Article body

Le diplôme appartient tout autant à la magie que les amulettes.

(Bourdieu 1982b: 59)

Introduction

L’année 1978 ouvre l’histoire contemporaine de l’École au Nunavik, par la coïncidence de deux événements inauguraux. Cette année-là, la Commission scolaire Kativik (CSK) allait prendre le contrôle des écoles fédérales et provinciales, de leurs bâtiments, personnels et élèves. Le chapitre 17 de la Convention de la Baie James et du Nord québécois (CBJNQ), signée deux ans plus tôt, donnait pour mandat à la CSK d'offrir une éducation publique à tous les résidents du Nunavik. La même année était organisée, à Inukjuak, une cérémonie de remise de diplômes pour les premières enseignantes inuit à recevoir leur certification provinciale, reconnaissant leur légitimité à enseigner en inuktitut dans les écoles du Québec. C’est le partenariat entre l’Université McGill et la CSK, pour la formation des maîtres inuit, qui était soumis à la reconnaissance des Inuit du Nunavik (Vick-Westgate 2002: 95; Winkler 1978: 2).

La CBJNQ, en créant un ensemble d’institutions publiques, régionales et municipales, ouvrait un espace d’autodétermination (namminiq aulatsiniq[1]) dont l’effectivité dépendrait de l’intégration progressive en leur sein et à leur direction d’un personnel inuit. Au Nunavik, l’implantation des cérémonies de remise de diplômes est ainsi un phénomène profondément lié à cette dynamique autonomiste, et à l’apparition d’une institution scolaire postcoloniale, la Commission scolaire Kativik (Kativikilinnianiliriniq). Celle-ci reçut le double mandat d’offrir à ses élèves une éducation leur permettant de participer pleinement à la société moderne, tout en promouvant les «valeurs inuit» (CSK 1985). L’introduction de la culture inuit au sein de cette institution — que ce soit par l’enseignement de l’inuktitut, la présence accrue d’un personnel enseignant inuit, ou encore les activités culturelles en classe ou à l’extérieur — visait à résoudre l’émergence du «paradoxe de l’École» selon lequel cette dernière demeure l’agent historique de colonisation, de contrôle et d’assimilation (Poirier 2009: 27).

Initiée par les missionnaires, c’est seulement après la deuxième guerre mondiale que la scolarisation des Inuit prit au Canada la forme obligatoire et institutionnalisée qu’on lui connaît aujourd’hui, pièce maîtresse du dispositif de sédentarisation et de développement d’une économie salariée mis en place par le gouvernement fédéral (Duhaime 1983). Les salaires deviennent ainsi, dès le début des années 1980, la principale source de revenu domestique (Chabot 2001), et de nombreux Inuit considèrent la scolarisation de leurs enfants et de leurs jeunes comme garante de leur autonomie future, comme personnes, et plus largement de leur coexistence, en tant que peuple, avec la société dominante. L’émergence des leaders régionaux, scolarisés dans les pensionnats, constitue un précédent et contribue dès lors à inscrire l’école dans un univers de sens marqué par les luttes politiques autonomistes. Pourtant, même gérée par la CSK, l’école demeure un agent de négociation des systèmes de pratiques et de savoirs locaux, et plus largement des différences culturelles (Poirier 2009).

Les conséquences de ce dispositif colonial ne se limitèrent pas à l’économie domestique, mais transformèrent également les catégories sociales organisant le cycle de vie. L’apparition d’une nouvelle catégorie, les «jeunes» (Condon 1987), s’accompagna notamment d’un réaménagement des rites de passage de l’enfance à l’âge adulte, avec l’adoption des anniversaires de naissance, ou des rites scolaires. La plus importante de ces cérémonies est celle qui célèbre l’obtention du diplôme d’études secondaires (DES), qui reste cependant le privilège d’une minorité de jeunes inuit, soulignant a contrario la difficile relation — faite d’indifférence, de rejet ou d’échec — qu’entretient une grande partie de la jeunesse avec l’école. Il n’est pas question d’aborder ici le pourquoi de cette difficile relation, mais plutôt de comprendre comment ces nouveaux rites de passage que sont les cérémonies de remise de diplômes, soulignant le passage de la vie d’écolier à une vie d’adulte, prennent au Nunavik une forme spécifique, ouvrant sur un futur fait d’autonomie, construit selon les modèles de vie inuit.

Si le fonctionnement des institutions issues de la CBJNQ a par ailleurs été finement détaillé (voir Duhaime 1992), la question de leur signification et de la reconnaissance de leur légitimité le fut beaucoup moins. Pourtant, ce «sens de l’école» existe aujourd’hui, quitte à l’opposer à un «non-sens de l’école», à ces représentations concurrentes qui en fondent le rejet, et qui, lorsque relayées par les anthropologues, ne permettent pas d’envisager l’invention d’une tradition scolaire. Il ne s’agit pas en effet de prétendre que le développement de telles représentations soit un processus univoque, ou même achevé, mais plutôt de reconnaître l’existence d’un réel «engagement» au sein de l’école (Fienup-Riordan 2000: 57). Autrement dit, ce travail de la signification semble une condition indispensable à l’appropriation — culturelle et identitaire — et à l’enracinement — social et communautaire — de l’école. C’est dans cette optique que nous proposons de considérer les cérémonies de remise de diplômes comme une scène susceptible de mettre en lumière ce travail de la signification. À travers une succession de discours et de gestes symboliques, prononcés et effectués conjointement ou successivement par les Inuit et les Qallunaat, ces rituels du Nunavik contemporain participent à l’enracinement de l’école au sein des dynamiques communautaires et identitaires inuit, en travaillant cette figure d’appropriation que constitue le «diplômé» inuit.

Une tradition rituelle partagée

Depuis 1982, au mois de juin, les cérémonies de remise du DES marquent la fin de l’année scolaire, en honorant ceux des étudiants qui achèvent avec succès leur scolarité secondaire. La cérémonie constitue aujourd’hui un point central autour duquel se déploient deux autres événements similaires, adaptant et transformant cette cérémonie principale. Les élèves de l’école maternelle et de l’école primaire, au lendemain matin de la remise des diplômes, dans les mêmes lieux et décors, assistent et participent à une remise de prix scolaires; les enfants de la garderie qui entreront l’année suivante à l’école maternelle participent également à une remise de diplômes — symboliques — témoignant de leurs premiers apprentissages collectifs et soulignant leur entrée prochaine à l’école. C’est ainsi l’ensemble des institutions scolaires ou préscolaires du Nunavik qui propose, dans une période de temps très concentrée, une consécration de la réussite scolaire, sur le mode d’une cérémonie à l’origine profondément inscrite dans les traditions scolaires nord-américaines[2].

Cet ensemble cérémoniel a pour spécificité de mobiliser l’usage des trois langues officielles de la CSK (inuktitut, anglais et français) et d’engager conjointement Inuit et Qallunaat[3]. Chacune des séquences cérémonielles implique un usage particulier des langues, de plus en plus exclusif à mesure qu’elles concernent de plus jeunes enfants. Si ce trilinguisme est rituellement utilisé, et organisé, dans la cérémonie destinée aux finissants de l’école secondaire, il prend une forme beaucoup plus circonstancielle dans les remises de prix de l’école maternelle et primaire, pour disparaître de la garderie, dans une cérémonie marquée au contraire par l’usage systématique des néologismes appropriés. Cette atténuation des présences qallunaat dans les cérémonies périphériques correspond à la répartition de facto des responsabilités éducatives dans les institutions scolaires et préscolaires, ce qui suggère que les Inuit disposent d’une plus grande latitude en ce qui concerne les formes du rituel. À l’initiative du personnel inuit de ces institutions, les adaptations et transformations du rituel principal témoignent d’un réel engagement de ceux-ci dans l’ensemble cérémoniel, autour d’un enjeu partagé: honorer et récompenser la réussite scolaire individuelle à différentes étapes du parcours scolaire.

Afin d’examiner la trame signifiante des cérémonies de remise de diplômes, il convient de réfléchir à ce qu’implique la diversité des participants, fondée en dehors du rituel, mais présente jusque dans son exécution sous la forme d’une coopération circonstancielle. Comme Baumann (1992), nous considérons les transformations, non pas nécessairement formelles, mais d’intention et de signification qu’induisent le déplacement de ce rituel au sein des communautés du Nunavik et la participation d’Inuit et de Qallunaat. Cette nuance apportée à une lecture trop étroite du rituel, réduisant celui-ci à un acte interne à une catégorie ou à un groupe (Durkheim 1960[1912]), commande une utilisation souple de la notion de «rite de passage» (Van Gennep 1981[1909]). Les «rites d’institution» (Bourdieu 1982b) situent précisément l’efficience d’un acte tel que la remise de diplômes dans un ensemble de représentations embrassant aussi bien la légitimité de l’institution «instituant» que les propriétés nouvelles auxquelles devra se conformer la personne «instituée». L’accession à un nouveau statut, plus qu’une simple «agrégation» (Van Gennep 1981[1909]: 14) à la communauté, s’apparente plutôt à un travail de redéfinition de la personne, en fonction de modèles sociaux et culturels.

L’alliance et le clivage sont des notions qui prennent ici toute leur importance car elles permettent de mieux situer la place de chacun dans l’économie symbolique du rituel, en particulier dans la phase d’institution ou de redéfinition de la personne. Il devient alors possible d’approcher les cérémonies de remise de diplômes comme une scène partagée où se formule et se donne à voir une redéfinition de la personne du diplômé, en particulier de son autonomie personnelle (inuguiniq).

La cérémonie de remise de diplômes

Les cérémonies de remise de diplômes organisées pour les élèves achevant leur scolarité de secondaire se tiennent en milieu scolaire, dans le gymnase de l’école. Cela n’a néanmoins pas toujours été le cas et, notamment dans les années 1980-1990, plusieurs jeunes Inuit du Nunavik achevèrent leur scolarité secondaire à Saint-Hyacinthe, ville du Québec. Rétrospectivement, il manquait quelque chose aux cérémonies qui y furent organisées.

Ceux qui vivent leur cérémonie de remise de diplôme dans leur propre communauté sont bien connus des habitants, et ils bénéficient vraiment de la cérémonie. Je les enviais, parce que j’ai quant à moi vécu cette cérémonie chez les Qallunaat [à Saint-Hyacinthe]. Parce que je n’étais pas du tout en position d’annoncer que j’avais achevé ma scolarité, je l’ai trouvée peu constructive, bien qu’aujourd’hui les habitants de Kangiqsujuaq le sachent[4].

Jaaka Jaaka, 2007, ma traduction

Vivre une cérémonie dans sa propre communauté est donc le gage d’une véritable reconnaissance et d’une valorisation efficace de l’identité des nouveaux diplômés. Ces conditions paraissent nécessaires pour que le caractère performatif de la cérémonie touche vraiment le diplômé, fasse une différence. On va voir en effet, à travers une description de la cérémonie, que le rapport du finissant à sa communauté est au centre de la dramatisation mise en oeuvre par les acteurs du rituel.

La réussite scolaire et l’alliance institutionnelle

Ouverte par une procession solennelle, close par une dispersion autorisée et marquée par une progression dramatique, la cérémonie de remise de diplômes se construit au Nunavik autour de la succession de brèves séquences discursives. Celles-ci offrent à plusieurs représentants l’occasion d’une parole publique qui constitue un espace de jeu et de variation du rituel[5]. Entre séquences gestuelles codées et séquences discursives, le rituel canonique se façonne dans la pluralité des langues et des identités des locuteurs. Les divers usages des langues permettent d’aborder les particularités de sa structure, notamment la façon dont les Inuit participent à son élaboration.

L’organisation d’une cérémonie de remise de diplômes (pijariirniq), pour les étudiants qui terminent leurs études secondaires, fait l’objet d’une politique explicite de la part de la CSK, qui invoque notamment son investissement financier et symbolique dans la cérémonie, ainsi que sa position officielle sur l’objet de la cérémonie. L’introduction de cette «politique sur la collation des grades» (ilinniataminikpijariirusirtaujunutmaligait) énonce ainsi «[...] qu'il importe de récompenser les élèves et étudiants qui terminent leurs études», de «promouvoir l'importance d'un tel accomplissement» et «d’encourager les autres à poursuivre leurs études» (CSK 2003). La cérémonie, ainsi définie par la CSK, place les diplômés au centre d’un dispositif de communication destiné à en faire des modèles aux yeux des étudiants plus jeunes, dispositif dont le sens reste néanmoins très largement ouvert.

Si la CSK se positionne face à ces cérémonies, son engagement s’y effectue essentiellement dans les coulisses, en donnant accès aux ressources symboliques nécessaires à son déroulement, notamment aux toges et mortiers portés par les finissants lors de la cérémonie. L’organisation de la cérémonie est laissée à la discrétion du personnel de chaque école, le plus souvent aux enseignantes en charge des élèves finissant leur scolarité. Quelques jours avant la cérémonie proprement dite, les organisateurs constituent un petit groupe de deux ou trois personnes qui joueront collectivement le rôle de «maître de cérémonie». La nécessité de réunir plusieurs personnes pour tenir ce rôle est bien une réalité de représentation, comme l’explique cette professeure, plusieurs fois en charge de l’organisation du rituel.

Nous faisons la cérémonie dans les trois langues, mais c’est difficile de trouver une personne qui les connaisse suffisamment. C’est pourquoi nous envoyons [sur scène] au moins deux personnes: l’une d’entre elles est Inuk, puisque c’est leur village et leur communauté, et elle représente cela; et puis un autre professeur, qui peut s’exprimer dans les deux autres langues.

Shona McCusker, 2007, ma traduction

L’impératif que constitue l’usage des trois langues de l’institution est clairement exprimé, tout comme l’unité du rôle de maître de cérémonie. Une personne, un Inuk en fait, maîtrisant parfaitement les trois langues, serait le dépositaire idéal du rôle. Néanmoins, la distribution des compétences linguistiques, la répartition des responsabilités éducatives, et l’importance de représenter la communauté inuit locale constituent autant de facteurs qui, conjugués, conduisent à un partage de la fonction rituelle entre Qallunaat et Inuit. Ce partage d’une fonction qui vise à créer une continuité et une unité dans le déroulement de la cérémonie s’inscrit dans une représentation de l’alliance propre au rituel et à l’institution qui le porte, et plus largement de l’école et la communauté qu’elle sert.

Dans le déroulement de la cérémonie, ce groupe aura pour tâche initiale d’énoncer le discours introductif, puis d’inviter et de présenter le titre de chacun des orateurs. Bien qu’ils soient les seuls participants du rituel, au même titre que les finissants, à toujours «garder la scène», leur présence est constamment minorée, lors du discours d’un orateur invité, par une position en retrait. Par contre, à chacune de leurs prises de parole, les trois langues sont successivement utilisées, et l’usage de documents écrits leur permet de s’appuyer sur des traductions visant la complémentarité. Cette égalité jamais démentie dans l’usage des langues est unique dans la cérémonie, aucun autre orateur ne s’exprimant dans les trois langues, ou ne bénéficiant d’une telle traduction. Au contraire, comme on va le voir, l’usage des langues tendra à donner la première place à l’inuktitut, tandis que les significations les plus élémentaires du rituel se fonderont sur une absence de la parole, au profit du geste.

Présents dès l’entrée des spectateurs dans le gymnase de l’école, les maîtres de cérémonie assistent depuis la scène à la procession, en musique, des finissants, avant de prononcer le premier discours:

Mesdames et messieurs,

Bonjour et bienvenue à la cérémonie de Graduation de 2006 pour l’école Arsaniq. Aujourd’hui nous sommes rassemblés pour célébrer la réussite de nos trois diplômés [...]. Ils font partie d’une minorité d’élèves qui réussissent à compléter leurs études secondaires. Nous espérons que les jeunes élèves suivront leur exemple et que nous aurons encore plus d’élèves, ici, sur la scène, dans les années futures. Certains finissants poursuivront leurs études au niveau collégial, d’autres obtiendront un emploi dans leur communauté. Nous leur souhaitons bonne chance dans tout ce qu’ils entreprendront. La cérémonie de Graduation vise à reconnaître le courage de ces étudiants, et le soutien de leurs enseignants, du personnel administratif et de leur famille. [Suivent les traductions] […] nous remercions chacun de vous, tous les gens rassemblés pour cette occasion (Comité organisateur de la cérémonie de Graduation de l’école Arsaniq, 2006, ma traduction).

Une nuance est apportée à la position officielle de la CSK, qui s’en trouve élargie, en ce qu’il ne s’agit plus tant de «récompenser» les finissants que de «reconnaître» le rôle conjoint de l’étudiant et de son entourage dans sa réussite. En prolongeant le symbole à chacune de leurs prises de parole, réduites après le discours introductif à une logique d’annonce, les maîtres de cérémonie maintiennent un cadre rituel qui s’engage dans une tension dramatique vers l’accession du finissant à une autonomie nouvelle.

Autonomie, relations sociales et responsabilité

Durant la cérémonie, plusieurs séquences gestuelles et discursives vont se succéder selon une même logique de délégation, et contribuer à tracer un maillage de relations et de significations dessinant les contours de la figure contemporaine du diplômé. Quelques séquences précèdent la remise de diplômes proprement dite: la prière (tutsianiq)[6]; le discours du principal de l’établissement (angajurqaapuqaaningit), qui se situe dans le prolongement du discours des organisateurs; enfin, une remise de prix destinée aux élèves du secondaire (purtunirsaitsaalaqarutitangit) en guise d’encouragement à poursuivre et achever leurs études. Ces brèves séquences prolongent et installent le consensus, tout en introduisant cependant une anodine mais régulière rupture dans l’ordre symbolique du trilinguisme.

Cet acte communautaire que constitue la prière inaugure de surcroît une série de discours, concentrés autour de la remise des diplômes proprement dite (pijariirutitaup aittuturtait), et prononcés dès lors par plusieurs représentants de la communauté. Ces discours seront principalement[7] énoncés en inuktitut. Si l’usage du trilinguisme est bien inscrit dans la symbolique de la cérémonie, celui de l’inuktitut concerne non plus l’alliance mais la communauté. L’inuktitut constitue aujourd’hui un référent identitaire majeur, représentant d’une part une frontière séparant les Inuit des Qallunaat, et d’autre part s’articulant intimement aux traditions et règles de comportement de la culture inuit (Dorais 1996: 273-279). L’inuktitut est la langue de la communauté, unissant ses membres par-delà les clivages familiaux ou confessionnels, et sa présence à l’école —rigoureusement interdite au temps des écoles fédérales — s’inscrit dans la logique d’autonomie et d’appropriation qui a façonné les communautés contemporaines.

C’est d’abord un délégué du Comité d’éducation qui vient prononcer un discours, en inuktitut. Son intervention reflète une position communautaire de l’école et de l’enjeu que représente la cérémonie. Son discours s’oriente d’abord sur la valeur d’exemple incarnée par les finissants. Leur persévérance dans le travail est mise en avant pour expliquer leur réussite, mais également comme qualité à conserver dans le futur: «vous devrez persévérer dans toutes les activités que vous serez amenés à entreprendre» (Comité d’éducation de l’école Arsaniq, 2007, ma traduction). Plus largement, la reconnaissance de ces efforts personnels, fréquemment rappelés tout au long du discours, s’inscrit dans deux logiques plus larges. L’orateur évoque tout d’abord le lien qui unit les élèves de demain aux finissants d’hier et d’aujourd’hui: «ceux-là qui, lorsqu’ils furent élèves autrefois et vous précédèrent dans l’achèvement de leurs études, mais aussi ceux qui nous suivent — vous qui êtes élèves aujourd’hui — nous devons tous ensemble persévérer dans la bonne direction, et vous êtes tous capables d'étudier comme ils l’ont fait» (ibid.). Plus loin, il adressera un discours direct aux élèves, les sommant d’achever leurs études: «achevez vos études, vous qui êtes là maintenant et n’avez pas encore terminé, vous travaillerez bien, vous écouterez bien [vos professeurs et ce qu’ils vous enseignent], et vous pourrez achever avec succès comme ils l'ont fait. Vous allez continuez vos efforts!» (ibid.). Mais ces efforts et cet achèvement ne prennent tout leur sens que parce qu’ils sont les gages d’une participation reconnue à la vie commune: «ceux-là vont vraiment apporter une aide notable à leurs proches comme à leur communauté» (ibid.). Cette inscription du diplômé dans une relation nouvelle à sa communauté va prendre plus de poids encore dans les séquences suivantes, à travers une succession de remises de prix (pijariirtutaittuturtait), invariablement introduites par un discours préliminaire. Les quelques mots du représentant d’Air Inuit et de la société Makivik concluent également sur le point de vue de la communauté: «nous sommes une communauté, nous sommes heureux que vous receviez votre diplôme» (Markusi Qisiiq, 2007, ma traduction).

Précédant directement la remise des diplômes aux finissants, c’est enfin la mairesse qui vient remettre les prix offerts par la municipalité, accompagnés d’un discours d’autorité: «Parce que je suis une des leaders de cette communauté, je souhaite voir plus de [noms des finissants] qui persévèrent, travaillent dur, et ne se découragent pas facilement. Nous avons besoin de personnes telles que vous dans nos organisations» (Mary A. Pilurtuut, 2007, ma traduction). Ce lien entre le statut des représentants et le futur des finissants apparaît plus clairement encore dans les cérémonies organisées à Kuujjuaq, où sont centralisées les administrations des institutions du Nunavik. Ainsi, en 2001, le principal de l’école Jaanimmarik écrit-il: «On retrouvait parmi les orateurs invités Larry Watt, lui-même ancien diplômé, commissaire à la CSK, et directeur général de la société Makivik, ainsi que Jeannie May, ancienne diplômée également, et directrice exécutive adjointe de la Régie Régionale de la Santé et des Services Sociaux» (Bentley 2001, ma traduction). Déjà à Inukjuak, lors de la première cérémonie de 1982, Evie Ikidluak, alors directrice des services éducatifs de la CSK, déclarait à propos des diplômés: «nous nous attendons à ce qu’ils jouent un rôle majeur dans le développement futur de leurs communautés» (Anonyme 1982: 32).

Si à Kuujjuaq ce sont non seulement les institutions communautaires qui sont mises à la portée des finissants, mais également l’administration régionale, la relation de continuité créée entre diplômés (passés, présents et futurs) et représentants actuels de ces institutions s’inscrit dans un schéma similaire, à deux échelles différentes. L’avenir du diplômé, sans cesse évoqué par les représentants de la communauté, s’inscrit alors dans le cadre d’une relation privilégiée entre le diplômé et les institutions communautaires (ou régionales). Grâce aux qualités personnelles dont il est investi, le diplômé représente une ressource — une aide — pour sa communauté; sa réussite scolaire représente par ailleurs le gage d’une future réussite personnelle, à travers un devenir professionnel de premier plan. Ainsi, plutôt qu’une agrégation, l’obtention du diplôme préfigure un destin ouvert: «Vous pouvez perdre vos amis, des membres de votre famille, votre argent, votre travail, mais personne ne peut vous ôter votre diplôme» (Mary A. Pilurtuut, 2007, ma traduction), concluait la mairesse lors de son allocution. C’est bien la personne du diplômé qui se trouve changée par l’établissement et la définition de nouvelles relations envers sa communauté et ses proches, relations faites d’autonomie personnelle et de responsabilités nouvelles.

Circulation des dons dans la cérémonie

Le don au coeur de la cérémonie se décline lui aussi au pluriel, permettant de cerner plus précisément la nature des relations qui se dessinent autour de la figure du diplômé. Les dons qui font l’objet même de la cérémonie s’inscrivent dans une séquence de gestes codés dont l’exécution revient au principal de l’école. Acte d’institution, la remise publique du diplôme est suivie du passage du gland de la droite à la gauche du mortier, puis d’une poignée de main entre le directeur et celui qu’il convient dès lors de considérer comme diplômé. La remise du diplôme sanctionne publiquement et traduit symboliquement un accomplissement intégralement évalué au niveau de l’instruction. C’est la valeur sociale de cette instruction — et non sa nature — qui est exprimée par les orateurs au cours de la cérémonie, alors que les séances de don s’inscrivent au contraire dans des séquences de gestes codés, performateurs de l’acte d’institution[8].

Ici, la valeur et les significations sociales attribuées à la figure du diplômé sont essentiellement le fait des représentants inuit. Néanmoins, leurs discours annoncent également une remise de prix fastueux. Ordinateurs portables, appareils photos ou lecteurs de musique numérique font aujourd’hui partie des cadeaux que peuvent recevoir les finissants de la part de la municipalité. Ces dons qui ciblent l’univers des jeunes Inuit, grands utilisateurs des réseaux sociaux virtuels (Dupré à paraître), appuient le discours sur la valeur que représentent les diplômés pour leur communauté[9], tout en plaçant leur relation avec l’institution sous le signe du faste et de l’abondance. Par ce qu’ils portent en eux de signifiant, ces dons symbolisent eux aussi l’accès à une autonomie nouvelle, marquée par l’accès à une mobilité personnelle accrue, aussi bien virtuelle que matérielle.

Le représentant de la compagnie aérienne Air Inuit vient à son tour présenter sur scène le prix offert: «Sans pareil: un billet d’avion gratuit!» Premier prix convoité des compétitions ludiques du calendrier des fêtes (cycle de Noël, Pâques, Fête du Canada), avantage social accompagnant certains emplois occupés dans les nouvelles institutions, le billet gratuit fusionne deux modes d’accès aux biens marchands, par le moyen du jeu ou par l’accès à un emploi (Chabot 2001). Accompagnée d’une petite bourse, ce prix s’inscrit dans un rapport à un avenir d’autonomie accrue pour le diplômé. Le billet d’avion constitue en quelque sorte un acte inaugural, promesse de réussites futures puisque le représentant ajoute: «[les billets d’avion] seront plus nombreux dans le futur».

Les dons s’inscrivent également dans une graduation qui met en parallèle le niveau de l’éducation scolaire et la valeur des prix susceptibles d’être obtenus. La cérémonie organisée pour les élèves de l’école primaire consiste ainsi essentiellement en une remise de prix pour chaque classe. Récompensant l’«attitude» comme les «résultats» des élèves, ils s’inscrivent dans une chaîne de dons conduisant au diplôme. Là encore, les prix correspondent directement aux univers ludiques contemporains des enfants et adolescents (consoles de jeu au secondaire, jouets manufacturés au primaire). La continuité qu’instaurent les discours des représentants de la communauté entre diplômés et personnel des institutions s’inscrit bien, dès lors qu’intervient le don, dans une graduation reconnaissant les classes d’âge scolaire, en plus d’un devenir professionnel spécifique.

Pourtant, les finissants ne sont pas les bénéficiaires exclusifs. S’ils sont généreusement gratifiés par les institutions communautaires, nombre d’entre eux participent également à une autre série de dons qui lient l’univers domestique à la célébration. Ces dons sont généralement offerts par les diplômés en dehors de la cérémonie proprement dite, à l’initiative de leurs parents. On peut notamment relever l’occurrence de dons au professeur responsable cette année-là, généralement des objets qui s’inscrivent dans les traditions d’échange avec les Qallunaat (mitaines, vêtements miniatures, petites sculptures). Cette pratique était déjà signalée en 1983 lors d’une cérémonie destinée aux nouvelles professeures inuit: «Caroline [Palliser] offrit également des cadeaux à Jack Cram, Doris Winkler, et à d’autres enseignants qui furent déterminants pour la CSK» (Jararuse 1983: 21). Les jeunes enfants de la garderie qui ont bénéficié de la cérémonie sont parfois encouragés à offrir à un aîné de la famille un objet inscrit dans un rapport métonymique à la cérémonie. Ainsi, un de ces mortiers de carton utilisés lors de la remise de diplômes de la garderie a été donné à la grand-mère d’un enfant. Cette dernière l’a alors suspendu dans sa maison, comme d’autres objets symboliques du développement de l’enfant.

En somme, la circulation des dons dans la cérémonie souligne d’abord le rôle en quelque sorte technique du personnel de l’école, dépositaire d’un pouvoir institutionnel fondé sur l’évaluation «objective», purement scolaire, dont le finissant a fait l’objet. Leurs dons (attestation de diplôme, anneau, prix scolaires) sont le résultat de procédures normalisées qui prolongent au niveau cérémoniel le fonctionnement de l’institution scolaire. De leur côté, les représentants des institutions communautaires ou régionales ont la charge d’énoncer le sens social de la prouesse scolaire. Ils développent par leurs dons un itinéraire de réussite, aboutissant à la cérémonie de remise du DES, et à ses promesses d’emploi dans les institutions de la CBJNQ. Le faste de leurs dons, qu’il s’agisse de biens manufacturés, de billets d’avion ou d’argent, souligne tout autant la réussite économique dont peuvent se prévaloir les institutions du Nunavik que l’accès, désormais ouvert, à ces valeurs pour le diplômé. Enfin, les dons offerts par les finissants soulignent leur rôle actif dans le rituel et sont à rapprocher de certaines pratiques rituelles issues de la tradition inuit, centrées sur le don. Les «rites de la première fois» se caractérisent notamment par un don qui n'est pas au bénéfice de celui qui accomplit un acte reconnu, mais au contraire offert par celui-ci à une marraine rituelle (sanajik) ou un ascendant. Dans cette configuration, le don est consubstantiel à la redéfinition de la personne, à travers les relations qu’il contribue à médiatiser autour de celle-ci (Pernet 2007).

Les larmes du finissant: entre lourdeur et légèreté

Le discours de la mairesse a ceci de particulier qu’il construit une posture réflexive sur la cérémonie. Afin d’introduire son propos sur un mode humoristique, elle propose une comparaison — et un contraste explicite — entre la cérémonie de remise de diplômes et celle de «l’achèvement»: «Un de mes amis m’a suggéré d’apporter des Kleenex. Il disait que l’on pleure plus lors d’une cérémonie de remise de diplômes que lors de funérailles. Nous pleurons, […] des larmes de joie». Ces dernières constituent une forme expressive[10], récurrente dans certains contextes rituels inuit contemporains, qui inscrit la cérémonie dans le champ sensible et sémantique de la régénération.

Il existe deux autres contextes cérémoniels où s’expriment, dans les communautés contemporaines, ces larmes de joie: les églises pentecôtistes[11], à l’occasion de cérémonies ordinaires ou extraordinaires, et les cérémonies collectives du 31 décembre. Dans tous ces contextes, ces larmes sont sémantiquement associées à des formes de régénération: récit public d’un cheminement et d’expériences décisives vers la conversion, baptême du Saint-Esprit, dans le contexte pentecôtiste; passage dans un temps renouvelé dans le contexte des cérémonies du 31 décembre (Stuckenberger 2005). Dans les deux cas, on trouve des références continuelles à la notion d’uqumailluurusiit («afflictions»), vécues par la personne sur un plan physique et émotionnel comme un état de «lourdeur» (uqumailluuniq), et que le rite permet de transfigurer, ou du moins de soulager.

Si les cérémonies sus-mentionnées s’inscrivent dans le domaine religieux et, qui plus est, dans l’univers adulte, l’intégration d’expériences de «lourdeur» lors de la remise de diplôme se joue sur le plan scolaire et dans l’univers adolescent. Ainsi, nombre de discours que doivent prononcer les étudiants après avoir reçu leur diplôme pour clore les séquences oratoires de la cérémonie sont brusquement interrompus par des larmes. Le finissant se lève rapidement, invité à venir prononcer son discours. Il prend la parole avec précipitation, il remercie son père, sa mère… s’interrompt et détourne le visage. Il se mord la main tout en tenant le micro. En même temps que l’émotion le saisit, le silence se fait dans la salle et tous les yeux sont tournés vers lui. S’efforçant de faire face à nouveau, ouvrant la bouche pour reprendre le fil de son discours, les larmes qu’il essayait de contenir commencent à couler, et dès le premier mot, l’émotion le submerge. Il trouve la force de se ressaisir, prononce ses remerciements d’une voix tremblante et retourne s’asseoir[12]. Plusieurs informateurs ont affirmé s’être préparés à retenir ces larmes, qu’ils savent si fréquentes. Ils pensent également, lors de la cérémonie, et parfois avec inquiétude, à cet avenir qui les attend hors de l’école. Le témoignage d’une de ces finissantes montre l’association de ses pensées d’avenir — fait d’autonomie économique — à un sentiment de libération, ou, littéralement, de «légèreté»: «J’étais heureuse d’achever [ma scolarité], parce que je me disais que j’allais pouvoir trouver des emplois et gagner de l’argent par mes propres moyens, et je me sentais légère» (Jaaka Jaaka, 2007, ma traduction).

Lors de la cérémonie de remise de diplôme, l’opposition entre le sentiment de «légèreté» et les «lourdeurs» semble être intégrée à un maillage de significations liant libération et avenir. Les finissants se libèrent d’un univers scolaire marqué par la passivité dans l’apprentissage et l’abondance des règlements (Briggs 2001), tout en s’ouvrant à un futur fait de promesses d’autonomie. Dans les discours des orateurs, nous assistons à un véritable «passage» où s’évacuent les difficultés expérimentées — mais surmontées — dans le monde scolaire. La cérémonie — pijariirniq, littéralement, «le fait d’achever, la réalisation[13]» — est vécue sur un plan existentiel (inuusirniq) dont la dynamique commande des inaugurations comme des achèvements (Therrien 1996). Ces séquences discursives, et les larmes de cet épisode expressif, encadrent le moment durant lequel les finissants obtiennent leur nouveau statut, recevant leur diplôme des mains du directeur de l’école. Si les séquences discursives introduisant la cérémonie étaient le fait du personnel de l’école, ce sont les représentants de la communauté qui investissent de leurs significations l’achèvement et l’avenir des finissants, inscrivant la cérémonie dans des enjeux qui leur appartiennent. Les qualités qu’ils associent aux finissants, et qu’ils lient à la pérennité de la communauté comme à la capacité d’autonomie personnelle de ceux-ci, prennent une résonance particulière lorsque les discours qui les évoquent sont suivis des larmes du diplômé, ancrant alors celles-ci dans une expérience vécue.

La cérémonie des garderies

Depuis quelques années à peine, des cérémonies se tiennent aussi dans les garderies des communautés. Si celles-ci répondent à des enjeux qui leur sont propres, et notamment une mise en spectacle de leur mission d’éducation collective (et non pas seulement de service de garde), elles donnent également la clé des enjeux représentés par cet ensemble cérémoniel. On a évoqué la latitude dont peuvent disposer les Inuit dans la ritualisation lorsqu’ils organisent eux-mêmes une telle cérémonie. Pour la garderie, ils proposent «un cérémoniel» se déroulant intégralement en inuktitut: tout le vocabulaire issu de l’anglais utilisé au quotidien est soigneusement évité et remplacé par les néologismes appropriés. Néanmoins, toutes les étapes structurant la cérémonie originale sont reproduites, tout en procédant à de subtiles adaptations et ajustements, notamment par l’abondance de chants à la fois dans ces séquences, et en lieu et place des discours. Une différence visuelle est également introduite au niveau des vêtements portés par les jeunes «finissants». Si un mortier de carton est utilisé, la toge est remplacée par un petit silappaq ou amautiapik, vêtements inuit qui tendent de plus en plus à s’inscrire dans de nouveaux contextes cérémoniels (baptêmes, mariages, performances artistiques, etc.), jusqu’à quelques apparitions dans les cérémonies de remise du DES (CSK 2009b).

Discussion et conclusion

En inventant une image spécifique du diplômé inuit, à présent relayée et intégrée même à la garderie, la Commission scolaire Kativik symbolise visuellement sa mission. La réussite scolaire, dont l’emblème est le mortier, est intégrée à une identité inuit, un corps que le costume identifie sans ambigüité. L’Inuk tient d’une main un diplôme, de l’autre un harpon, incluant l’éducation dans une métaphore de l’action cynégétique. La fusion de ces domaines se prolonge dans la définition du concept d’autonomie (inuguiniq) prôné par la CSK (2009a). Ce terme s'appliquait autrefois à l’accès au statut de chasseur ou de couturière, garants d’une capacité à fonder et entretenir un foyer. C’est aussi l’autonomie qui condense le sens donné par les représentants des institutions à la réussite scolaire des finissants. On peut comprendre cette fusion sémantique comme une réponse institutionnelle aux paradoxes des objectifs de l’éducation inuit, définie tout à la fois comme un lieu de sauvegarde de la culture, des valeurs et de la langue inuit, et comme un instrument préparant les étudiants à des emplois salariés ou à une éducation postsecondaire à Montréal (Patrick 2003: 118-119).

Cependant, ces cérémonies donnent à voir des négociations beaucoup plus subtiles des paradoxes apparaissant à un niveau institutionnel. Ainsi, les représentations de l’alliance offertes par le personnel de l’école se font sur le mode de la conciliation et de la complémentarité. De leur côté, les discours et dons des institutions communautaires attirent la figure du diplômé vers des significations qui n’opposent pas l’éducation scolaire ou l’accès à des emplois salariés à une identité inuit définie de manière rigide, mais évoquent son inclusion à des enjeux personnels et communautaires. Il ne s’agit pas pour autant d’affirmer que ces cérémonies, comme les représentations qui y sont engagées, font consensus. «L’alchimie de la représentation[14]» (Bourdieu 1982a: 101) nous incite à considérer, au contraire, que ces significations qui inscrivent la figure du diplômé dans ces enjeux communautaires sont réciproquement engagées dans une définition des institutions porteuses de ces discours. C’est peut-être là le but ultime de ces cérémonies, donner un sens commun à ces institutions nées dans le même creuset colonial que sont l’école et les administrations locales, et insérées dans un nouveau paradigme depuis la signature de la CBJNQ.

L’investissement dans la cérémonie de valeurs et de symboles qui la dépassent et qui encadrent ces nouvelles figures que sont les diplômés inscrit plus largement celle-ci dans un réseau de métaphores par lesquelles on donne collectivement sens et on intègre à des stratégies de vie préexistantes des «expériences» nouvelles (Lakoff et Johnson 1980). Les qualités humaines des finissants et des leaders locaux, les dons qu’ils reçoivent et qu’ils seront appelés à fournir à l’avenir, tout comme l’aide qu’ils apporteront alors à leur communauté et aux leurs — bref, leur autonomie — tracent ainsi les contours d’une figure plus ancienne. Comme le soulignaient ces jeunes étudiantes du Nunavut Arctic College, commentant la notion d’inuguiniq: «être capable de pourvoir aux besoins de sa famille est une dimension importante de nos croyances et pratiques. Garder au chaud les membres de sa famille, vêtus et nourris, voilà qui est un aspect vital de notre identité, en tant qu’Inuk» (Peters et al. 2002: 170). Le leader des bandes familiales traditionnelles était en quelque sorte celui qui était capable de jouer ce rôle à un niveau plus étendu que celui de la famille immédiate et qui tirait son autorité de sa capacité de redistribution. Il n’y avait pas à proprement parler de disjonction entre ces deux statuts et les promesses d’avenir portées par la cérémonie s’inscrivent de la même manière dans un paysage institutionnel aussi bien communautaire que régional. Les figures contemporaines des diplômés peuvent être comprises selon la double perspective de Betsy Annahatak (1994: 14), pour qui le plus grand défi consistait à mettre en place des programmes scolaires adéquats, ravivant l’initiative de l’étudiant à l’école et dans sa vie, permettant ainsi l’intégration de l’éducation à des enjeux plus vastes: «Comme étudiante, j’ai appris et appliqué ce que j’ai appris d’une façon qui, comme Inuk, me semblait bonne».