik ne puisse être considérée comme une preuve de continuité locale, les groupes qui occupèrent les sites Pita et Ohituk utilisèrent les mêmes matières lithiques et exploitèrent les ressources animales de façon similaire aux mêmes saisons, ce qui pourrait indiquer qu’il s’agissait d’une population pionnière et de ses descendants (Nagy 2000a).

Cela dit, il y a trois hiatus dans ces séries de dates qui se répartissent sur plusieurs centaines d’années entre les phases culturelles suivantes: à la fin du Prédorsétien récent, entre le Dorsétien ancien et le Dorsétien moyen ainsi qu’à la fin du Dorsétien récent. Bien que je sois critique de leur utilisation de datations provenant d’échantillons marins auxquels ils appliquent toutefois une correction, les hiatus correspondent grosso modo aux périodes de dépeuplement du bassin de Foxe décrites par Savelle et Dyke (2014). Leur interprétation d’une baisse de population et de l’abandon de l’île d’Igloolik au Prédorsétien récent pendant 500 à 600 ans est leur principal argument pour démontrer que les Dorsétiens représentent une nouvelle population dans l’Arctique de l’Est vers 2600-2500 AA. S’ils ont raison, cela voudrait dire que les sites datés de cette période – et ne présentant pas de mélanges d’occupations – font partie du Dorsétien et non d’une période de transition. Dans le cas d’Ivujivik, si les hiatus représentent vraiment une absence d’occupants et non un manque d’échantillons ou de caribou, il est probable que les Paléoesquimaux ont préféré d’autres lieux dans la même région puisqu’elle contient plusieurs sites archéologiques (Figure 2; Lofthouse soumis).

Contrairement à ce que je concluais (Nagy 2000a), les structures d’habitations rectangulaires ne furent pas adoptées pendant une période de transition entre le Présorsétien et le Dorsétien et ne représentent donc pas un prototype de maison semi-souterraine. En effet, les trois datations associées à la structure d’habitation rectangulaire B du site Pita démontrent que ce style est définitivement Prédorsétien. Notons ici que Savelle et Dyke (2014: 255) décrivent des « dépressions rectangulaires peu profondes en tourbe » qui seraient particulières au bassin de Foxe durant le Dorsétien ancien. Ils les nomment toutefois « maisons semi-souterraines » et soulignent qu’elles ne ressemblent pas à celles du site Pita (ibid.: 271). Puisque la majorité de leurs structures rectangulaires n’ont pas été fouillées, certaines pourraient être plus semblables qu’ils ne le pensent à celles du site Pita, et leur chronologie antérieure au Dorsétien ancien.

Tableau 3

Chronologie di site Pita (KcFr-5) avec regroupementde dates se chevauchant et démontrant au moins sept périodes d'occupations possibles

Chronologie di site Pita (KcFr-5) avec regroupementde dates se chevauchant et démontrant au moins sept périodes d'occupations possibles

Notes :

L'écart-type de 2σ =95% de probabilité. Seules les valeurs extrêmes des années (donc la plus vieille et la plus jeune) sont ici présentées. AA=avant aujourd'hui (avant 1950).

Toutes les datations ont été obtenues par la méthode de spectrmétrie de masse à accélérateur (AMS). J'ai utilisé CALIB REV7.0.1 (Stuiver et Reimer 1993; Reimer et al. 2013) pour les calibrations.

*Pour la transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien, Helmer (1994) parle de « Dorsétien transitionnel ».

**Hiatus de 300 à 840 ans.

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Tableau 4

Chronologie du site Ohituk (KcFr-3A) avec regroupement de date se chevauchant et démontrant au moins six période d'occupation possibles

Chronologie du site Ohituk (KcFr-3A) avec regroupement de date se chevauchant et démontrant au moins six période d'occupation possibles

Notes :

L'écart-type de 2σ =95% de probabilité. Seules les valeurs extrêmes des années (donc la plus vieille et la plus jeune) sont ici présentées. AA=avant aujourd'hui (avant 1950).

Datation obtenue par la méthode de spectrométrie de masse (AMS) sauf pour l'échantillon AECV-17954C. J'ai utilisé CALIB REV7.0.1 (Stuiver et Reimer 1993; Reimer et al. 2013) pour les calibrations.

*Pour la transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien, Helmer (1994) parle de « Dorsétien transitionnel ».

**Hiatus de 610 à 1310 ans.

***Hiatus de 120 à 430 ans.

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Enfin, mon analyse des vestiges fauniques des sites Pita et Ohituk (Nagy 2000a) ne représente pas une adaptation à un nouveau mode de subsistance mais plutôt une exploitation des ressources locales bien ancrée dans la région d’Ivujivik dès le Prédorsétien. À l’encontre de ce que je pensais, l’acquisition de savoirs environnementaux s’y fit rapidement et non après plusieurs générations. Possiblement après quelques visites, les Prédorsétiens qui occupèrent le site Pita ont réalisé quelles étaient les ressources présentes et que le printemps et le début de l’été étaient les meilleurs moments pour y chasser les très jeunes phoques et leurs mères (Nagy 1996, 2000a, 2000b, 2005). Les caches du site Pita servaient probablement de réserves lors d’occupations prolongées ou pour des visites futures. Au site Ohituk, les Dorsétiens ont continué d’exploiter les phoques durant les mêmes saisons. La péninsule d’Ivujivik faisait sûrement partie d’un cycle saisonnier tout comme les îles Nuvuk adjacentes dont l’une contient une occupation du Dorsétien récent (Lofthouse soumis).

Même si Raghavan et al. (2014) soulignent qu’il faut faire attention avant d’associer des similarités et des différences culturelles à des mouvements ou des migrations de populations paléoesquimaudes, je n’écarte pas l’influence d’autres groupes régionaux sur ceux d’Ivujivik. En effet, des matières premières allochtones trouvées dans les sites d’Ivujivik démontrent des interactions avec divers groupes de l’Arctique de l’Est. Bien que des analyses plus poussées seraient nécessaires, il semble que ces matières premières proviennent de régions éloignées: du sud-ouest pour le chert Nastapoka entre Inukjuak et Kuujjuarapik (Leclerc 2013), le siltstone d’Inukjuak et le schiste de Kuujjuarapik (Desrosiers et Rahmani 2007); de l’ouest pour le chert zoné de l’île Southampton (Collins 1957); ainsi que de l’est pour le quartzite de Diana (baie d’Ungava) (Desrosiers et Rahmani 2003, 2007; Plumet 1981) et le métachert de Ramah (Labrador). De plus, la présence de quelques artéfacts ressemblant à ceux du Groswater, possiblement en matières premières exotiques, confirment aussi des échanges avec des visiteurs du Labrador et/ou de Terre-Neuve ou même des séjours dans ces lieux. Il est aussi plausible que le peuplement de l’Ungava occidental se soit fait exclusivement à partir du Labrador (Gendron 2007; Gendron et Pinard 2000; Plumet 1981, 1994) et que ces groupes avaient des contacts avec ceux d’Ivujivik.

Comme nous l’avons vu, à cause de problèmes dans leur calibration, les séquences culturelles datant de 800 à 400 cal av. J-C. ne sont pas assez précises. Pour les décrire autrement que par des dates absolues, Grønnow et Sørensen (2006: 59) ont comparé les chaînes opératoires utilisées dans la fabrication des outils lithiques et ont conclu que celles du Saqqaq (Prédorsétien) sont fondamentalement différentes de celles du Dorsétien (voir aussi Sørensen 2006). Bien que les assemblages lithiques des sites Pita et Ohituk aient été produits lors de plusieurs occupations, on pourrait reconstituer les chaînes opératoires de certains outils fabriqués dans les matières premières les moins représentées et ainsi déterminer si les Prédorsétiens et les Dorsétiens ont laissé des signatures spécifiques (voir Desrosiers 2009) [11].

Le concept de période de transition tel que je l’avais défini (Nagy 1994, 2000a) ne peut s’appliquer aux sites Pita et Ohituk puisqu’ils contiennent des mélanges d’occupations. Cette situation est probablement courante en archéologie de l’Arctique. Ainsi, d’après de nouvelles fouilles et datations, le site Tayara (région de Salluit, Figure 1) – qui avait été utilisé par Taylor (1968) pour définir le Dorsétien ancien – contient un palimpseste d’occupations allant du Prédorsétien récent (2500-2200 AA) au Dorsétien moyen (2100-1900 AA) (Houmard 2011: 429, ce numéro; Monchot et al. 2013: 18). Dans son étude de la technologie lithique paléoesquimaude du Nunavik, dont le site Tayara, Desrosiers (2009: 440) observe une filiation entre le Prédorsétien et le Dorsétien tout en soulignant qu’il n’y a pas eu de groupes en transition pendant des siècles mais qu’ils étaient plutôt en « continuité évolutive ». Savelle et Dyke (2014) réfutent aussi l’idée d’une transition et proposent que la période y correspondant au bassin de Foxe ait d’abord été marquée par un dépeuplement puis par d’abrupts changements culturels indiquant un remplacement de population venant de la culture Norton d’Alaska. Contrairement à Savelle et Dyke (2014), Houmard (2011: 429) termine son étude typologique et technologique des industries osseuses de la région d’Igloolik et du site Tayara en confirmant un continuum culturel entre le Prédorsétien et le Dorsétien qu’elle voit comme une évolution progressive et continue. Elle pense que les changements ont commencé au Prédorsétien récent et qu’il n’est pas utile de désigner une succession d’occupations par un faciès de transition (ibid.: 430). Selon elle, les archéologues n’ont pu identifier le passage du Prédorsétien récent au Dorsétien ancien car ils cherchaient des changements trop limités dans le temps. Par contre, dans leur analyse de la tradition microlithique de l’Arctique, Prentiss et al. (2015: 64) pensent qu’une transition entre différentes stratégies économiques a pu se faire très brièvement, en moins d’une génération. De toute évidence, le tempo d’une transition culturelle est difficilement identifiable en archéologie.

Conclusion

Trente-six nouvelles datations au radiocarbone ont été obtenues afin de déterminer si les sites Pita (KcFr-5) et Ohituk (KcFr-3) de la région d’Ivujivik font partie de la période de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien, tel que conclu initialement (Nagy 2000a), ou des deux cultures. En prenant en considération ces datations et les trois obtenues précédemment, les sites furent effectivement visités entre 800 et 400 cal av. J.-C. Toutefois, le site Pita a surtout été occupé pendant la période prédorsétienne et une de ces nouvelles datations, entre 2470 à 2210 cal av. J.-C., est la plus ancienne obtenue jusqu’ici pour le Nunavik. Quant au site Ohituk, il fut aussi occupé pendant la période dorsétienne et comporterait une des dernières traces du Dorsétien récent, entre 1480 à 1650 cal apr. J.-C., à moins qu’il ne s’agisse d’une présence thuléenne n’ayant pas laissé d’artéfacts diagnostiques.

Devant cet éventail de datations couvrant plus de trois millénaires, il est évident que les vestiges archéologiques proviennent d’un palimpseste d’occupations et ne représentent pas une période de transition entre le Prédorsétien et le Dorsétien. Sachant que de récentes analyses d’ADN ont démontré que les Dorsétiens sont les descendants des Prédorsétiens (Raghavan et al. 2014), les datations d’Ivujivik confortent l’idée d’une continuité des occupations qui sous-entend une filiation entre le Prédorsétien et le Dorsétien. Cependant, des interactions avec d’autres groupes paléoesquimaux de l’Arctique de l’Est ont probablement contribué à l’évolution et l’adoption de différents matériaux et styles dans la culture matérielle. Enfin, le mélange d’occupations n’étant pas un problème exclusif aux sites Pita et Ohituk, tous les sites paléoesquimaux qui ont été définis comme transitionnels devraient être datés ou datés à nouveau, particulièrement ceux contenant des os de caribou. J’encourage les archéologues à obtenir autant de datations que possible avant d’associer un site à une culture spécifique et à une seule occupation.