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Introduction

L'auteur poursuit des recherches ethnoarchéologiques approfondies visant à caractériser le mode d'approvisionnement ainsi que les rôles alternants du stockage et du partage de la nourriture chez les Inuit de Kangiqsujuaq-Salluit au Québec arctique (Figure 1). Dans un précédent article (Labrèche 1992a), nous avons présenté les résultats de l'analyse d'une petite partie d'un immense corpus qui comprend des sources ethnohistoriques et des données ethnographiques devant servir à l'interprétation de vestiges archéologiques et plus précisément des structures d'entreposage enregistrées dans cette région entre 1985 et 1995. Nous allons maintenant caractériser les structures d'habitation et examiner leur répartition dans l'espace saisi à des échelles variées, campement ou site, territoire et région, afin de mettre en évidence les liens qui existent entre vie sociale, mode de subsistance, démographie, culture matérielle et environnement. Dans un premier temps, nous présentons un bref survol des événements qui ont marqué l'histoire récente des Inuit de cette région. Cette mise en situation est suivie d'une synthèse ethnographique préparée à partir de sources publiées et de données inédites.

La seconde partie de cet article présente la distribution locale et régionale des différents types de structures et de sites enregistrés lors de reconnaissances archéologiques dans la région étudiée. Cette présentation incorpore une méthode à l'essai pour l'interprétation raisonnée du mode de peuplement en insistant sur les variations dans l'intensité de l'occupation, la densité de la population humaine et l'abondance relative des ressources de subsistance selon les secteurs de la côte maritime et de l'arrière-pays. Bien que cet article porte principalement sur la région de Kangiqsujuaq-Salluit, les lecteurs remarqueront d'occasionnelles références aux régions limitrophes (p. ex., Arctique canadien et Labrador). Ces renvois sont nécessaires à plusieurs égards: pour situer les faits dans le contexte de processus historiques qui dépassent l'échelle régionale; pour fins de comparaisons; ou encore lorsque les données locales font défaut. De plus, il faut noter que de nombreux sites étudiés au cours de ces recherches demeurent d'âge indéterminé, et pour cette raison, l'analyse met l'accent sur les variations géographiques plutôt que temporelles. Toutefois, on retiendra que, mis à part quelques sites à maisons semi-souterraines (33 maisons réparties sur six sites), la très grande majorité des 100 sites examinés dans cet essai furent utilisés par les Inuit au cours des deux derniers siècles, d'où l'importance attribuée à l'ethnographie des 19e et 20e siècles dans la première partie de cet article.

Territoires, expéditions et démographie

Autrefois, la taille des communautés inuit du Québec-Labrador variait sensiblement d'une région à une autre (Taylor 1975). Vers la fin du 19e siècle, les Tarramiut, “Gens de l'ombre”, qui vivaient sur la rive sud du détroit d'Hudson, exploitaient six grands territoires dont celui de Kangiqsujuaq, “la grande baie”. Le territoire des Inuit de Kangiqsujuaq aurait été le plus riche de la région avec ses quelque 130 personnes, alors que les cinq autres groupes territoriaux comprenaient autour de 50 personnes. Il y a environ un siècle, des voyageurs allochtones rencontrèrent en été des groupes de trois à cinq familles dans la région de Kangiqsujuaq et de Salluit, “les maigres”. Des groupes plus nombreux se trouvaient sur le territoire des gens de Kangiqsujuaq, autour des baies Stupart, Wakeham et Fisher (Saladin d'Anglure 1967: 57-60). En été, les groupes se morcelaient, mais le groupement d'été le plus important comprenait tout de même 40 personnes qui campaient à la baie de Wakeham en septembre 1904. À cette époque, les camps d'hiver étaient plus importants que ceux d'été mais ne dépassaient guère 100 personnes, un peu comme chez les Netsilik (Balikci 1970: 129-130). Exceptionnellement, entre 100 et 150 habitants s'étaient regroupées au moment de l'occupation de la station d'observation des glaces dans la baie de Stupart de 1884 à 1886. En Ungava, dans la région de Kangirsuk et de Quaqtaq, la taille maximale des camps était plus faible (Trudel 1983).

Figure 1

Carte de localisation de la région d’étude

Carte de localisation de la région d’étude

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Les rapports Inuit-allochtones depuis la période des premiers contacts ont été discutés en détail par plusieurs auteurs (p. ex., Trudel 2001). Nous ne retiendrons ici que les éléments essentiels à la compréhension de l'impact de ces rencontres sur l'évolution du mode d'appropriation de l'espace et l'habitation chez les Inuit de la côte sud du détroit d'Hudson. Avant l'implantation des premiers postes de traite dans cette région isolée, l'influence de la civilisation occidentale ne s'y était fait sentir qu'indirectement. Les principaux foyers d'influence demeurèrent périphériques jusque vers 1900 et peuvent se ranger en quatre catégories: les activités d'exploration des navigateurs; l'exploitation des ressources animales par les baleiniers et les pêcheries commerciales; l'utilisation des ressources humaines autochtones, et indirectement, l'exploitation des ressources animales par les traiteurs dans le contexte du commerce des fourrures, un phénomène en expansion et d'une grande ampleur qui fut l'un des principaux moteurs de l'implantation allochtone pendant quelques siècles; l'oeuvre des missionnaires, moraves au Labrador, catholiques et anglicans ailleurs, au sud de l'Ungava, à la baie d'Hudson et sur la rive nord du détroit d'Hudson.

Autrefois, l'ivoire, certaines sortes de peaux et des os de baleine étaient échangés suivant des réseaux très étendus qui atteignaient Terre-Neuve (Rink 1875: 11). A compter de 1830, les Inuit du sud de l'Ungava eurent de plus en plus accès à des produits importés ou manufacturés, et ceux de la baie d'Hudson encore plus tôt, c'est-à-dire dès le milieu du 18e siècle. A partir de ce moment, on peut penser que les réseaux d'échange autochtones déjà en place se développent pour inclure, en plus du bois et de la stéatite, comme c'était la tradition (cf. Boas 1888), des produits et matériaux d'origine industrielle hautement recherchés pour leur efficacité et leur durabilité: armes à feu et métal par exemple. Compte tenu des difficultés de transport et des distances à parcourir, il est peu probable que les Inuit de la côte sud du détroit d'Hudson se soient rendus régulièrement aux postes de Kuujjuaq ou de Kuujjuarapik durant cette phase ancienne de l'histoire moderne (Trudel 1991). Par ailleurs, il n'est pas exclu que certains groupes, plus mobiles que les autres et vivant moins loin des postes, aient servi d'intermédiaires dans la traite. Quoi qu'il en soit, cette présence, même extérieure à la région, détermine déjà une modification des comportements territoriaux et domestiques.

Vers la fin du 19e et au début du 20e siècle, la culture et l'économie des groupes inuit du nord-ouest du Nunavik commencent à subir l'influence des traiteurs et missionnaires. Le commerce des fourrures en expansion et l'importance accrue du piégeage exercent un effet sur la distribution et l'activité des groupes inuit dans l'espace (Vézinet 1982). L'activité de compagnies rivales sur le territoire même des habitants de la région de Kangiqsujuaq-Salluit vient affecter plus directement l'espace physique et social. Dans ce contexte, les compagnies ont tendance à inciter les Inuit à se consacrer entièrement au piégeage durant certains mois de l'année, et à chasser collectivement des gibiers marins comme le morse pour en faire des réserves leur permettant d'être encore plus disponibles pour piéger en temps opportun. Une dépendance s'impose progressivement, et lors de l'effondrement de la demande en fourrures et des prix sur les marchés internationaux, juste avant la seconde guerre mondiale, l'économie locale s'effondre et engendre un déclin démographique. Ainsi, en 1941, la communauté de Kangiqsujuaq ne comptait plus que 68 personnes alors qu'au début du siècle, jusqu'à 140 personnes s'y rattachaient. Le redressement démographique se fit très lentement, et vingt ans plus tard, en 1961, on ne comptait que 112 Inuit (OPDQ 1984, 1991). Le niveau d'autrefois ne fut atteint qu'après cette date.

En résumé, l'histoire sociale et démographique des Inuit de Kangiqsujuaq-Salluit fut marquée par une régression importante causée par la famine qui suivit la fermeture des postes de traite. Suite à ce drame, la région fut témoin d'une augmentation importante de la population qui aura finalement doublé en un siècle. En opposant les 19e et 20e siècles, il faut bien reconnaître que la distribution de la population et l'occupation actuelle des terres, et celles précédant la sédentarisation, diffèrent de l'occupation datant de plus d'un siècle, sans exclure la possibilité que certains secteurs aient pu être exploités quelle que soit l'époque, contemporaine, historique ou préhistorique. Malgré la sédentarisation, il est permis de prédire que les sites “archéologiques” les plus récents (depuis 1950) se multiplient rapidement et traduisent principalement une effervescence estivale, car comme autrefois, l'été demeure la saison de plus grande mobilité, même si l'hiver se prête bien au transport sur neige ou sur glace.

Mode d'établissement, subsistance et déplacements saisonniers

La variation dans la taille des communautés et le mode d'établissement peuvent s'expliquer, comme l'ont suggéré Taylor (1975), Saladin d'Anglure (1967) et Graburn (1969), par des différences dans la répartition et la richesse de la faune. Il est donc probable que les vestiges matériels de l'activité humaine seront plus nombreux dans les zones de plus grande concentration de gibier marin. C'est d'ailleurs ce qu'avait constaté Vézinet (1982) en examinant la répartition géographique de 150 campements historiques classés par zones écologiques. De ce nombre, 55 (36,6%) se trouvent dans l'arrière-pays ou dans les zones intermédiaires entre la côte et l'intérieur. Les 95 (63%) autres camps seraient à vocation maritime, et de ce nombre, le tiers (N=31) se trouvent sur des îles. À un niveau plus détaillé, les deux tiers des sites insulaires correspondent à une occupation printanière, en mai et juin, alors que les Inuit se consacraient à la chasse au phoque sur la glace puis entre les glaces de débâcle. C'était également le moment de ramasser les oeufs sur certaines îles. Les Inuit s'installaient aussi sur les îles en automne pour se rapprocher des zones de chasse au morse (Saladin d'Anglure 1967). Dans certains secteurs d'abondance et lorsque les résultats de la chasse le permettaient, des familles pouvaient séjourner pendant quelques saisons consécutives sur une même île. En somme: “Les bandes côtières constituaient jusqu'à la fin du siècle dernier la majeure partie du peuplement inuit dans le Québec arctique. Elles se reconnaissaient mutuellement des droits d'usage préférentiels pour les sections de côtes qu'elles occupaient et exploitaient habituellement avec leurs eaux territoriales, les îles adjacentes et aussi l'arrière-pays correspondant” (Kilupaq et Talirurnilik 1977: 107).

Le modèle récent d'occupation des terres par les habitants de Kangiqsujuaq comprend un village au centre du territoire maritime qui suit la frange côtière du sud-est au nord-ouest. Ce village se trouve à quelque 25 km au nord-ouest d'un important camp de rassemblement d'hiver où vivait la communauté au siècle dernier[1].. Le modèle d'autrefois incluait également des incursions saisonnières à l'intérieur des terres, comme en témoigne la présence de sites archéologiques surtout concentrés près des principaux lacs (Labrèche 1992a : 97). Par contre, la toponymie est plutôt silencieuse au sujet de ces séjours dans l'arrière-pays, du moins dans certaines zones comme celle des hauts-plateaux désolés situés entre le cratère du Nouveau-Québec, la baie Déception et le Havre Douglas. L'occupation des terres chez les Inuit de Salluit n'a pas fait l'objet d'études aussi détaillées, mais il semble qu'il y avait autrefois deux communautés plutôt qu'une, l'une située au fjord de Déception (Sugluk Est) et l'autre située plus à l'ouest dans la baie de Saglouc (Sugluk West), aux environs de l'actuel emplacement de la communauté de Salluit. Ici aussi les activités de subsistance se poursuivaient principalement le long de la zone côtière reliant les deux épicentres de peuplement, mais ils se rendaient également dans l'arrière-pays, aux environs de Nuvulik, des monts Povungnituk et du cours supérieur de la rivière du même nom, et parfois encore plus au sud, aux lacs Klotz et Nantais (Grondin 1991).

En contrepartie d'un mode de vie arctique très spécialisé[2], l'organisation territoriale était souple, et la composition des groupes changeait fréquemment, selon les alliances tissées, chacun ayant la possibilité d'adopter un nouveau milieu plus avantageux, notamment en termes d'accès au gibier (Chang 1962). C'est en hiver que les établissements atteignaient leur plus grande densité de population. En été, les Inuit étaient plus mobiles et se dispersaient par petits groupes. Certains quittaient la côte pour l'intérieur des terres en vue d'y chasser le caribou.

En mai, les chasseurs partaient à la rencontre des caribous qui migraient en direction de la côte. On repartait à la fin de l'été (août ou septembre), deux familles par umiaq, d'abord le long de la côte, dans les estuaires, puis à pied à l'intérieur des terres pour chasser le caribou. Parmi ceux de Salluit, seuls les plus vaillants se rendaient à l'intérieur des terres pour cette chasse qui procurait les fourrures indispensables à la confection des vêtements d'hiver ainsi que des provisions de viande. Pour avoir accès à des ressources abondantes, les Inuit de Salluit devaient parcourir de plus longues distances que les Inuit de Kangiqsujuaq (Graburn 1969: 41). Sauf peut-être en hiver, les voyages vers l'intérieur des terres étaient limités par le relief qui est très prononcé dans la région étudiée, par le fait que les rivières ne sont pas navigables et que le secteur intermédiaire entre la côte et l'intérieur est pauvre en ressources fauniques (J.A. et J.P. dans Labrèche 1986[3]).

Le cratère du Nouveau-Québec, Pingualuit, qui signifie littéralement “boutons éruptifs”, était un lieu de rencontre. Autrefois, on faisait le trajet à pied et cette façon de voyager était considérée plus facile. En été, on marchait avec les chiens. On allait vers l'intérieur des terres lorsque la fourrure des caribous était épaisse et lorsque les petits ptarmigans étaient devenus assez grands et autonomes. Les ptarmigans constituaient une nourriture d'appoint et une sorte de garantie supplémentaire en cas de difficulté durant la migration. On apportait des réserves de combustible, de l'huile de phoque obtenue le long de la côte, et les couvertures de tentes faites de peaux de phoques. Par contre, les kayaks, utilisés aux lieux de traversée des caribous, étaient fabriqués et entreposés sur place. On allait d'un endroit à un autre en suivant les animaux et on s'arrêtait lorsque des traces de caribous étaient aperçues ou encore pour pêcher dans les lacs. Lorsque la chasse avait été profitable, on enterrait le gibier dans des caches que l'on visitait à nouveau, au besoin, au cours de l'hiver suivant. Il fallait donc parfois refaire le trajet depuis la côte vers l'intérieur pour récupérer les provisions (N.N. et M.S. dans Labrèche 1989). À l'époque des traîneaux à chiens, les Inuit s'y rendaient donc en hiver, tout comme aujourd'hui en motoneige, pour chasser le caribou et piéger le renard. On dit que les Inuit qui fréquentaient la région du cratère venaient de partout, mais surtout d'Iqalukkait[4] qui signifie “beaucoup de petits poissons”, probablement après la grande pêche au barrage, vers la fin de l'été, au moment où l'omble chevalier remonte les rivières. On s'arrêtait parfois simplement pour prendre le thé. Pour dormir, on s'installait à peu près n'importe où, dans la mesure où certaines conditions étaient réunies[5].

Certains grands lacs de l'arrière-pays sont très poissonneux et permettent, même en l'absence de caribou, le maintien de camps pendant tout l'hiver. Cependant, une diète composée essentiellement de poisson peut entraîner des carences, sans compter l'effet déprimant dû au manque de variété. Par contre, lorsque le caribou était abondant, on pouvait passer tout l'hiver près des grands lacs de l'arrière-pays, grâce aux provisions faites en automne. Durant la première moitié du 19e siècle, certaines familles y habitaient de façon plus permanente. Mais en général, les gens du détroit, de la baie d'Hudson et de la baie d'Ungava n'y demeuraient que temporairement (Vézinet 1980: 57, 70).

Les Inuit subdivisent l'année en plusieurs périodes se basant notamment sur l'arrivée et le départ de certaines espèces migratrices, les changements qui affectent les animaux, ou encore sur les lunaisons ou d'autres phénomènes astronomiques. Ces périodes peuvent être classées en saison d'abondance et en saison de pénurie. Une saison de transition durant laquelle on puise dans les réserves s'insère entre les deux. Le cycle annuel peut donc également se diviser en trois périodes de durée inégale: huit mois d'abondance relative, d'avril à novembre, durant lesquels on prépare des provisions; décembre, mois de transition durant lequel on puise dans les caches; et trois mois de pénurie, de janvier à mars, au cours desquels les provisions s'épuisent. Ainsi, les niveaux de récolte des produits de la chasse et de la pêche enregistrés dans la communauté de Salluit tendent à confirmer que jusqu'à récemment, une grande partie de la viande était obtenue de l'été à l'automne (Wheatley et Wheatley 1981: 32).

Au printemps, arrivent en grand nombre les animaux migrateurs: caribous, bélugas et morses qui représentent d'abondantes provisions pour l'hiver, dans la mesure où ces réserves ne se gâtent pas et demeurent accessibles. Vers la fin du mois de mai, quelques familles de Kangiqsujuaq se rendaient parfois à un grand lac (probablement Payne ou Tasialujjuaq/Faribault, tous deux à la tête de l'Arnaud), à plus de 250 km en direction sud. Elles s'installaient là-bas pour tout l'été, se nourrissant de caribou, de poisson et de baies et faisant largement provision de peaux et de viande de caribou. Ces gens ne pouvaient normalement rejoindre la côte en traîneau que lorsque les conditions de neige le permettaient, vers la fin de l'automne (Saladin d'Anglure 1967: 63-64).

À quelques kilomètres à l'est de Kangiqsujuaq se trouve un endroit réputé pour la chasse au béluga. Vers la fin du printemps et au début de l'été, les prises étaient remorquées jusqu'au rivage où les hommes et les femmes les dépeçaient. Toute la viande nécessaire pour la consommation à court terme et pour le séchage était ramenée au campement. Cependant, la plus grande partie de la graisse était mise en cache et utilisée par la suite comme nourriture pour les chiens et comme combustible à brûler dans les lampes en hiver. En septembre, les gens de Salluit et de Baie Déception étaient de retour sur la côte et plusieurs chassaient le béluga. L'huile était mise en cache pour l'hiver et on faisait sécher la viande (Graburn 1969: 40-41, 53). En octobre et jusqu'à la mi-novembre, la chasse au morse battait son plein et la viande était mise en cache. Les chasseurs revenaient, en umiaq[6] ou en kayak, lorsque la mer le permettait encore, et rapportaient avec eux le produit des chasses d'automne (caribous et morses). Ils se hâtaient de rejoindre leur camp d'hiver. Si la glace était déjà formée, les bagages étaient transférés sur les traîneaux et l'on y attelait les chiens qui faisaient partie du voyage (Saladin d'Anglure 1967: 67, 79). Une fois les réserves d'automne épuisées et en cas de mauvais temps ou de blizzard persistant, la claustration forcée avait comme conséquence la famine.

L'abondance du bois flotté sur les plages de la région de Kangiqsujuaq est toute relative, et l'examen des sources ethnohistoriques suggère que les Inuit et probablement leurs prédécesseurs fréquentèrent la zone tampon entre l'Arctique et le Subarctique pour y obtenir du bois (Vézinet 1982: 77). La rivière aux Feuilles constitue la limite septentrionale de cette zone qui se trouve à quelque 350 km au sud de la région de Kangiqsujuaq. En Ungava, on ramassait autrefois le bois de flottage sur le rivage de certaines baies lors des voyages en mer estivaux. Les Inuit parcouraient souvent de grandes distances pour obtenir du caribou, et il n'est pas exclu qu'ils aient profité de ces voyages pour renouveler leur provision et leur équipement de bois (Saladin d'Anglure 1967: 82; Vézinet 1980: 78). La région à l'étude est certainement moins bien pourvue en bois que le sud de l'Ungava, mais il est remarquable que des saules de bonne taille et atteignant jusqu'à 5 m de hauteur pouvaient être trouvés dans certaines vallées abritées, comme aux environs des lacs Françoys-Malherbes et Watts, au nord-ouest du territoire de Kangiqsujuaq et près du centre-est du territoire des Inuit de Salluit (Labrèche 1992b; Matthews 1975).

Toponymie

L'analyse fondée sur le classement thématique, la fréquence et la distribution géographique des toponymes permet de dégager les liens pratiques et symboliques entre le système d'orientation spatial, le paysage construit et le mode d'établissement inuit. Ainsi, sur un échantillon comprenant 229 toponymes recensés dans la région étudiée, un peu plus de 43% font référence au monde physique et à la géographie, près de 18% au règne animal. Environ 12% évoquent une ressemblance avec le corps humain, mais seulement 22 (10%) noms de lieux réfèrent au transport, 16 (7%) signalent des campements ou des habitations et 8 (3,5%) des vestiges archéologiques ou des personnages légendaires. Par exemple, Sirluaq signifie “la pièce supplémentaire de l'iglou” et désigne une baie entourée de falaises. Qaanattalik, “Qui a des poteaux de tentes”, identifie le havre Douglas, et Tursukattaq, “le vestibule”, correspond au bras sud-ouest de ce havre. Nous savons, dans ce dernier cas, qu'il s'y trouve de nombreux emplacements de tentes, mais la présence d'emplacements d'iglous ou de maisons avec vestibule n'a pas encore été confirmée par des recherches archéologiques. Par ailleurs, sur la rive de la baie Joy, à Tupirvikallak, “petit (court/trapu) emplacement de tentes”, on peut effectivement trouver des tentes contemporaines correspondant à un camp printanier de chasse à la baleine. Cependant, on peut également trouver quelques sépultures en prenant la direction du nord, et quelques maisons semi-souterraines en suivant la rive jusqu'à la petite anse voisine du côté sud.

Un autre exemple illustre comment la toponymie obéit à d'autres règles que celles du langage courant. Illuluarjuit, “pauvres maisons” ou “petites maisons mal faites”, identifié comme “shore/grève ou rivage” par Müller-Wille et al. (1987: 125 et 1992: 50-51), fait référence, selon nos informateurs, à un ensemble de buttes au nord de cette grève située au confluent de la Wakeham et d'un de ses tributaires. Même s'il n'est pas impossible que des maisons aient été aménagées jadis en bordure de cette zone de confluence, il semble que ce soit la forme des buttes groupées qui évoque celle d'un village d'iglous et qui a donné naissance à cette appellation (Labrèche 1986). Par contre, ailleurs sur le territoire ce même toponyme sert à désigner un “site/lieu-dit” (Müller-Wille et al. 1987: 120), vraisemblablement un habitat situé près d'un ruisseau du même nom: Illuluarjuit Kuunga. Il faut donc reconnaître qu'au-delà de la fonction, se trouvent toujours des connotations diverses qui relèvent de l'imaginaire et créent des lieux de mémoire à partir de formes familières.

En ce qui a trait à l'archéologie, un seul nom de lieu réfère précisément au domaine de l'habitation: Qarmait, “les habitations semi-souterraines”, qui désigne une pointe au sud-ouest du village de Kangiqsujuaq où se trouvent effectivement plusieurs habitations de ce type ainsi qu'un grand nombre d'autres structures, surtout des tentes, des caches et des affûts. D'autres termes du lexique toponymique renvoient aux esprits: les Tuurngatuuq, “qui a un esprit”; aux ancêtres ou prédécesseurs des Inuit, les Tuniit; et aux cairns, Inutsulik, Inutsuliapik et Inutsutujuq. Par ailleurs, Ukiivik, “le lieu où l'on passe l'hiver” est une île sur laquelle une soixantaine d'habitations semi-souterraines ont été identifiées (Barré 1970; Labrèche 1988; Pinard, comm. pers. 2003).

L'habitation traditionnelle

Les Inuit du détroit d'Hudson habitaient des maisons de neige en hiver et vivaient sous la tente en été. Entre ces deux formules existait une variété de solutions intermédiaires. “Dans les temps anciens, ces gens occupaient des maisons d'hiver permanentes, semblables à celles d'Esquimaux d'autres régions de l'Arctique […]. Il semble y avoir eu des murs de pierre soutenant les poutres du toit et cimentés avec de la terre ou de la tourbe. La dépression qui marque le centre de l'habitation laisse penser que le sol était creusé à une certaine profondeur” (Turner 1894: 78, 84, notre traduction).

Baillargeon (1979: 8) a distingué quatre principaux types d'habitations: l'iglou d'hiver, la tente d'été et deux formes mixtes, l'iglou à coupole colmatée au printemps, et le qarmaq d'automne, tente à double recouvrement de peau, mousse végétale isolante et muret de neige compactée à la base. Selon cet auteur, les deux premiers types permettent la mobilité et les deux autres obligent les gens à se fixer à un même endroit pendant une période prolongée. “Alors que la neige, partout abondante durant l'hiver, permet en peu de temps l'érection d'une maison, la peau et le bois qui constituent la tente peuvent être démontés et transportés facilement durant l'été” (ibid.: 80). Il faut cependant nuancer cette dernière assertion, car les grandes tentes couvertes de peaux de phoque barbu étaient très lourdes. Selon Turner (1894: 82-83), la meilleure solution pour arriver à les transporter consistait à les embarquer dans l'umiaq, ce qui revient à dire qu'on ne les déplaçait pas aisément. Turner avait aussi souligné la nécessité de déménager même en hiver, pour des raisons d'hygiène. En effet, des immondices s'accumulent sans doute assez rapidement dans une maison où tous les membres de la famille travaillent, où les peaux sont préparées et tannées, et les animaux dépecés. Il fallait donc assez fréquemment en construire une nouvelle[7]. Les réinstallations semblent aussi avoir été fréquentes chez les Tarramiut: “Tous les mois, les tentes étaient changées de place et les iglous reconstruits un peu plus loin”, pour cette même raison (l'accumulation de déchets) et aussi du fait de la fonte des parois de neige de l'iglou (Saladin d'Anglure 1967: 90).

Matériaux et combustibles

Les sables, graviers, galets, blocs, rochers et affleurements étaient utilisés dans l'aménagement ou la construction des habitations, foyers, dallages, et des réserves. Ainsi, les piruit ou pierres de charge servaient à maintenir la couverture des tentes ou à construire les caches à caribou. Le bois était utilisé pour les poteaux de tente et les poutres de toiture des maisons de pierre et de tourbe. Les peaux servaient pour les couvertures des structures d'habitations. Les fenêtres étaient faites de boyaux.

La graisse était utilisée pour l'éclairage et le chauffage. Plusieurs espèces végétales étaient employées dans les techniques du feu et pas uniquement comme combustible: mousse comme mèche de la lampe, étoupe avec la scie à feu. Le cassiope tétragone était utilisé comme combustible, à l'extérieur seulement. Encore de nos jours, lorsque les gens campent, le combustible est placé entre deux gros galets adossés à un bloc en place ou une paroi rocheuse. On peut alors cuire la bannique ou rôtir l'omble sur une dalle placée au-dessus du feu.

Avec l'ulu (couteau féminin), la lampe en stéatite était le bien le plus important de la femme inuit et par conséquent de la famille toute entière. Lampes et récipients étaient conservés précieusement et réparés si nécessaire. Les dalles schisteuses posées sur des blocs au-dessus d'un feu servent encore à cuisiner à la manière d'autrefois. Dans chaque famille, on trouvait aussi un récipient ou marmite en stéatite. Les lampes en stéatite contenaient autour d'un demi-litre d'huile, et les marmites pouvaient contenir entre un demi et plus de quatre litres. Les marmites servaient à cuire les aliments, soit au-dessus de la lampe, soit en jetant des pierres brûlantes dans le liquide (Turner 1894: 86). Parmi les nombreuses carrières de stéatite de la région de Kangiqsujuaq, celles d'Assajaaq et de Kuuruq fournissaient la pierre pour la fabrication des grandes lampes à huile. D'autres carrières, dont celles de Nuvuguluk, Qajartalik et Illuluarjuk, étaient exploitées pour les lampes de moindres dimensions et les autres objets. Illuluarjuk, la carrière la plus fréquentée, n'était cependant accessible qu'à marée basse. On s'y rendait en été en umiaq, probablement pour faciliter le transport des blocs.

Construction, couverture et ouvertures

Selon nos informateurs de Kangiqsujuaq, les tentes comprenant une plate-forme arrière et appuyées sur une paroi rocheuse étaient couvertes de peaux. La peau du caribou était davantage recherchée à l'automne. Plus légère que celle du phoque, elle laissait également passer plus de lumière lorsqu'elle était utilisée comme couverture de la tente. Par ailleurs, la peau de phoque est plus imperméable et c'est probablement pour cette raison qu'en été, les tentes étaient généralement couvertes de peaux de phoque (Labrèche 1986 et 1989).

La tente était faite d'une dizaine de poteaux de bois recouverts de 10 à 15 peaux de phoque barbu retenues par des pierres. Au printemps, on prolongeait la durée de l'iglou en remplaçant une partie du dôme par une couverture de peaux de caribou. Or c'était apparemment un isolant moins efficace que la neige contre le froid. En automne, les parois de la tente étaient renforcées avec de la neige. Ce recyclage des couvertures permettait en même temps d'éviter qu'elles ne pourrissent ou ne soient rongées par les souris pendant l'entreposage (Turner 1894: 82-84).

La préparation des couvertures de peaux de phoque demandait beaucoup de travail. Ainsi, il fallait une trentaine de peaux de phoque (espèces autres que le phoque barbu) pour couvrir une tente de dimensions moyennes (environ 4 m par 3 m). Or, d'après Rasmussen (1931: 153), un bon chasseur prenait de 20 à 30 phoques par hiver. Voilà probablement pourquoi on n'hésitait pas à réunir un certain nombre de parents sous un même toit. Une habitation semi-souterraine dorsétienne aurait ainsi pu abriter environ 10 personnes, ce qui n'est pas sans rappeler les effectifs moyens proposés pour un iglou, soit deux familles ou 10 personnes (Labrèche 1984: 242, 246).

On estime qu'il faut 100 peaux de caribou, 50 peaux de phoque annelé et 35 peaux de phoque barbu pour répondre aux besoins d'un groupe familial de 10 personnes. De ce nombre, seulement 10 peaux de phoque annelé (1 sur 5) et cinq peaux de phoque barbu (1 sur 7) servent à confectionner des attelages et des outres de viande. Le reste sert pour les vêtements, la literie, et les couvertures de tentes et d'embarcations (Saladin d'Anglure 1967: 96). Selon Vézinet (1980: 53), une famille de Nunamiut (probablement cinq personnes) pouvait assurer ses besoins en peaux et la plus grande partie de ses besoins alimentaires en chassant entre 50 et 60 caribous.

En Ungava, le renouvellement des couvertures d'habitation semble avoir eu lieu surtout au printemps, car en automne, les femmes devaient confectionner intensivement des vêtements en peau de caribou (Vézinet 1980: 49). Dans l'Arctique, les changements brusques de température soumettaient les matériaux traditionnels à rude épreuve, surtout en été. Les peaux humides depuis longtemps à cause de pluies persistantes qui soudain cessaient pouvaient sécher et rétrécir subitement et les poteaux de bois craquer (Hantzsch 1977: 33). À divers moments d'investigations ethnoarchéologiques réalisées en 1992, un informateur a estimé la hauteur de six tentes dont il put apprécier les dimensions au sol. Malgré la petite taille de l'échantillon, soulignons qu'il ne semblait pas y avoir de corrélation parfaite entre la hauteur estimée et la superficie calculée au sol, même si comme on pouvait s'y attendre, à la plus petite tente correspond effectivement la hauteur minimum. Par ailleurs, le même informateur a rappelé que les Inuit allongeaient les poteaux trop courts en ligaturant plusieurs morceaux, un procédé traditionnel qui s'est perpétué au moins jusqu'à l'aube de la période contemporaine (I.P. dans Labrèche 1993).

Divisions de l'espace, emplacement des formes d'aménagement

L'iglou (illuvigaq) des Inuit de Kangiqsujuaq était normalement prolongé par deux petits iglous: le tursuuk, sorte de garde-manger qui donne sur la pièce principale, et le tursuulirqi ou porche d'entrée servant d'abri pour les jeunes chiens (Saladin d'Anglure 1967: 89-92). L'aki est un emplacement opposé à la plate-forme qui sert de litière, dans la tente comme dans l'iglou (Schneider 1985: 10). Dans la tente, il se trouve d'un côté seulement de l'entrée, où il sert pour entreposer la viande. Dans l'iglou, il est surélevé et se trouve de part et d'autre de l'entrée; y reposent les lampes à l'huile (une par famille). De même, les Inuit de Salluit plaçaient les stocks de nourriture ramenés des lieux d'acquisition dans de petites pièces adjacentes à l'iglou. Sur les côtés, près de l'entrée de l'iglou, se trouvaient des comptoirs à viande où la nourriture était stockée (Graburn 1969: 36, 43).

Selon Turner (1894: 80), lorsque le propriétaire possédait suffisamment de biens à placer à l'abri des chiens et des intempéries, il pouvait bâtir une structure semblable à la maison de neige à proximité de celle-ci et éventuellement la relier à l'habitation par un passage couvert. Un bloc de neige permettait d'ouvrir et de refermer. Les articles volumineux, comme les ballots de peaux ou les outres de gras, étaient placés à l'intérieur avant de finir la coupole. Pour plus de confort, on joignait parfois deux ou trois iglous par des tunnels, l'un servant de pièce de séjour, le second de chambre à coucher, et le troisième d'entrepôt. Quant aux maisons semi-souterraines couvertes de tourbe, Hawkes (1916: 60-61) en a observées à Hebron, Okkak et Killinek qui étaient habitées: “Ce sont de sombres petites huttes, partiellement souterraines, avec un long tunnel d'entrée qui procure une ventilation et un porche extérieur qui est utilisé pour l'entreposage. Contrairement au tunnel d'entrée, cet espace d'entreposage n'est pas toujours présent partout dans l'Arctique” (notre traduction).

Le centre de la tente était parfois réservé à la cuisine et au chauffage mais l'espace de couchage se trouvait bien délimité et toujours au fond, du côté opposé à l'entrée. Tous les travaux de la saison pouvaient y être effectués (Turner 1894: 83). En été, on mangeait près de l'aki ou encore sous la tente, autour de la marmite de pierre dans laquelle avait cuit le repas (Saladin d'Anglure 1967: 120).

Dimensions des habitations et nombre d'occupants

Les Inuit vivaient habituellement dans des habitations de dimensions modestes et constituées d'une pièce unique. Environ cinq personnes occupaient un espace intérieur, dépassant rarement 20 m2. Généralement ouvert, celui-ci ne permettait pas de s'isoler. En hiver, les maisonnées plus nombreuses n'étaient pas rares. On demeurait confiné dans un espace limité pendant que ralentissaient les activités de subsistance. On vivait alors des réserves de viande et de poisson accumulées et entreposées dans des caches. L'habitation monocellulaire était la plus répandue, mais à certaines époques et dans certaines régions on vivait également dans des habitations comprenant plus d'une pièce, des maisons de grandes dimensions, pluri-familiales, et dans certains cas, subdivisées par des cloisons de peaux suspendues. Au Labrador, les dimensions des maisons semi-souterraines auraient varié avec le temps, traduisant un mode de résidence changeant, uni- ou pluri-familial (Taylor 1984: 513-514). Ce fut probablement le cas également au Nunavik, comme nous le verrons plus loin dans la section archéologique.

L'habitation, miroir des rapports sociaux

Au Nunavik, la famille domestique traditionnelle constituait l'unité de co-résidence et de collaboration au niveau des pratiques de subsistance. On construisait trois types d'iglou de dimensions variables selon les besoins: l'iglou de voyage (sinittavik), l'iglou “permanent” (illuvigaq) et l'iglou de jeu (qaggiq). Cette dernière solution permettait aux Inuit de se libérer en partie des tensions inhérentes à la vie communautaire avant l'arrivée du printemps. La tente (tupiq) était couverte de peaux de phoques, mais celle de forme conique, couverte de peaux de caribous et utilisée à l'intérieur des terres, était de plus grandes dimensions. De forme semblable, mais de dimensions réduites, de petites tentes (nuirtaq) étaient installées comme abris provisoires pour les enfants (Saladin d'Anglure 1967: 89-90). Les tentes couvertes de peaux étaient occupées des premières pluies jusqu'au début de l'hiver, lorsque l'épaisseur de la neige permettait enfin de construire un iglou. Dans la partie arrière délimitée par un rondin couchaient le mari, ses épouses et leurs enfants; les autres co-occupants se répartissaient sur les côtés (Turner 1894: 83).

Selon Hantzsch (1977: 86-87), qui séjourna chez les Inuit de Baffin au début du 20e siècle, ceux-ci pouvaient se reposer dans un espace très réduit, et si nécessaire, chaque adulte pouvait occuper moins d'un mètre carré. Cette situation particulière permet de postuler qu'au Nunavik de la même époque, l'espace réservé au repos pouvait également, en certaines circonstances, être extrêmement limité tout en présentant un atout assez évident: la présence d'un nombre accru d'individus dans un abri suffisamment étanche permet d'en tempérer l'air, un avantage non négligeable dans un pays où le combustible peut venir à faire défaut. L'acquisition des ressources et bien d'autres activités font en sorte que tous ne sont pas toujours présents à domicile au même moment. Par contre, l'habitude des visites nombreuses et le partage des parts de gibier peuvent augmenter de façon imprévue le nombre de personnes admises à l'intérieur de l'habitation.

Archéologie et architecture d'une région

Les résultats des reconnaissances archéologiques proviennent de deux grands ensembles géographiques contrastés: 74 sites découverts dans trois secteurs de la frange maritime (baies Joy, Wakeham et Déception) et 36 sites dans deux secteurs de l'arrière-pays (cratère du Nouveau Québec et corridor lac Raglan-baie Déception) (Figure 2). Nous présenterons les caractéristiques des différents types de structures enregistrées sur les 100 sites retenus pour fins d'analyse. L'analyse des données utilise un index de complexité reposant principalement sur le nombre et la diversité des structures et des sites. Selon les secteurs, trois ou quatre catégories ont servi à ordonner les sites, des plus simples aux plus complexes: les sites simples à une seule structure; une catégorie intermédiaire regroupant de deux à quatre structures; une autre catégorie intermédiaire, si nécessaire, pour les sites de complexité accrue comprenant de cinq à neuf structures; et une dernière catégorie regroupant les sites les plus complexes qui comprennent 10 structures ou plus.

Figure 2

Secteurs de reconnaissance archéologique

Secteurs de reconnaissance archéologique

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Les propositions au sujet du peuplement sont basées sur le nombre d'occupants estimé à partir de la dimension des structures. Il est entendu que certains sites furent sans doute réoccupés à plusieurs reprises, parfois par les mêmes groupes, année après année, et que certaines structures furent démantelées et les matériaux réutilisés dans l'aménagement des habitations les plus récentes. Par ailleurs, chaque groupe domestique a probablement produit plusieurs structures distribuées sur divers sites au cours d'une même année. Même si ces facteurs tendent à s'annuler mutuellement, il est probable que le nombre total d'habitants calculé dans chaque secteur particulier demeure une approximation. C'est surtout dans l'étude comparative de la variation de l'intensité d'occupation d'un secteur à l'autre que cet exercice trouve sa justification. Dans cette démarche, nous utilisons des facteurs de conversion permettant de passer de la dimension des habitations mesurées au cours des reconnaissances au nombre présumé d'occupants, estimé à partir de réponses données par des informateurs qui ont participé aux travaux de terrain (Labrèche 1986 à 1993) et de la comparaison ethnographique (p. ex., Mauss et Beuchat 1906; Saladin d'Anglure 1967; Turner 1894).

Typologie des structures

Les habitations constituent la catégorie de structure la plus répandue dans la région étudiée. Elles sont présentes sur 82% (N=310) des 100 sites retenus pour l'analyse et représentent plus de la moitié des 609 structures étudiées (Tableau 1). Trois principaux types d'habitation sont distingués: maisons, tentes ou abris, et emplacements d'iglous. Les tentes se retrouvent à toutes les époques, des origines à nos jours, alors que les maisons apparaissent vers la fin du Prédorsétien mais ne sont plus utilisées au 20e siècle. L'iglou semble remonter au Dorsétien, mais la connaissance de ce type d'habitation vient surtout de descriptions faites par les explorateurs et missionnaires qui ont séjourné dans la région avant 1960 (cf. section sur les iglous ci-dessous).

Maisons semi-souterraines

Les maisons[8] comprennent généralement une dépression plus ou moins profonde et dont le contour peut être marqué par un bourrelet périphérique et des pierres de charge (Figure 3). Elles sont généralement facilement repérables car la dépression du terrain ainsi qu'une végétation de type distinct subsistent même plusieurs siècles après leur abandon (Forbes 1996). On distingue les maisons qui ont un couloir ou sas thermique de celles qui n'en ont pas. Le couloir est un trait adaptatif supplémentaire constituant une solution de protection efficace contre le froid. Le couloir caractérise les maisons de neige des Inuit autant que les maisons de pierre et de tourbe d'affiliation thuléenne, et plus rarement dorsétienne.

Le creusement d'une maison et la construction d'un bourrelet devaient être réalisés avant que le sol ne soit gelé. Compte tenu des avantages qu'ils procurent, ces aménagements n'étaient pas trop exigeants en termes de temps et d'effort. Par contre, la couverture de peaux qui devait parfois compléter la construction de pierres et de tourbe demandait beaucoup de travail et il est possible que la couverture de la tente d'été ait été réutilisée à cette fin. Dans la région de Kangiqsujuaq, 69 des 112 maisons recensées avant 1996 (plus de 60%) ont un couloir[9]. Parmi ces maisons, 33 ont été retenues pour les analyses présentées ici. Elles se trouvent principalement dans le secteur de la baie Joy (32 maisons pour 5 sites). L'autre maison a été découverte dans le secteur de la baie Wakeham. Il semble que vers la fin du 19e siècle, la maison semi-souterraine avait déjà été abandonnée, du moins dans le sud de l'Ungava.

Maisons longues

Au Dorsétien récent, c'est-à-dire à compter de 500 de notre ère, les chasseurs connurent un mode d'organisation communautaire élargie comme en témoignent les maisons longues de l'Ungava et des îles Ellesmere et Victoria (Plumet 1982: 267; Schledermann 1978)[10]. Il en existe un seul exemple dans la région de Kangiqsujuaq. Cette maison mesure 25 m de longueur et sa largeur varie de 5 à 7 m. Sa forme est presque rectangulaire avec des angles arrondis. Le bourrelet périphérique est consolidé de gros blocs et de dalles dressées et sa hauteur varie de 25 à 50 cm. Deux séparations intérieures, transversales correspondraient à deux pièces de dimensions égales et à une troisième de plus grandes dimensions dans la partie la moins profonde de la maison. Identifiée au site JiEv-4 (Dét.12), cette maison est d'âge préhistorique d'après les quelques éclats de quartzite retrouvés dans les sondages. Cet âge n'est pas démenti par son altitude (8 mètres au-dessus du niveau marin actuel) puisqu'il y a 1500 ans, cette structure aurait été située à environ 3,5 m au-dessus du niveau de cette époque. Une autre maison, plus petite (12 m par 4 m) et sans bourrelet périphérique a été signalée au site JiEv-2 (Dét. 13) dans le même secteur, mais il pourrait s'agir de deux maisons juxtaposées ou enchevêtrées (Plumet 1985: 328-334). Aucune structure de ce type n'a été observée dans les secteurs étudiés[11].

Abris, emplacements de tentes

Plusieurs types de tente[12] ont été enregistrés dans la région à l'étude. Les tentes sont des structures d'habitation de surface marquées par des alignements de blocs périphériques ou pierres de charge. Ces alignements périphériques peuvent être continus ou discontinus. Certaines tentes intègrent de véritables murets composés de blocs juxtaposés et superposés (Figure 4). La présence d'aménagements particuliers, de structures ou subdivisions internes, permet de proposer d'autres distinctions: structure axiale qui incorpore ou non un foyer, un trait particulier au Paléoesquimau; banquette, aire de couchage arrière ou simple démarcation par des pierres alignées perpendiculairement à l'axe formé par l'entrée et la partie arrière de la tente, un trait généralement attribué au Néoesquimau. Comme nous l'avons vu, cette démarcation incorpore parfois un rondin, du moins dans les exemples de la fin du 19e siècle observés aux environs de Kuujjuaq (Fort Chimo). Les tentes à plate-forme arrière comprennent parfois une aire latérale désignée pour la préparation des aliments, les réserves de nourriture pour les repas quotidiens, ainsi qu'un espace de rangement près de l'entrée. Un assemblage de petites pierres trouvées à l'intérieur, en périphérie et d'un côté d'une tente fut ainsi identifié par un informateur comme réserve pour la graisse[13]. Il arrive aussi que l'on trouve des foyers à l'intérieur des tentes, sans toutefois qu'ils s'incorporent dans une structure axiale, un trait paléoesquimau. Sachant qu'en été, les Inuit aménageaient plutôt traditionnellement des foyers extérieurs, sauf peut-être en cas d'intempéries persistantes, il est donc vraisemblable que certaines tentes furent occupées au printemps et à l'automne, lorsque les conditions ne permettaient plus, ou pas encore, de vivre dans des iglous ou des maisons.

Enfin, les abris se distinguent surtout des tentes par leurs plus petites dimensions. Tentes et abris s'appuient parfois sur des affleurements rocheux, des parois rocheuses ou des blocs en place, mais ce trait ne semble pas exclusif à une culture ou un type de milieu particulier (côte ou arrière-pays) et ne peut donc servir ici de critère distinctif. Parmi les structures identifiées dans la région étudiée, les tentes constituent la catégorie la plus répandue (273 tentes pour 78 sites) et se trouvent dans tous les secteurs côtiers et intérieurs.

Emplacements d'iglous

“Igluvigaq […] désigne la maison de neige de plan circulaire, légèrement sous le niveau du sol, en dôme dans sa partie supérieure, dotée d'un couloir, dont le matériel essentiel est la neige” (Therrien 1987: 25). Même s'ils vivent maintenant dans des maisons construites avec des matériaux d'origine industrielle, les chasseurs inuit continuent d'aménager de petits iglous lors d'expéditions menées loin de leur village. Les anciens emplacements d'iglous sont évidemment difficiles à identifier (Figure 5), et même en présence d'informateurs autochtones avisés ou ayant eux-mêmes aménagé ces maisons de neige, il demeure difficile de reconnaître plus que des emplacements virtuels autour desquels subsistent parfois des vestiges épars: ossements de mammifères marins et témoins matériels d'une occupation relativement récente du territoire. Les iglous sont généralement installés dans un creux protégé par une accentuation très locale du relief, près d'un ruisseau, à l'abri du vent, où la neige peut s'accumuler. Sans l'assistance des chasseurs ayant occupé ces lieux d'apparence peu favorable à l'implantation de campements selon les critères habituels (p. ex., sols bien drainés, terrain relativement plat et accessible), il demeure difficile d'associer des indices matériels de la présence humaine à ce type de structure éphémère. Pour toutes ces raisons, ce type d'habitation apparaît extrêmement rare dans la région et semble absent de certains secteurs[14]. Seulement quatre emplacements d'iglous ont été enregistrés au cours de nos recherches de terrain, et les critères permettant de les identifier demeurent mal définis. Ces emplacements furent identifiés sur trois sites dont deux dans des secteurs côtiers (baies Joy et Wakeham) et le troisième dans l'arrière-pays (corridor Raglan-Déception).

Figure 3

A. Qumaaluk devant l’emplacement de la maison semi-souterraine SP.7, site JjEv-4, groupe 5, Île Ukiivik, secteur de la baie Joy. Photo: Y. Labrèche, septembre 1987 (Wak.966).

A. Qumaaluk devant l’emplacement de la maison semi-souterraine SP.7, site JjEv-4, groupe 5, Île Ukiivik, secteur de la baie Joy. Photo: Y. Labrèche, septembre 1987 (Wak.966).

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Figure 4

Emplacement de tente SP.6, site JjEw-5, secteur de la baie Joy. Photo: Y. Labrèche, septembre 1986 (Wak.718).

Emplacement de tente SP.6, site JjEw-5, secteur de la baie Joy. Photo: Y. Labrèche, septembre 1986 (Wak.718).

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Autres structures

Parmi les 609 structures retenues pour l'analyse, les caches occupent le second rang en importance numérique avec 152 (25,0%) structures réparties sur 46 sites. Des caches ont été identifiées dans tous les secteurs côtiers et dans les deux secteurs de l'arrière pays. Une variété d'autres types de structure sont présentes dans la région: structures d'acquisition (affûts, pièges, barrages) cairns, foyers, niches, sépultures, structures ludiques[15] et structures diverses ou indéterminées. Les structures correspondant à ces différents types représentent au total 147 (24,1%) structures. La co-occurrence de différents types sur un même site de même que leur nombre variable traduisent un éventail de stratégies de subsistance très étendu. Cependant, cette diversité est beaucoup plus prononcée dans les trois secteurs maritimes que dans l'arrière-pays. En plus des 609 structures principales et secondaires, 79 structures internes (foyers, réserves ou autres) ont été observées dans des habitations. Ce phénomène affecte 24 sites dont la majorité se trouve dans les secteurs maritimes.

Mode d'établissement et densité du peuplement

La distribution des sites et des structures par secteur et type de milieu présente des variations qui permettent de saisir des tendances difficilement pressenties lorsque les secteurs sont examinés individuellement. La fonction des sites et des structures retiendra tout d'abord notre attention. Il existe, on pouvait s'y attendre, un contraste remarquable entre la côte et l'arrière pays (Tableau 1). Compte tenu de la taille des échantillons (76% des sites étudiés se trouvent dans les secteurs côtiers), on remarque d'abord que les sites comprenant une ou des habitations sont proportionnellement plus nombreux à l'intérieur des terres (plus de 96%), alors que les sites d'entreposage et ceux qui témoignent de l'acquisition des ressources ou de toute autre fonction sont proportionnellement mieux représentés sur la côte. À quoi tiennent ces différences? Le mode d'établissement à l'intérieur des terres serait caractérisé par une plus grande mobilité, et les lieux où l'on ne fait que passer sont marqués par des tentes et peu d'autre chose.

Tableau 1

Distribution des sites classés selon leur fonction et le type de milieu

Distribution des sites classés selon leur fonction et le type de milieu

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Cette mobilité accrue se traduit également par une proportion relativement faible des sites d'entreposage (sites à caches) dans l'arrière-pays (5 sites sur 26 ou moins de 20% du nombre total). La question des structures d'acquisition apparaît plus complexe. Nous devons d'abord insister sur le fait que ces sites et ces structures représentent surtout l'adaptation au milieu terrestre, car la chasse aux mammifères marins, bien qu'elle utilise des techniques complexes, laisse rarement des structures apparentes sur la terre ferme[16]. Pourtant, les sites d'acquisition sont proportionnellement plus nombreux sur la côte qu'à l'intérieur des terres. Ils sont absents du corridor Raglan-Déception, et 50% des sites découverts à la baie Déception contiennent des pièges, des affûts ou d'autres structures liées à l'acquisition des ressources (mammifères terrestres, oiseaux et poisson). L'absence de structures dans le cas du corridor Raglan-Déception (arrière-pays) s'explique par la rareté des ressources et les traits physiques de ce secteur peu hospitalier plutôt que par un problème d'échantillonnage.

La distribution des structures de différents types exprime de manière plus modérée les mêmes tendances, sauf dans le cas des structures d'acquisition qui sont proportionnellement plus nombreuses à l'intérieur des terres (environ 10% des structures répertoriées) que sur la côte (environ 5%) (Tableau 2). Ces structures étant absentes du corridor Raglan-Déception, la région du cratère du Nouveau-Québec a donc pu jouer un rôle significatif dans l'acquisition des ressources terrestres.

Tableau 2

Distribution des structures classées selon leur fonction et le type de milieu

Distribution des structures classées selon leur fonction et le type de milieu

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Comparons maintenant la densité de population estimée entre les divers secteurs en commençant par les nombres absolus. Mais rappelons tout d'abord que 74% des sites et environ 89% des structures appartiennent au milieu côtier et que le nombre estimé de sites par kilomètre linéaire parcouru lors des reconnaissances est beaucoup plus élevé sur la côte qu'à l'intérieur des terres. Ainsi, ce nombre est 10 fois plus élevé à la baie Déception qu'à l'intérieur du corridor Raglan-Déception (Labrèche 1992b: 49). Ces différences se traduisent par un contraste remarquable dans la densité de population estimée par type de milieu (Tableaux 3 et 4).

Tableau 3

Nombre d'occupants selon les dimensions des tentes et le type de milieu

Nombre d'occupants selon les dimensions des tentes et le type de milieu

Note: En considérant 3 m2 par personne. T1: 1 personne; T2: 2 personnes; T3: 3 à 7 personnes; T4: 8 à 12 personnes; T5: 13 personnes et plus.

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Tableau 4

Distribution de la population par type d'habitation et type de milieu

Distribution de la population par type d'habitation et type de milieu

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Les habitants des maisons, des iglous et d'une cabane à Nallusarqituq (au sud-ouest du cratère du Nouveau-Québec) représentent probablement une occupation hivernale par les habitants des tentes. Aussi, le nombre total d'habitants (1502) est peut-être exagéré. En ne considérant que les tentes, on arrive à un résultat qui est peut-être plus proche de la réalité avec une répartition de la population (toutes époques confondues) qui continue de dominer dans les secteurs côtiers (baie Joy [40,21%]; suivie de 25,42% à la baie Déception; et 19,87% à la baie Wakeham) alors qu'elle semble réduite dans les environs du cratère (11,02%) et entre Raglan et Déception (3,48%). En somme, le mode d'établissement côtier présente donc des différences remarquables d'un secteur à l'autre et des différences encore plus marquées avec les secteurs de l'arrière-pays. Il est intéressant de noter que ces chiffres correspondent assez fidèlement aux estimations proposées par Saladin d'Anglure (1984 : 480) pour les Inuit du début du 19e siècle: pour l'ensemble du Nunavik, il suggère qu'environ 10% de la population vivait à l'intérieur des terres, et que cette proportion diminue dans la partie septentrionale (notre région d'étude) avec seulement 5,5 % d'habitants pour l'arrière-pays. En d'autres termes, les gens de la région de Kanqisujuaq-Salluit (et par extension, ceux de Quaqtaq et Ivujivik) seraient davantage tournés vers les ressources de la mer que ceux du Nunavik méridional.

Comme nous le verrons plus en détail dans la discussion au sujet des sites de la baie Joy, la superficie moyenne des tentes est environ trois fois moins élevée que celle des maisons. Si la dichotomie tente/maison traduit véritablement une variation saisonnière du type d'habitation, alors cette ressemblance entre les dimensions des tentes, quel que soit le type de milieu, exprime peut-être ce que les ethnographes et explorateurs ont remarqué à propos de la fragmentation des groupes au cours de l'été. Cette dispersion affecterait ainsi autant les gens qui continuent de vivre sur la côte en été que ceux qui entreprennent des voyages dans l'arrière-pays.

Les très petites tentes sont relativement plus nombreuses à la baie Joy et surtout dans le corridor Raglan-Déception qu'ailleurs dans la région étudiée. Puisque ces deux secteurs représentent apparemment les deux extrémités d'une échelle mesurant la richesse des ressources archéologiques (et probablement alimentaires), il n'y aurait donc pas de lien direct entre la richesse du milieu et la présence de ces structures pouvant abriter au plus une seule personne. Ces abris de fortune auraient donc été établis de manière très temporaire, lors de déplacements et selon les besoins du moment.

Enfin, certains types de structures sont absentes de l'arrière-pays: maisons, niches, structures d'enfants, sépultures et pièges construits. L'absence de maisons pourrait laisser croire que les Inuit fréquentaient peu l'arrière-pays en hiver. Il est fort possible que l'absence de ces structures dans la partie intérieure de région d'étude, montre qu'une occupation hivernale prolongée n'était pas souhaitable ou même possible. Par contre, la présence d'iglous occupés temporairement pour des expéditions de pêche est confirmée (un site, lac Françoys-Malherbes), et l'arrière-pays est probablement parsemé d'autres emplacements d'iglous qui ont pu échapper à notre attention. Rappelons également que des maisons ont été identifiées à proximité des meilleurs terrains de chasse du Nunavik, aux lacs Robert, Nantais et Payne qui sont situés au sud ou à l'est de la région d'étude.

Comme nous l'avons vu, niches et structures d'enfants sont généralement associées à des groupes d'habitations. Puisque cette association n'apparaît pas dans les sites de l'arrière-pays, il est permis de suggérer que les structures identifiées dans ces secteurs représentent des camps occupés par des petits groupes de deux ou trois chasseurs ayant quitté temporairement leur famille pour effectuer des voyages vers l'intérieur dans le but d'acquérir de la viande de caribou pour varier l'alimentation. Comme le disait l'un de nos informateurs (Labrèche 1992a: 93), des chiens d'attelage participaient à ce type de voyage. L'absence de niches dans l'arrière-pays démontre que les chiens de trait n'avaient pas l'opportunité de dormir dans des abris spécialement construits à cette fin, privilège réservé, semble-t-il, aux chiots nés près des campements côtiers.

La question des barrages nous ramène au problème plus général de l'invisibilité de la pêche et de la cueillette (cf. Whitridge 2001). La pêche au barrage est mal servie par l'étude des structures puisque les barrages de pierres ne résistent pas aux assauts répétés de la débâcle printanière. Il faudra aussi interroger plus à fond les données ethnographiques pour voir si ces structures ne sont pas intentionnellement déconstruites par les Inuit, une fois la pêche complétée, pour permettre la remontée des ombles retardataires après la grande pêche collective.

Enfin, la contribution des structures à la détermination chronologique et culturelle des sites est relativement limitée mais mérite d'être débattue. Paradoxalement, c'est encore l'absence de certains types de structures dans l'arrière-pays qui fournit quelques éléments de réponse. En effet, les maisons généralement associées à une occupation dorsétienne ou thuléenne sont absentes de l'arrière-pays, mais se trouvent sur cinq sites côtiers seulement, quatre à la baie Joy et un à la baie Wakeham. Les structures de l'arrière-pays n'ont pas livré de témoins lithiques. Quelques objets en “silex” et en os auraient été observés dans un abri aux environs du cratère (Figure 6; Meen 1952: 25). Cependant, les recherches archéologiques effectuées ultérieurement à cet endroit (site JkFh-1) n'ont pas livré d'indices permettant de confirmer l'occupation préhistorique de l'abri (Martijn 1989; Labrèche 1989). À l'instar des tentes de l'arrière-pays, celles des sites côtiers renferment rarement des témoins lithiques[17]. Deux sites dorsétiens de la baie Déception et le site JjEv-11 à la baie Joy constituent les seules exceptions. Rappelons également qu'une présence paléoesquimaude n'est suggérée que sur 14% des sites, dont 10 sites ayant connu une réoccupation par des groupes néoesquimaux. Autrement, la très grande majorité des sites sont d'origine néoesquimaude (48%) ou indéterminée (38%).

Le cas des maisons et des tentes de la baie Joy

La baie Joy apparaît comme un secteur riche sur le plan des ressources archéologiques. En effet, dans ce secteur, le nombre de sites (40 sites ou 40% du nombre total) est relativement élevé par rapport aux quatre autres secteurs étudiés. Les sites sur lesquels nous avons travaillé se trouvent autour de la baie, en bordure d'estuaires et sur une île. En examinant le nombre et la diversité des structures, il est possible de distinguer des sites à occupation simple ou complexe, répétée ou juxtaposée et contemporaine. Certains sites complexes, par exemple, ceux de l'île Ukiivik qui marquent la limite entre la baie Joy et la baie Stupart, témoignent d'une occupation dorsétienne, suivie d'une ou plusieurs occupations au Néoesquimau thuléen ou inuit. Parmi ces sites, quatre font partie de l'échantillon des 40 sites de la baie Joy étudiés ici. Il est possible que certains sites abritent des composantes plus anciennes (prédorsétiennes), cependant, elles n'ont pas été détectées lors des inspections de surface, des sondages ou des fouilles[18].

Figure 5

I. Padlayat indique l’emplacement d’un iglou occupé l’hiver précédent par un groupe de quatre pêcheurs inuit venus s’établir pendant deux semaines sur la rive est du lac Françoys-Malherbes, secteur du corridor Raglan-Déception. Photo: Y. Labrèche, juillet 1991 (Rag. 173).

I. Padlayat indique l’emplacement d’un iglou occupé l’hiver précédent par un groupe de quatre pêcheurs inuit venus s’établir pendant deux semaines sur la rive est du lac Françoys-Malherbes, secteur du corridor Raglan-Déception. Photo: Y. Labrèche, juillet 1991 (Rag. 173).

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Figure 6

Abri-sous-roche près de Pingualuit, secteur du cratère du Nouveau-Québec. Photo: Y. Labrèche, août 1988 (C88-2 (3) : 36a).

Abri-sous-roche près de Pingualuit, secteur du cratère du Nouveau-Québec. Photo: Y. Labrèche, août 1988 (C88-2 (3) : 36a).

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Des habitations, des caches et d'autres formes d'aménagement ont été enregistrées sur 39 des 40 sites ciblés dans cette section et 12 sites ont livré des ossements ou des coquillages. Au total, 289 structures visibles en surface ont été décrites, sondées ou excavées à des degrés divers (Tableau 5). De ce nombre, on compte 130 (55%) habitations, 90 (31%) caches et 69 structures appartenant à neuf autres types fonctionnels (p. ex., foyers extérieurs, pièges). De plus, 56 structures internes ou aménagements particuliers directement associés à des habitations ont été notés (p. ex., un dallage, un couloir d'entrée, une réserve latérale).

Les sites de la baie Joy varient à plusieurs égards et notamment par le nombre et le type de structures qu'ils regroupent. Ainsi, les six sites les plus simples comprennent une seule structure alors que les 12 sites les plus complexes renferment plus de 10 structures de types variés et jusqu'à sept types par site (Tableau 6). La majorité (75%) des sites qui témoignent d'une réoccupation (p. ex., les sites occupés d'abord par les Dorsétiens, réutilisés par les Thuléens ou les Inuit) font partie de cette dernière catégorie.

Les habitations enregistrées appartiennent à deux types principaux: 98 tentes ou abris distribués sur 28 sites et 31 maisons identifiées sur quatre sites. À cet ensemble s'ajoute un seul emplacement d'iglou sans structure apparente mais qui fut identifié par nos informateurs. Le site se trouve sur la rive gauche et à l'embouchure de la rivière Iqaluttuuq, dans une zone adossée à une colline qui l'abrite des vents dominants et où l'accumulation d'une bonne couche neige est possible. Un fragment d'os de baleine et les restes d'un poêle en tôle ont été observés à proximité.

La distribution des sites classés selon le nombre d'habitations recensées se trouve au Tableau 7. Il ressort de cette classification que la grande majorité (31 sites sur un total de 40 ou 77,5%) comprennent une ou plusieurs structures d'habitation. De ce nombre, six sites en comprennent une seule, 14 sites entre deux et quatre, et 11 sites regroupent cinq habitations ou plus. On remarque également que presque tous les sites ayant moins de cinq habitations sont des sites à tentes alors que les sites à maisons se trouvent tous dans la catégorie des sites à cinq habitations ou plus. Les neuf sites dépourvus d'habitation comprennent généralement un nombre limité de structures (maximum 3) qui se rapportent surtout à la chasse et au piégeage: affûts, cairns et pièges auxquels se trouvent rarement associés un foyer (p. ex., site JjEx-1).

Tableau 5

Distribution des structures et autres formes d'aménagement selon la fonction, baie Joy

Distribution des structures et autres formes d'aménagement selon la fonction, baie Joy

* Réserve de type aki, sans monticule et directement associée à une habitation

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Tableau 6

Nombre et complexité relative des sites de la baie Joy

Nombre et complexité relative des sites de la baie Joy

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Tableau 7

Distribution des habitations, secteur de la baie Joy

Distribution des habitations, secteur de la baie Joy

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Les dimensions de 36 tentes (36,7% du nombre total) mesurées sur neuf sites sont résumées sommairement au Tableau 8. La superficie des ces habitations varie de 2 à plus de 80 m2 avec une moyenne de 13 m2 par tente. En attribuant un espace de 3 m2 par personne, on estime que ces 36 tentes ont pu abriter plus de 156 personnes. Si l'échantillon mesuré est représentatif de l'ensemble des 98 tentes recensées autour de la baie Joy, alors il est permis de suggérer que plus de 427 personnes ont séjourné sous la tente et qu'elles ont préféré 28 sites pour ce type d'installation.

Tableau 8

Dimensions des tentes et estimation démographique, baie Joy

Dimensions des tentes et estimation démographique, baie Joy

*En considérant 3 m2 par personne

Sources: Labrèche 1986, 1987, 1988

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Par contre, ces sites ne présentaient pas tous le même attrait puisque cinq sites ne comptent qu'une tente, 15 sites en regroupent entre deux et quatre, alors que les huit sites les plus fréquentés en comptent entre cinq et huit (Tableau 9).

Tableau 9

Distribution des tentes, secteur de la baie Joy

Distribution des tentes, secteur de la baie Joy

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Treize sites à tentes comprennent au moins une composante qui se relie au Néoesquimau. Une composante dorsétienne a été identifiée sur trois sites à tentes seulement, mais l'identification culturelle d'un grand nombre de sites demeure indéterminée (13 sites à tentes sur 28) en raison des facteurs suivants: occupation brève, rareté des vestiges diagnostiques et piètre condition de conservation des vestiges associés aux structures principales de surface.

Les recensements effectués montrent également qu'une ou des caches se trouvent systématiquement associées aux sites à tentes (20 sites sur 28 ou 71% des cas), dépassant de loin toutes les autres catégories qui peuvent également s'associer à ce type d'habitat. Ainsi, la seconde catégorie en importance (numérique), les foyers extérieurs, se trouvent associée à huit sites à tentes (28% des cas). Soulignons qu'ici également, les foyers sont peu utilisés à l'intérieur des tentes comme en témoignent seulement trois cas identifiés, dont deux sur un même site.

Les 31 maisons constituent le second type d'habitation en importance (23,8% du nombre total), mais elles ne se trouvent que sur quatre sites (10% du nombre total). Deux des quatre sites à maisons se trouvent sur l'île Ukiivik et un troisième sur un îlot adjacent. Le quatrième site se trouve sur la côte, au fonds de la baie Joy, environ 4 km à l'ouest de l'île. Le choix de l'emplacement de ces structures obéirait ainsi à des contraintes plus strictes. De plus, les quelques sites choisis n'offraient pas tous les mêmes avantages comme en témoigne le mode de groupement des structures, dont le nombre varie de trois à 13. Des aménagements internes caractérisent la plupart de ces maisons. Il peut s'agir, par exemple, d'un couloir d'entrée ou d'une séparation intérieure comme une plate-forme surélevée à l'arrière de l'habitation, deux traits généralement attribués aux habitations thuléennes. Tous les sites à maisons ont une composante dorsétienne suivie d'une ou deux composantes se reliant au Néoesquimau: thuléen (2 sites), inuit (1 site) et thuléen et inuit (1 site).

Des caches et des tentes ont été enregistrées sur deux des quatre sites seulement, et encore là, leur association avec les maisons n'est pas confirmée. D'autres types de structures, normalement présents sur d'autres sites de la baie Joy, ne se trouvent pas sur les sites à maisons. Le site JjEv-11 comprend bien des structures secondaires externes: nombreuses caches, foyer extérieur et structures d'enfants, mais il est vraisemblable qu'une partie de ces structures s'associe aux sept tentes établies sur le même site.[19]

Les dimensions de 31 maisons mesurées sont résumées sommairement au tableau 10. La superficie des ces habitations varie de 18 à plus de 100 m2 avec une moyenne d'environ 40 m2 par maison. En attribuant un espace de 3,48 m2 par personne, on estime que ces 31 maisons ont pu abriter environ 360 personnes qui ont choisi quatre sites pour ce type d'installation. Par ailleurs, si on utilise 3 m2 par personne comme dans le cas des tentes, on obtient 416 personnes, ce qui est très près du nombre estimé pour l'ensemble des tentes. Malgré les problèmes de contrôle chronologique, il semble que l'échantillon des structures semble représentatif de la dualité saisonnière exprimée par les deux principaux types d'habitation.

Tableau 10

Dimensions des maisons et estimation démographique, baie Joy

Dimensions des maisons et estimation démographique, baie Joy

*En considérant 3,48 m2 par personne

Sources: Barré 1970; Labrèche 1988

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En somme, les maisons de la baie Joy sont en moyenne trois fois plus grandes que les tentes. Elles pouvaient abriter en moyenne deux familles (11,58 personnes) alors que les tentes n'accommodaient en moyenne qu'une seule famille (4,36 individus). Le mode de groupement des habitations montre également une plus forte concentration de la population sur les sites à maisons: d'après les estimations établies précédemment, on obtient en moyenne 90 personnes (18 familles) par site à maisons contre 15 personnes (3 familles) par site à tentes.

Très brièvement, les habitations de la baie Joy comme, de manière générale, toutes les données archéologiques de la région de Kangiqsujuaq-Salluit, traduisent assez fidèlement la dichotomie saisonnière dans le mode d'organisation domestique et communautaire inuit, reconnue il y a près d'un siècle par Marcel Mauss et Henri Beuchat, et décrite de manière plus détaillée par les ethnographes qui ont travaillé par la suite au Nunavik.

Conclusion

Dans l'un de ses poèmes, le sage Rumi (1995) propose des exemples bien concrets de culture matérielle, les murs de la maison et les matelas pour tenter d'expliquer la cohésion, l'appariement et l'attraction mutuelle qui permettent aux humains de vivre ensemble au lieu de demeurer séparément. De même, dans cet essai, nous avons tenté, par l'analyse de l'espace physique et social, de tisser des liens entre des données d'observation ayant porté sur des vestiges d'habitations et différents aspects de la culture des Inuit ayant vécu dans la partie septentrionale du Nunavik. L'habitation, le camp, le territoire et la région ont été examinés afin de proposer une interprétation de données de reconnaissances archéologiques qui demeurent généralement consignées sur fiches et en pièces détachées. Il importe de poursuivre les recherches, en particulier dans le domaine de la toponymie qui demeure également encore trop souvent confinée à l'étape des inventaires. Malgré les problèmes de datation et d'identification des sites occupés à plus d'une reprise auxquels les archéologues continueront de faire face, les variations dans la densité du peuplement selon les secteurs permettent de proposer un modèle pour dépeindre la région de Kangiqsujuaq-Salluit, dont les terres semblent pouvoir se regrouper en trois grandes catégories:

  1. les zones fortement recherchées où chaque pointe, crique ou autre entité géographique est nommée, où les ressources fauniques sont abondantes et les campements anciens autant que récents sont nombreux (baies Joy, Wakeham et Déception);

  2. les espaces nommés, peu fréquentés ou traversés rapidement, propices à l'utilisation de la faune qui ne se présente cependant pas en concentration importante (cratère du Nouveau-Québec et corridor Raglan-Déception); et

  3. les lieux ignorés ou évités, terrains accidentés, complètement retirés par rapport au réseau hydrographique et pauvres en gibier.

Nous avons voulu non seulement décrire simplement des maisons ou des types variés, à la façon des géographes, ethnographes ou archéologues, mais à l'instar des phénoménologues, nous avons tenté de saisir la fonction d'habiter selon les critères d'adhésion inuit. Comme Bachelard (1957: 27) l'a bien souligné, “grâce à la maison, un grand nombre de nos souvenirs sont logés et si la maison se complique un peu, si elle a cave et grenier, des coins et couloirs, nos souvenirs ont des refuges de mieux en mieux caractérisés. Nous y retournons toute notre vie en nos rêveries.” Nous avons vu comment les habitations inuit, les noms de lieux et les sites archéologiques du Nunavik peuvent servir ce même projet dans la mémoire collective et pendant de nombreuses générations successives.