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D’une grande érudition, ce court essai s’articule autour de la prémisse que les objets inuit ont, par-delà leur utilité matérielle, symbolique, et communicationnelle, une fonction transcendantale. Ils appartiennent donc à la fois au monde idéel et matériel. Or, cette double ontologie de l’objet échappe à l’observateur extérieur incapable, tant qu'il ne se départit pas de ses catégories analytiques propres, de saisir le sens «magique» des objets des autres cultures. Cette thèse, l’auteure la développe à partir de l’analyse des productions matérielles des Inuit, notamment les sculptures.

Pour introduire son propos, Giulia Bogliolo Bruna nous invite à un voyage au temps des «Pygmées septentrionaux». Ce retour sur les premières représentations que les Européens firent des Inuit, bien que classique, n’en demeure pas moins très intéressant, car la généalogie que l’auteure propose de l’évolution du regard porté par les Occidentaux sur l’altérité inuit s’appuie sur de multiples sources qui invitent le lecteur à un voyage qui le conduira de la Grèce antique au «Pérou septentrional» en passant par les cabinets de curiosités de la Renaissance. Un périple qu’il effectuera, non seulement en compagnie d’explorateurs du 19e siècle, mais aussi de compagnons de voyage aussi inattendus que Saint Augustin. Une fois achevé ce retour sur les premières représentations littéraires et philosophiques de l’altérité, l’auteure nous plonge au coeur de son sujet: la métaphysique de l’univers plastique inuit. «Fragments muets, "vestiges mémoriels" d’une culture de l’oralité réfractaire aux schémas binaires d’interprétation, les objets "parlent" seulement à ceux qui savent les écouter… Apparences trompeuses…» (p. 31).

Dans la première partie de l’ouvrage, intitulée «Quand la pensée chamanique se matérialise en objet» l’auteure, s’appuyant sur les analyses anthropologiques classiques, propose que les Inuit vivaient jusqu'à la rencontre avec les missionnaires dans un réel magique, à la frontière entre naturel et surnaturel. Dans ce monde où humanité et animalité se côtoyaient, où vivants et esprits interagissaient, où les rêves étaient aussi réels et vraisemblables que la pensée éveillée, l’angakkok, le chaman, était l'intercesseur entre les différents êtres animés qu’ils fussent vivants, morts, animaux ou humains. Les sculptures que nous ont laissées les anciens inuit sont la transfiguration de leur culture matérielle, car l’art inuit préhistorique, comme tout art premier est avant tout une expression du sacré, «le sculpteur chamanise: célèbre la puissance cosmique de l’univers, d’un surnaturel omniprésent» (p. 40). Toutefois, alors que le sculpteur chamanise en sculptant, le chamane sculpte pour chamaniser, c’est-à-dire pour percer le mystère qui l'entoure «[l]e chaman/sculpteur inuit porte un regard magique qui transperce le voile fallacieux des apparences: il s’efforce d'appréhender l'inconnu, cherche à rendre visible l’invisible, qu’il a aperçu occultement» (p. 49).

Dans ce monde de magie, de doute et de confusion, la sculpture permet, en quelque sorte, de mettre le monde à la main de l’homme. La sculpture inuit, qui consiste à représenter en miniature des forces qui peuplent l’univers, permet de réduire celles-ci à des dimensions humaines, le chaman/sculpteur tente ainsi d’exercer un contrôle sur le monde qui l’entoure. C’est pourquoi, nous dit l’auteure, la miniaturisation est très importante dans le monde hyperboréen pré-contact. D’ailleurs, bien qu’il n’y ait pas dans la langue inuktitut de mot pour désigner les productions artistiques, l’étymologie du mot sanannguaq qui désigne les objets que l’on façonne, sculpte ou crée, est révélatrice de cet état d’esprit. En effet, sana- désigne l’action de faire et -nnguaq l’imitation réduite de la réalité (p. 42). Sculpter, c’est donc réduire la complexité du monde à une échelle humaine; c’est tenter d’en canaliser les forces vives.

La seconde partie de l’ouvrage est consacrée à ce que l’auteure appelle les objets métis. Selon elle, les objets sont des témoins essentiels des rencontres, des transferts et métissages culturels. En effet, alors que les récits inuit, comme ceux de bien d’autres cultures, oblitèrent ou travestissent certains épisodes du passé, les objets ont une mémoire intégrale, non sélective. À cet égard, l’auteure rappelle à juste titre que «[t]andis que les Inuit Polaires ont volontairement occulté dans leur tradition orale le souvenir des Vikings, les objets gardent mémoire de cette longue période d’échanges interculturels» (p. 82). En somme, la sculpture permet aux Inuit de s’approprier pleinement leur passé mais elle leur permet aussi de s’inscrire dans le présent, notamment parce qu’elle sert de moyen d’échange avec les nouveaux venus. Toutefois, le pragmatisme des Inuit fait en sorte qu'ils ont adapté leur mode de sculpture pour satisfaire au goût de leurs interlocuteurs, tout d’abord les commerçants avec qui ils troquaient des sculptures contre du métal et autres objets qui leur étaient utiles, ensuite avec les anthropologues qui voulaient garder des traces tangibles de la culture inuit considérée comme particulièrement originale du fait de son archaïsme technologique jugé ainsi à cause de la quasi absence d’utilisation du fer. Ces objets inuit, que les anthropologues collectaient, étaient destinés à alimenter les collections des musées ethno-anthropologiques, nés dans la foulée de la montée des sciences positives et, à «conserver de façon planifiée les objets indigènes, fragments de réalité exotiques, rassemblés et répertoriés afin de les préserver de l’oubli» (p. 122).

Mais loin de contribuer à la déculturation des Inuit, la fabrication d’objets destinés à satisfaire la curiosité des Européens; ce que l’auteure qualifie d’«art-souvenir», s’est avérée source d’innovation (p. 111). La production de ces objets a permis aux Inuit de tirer profit de l’intérêt pour l’exotisme qu’ils suscitaient pour s’inscrire dans une économie de marché à laquelle ils ne pouvaient échapper sans toutefois avoir à renoncer à leur symbolique propre. En effet, les objets produits durant cette époque de rencontre pouvaient à la fois répondre à la demande extérieure, tout en continuant à jouer un rôle au sein de la communauté. L’auteure donne quelques exemples d’objets «métis» et polysémiques. Il y eut tout d’abord les mini kayaks d’ivoire, ces répliques miniatures des embarcations inuit qui impressionnaient tant les Européens. Traditionnellement ces sculptures étaient minimalistes, peu décorées, voire rudimentaires, elles étaient à la fois des jouets mais aussi des talismans placés dans les kayaks afin de protéger les chasseurs. Cependant, pour satisfaire à la demande de leurs partenaires de troc, les Inuit prirent l’habitude d’agrémenter leurs mini kayaks de nombreux détails. Tout aussi significatifs de cette capacité des Inuit à s’adapter aux exigences extérieures, sont les mini-fusils sculptés dans l’ivoire qui servaient de monnaie d’échange. «Néanmoins, à l’instar des pointes d’harpon sacralisées par des symboles incantatoires et des armes-miniatures pour les esprits, accrochés à l’angaluk du chaman, il se pourrait qu’ils recèlent encore un soupçon de pouvoir magique» (p. 113).

Mais c’est surtout le chapitre consacré à l’analyse des tupilait qui illustre le mieux la thèse de l’auteure. Les tupilait sont des statuettes représentant des êtres surnaturels et hostiles. Toutefois, ces figurines, aujourd’hui considérées comme des témoins de la culture inuit traditionnelle, n’ont pourtant pas dans celle-ci la connotation magique ou la signification transcendantale que l’on suppose et «n’ont pas de correspondants plastiques dans la tradition inuit. Il ne s’agit ici que de l’extériorisation, voire de la représentation d’un être hideux et redouté destiné à satisfaire la curiosité de l’étranger» (p. 123). Cela dit, les tupilait ont pourtant une origine bien ancrée dans la culture inuit puisque leur production, sous la forme de sculpture qu’on leur connaît, a été demandée aux Inuit par les anthropologues afin de ramener en Europe des manifestations tangibles de certaines pratiques chamaniques inuit. Notamment, celles des ilisiitsut, que les anthropologues et ethnographes associèrent aux sorciers (beaucoup d’entre eux étaient d’ailleurs des femmes). Ces «sorciers» insufflaient la vie, en créant, à partir d’ossement, de plumes, de restes humains (placenta, dents, yeux, cheveux, etc.) et de lambeaux de vêtements, des êtres maléfiques (les tupilait) destinés à tuer une personne que l’ilisiitsuq voulait supprimer (p. 123). La «création» de ces êtres n’avait rien d’artistique, elle se faisait en secret, et l’arrangement des matériaux qui servait à donner naissance au tupilaq n’avait pas de raison de continuer à exister une fois que celui-ci avait pris forme. Par ailleurs, les tupilait-sculptures n’avaient pas, contrairement aux tupilait-êtres, de pouvoir aux yeux des Inuit et n’étaient pas «réceptacles de l’esprit» (p. 126). Productions matérielles, destinées à (re)présenter aux autres leur culture, ils étaient pourtant indépendants de la sphère supramatérielle de celle-ci. Cela dit, ils n’en demeurèrent pas complètement exclus car les Inuit qui y virent, de façon plus ou moins consciente, un moyen «de sauvegarder le souvenir des pratiques anciennes» (p. 127) finirent par se les approprier. Toutefois, cette représentation de la tradition ne s’est pas figée, et les sculptures de tupilait se modifièrent à la fois sur le plan de la forme et du sens, au fur et à mesure de la conversion des Inuit; les statuettes prenant une forme de plus en plus humanoïde et leur représentation du mal associant de plus en plus les êtres démoniaques issus de la nuit des temps inuit aux démons de l’occident chrétien. En somme, «[s]ous le signe du dualisme religieux et de l’hybride, la riche iconographie des tupilait atteste la dynamique du processus de résistance, d’incorporation et de recréation qui mène à la naissance d’un objet métis, dans l’acception gruzinskienne du terme» (p. 127).

En conclusion, je dirais que la thèse développée dans cet ouvrage, dont on appréciera le style élégant et érudit, mérite que l’on s’y attarde. On regrettera, peut-être, que la démonstration soit plus théorique que concrète. En effet, à part quelques dizaines de pages réellement consacrées à l’analyse d’objets spécifiques, la plupart de l’argumentaire est développé à partir de textes ethnographiques. De même, on aurait souhaité que l’analyse déborde de ce que l’auteure appelle l’époque historique, c’est-à-dire celle qui s’étend de 1770 à 1940, pour faire le lien avec la production contemporaine des sculptures-souvenirs et avec les tentatives actuelles d’investir l’art destiné à l’Autre d’un sens culturellement enraciné, dont les sculptures-récits sont une des manifestations.