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Si l’on a longtemps pensé les bêtes en termes de « bons à manger », le loup est sans nul doute l’un des plus emblématiques représentants du « bon à penser ». En faire un « bon à penser » n’en fait cependant pas plus un sujet aux yeux du naturalisme occidental. De façon sensiblement différente de celle dont on peut penser notre relation avec les espèces de compagnie aujourd’hui (Haraway 2010), le loup a néanmoins toujours été pensé au travers d’appropriations symboliques ou matérielles (Charlier 2013, 2015a, 2015b ; Lescureux 2007, 14, 2010). Tantôt proie, tantôt chasseur, il est souvent reconnu comme étant un animal complexe, différent, capable de repousser, voire transcender, les catégories et les frontières de l’animalité pour se retrouver dans une position ambiguë, parfois controversée, mais rarement unanime (Charlier 2015a ; Lescureux 2007). Il devient alors complexe de définir ces loups et les relations qu’ils entretiennent avec les humains, car si une frontière existe bien, elle est non seulement poreuse mais aussi très mobile, voire amovible (Lescureux 2007).

Dans cet article, nous aborderons la question des loups au Yukon (Canada). Ambivalents et suscitant des points de vue controversés, ces loups m’auront donné bien du fil à retordre pour les percevoir et les suivre, tant dans la réalité que dans les récits de mes interlocuteurs, multiples et variés. Avec une population estimée à de plus de 5000 spécimens, le loup yukonnais est l’une des plus importantes populations de Canis Lupus au monde (Hayes 2010). Répartis sur un territoire relativement étendu, ces loups doivent toutefois cohabiter avec quelques 30 000 humains, 17 000 ours, 300 000 caribous, et d’autres milliers d’orignaux, renards, corbeaux, carcajous, chiens, pour ne citer ici que les espèces qui nous intéressent dans cette recherche. Durant ces six mois passés sur la trace des loups[1], c’est à Old Crow, une petite communauté de Vuntut Gwich’in[2] située aux confins du Yukon que s’est effectuée la majeure partie de mes enquêtes.

Avec l’ambition de soulever des questions et des réflexions, à partir d’ethnographies exploratoires en monde lupin, cet article propose des portraits de loups racontés et rencontrés. Il résulte de recherches menées dans le cadre d’une mémoire de maîtrise dont le sujet portait sur la rencontre avec des loups et des chiens en pays gwich’in. Je commencerai par présenter brièvement les Gwich’in et leur univers athapascan, où l’animisme permet d’accéder à ces personnages lupins. Avec ces derniers, nous parcourrons les dynamiques sociales inter puis intra spécifiques de la réalité lupine de cette région. Nous verrons comment ces prédateurs impitoyables et stratèges invitent tous ceux qui les côtoient à la plus grande prudence. Puis nous discuterons des enjeux plus généraux que pose la mise en ethnographie des loups et des réflexions issues de cette ethnographie lupine exploratoire.

L’animisme athapascan

Si certaines communautés dénées[3] vivent encore relativement d’une économie de subsistance basée sur la chasse, la pêche et la cueillette, la relation qu’elles entretiennent avec les animaux est bien plus qu’alimentaire (Sharp 2001). En effet, les Dénés considèrent que les animaux sont comme eux : « ils ont changé de forme, mais ce sont encore des gens… » et il en est ainsi pour tous ceux que l’on peut rencontrer dans la forêt (Guédon 2005 : 37). Chez les Koyukuk d’Alaska, durant les temps mythiques, lorsque les animaux et les humains pouvaient communiquer entre eux, les quatre principaux animaux cérémoniels que sont l’ours, le loup, le lynx et le carcajou, possédaient le même esprit et la même âme que les humains (McFadyen Clark 1971, 81-82). Les animaux sont alors considérés comme des individus conscients d’eux-mêmes, capables de penser et de communiquer avec les autres individus, et de nouer des liens interpersonnels. C’est pour cela que les êtres humains se retrouvent reliés aux animaux, aux plantes et à tous les non-humains par un réseau de relations (Guédon 2005). « Une grande partie des lieux sont fortement imbus de sens et occupés par des puissances locales » (McClellan 1975, 88).

Ainsi, ces animaux sont reconnus pour leurs qualités mentales ou spirituelles qu’ils exercent à leur manière : « C’est en tant que loup, dans toute sa réalité de loup, que le loup communique avec l’être humain ; c’est à son interlocuteur humain de se placer mentalement dans une réalité différente, un continuum incluant à la fois l’être humain et l’être loup » (Guédon 2005, 132). Si aujourd’hui, les humains ne comprennent plus les animaux et n’ont donc pas facilement accès à leurs communications, les animaux, quant à eux, peuvent comprendre les humains et sont toujours à l’écoute, comme toute la nature d’ailleurs. « Lorsque je rencontre un loup, mon esprit rencontre son esprit et nous nous devons mutuellement le respect que l’on accorde à un égal », souligne Guédon (Ibid., 213). Les humains et les animaux partagent non seulement le même ordre moral mais ils partagent également certains traits de comportement, voire des aspects technologiques (158).

A ce propos, les différents récits dénés s’accordent pour dire que ce sont les humains qui apprennent des animaux. Les humains ne savent pas, « they do not have the power/knowledge to survive unaided », tandis que les animaux n’ont nul besoin d’apprendre, ils savent (Sharp 2001, 66). Des chasseurs vuntut gwich’in me confiaient notamment comment ils s’étaient inspirés autrefois de certaines techniques de chasses des loups pour suivre le gibier. La plupart des pouvoirs et des savoirs octroyés et transmis aux humains, et notamment aux chamanes, résultent donc d’un enseignement animal (Guédon 2005). S’il est un point qu’il faut souligner chez les Dénés mais aussi chez de nombreux peuples amérindiens et inuit, c’est qu’il faut toujours être reconnaissant à ces enseignements, à ce que la nature et les animaux nous offrent, « Il ne faut jamais rien prendre sans laisser quelque chose en échange » (Ibid., 212). Chacun doit donc être traité avec le même respect des particularités et des choix individuels. C’est pourquoi on n’accepte de garder un animal sauvage dans une maison que dans des conditions largement ritualisées et la domestication des animaux est considérée comme un « péché collectif » pour reprendre les mots de Guédon (213).

Le Yukon et ses loups

Les relations que les Athapascans entretiennent avec les animaux varient considérablement d’une communauté à l’autre et notamment lorsqu’il s’agit de ces grands prédateurs. En effet, certaines communautés ne trappent pas du tout le loup (pour des raisons qui varient là encore d’un village à l’autre), tandis que d’autres le trappent et font commerce de leurs fourrures comme c’est le cas pour les Gwich’in de Fort Yukon (Martin 2014). Toutefois, il semble assez unanime que le loup, s’il peut être trappé, ne se mange pas : « Le loup, ça ne se mange pas, c’est pas bon »[4] me disaient les trappeurs gwich’in. Contrairement au carcajou, le loup est bien connu de tous mais souvent calomnié en tant que prédateur à l’affût d’une faune précieuse puisque ce dernier puise sa subsistance dans les mêmes ressources que les humains (Nelson 1973).

Au Yukon, certains chasseurs se plaignent de voir des quotas sur le gibier, car celui-ci est aussi tué par les loups. Cela génère une certaine inquiétude de la part des communautés autochtones, notamment du sud du Yukon, et contribue à les rendre favorables à des programmes de gestion des loups comme ce fut le cas en 1992, avec la disparition des caribous sur le territoire Champagne-Aishihihk. Toutefois, ce n’est pas parce qu’ils sont d’accord sur le fait qu’il faille diminuer la population de loups qu’ils entendent cette « gestion des loups » de la même façon que l’entendent les biologistes et autres agents gouvernementaux yukonnais. En effet, du côté des Premières Nations, la notion même de « gestion de la faune » ne fait pas sens. En effet, un membre de la Nation Kluane arguait qu’il n’y a pas lieu de gérer la faune, car les animaux se gèrent par eux-mêmes. Ce sont eux qui décident où et quand ils vont se reproduire et où ils vont aller, indépendamment de tout désir humain. Pour eux, la gestion de la faune n’est pas à propos d’une gestion des animaux, mais plutôt à propos de la gestion des gens (Nadasdy 2011, 142).

Pour de nombreux Athapascans, l’animal est non seulement intelligent, mais il est aussi social et spirituellement puissant. Il est une de ces personnes non-humaines avec lesquels les gens sont engagés dans une relation sociale qu’ils considèrent vitale pour leur propre survie (Goulet 1998 ; Nadasy 2011). « Le loup est une très bonne médecine », me confiait par ailleurs un aîné de la communauté Vuntut Gwich’in d’Old Crow, faisant ici référence à la puissance qu’une connexion spirituelle privilégiée avec le loup pouvait offrir à un medecine man. « Si tu es connecté avec les loups, alors tu peux tout faire », expliquait-il. Bien qu’il soit trappé par certains à Old Crow, cette puissance du loup en fait un animal dont on parle assez peu, toujours avec précaution et qu’il convient de ne pas déranger (Acheson 1977 ; Balikci 1968 ; Osgood 1936 ; Sherry et VGFN 1999 ; VGFN et Smith 2009). Le loup est un être avec lequel l’humain est inévitablement en relation, voire parfois en interaction. C’est à ce titre que les Autochtones ne sont pas fermement opposés à tuer des loups, ils ont eux-mêmes recours à des pratiques telles que le denning, lorsque les populations de loups étaient vraiment trop élevées, en allant tuer les louveteaux directement dans les tanières. On peut tuer les loups, mais… il ne faut pas les prendre pour des idiots ! Il faut continuer à les respecter même dans ces pratiques, afin de préserver la qualité des relations sociales qui lient l’homme à son environnement (Feit 2000 ; Nadasdy 2003, 2007, 2011). C’est donc en s’intéressant à la perspective lupine de ces relations sociales que nous décidons ici de proposer le loup comme sujet à part entière d’une ethnographie. Il s’agit de considérer les loups, au même titre que les Athapascans, comme des personnes socialement intégrées aux relations multiples. En empruntant cette perspective, il s’agit aussi de dépasser l’anthropocentrisme qui a caractérisé l’anthropologie socio-culturelle jusqu’à nos jours et, par extension, un certain ethnocentrisme disciplinaire dans l’approche de l’altérité.

Des loups en relations avec leur environnement

Seul ou en meute, chaque loup est inévitablement enchevêtré dans de nombreuses relations sociales, que ce soit avec d’autres loups ou des « non-loups ». Puisque l’usage du terme « non-humain » se retrouve désormais largement répandu en anthropologie, permettons-nous de parler de « non-loups » dans le cas de cette ethnographie. Si certains environnements se prêtent assez bien à la solitude des loups, cela ne semble pas être le cas à Old Crow où les loups vivent plutôt en meutes. En effet, si loups solitaires il y a, ils semblent l’être par défaut : « La plupart du temps, s’ils sont seuls, c’est qu’ils sont vieux ou malades et affamés » d’après un vieux trappeur gwich’in. « S’il s’aventure au village, c’est qu’il ne peut plus chasser », poursuit-il. Il est important d’insister sur cette activité qu’est la chasse. Centrale et incontournable à l’économie lupine, la chasse est également une source importante de rapports sociaux en tout genre, aussi bien entre les chasseurs eux-mêmes, soient-ils lupins ou non-lupins, entre les chasseurs et leur proie, mais aussi entre les chasseurs, la proie et les charognards ou autres carnivores opportunistes.

À partir de la chasse, prenons donc le temps de décortiquer et d’analyser les différents niveaux de relations sociales plus ou moins directes qui semblent s’engager. Au pays gwich’in, les proies principales sont les caribous, les orignaux, et les lapins, les souris, les rats musqués ou les castors lorsque les gros gibiers sont absents. Prenons donc l’exemple d’une chasse au caribou. Les caribous vivent généralement en harde, plus ou moins grande. Les caribous ont quatre principaux prédateurs dans cette région : les loups, les ours, les carcajous et les humains. Les lynx ne semblent pas en faire partie, du moins aucun de mes interlocuteurs n’en a jamais observé. Les carcajous n’abondent pas à cet endroit, mais on les sait capables de venir à bout d’un caribou. La plupart de ces prédateurs vont généralement s’arranger pour ne pas entrer en compétitivité directe durant une chasse, « la prise de risque serait trop grande pour eux », m’expliquait le biologiste, actuel responsable du programme des loups au Yukon. Cette notion de prise de risque est intéressante dans la façon dont elle conditionne rencontres et relations entre ces prédateurs. Cela dit, les humains poursuivent généralement leur chasse même s’ils constatent la proximité d’un ours ou de loups par les traces laissées, mais le plus souvent, ils ne chassent pas aux mêmes moments de la journée que ces autres prédateurs.

Un aîné chasseur me confiait que s’il pouvait arriver à des loups de tuer un caribou à la tombée du jour au milieu d’un lac gelé, ils ne resteront pas déguster leur proie en plein jour. Ils laisseront le caribou là toute la journée et reviendront à la tombée de la nuit achever leur festin. Mais il ne faut pas négliger alors les intérêts élevés d’autres prédateurs plus secondaires, qui toutefois profitent goulument des chasses perpétrées par les quatre grands prédateurs cités précédemment. On retrouve notamment à ce titre les renards. Un aîné, anciennement trappeur de loups, m’expliquait que loups, renards et corbeaux se suivent les uns les autres, espérant profiter d’une opportunité de repas et tous suivent les caribous. Le terme de prédateur secondaire fait ici référence au fait qu’ils ne sont pas vraiment une menace pour chacun des quatre prédateurs principaux. Les loups, aussi bien que les ours, les carcajous ou les humains sont en mesure d’évincer un renard ou un lynx d’une proie. « Ces animaux peuvent manger n’importe quoi pour survivre », me répétait-on souvent au village.

Il est souvent reconnu, de la part des humains qui côtoient ces loups, la collaboration qu’il peut parfois y avoir entre différentes espèces pour optimiser une chasse. Le couple le plus souvent cité est indéniablement celui du loup et du corbeau[5]. En plus d’être les deux emblèmes claniques qui divisent l’ensemble des quatorze communautés autochtones du Yukon, il semblerait donc que les loups et les corbeaux ne collaborent pas que dans une dimension symbolique et humaine, mais également dans une dimension pratique et animale. Aussi surprenant cela puisse paraître, le corbeau est sans doute le prédateur le plus compétitif pour les loups. Les corbeaux dévorent en réalité une grande partie de proies tuées par les loups (Mech et Boitani 2003). En effet, des biologistes m’expliquaient qu’une fois rassasiés, les loups vont se reposer pour digérer et alors, les corbeaux s’emparent des restes, ce qui ne permet pas aux loups de profiter d’un second repas sur cette même proie. Plus il y a de corbeaux dans un endroit, plus les loups doivent chasser donc. Cela dit, Richard Farnell, biologiste spécialiste de la Porcupine caribous herd (Farnell 2009), me racontait comment il avait observé le fruit d’une collaboration entre des loups et des corbeaux dans la chasse d’un orignal. Un jeune orignal se tenait dans l’eau, près de la berge, quand soudain, un corbeau est venu lui voler au ras des bois, piquant tout droit sur ce jeune mâle. Un loup noir qui se trouvait à proximité est alors venu tout droit sur cet orignal, qui eut tout juste le temps de sauter hors de l’eau et de s’enfuir. Le loup a alors commencé à hurler pour prévenir les autres loups d’une chasse potentielle. « Comme s’il avait voulu montrer au loup où se trouvait cet orignal », me disait-il. Les biologistes, autant que les Vuntut Gwich’in s’accordent donc à dire qu’il y a indéniablement une collaboration entre ces deux-là. Certes, les corbeaux profitent des proies tuées par les loups, mais ils indiquent aussi à ceux-ci où se trouvent les proies dans certains cas. Et s’il est unanimement reconnu que le loup est un fin stratège doté d’une intelligence incontestée, il semblerait toutefois que dans ce couple loup-corbeau, le corbeau s’adjuge ici encore la place de trickster, c’est-à-dire du chapardeur (Makarius 1993 ; McDermott 2001 ; VGFN et Smith 2007).

Une société impitoyable : Les dynamiques sociales lupines

Imbriquées dans ces relations interespèces, les relations sociales à l’intérieur des sociétés lupines sont intéressantes à observer, notamment en contexte de chasse. S’il a longtemps été dit qu’une meute de loups comptait un mâle alpha, bêta et oméga, ceux-ci correspondant à trois rôles rattachés à des questions de domination au sein d’une meute, ce modèle a cependant fini par tomber en désuétude (Despret 2012 ; Mech 1998). En effet, et tous mes interlocuteurs furent unanimes à ce propos, une meute c’est avant tout une famille. Cela comprend donc des parents avec leurs enfants, dans l’exemple le plus basique. Et ce qui pourrait être de la domination s’attache aussi et avant tout à l’expérience. La population de loups diminue fortement entre novembre et avril, me disait Richard Farnell car les jeunes loups meurent d’accidents souvent. Chasser, ça s’apprend et c’est très long, me disaient les Gwich’in. « Il faut un loup expérimenté pour avoir une chance de tuer un orignal. L’orignal va se défendre et le loup peut alors prendre un coup de pied, c’est pour ça qu’il n’y a que le plus expérimenté qui va chasser. Un coup de pied comme ça, ça peut leur casser les côtes et parfois même, ils peuvent en mourir », me confiait un chasseur gwich’in. « Les jeunes loups ne savent pas chasser. D’ailleurs, ils ne sont pas autorisés à chasser. Ils apprennent. Si tu vois une meute de six loups autour d’un caribou, ça peut être quatre jeunes et un ou deux vieux loups. Il y a juste le père qui va chasser, les autres l’accompagnent, mais ils ne tueront pas. Ils apprennent », m’expliquait un Vuntut Gwich’in, ancien trappeur de loups.

En effet, Gwich’in et biologistes m’ont tous confié combien la vie de loup était rude et « sans pitié ». Bob Hayes, biologiste spécialiste des loups au Yukon qui a effectué près de vingt années d’observations auprès des loups au pays des Gwich’in (Hayes 2010, 2016), me disait que les loups vivent rarement plus de quatre ou cinq ans. « S’ils arrivent à cinq ans, ce sont déjà de vieux loups », m’expliquait-il, mais la plupart du temps, ils meurent avant d’un accident ou ils peuvent parfois même être tués par d’autres loups, de leur propre meute ou non. Cela peut donc parfois prendre des années à de jeunes loups pour apprendre à chasser et considérant la mortalité élevée de ces jeunes loups, on comprend pourquoi. La meute peut compter plusieurs générations et l’un des fils peut avoir sa propre progéniture au sein de la meute, me confiait un vieux chasseur gwich’in. Hayes m’expliquait également qu’on peut parfois retrouver plusieurs couples dans une même meute et ils doivent être parentés d’une façon ou d’une autre pour qu’ils se retrouvent dans la même meute. Il semble n’y avoir que les liens de parenté qui puissent ainsi réunir les loups. Occasionnellement, il arrive que des loups ou des meutes se rassemblent autour d’une chasse. Ils peuvent alors évoluer ensemble pour quelques jours, voire quelques semaines, mais cela ne dure pas. En effet, la vie sociale des loups est bien trop impitoyable pour pouvoir gérer une meute d’une trop grande ampleur sur le long terme. Et lorsque qu’un loup vieillit, il ne se soumettra pas à l’un de ses fils, « soit il part, soit il meurt », selon un trappeur Vuntut Gwich’in.

Dans cette réalité « sans pitié », les loups peuvent parfois aller jusqu’au cannibalisme. Sur ce point, l’ensemble de mes interlocuteurs se sont accordés pour dire qu’ils peuvent manger leurs louveteaux s’ils n’ont pas les ressources suffisantes pour se nourrir et pour les nourrir. Rappelons-nous cette phrase que me répétaient les Gwich’in : « ils mangeront n’importe quoi pour survivre ». En plus de leurs louveteaux, les loups peuvent donc aussi parfois s’en prendre à un loup malade ou trop vieux. Un vieux trappeur de Dawson me racontait qu’une fois, une meute se déplaçait le long d’une ligne de trappe. L’un d’entre eux s’était fait piéger dans un collet et les autres loups ont alors tué et mangé ce loup prisonnier. Il a tiré ces déductions d’après les traces laissées dans la neige. La ligne de trappe constitue d’ailleurs une relation intéressante entre les loups et les humains. Des stratégies sont déployées et cela s’apparente à un jeu. Parfois on perd, parfois on gagne. Ainsi, si les loups peuvent parfois se faire piéger au collet ou trapper, tandis que certains profitent aussi des lignes de trappes pour faire leurs provisions et récolter, avant le trappeur, les quelques prisonniers capturés.

La notion de territoire est importante dans la réalité sociale des loups. « Chacun a son territoire et doit le défendre. Un loup qui a son territoire sait quand il n’est plus sur son territoire et il fait attention », me disait un trappeur gwich’in. « Il n’y a pas de pitié chez les loups. Tu pars ou tu meurs. C’est dur d’être un loup, tu dois défendre ton territoire, tu dois défendre ta place, chasser. Cet hiver j’ai vu deux meutes s’affronter pour le territoire. C’est violent. L’une des deux a fini par partir. Ils sont intelligents, ils envoient des loups en repérage avant d’y aller », selon un jeune Gwich’in, l’un des rares à trapper encore les loups à Old Crow. En effet, « si tu vois les traces d’un seul loup, ce doit être un loup solitaire, vieux ou malade, qui a perdu sa meute. Mais si tu vois les traces de deux loups, ils sont sans doute envoyés en éclaireurs pour la meute », m’expliquait un aîné. « Ils sont trop intelligents pour être feintés », disaient souvent les chasseurs gwich’in. Si personne ne semblait partager les mêmes considérations autour des loups d’Old Crow, en revanche, tous s’accordaient à reconnaître non seulement leur intelligence, mais également leurs capacités sensorielles. « Les loups semblent être potentiellement partout et pourtant, [ils ne sont] pas si simple à rencontrer », écrivais-je dans mon journal de bord, suite à une discussion avec plusieurs aînés. On me répète chaque fois combien les loups son intelligents, certains prennent même le parti de les reconnaître plus intelligents que les humains, d’autres au moins aussi intelligents. « Les loups sont très sensibles. Tu as cinq sens, ils en ont six. Ils peuvent percevoir plus loin que leur tête. Le loup est vraiment très intelligent. Tu ne peux pas penser comme lui parce que c’est lui qui va penser pour toi. Si tu viens chasser, si tu viens trapper, il le sait », me racontait un aîné. Fins stratèges et impitoyables loups, d’une manière ou d’une autre, ils invitent tous ceux qui les côtoient à faire preuve de prudence à leur égard.

Prudence et précautions narratives

Un phénomène que le loup semble générer chez ceux qui le côtoient et le racontent, c’est un certain relativisme. C’est-à-dire que non seulement il était rare que les loups soient généralisés dans le terme générique « les loups », mais qui plus est, chacun faisait attention à ce que ses mots n’engagent que lui. Il s’agissait donc de singulariser non seulement les loups eux-mêmes, mais aussi les humains qui en parlaient. Les formules telles que « moi, je te dis ça, mais certains te diraient surement autre chose » ou encore, « tout le monde ne serait pas d’accord avec ce que je te dis, mais c’est mon expérience », étaient employées de façon régulière lorsque nous abordions les histoires de loups. Il faut une certaine connaissance de cette autre pour pouvoir le distinguer d’une part, et plus encore, pour pouvoir le singulariser à proprement parler. Pour que ces singularités apparaissent, cela nécessite donc une certaine familiarité de la part de ces gens avec ces loups qu’ils côtoient, ainsi qu’une certaine compréhension des dynamiques humaines parmi ceux qui le racontent.

Historiquement et cosmologiquement, chez les Vuntut Gwich’in, les loups sont des animaux aux pouvoirs chamaniques puissants[6] et qui sont capables d’attirer la malchance ou de retourner la vie contre ceux qui s’en prendraient à eux. Par exemple, on me répétait souvent qu’« On ne doit pas tuer les loups, car si tu tires sur un loup, la prochaine fois, tu auras la poisse. Ton arme pourrait ne plus fonctionner, par exemple ». Un autre me confiait, « untel ne serait sûrement pas d’accord avec moi, mais il pense que s’il tue un loup, sa femme et ses enfants pourraient mourir et sa maison brûler ». Une certaine scission semble donc diviser ce petit village entre les différents degrés d’application de cette conception cosmologique du loup. Certains ont effectivement davantage rompu avec cette règle ou ont trouvé d’autres compromis qui semblent régir leurs relations aux loups. Il y a donc ceux qui tuent les loups et ceux qui ne les tuent pas. Cela dit, les loups sont tellement difficiles à trapper que peu de Gwich’in s’y consacrent. Il n’est pas toujours évident de discerner les arrangements singuliers que chacun passe avec le loup pour assurer la paix et la pérennité de sa relation avec celui-ci. Toutefois, je n’ai pas rencontré deux individus qui avaient les mêmes considérations pour les loups. Comme le disait Joel Peter dans le rapport de Katz (2010), certains acceptent de tuer les loups, tant qu’il ne les regarde pas. On ne peut pas tirer sur un loup qui nous regarde. Cette question du regard avec les animaux peut être abordée selon plusieurs perspectives. On peut penser au perspectivisme de Viveiros de Castro (2009, 2014) ou à la lecture proposée par Ingold (2000) dans la rencontre entre les loups et les rennes. Toutefois, aucune de ces interprétations ne me paraît faire écho à la cosmologie des Vuntut Gwich’in. « Les loups sont une médecine très puissante. Ça veut dire qu’il ne faut pas les embêter. J’ai été élevé comme ça. Certains les tuent, mais pas moi. Il y a une connexion très puissante qui passe par le regard, c’est comme avec les ours », me confiait un aîné vuntut gwich’in. Cela explique peut-être en partie pourquoi, même si on tue les loups, on s’arrange toujours pour que ceux-ci ne nous regardent pas.

Si les Gwich’in avaient tendance à relativiser leurs histoires, on pouvait également observer les façons dont les Gwich’in et les scientifiques se positionnaient toujours les uns par rapport aux autres avec une extrême prudence. Ainsi, lorsqu’un aîné terminait une histoire dans laquelle il me proposait son interprétation de la situation, il disait, « Je ne sais pas si Bob Hayes serait d’accord avec moi », tandis que les biologistes, quant à eux précisaient : « Je ne sais pas si Stephen serait d’accord avec moi ». Lorsqu’ils partageaient des observations qu’ils avaient pu faire sur des loups, ils terminaient souvent leur propos ainsi : « Je pense que Bob Hayes serait d’accord » ou « Je pense que Stephen serait d’accord ».

Les loups invitent à tant de précaution et se révèlent eux-mêmes être d’une grande prudence, desservie par leur intelligence incontestée. Les loups sont difficiles à rencontrer. « Tu ne verras un loup que s’il veut que tu le voies », « c’est lui qui décidera de la rencontre », me disaient sans cesse les Vuntut Gwich’in. Dans des univers culturels éloignés et très différents, Bernard Charlier (Mongolie) et Nicolas Lescureux (Kirghizstan) pourraient sans doute confirmer ce propos, malgré l’exotisme de leurs loups, puisque son absence a marqué chacune de leur ethnographie. « How to ethnographically ‘catch’ an absent presence ? », s’interroge Charlier (2015a, 2). J’ai pourtant tenté, moi aussi, d’aller à leur rencontre afin de pouvoir ajouter une expérience ethnographique tangible aux données discursives déjà recueillies. Une expérience qui se révéla riche en révélations et en perspectives.

Immersion dans une altérité profonde

Je me rappelle une phrase que disait Jean-Guy Goulet : « La véritable immersion commence lorsque l’on n’a plus personne avec qui parler des autres » (2017[7]). Malgré les endroits parfois reculés dans lesquels nous, anthropologues, pouvons évoluer, les technologies rendent cependant d’autant plus rares ces expériences d’immersion véritable. Pourtant, là, seule, à 150 kilomètres du village sans aucun moyen de communication, j’allais faire l’expérience d’une immersion singulière. En effet, avec l’idée de réaliser une ethnographie lupine, j’ai souhaité passer quelques semaines seule, dans le bois, en territoire gwich’in dans l’Arctique yukonnais à la recherche des loups, sujets principaux de ma recherche. Si l’ethnographie des loups était un souhait bien présent avant d’aller sur le terrain, les modalités de cette immersion ethnographique et la façon dont celle-ci a pris place se sont décidés au fil des mois passés à Old Crow, ainsi qu’au fil des discussions avec les Gwich’in et les biologistes. C’est finalement durant l’hiver 2017 que l’aîné chez qui je vivais m’a suggéré d’aller passer quelques jours par moi-même dans sa cabine, sachant qu’il y avait des loups autour, pour espérer apercevoir leur présence, voir les empreintes, les entendre. C’est donc à l’issue d’une semaine passée seule à Bluefish au cours de l’hiver 2017 que nous avons décidé (en discutant avec mes interlocuteurs) de remettre cela sur un nouveau lieu (Salmon Cache), où des loups avaient été vus peu de temps auparavant, pour une période plus longue (deux semaines), en juin 2017. L’objectif de cette partie de mon terrain était de repérer des loups et de pouvoir observer quelques scènes de vie lupine, un peu inopinément, pour ethnographier cette rencontre avec les loups.

Un chasseur Gwich’in me prête sa chienne, Sammy, elle sera ma compagne pour cette expérience, avec son lot de révélations elle aussi. Elle a des sens bien plus éduqués que les miens dans cet environnement. Selon mes interlocuteurs, les chiens peuvent prévenir certaines rencontres fortuites, notamment avec les ours. On les utilise donc généralement pour garder les camps contre les ours ou se protéger des ours de façon générale, lorsque l’on est dans le bois. Je me retrouve donc ici, seule avec Sammy pour extension sensible, compagne de vie et partenaire de bush. Très vite, je m’aperçois que pour augmenter l’efficacité de notre duo, il me faut apprendre à comprendre et à lire cette chère Sammy. Oui, elle va le sentir, elle va le savoir s’il y a un ours ou un danger potentiel, mais moi, comment suis-je supposée savoir qu’elle a senti quelque chose ? Comment va-t-elle le manifester ? Lors de notre première marche ensemble, à plusieurs reprises, Sammy « chouine » tout en continuant à sentir et à marcher. Était-ce le signe ? Il n’y avait pourtant rien de visible, mais c’est aussi pour cela qu’elle est là. Elle ne semble pas interrompre ses activités, nous poursuivons donc notre marche. Étant aux aguets, je prends alors conscience à quel point mes propres sens ne sont pas éduqués dans cette nature. Je ne vois rien, les quelques odeurs que je perçois ne se réfèrent à rien que je connaisse et je suis bien incapable d’évaluer les sons qui m’entourent. Il ne suffit donc pas d’avoir des sens pour percevoir. En théorie, on le sait ; en pratique, on le conçoit, mais à vivre c’était autre chose, surtout dans un pareil contexte. Si les anthropologues apprennent parfois la langue vernaculaire, le seul langage qui me soit ici accessible n’a pas de mots. C’est un tout autre univers de significations[8]. Il est principalement sensoriel et combine un ensemble, non seulement de signes et de codes mais aussi et surtout, d’intentions avant tout contextualisées.

Au village, on m’a sommée de prendre un chien avec moi, m’expliquant que ce serait un atout majeur à la sécurité du campement et par extension, à ma propre sécurité. Toutefois, les gens convenaient aussi que les chiens étant bruyants et odorants, raisons pour lesquelles nous les sollicitons à l’égard des ours ; en revanche, les loups risquaient de se montrer d’autant plus prudents. Cela dit, Sammy est une femelle et certains m’ont mise en garde quant aux loups afin qu’ils ne viennent pas voler ma chienne. La relation entre les loups et les chiens se révèle donc relativement complexe si l’on considère, en plus, les nombreuses histoires qui m’ont été racontées de chiens mangés par des loups directement à l’arrière des maisons ou des cabines. Est-ce qu’ils s’attirent ou se repoussent, cela n’est pas clair et au-delà des facteurs autres que biologiques tels que la faim, la solitude etc., c’est au cas par cas que la relation loup-chien semble s’établir malgré tout. Intégrons alors l’humain dans tout cela, curiosité potentielle pour les ours étant donné les nombreuses odeurs que nous transportons avec nous, mais source de prudence accrue pour les loups. Il me fallait donc trouver un moyen de rester protégée des ours tout en essayant de m’intégrer, même superficiellement, dans le décor de ces loups. La relation entre les ours et les loups a elle aussi son lot d’intérêts, puisque s’ils partagent effectivement leur territoire, il est palpable que ceux-ci restent aussi invisibles l’un pour l’autre. Si l’on observe les empreintes laissées au sol, les loups et les ours ont des manières très différentes d’évoluer le long de la rivière et dans le territoire. « Ils semblent vivre dans deux strates différentes », disait Richard Farnell. Les loups avaient tendance à longer la rive tandis que les ours ne faisaient que la traverser pour rejoindre la forêt à la végétation plus épaisse. Je ne les voyais pas, mais j’avais la sensation qu’ils ne se croisaient pas non plus, ces deux-là. Et l’équilibre devient d’autant plus subtil que chacun est plus ou moins invisible dans cette complexité sociale. C’est un univers sensible dans lequel semble se dégager certains usages sociaux dont les clés de lecture m’étaient toutefois inconnues, comme sur un terrain en société humaine d’ailleurs.

Redéfinir l’altérité par l’expérience

Progressivement, je découvrais un univers dans lequel je me retrouvais inévitablement imbriquée et positionnée, comme chaque anthropologue l’est dans sa démarche, lorsqu’il aborde un nouveau terrain. La rencontre n’a pas toujours lieu comme on s’y attendrait ou comme on le souhaiterait. Parfois, c’est même l’absence qui caractérise cette rencontre. Mais ne pas être pleinement intégré à la communauté ne fait pas moins de nous des ethnographes. L’ethnographie est bien présente, elle est juste différente.

Être là, seule dans la nature avec pour seule partenaire Sammy, m’a également permis de mieux comprendre, peut-être par certains aspects les Gwich’in. Toutes ces choses que les gens nous racontent à nous, anthropologues, tandis que nous sommes avec eux assis autour d’un breuvage ou dans le bois, en leur compagnie, tout cela reste bien souvent assez loin pour nous. Même si nous faisons de l’observation participante, cette distance du chercheur et la confiance que l’on peut avoir en nos interlocuteurs nous épargnent bien souvent (malheureusement ?) un certain nombre d’expériences. De façon collatérale et opportune, certes, cette expérience m’a toutefois permis de vivre l’expérience Gwich’in d’une autre perspective. Il ne s’agissait pas de savoir ce qu’ils pensaient ou savaient à propos de telle ou telle choses ; ça, c’est ce qu’il faut voir en amont car une fois livrée à moi-même, il s’agit de se souvenir, d’avoir compris et d’appliquer les conclusions de ces nombreuses histoires, anecdotes et conseils puisque c’étaient les seules informations dont je disposais à ce moment. Je ne prétends pas avoir fait l’expérience d’un être au monde Gwich’in. Vivre dans leur environnement selon leurs conseils n’a pas fait de moi une Gwich’in pour autant. Mais d’un aspect plus pragmatique et phénoménologique, il est certain qu’une autre proximité s’est créée au partage de ces expériences similaires dans un environnement qui leur est familier. Les récits ne deviennent plus seulement des histoires écoutées, mais des expériences partagées et échangées. Lorsque je rentrais au village, c’étaient mes histoires que l’on attendait avec impatience et qui engendraient bien d’autres histoires. Le ton avait changé et les histoires avec. Une autre forme de respect semblait s’être installée, qui me rapprochait encore un peu plus de ces humains. Peut-on supposer qu’en me rapprochant ainsi de cet univers Gwich’in, cela me permettait de rompre avec le naturalisme étriqué dans lequel la discipline évolue et, par extension de transcender l’animalité/humanité dans laquelle j’ai pu évoluer durant ces semaines, parmi les chasseurs, les chiens, les loups et tous les autres habitants de la forêt ?

La nécessaire réciprocité de la rencontre

Après avoir passé dix jours à récolter toutes sortes de données sensorielles et d’observations, après avoir tenté toutes sortes d’analyses pour comprendre cet environnement à l’exotisme certain, il est finalement temps de rentrer au village. La rivière s’assèche et les feux commencent à avaler le territoire. Craignant pour ma sécurité, une équipe de chasseurs Vuntut Gwich’in viennent donc me récupérer. Durant notre trajet de retour, nous décidons finalement de nous arrêter à Driftwood pour le reste de la nuit après deux heures de navigation ardue, la rivière étant devenue dangereuse à naviguer et la fatigue de chacun rendant le périple de plus en plus périlleux. Nous veillons une bonne partie de la nuit, attendant qu’un orignal repéré un peu plus tôt se montre à nouveau. Autour d’un feu et de nourriture s’échangent des histoires et des anecdotes passionnantes. Le retour à une civilisation est assez brutal. En même temps, l’exotisme de la nature fut tel que ces chasseurs me paraissaient bien familiers après tout. Vers 4 heures, tandis que nous décidons d’aller prendre un peu de repos avant de reprendre la rivière quelques heures plus tard, l’un d’eux nous interpelle : « Est-ce que c’est un chien ? », demande-t-il, pointant une silhouette immobile sur la rive. Nous nous arrêtons tous soudain et le voilà ! Ce loup que je voulais tant, il se tenait là, devant nous à quelques mètres, nous fixant sans crainte. La curiosité réciproque de la rencontre est palpable. Ce moment d’observation s’étire sur quelques minutes avant que celui-ci ne nous tourne le dos pour se remettre tranquillement en marche, nonchalamment, s’arrêtant ci et là pour sentir, mais le tout dans une paisibilité apparente déconcertante. Il reste à vue pour moins d’une dizaine de minutes, puis disparaît. Il illustrait merveilleusement cette phrase qu’un aîné aimait me répéter chaque fois que je me rendais dans le bois : « Il ne faut pas avoir peur, il faut être prudent. Chacun fait ce qu’il a à faire pour survivre ici ». Ce loup n’était pas effrayé, il se montrait prudent observateur. « Sans doute un éclaireur », disent les chasseurs qui m’accompagnent.

On peut ne voir dans cette rencontre fortuite qu’une heureuse coïncidence. Toutefois, cette rencontre enfreignait tous les conseils et toutes les informations qui m’avaient été confiées jusque-là. Je venais de passer plus de dix jours seule dans le plus grand silence, immergée au coeur de cette nature dans laquelle je cherchais à apercevoir ces loups et voilà que celui-ci se montrait tandis que nous étions cinq compères à discuter autour d’un feu, générant de nombreux bruits et odeurs que le loup ne pouvait ignorer. C’est cela qui me faisait penser qu’il ne s’agissait nullement ici d’une rencontre fortuite. Quelques personnes au village m’avaient dit : « Tu ne verras le loup que s’il veut que tu le voies. C’est lui qui décidera de la rencontre ou non ». Il s’agit de se laisser rencontrer par les loups.

« Se laisser rencontrer » par l’autre semble être cet idéal de rencontre, mais comme avec des sociétés humaines, la plupart du temps, il faut s’adapter à la réalité qui se présente à nous. En tentant cette ethnographie lupine exploratoire, je me suis soumise à un jeu dont les règles étaient fixées par les loups, mais à bien y réfléchir, il en est de même en société humaine. Lorsque l’anthropologue travaille dans un village, il ne peut occuper que la place que les gens lui assignent, avoir accès à l’information que les gens acceptent de lui délivrer et il ne participe qu’aux activités auxquelles les gens acceptent de l’intégrer (Leservoisier 2005). Cette expérience, je l’ai donc vécue avec les loups, mais aussi avec les Vuntut Gwich’in. On se laisse manipuler dans une certaine mesure, tout en essayant de tirer notre épingle du jeu. C’est là tout l’enjeu de la rencontre dans le cadre d’une ethnographie.

Des personnes singulières

Si dans les parties précédentes nous avons notamment proposé un portrait de ces loups au pays des Gwich’in, celui-ci ne transcende nullement la diversité de ces êtres lupins, qui compte son lot d’originaux aussi, si l’on peut dire. En effet, si certaines caractérisations semblent se définir en consensus, érigeant ainsi des loups intelligents, fins, stratèges et impitoyables (à des degrés variés), c’est aussi parce que ces récits ont été collectés auprès des interlocuteurs les plus expérimentés en milieu lupin, soient-ils chasseurs, trappeurs, biologistes, autochtones ou euro-canadiens. Les humains ont ainsi été singularisés, pour mieux singulariser les loups par la suite. Considérer ainsi les loups comme des personnes socialement intégrées et en interaction implique aussi de reconnaître la singularité de ces loups. En effet, si nous acceptons facilement l’idée de rendre à nos interlocuteurs humains leurs singularités dans nos recherches anthropologiques, les animaux sont bien souvent relégués à un rang plus générique et ce, même pour les chiens qui sont pourtant nommés. Si nous souhaitons donc ici prêter à ces loups yukonnais le sujet de notre ethnographie, il convient donc de leur accorder cette singularisation qui leur est due et de veiller, au même titre qu’avec des humains, à ne pas trop amoindrir leur diversité au profit d’une uniformité souhaitée. Bien entendu, à ce stade de ma recherche, ces loups sont sans doute plus difficiles à singulariser que ne pourraient l’être les Vuntut Gwich’in puisque finalement, la rencontre fut assez brève. Trop brève. Cela prend du temps avant d’être en mesure de distinguer, d’identifier puis de singulariser. Les singularisations sont le lot des experts d’une certaine manière, le lot de celles et ceux qui ont la connaissance suffisante des « règles » pour percevoir les originaux et leurs subtilités. Mieux nous connaissons, plus nous sommes en mesure de percevoir, de distinguer.

Revenons donc un instant à ce loup rencontré sur la plage à Driftwood. Je ne « connaissais » pas vraiment les loups jusque-là, du moins pas au-delà des nombreux récits de mes interlocuteurs. De ces récits sont finalement ressortis ces loups décris un peu plus tôt, habiles, intelligent et très prudents. On me les décrivait comme des animaux très difficiles à voir et les conditions que l’on m’avait présentées comme « optimales » pour les rencontrer n’avaient finalement rien donné. Pourtant, ce loup s’est montré, envers et contre toutes les précautions partagées par mes interlocuteurs. Prenant ce loup comme acquis pour son espèce, j’avais un portrait de loup très différent à proposer. Et ce loup n’était pas inédit. Un aîné racontait qu’il se tenait à l’extérieur, devant sa cabine un jour de printemps. Son campement, très bien entretenu indiquait assez clairement aux autres habitants de la forêt son occupation sur cette portion de territoire. De plus, son emplacement n’était pas réputé pour être un endroit « à loups » particulièrement comme peuvent l’être d’autres endroits où l’on sait qu’il y a de vieilles tanières bien établies. Nous sommes en plein jour, et tandis qu’il était assis dehors, un loup noir s’est approché, approché suffisamment proche pour que cela devienne inhabituel, selon cet aîné. Au bout d’un instant, le loup s’est couché, tourné vers lui et l’a fixé « comme le ferait un chien », disait-il. Le loup resta là, immobile quelques instants, le temps pour l’aîné d’immortaliser avec un cliché cette improbable rencontre, puis il repartit. Son portrait trône désormais dans la maison de cet aîné, par la suite décédé. Au village, les gens disaient que c’était le loup de cet aîné, pas dans le sens de la possession, mais parce que l’on reconnaissait que ces deux-là avaient une histoire singulière.

Si l’on considère donc que les loups sont de prudents stratèges, mais que leur ethnographie nécessite la réciprocité de la rencontre, il apparaît donc plus probable que la rencontre se fasse avec des loups singuliers. Pour autant, il est important de considérer ces loups dans toute leur singularité et de rester prudent quant aux généralisations trop hâtives.

Une ethnographie sans mots

La nécessité d’élargir les sujets et les terrains ethnographiques au-delà des seuls humains est un constat qui est déjà apparu il y a plus d’une dizaine d’années. Frédéric Laugrand posait d’ailleurs justement la question « les sciences humaines et sociales peuvent-elles sortir de l’anthropocentrisme ? » (Laugrand 2015). À cela, certains chercheurs ont tenté de proposer des méthodes et une approche plus complète en intégrant une étude éthologique à leur terrain (Lescureux 2006, 2010) et en érigeant une approche ethno-éthologique (Brunois 2005, 2007 ; Brunois, Gaunet et Lestel 2006 ; Lescureux 2010). Et si, repoussant toujours plus loin cette frontière entre les humains et les non-humains, selon une perspective relativement post-humaniste peut-être, nous considérions une méthodologie qui irait au-delà du seul langage, essentiellement basée sur l’observation (sensible) qui, toutefois, n’est pas exempte de formes multiples de communication. Ne serait-il pas envisageable et même souhaitable, pour poursuivre cette lancée « désanthropocentriste » et adapter davantage nos recherches à la complexité des sociétés auxquelles nous nous intéressons, de considérer approcher humains et animaux, selon une seule et même méthodologie, étirant ce concept de personnes aux animaux tels que le conçoivent déjà la plupart des peuples animistes, décidant finalement que l’absence d’une frontière stricte entre humains et animaux rendrait possible une ethnographie à la fois des humains et des animaux. Pour cela, Vinciane Despret propose d’intéressantes pistes d’approches et de réflexions avec son ouvrage de 2012, en nous suggérant de repenser les considérations et positions que nous avons à l’égard des animaux, et en nous invitant à nous placer davantage à leur niveau, à leur poser les « bonnes questions » et à se montrer plus empathique (Despret 2012, cité in Laugrand, Cros et Bondaz 2015, 19). L’idée n’est pas de continuer à documenter ce que les humains ont à dire sur ces animaux aux quatre coins du monde, mais plutôt de proposer une façon de documenter ce que les animaux ont « à dire » sur leurs propres mondes (voire par extension, sur ceux des humains qu’ils côtoient).

Puisqu’il s’agit là d’une société à l’altérité radicale dont les règles ne nous sont audibles qu’au travers d’une expérience sensible, cette dimension devient alors une condition sine qua none à la réalisation d’une telle ethnographie. Ici ce ne sont pas les mots qui nous permettront de recueillir des données, mais bien le sensible lui-même. Les limites de l’ethnographie animale, si elles peuvent paraître nombreuses et évidentes, me semblent toutefois pouvoir se nuancer quelque peu à travers cette approche sensible au langage singulier. Cette approche s’applique non seulement à l’ethnographe, mais aussi à ses interlocuteurs animaux. Le prisme de la subjectivité du chercheur peut y paraître à son comble, c’est pourquoi il lui incombe de redoubler de prudence. Comme le dit Laplantine « Tout est horizontal et ce que nous devons faire, c’est affiner la description. La description de ce que l’on ressent, de ce que ressentent nos interlocuteurs dans des interactions avec nous, en nous méfiant de la violence des opérations de généralisation et d’abstraction c’est-à-dire de simplification du réel et de falsification du langage » (Laplantine 2017, 69). Cette prudence est de rigueur non seulement lors de l’expérience elle-même, mais plus encore lors de la mise en mots car la difficulté vient aussi du fait que l’ethnographie ne dissocie par l’étude des cultures (ethnos) et la question de l’écriture (graphie), mais fait précisément de leurs relations sa caractéristique (Ibid., 79). Ainsi, le choix du sensible est non seulement un constat né du terrain lui-même, mais aussi une façon de rendre cette subjectivité phénoménologique constructive et d’ouvrir des perspectives.

Bartabas, poète-écuyer français disait « les mots sont l’ennemi de la communication »[9]. Bien je ne peux que le rejoindre sur ce constat à certains égards, nous avons tous déjà vécu ces instants de discussion où nos mots nous ont mené bien ailleurs, où les échos générés ne sont définitivement pas ceux que nous espérions. Nous pouvons allouer des intentions, des émotions, mais ces termes « intentions » et « émotions » ont déjà réduit la réalité qu’est le quotidien parmi les animaux, au langage si différent. De même que traduire des concepts étrangers à notre langage transforme le concept en lui-même, bien mettre en mot les animaux, c’est déjà les traduire et, de fait, les transformer. Nommer, c’est inévitablement réduire. C’est pourquoi nous devons nous attacher à décrire minutieusement et horizontalement, comme le préconise Laplantine, ces réalités indicibles qui jonchent parfois nos terrains.

Conclusion

C’est donc à partir des récits d’une poignée de Vuntut Gwich’in, de biologistes et de trappeurs euro-canadiens que j’ai découvert les loups avant toute rencontre. Ces mêmes loups m’ont, par la suite, emmenée dans un univers sensoriel riche et complexe, où ils invitent l’ethnographe à se concentrer non plus sur ce qu’il voit ou ce qu’on lui raconte, mais sur ce qu’il sent, perçoit et ressent. L’altérité est telle, que malgré mes aspirations, rendre effective la singularisation de ces loups reste un processus délicat qu’il me paraît toutefois important de maintenir et de poursuivre.

À partir de cette tentative, il apparaît que l’approche ethnographique se révèle non seulement envisageable, mais à certains égards même, plus adaptée que les méthodes actuellement déployées pour l’étude des non-humains. Plus adaptée dans une perspective non seulement éthique et ontologique, mais aussi tout simplement sociale. En effet, nos théories à propos des animaux ont des conséquences pratiques, ne fût-ce que parce qu’elles modifient la considération que nous pouvons avoir à leur égard (Despret 2012, 83). Ainsi, reprenant la tendance animaliste de ces dernières années, ne conviendrait-il pas de repenser plus profondément cette question de l’animal et de faire des sciences sociales leur centre épistémologique ? Comment pouvons-nous espérer faire de ces animaux des sujets en société si nous les cantonnons aux sciences de la nature ?