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En 1741, les membres de la seconde expédition de Vitus Béring commanditée par le tsar de Russie rencontraient pour la première fois des Unangax̂[1] dans l’archipel des Shumagin, au large de la côte orientale de la péninsule d’Alaska. Plus d’un siècle plus tard, le Français Alphonse Pinart (1852-1911) et l’Américain William Dall (1845-1927) allaient collecter, dans des grottes et des abris sous roche funéraires de la plus grande des îles de cet archipel – l’île d’Unga – des objets qui demeurent aujourd’hui encore énigmatiques.

Dans le contexte d’une ruée internationale pour sauvegarder les vestiges des cultures autochtones concomitante au développement des musées anthropologiques (Cole 1985), la recherche de ces objets, leur découverte, leur collecte autant que leur interprétation ont donné lieu à une compétition entre ces deux personnages qui a abouti à leur partage entre deux musées, le Château-Musée de Boulogne-sur-Mer, en France et le National Museum of Natural History de la Smithsonian Institution à Washington, DC, aux États-Unis. L’ensemble des pièces qui composent ces deux collections offre un témoignage unique de la culture matérielle et idéelle des Unangax̂ précédant l’arrivée des Européens, sans équivalent dans les collections ethnographiques et archéologiques existantes. Paradoxalement, alors que ces pièces exceptionnelles sont souvent citées par les spécialistes, elles demeurent néanmoins très peu étudiées et restent fort mal comprises. Les objets de ces collections sont également loin d’être inconnus des Unangax̂ pour lesquels ils ont fait partie d’un projet patrimonial ayant abouti à un ouvrage majeur Aleut Art (Black 2003 [1982]) qui a été suivi, côté américain, par la restitution de la collection de Dall à l’entité tribale d’Unga.

Deux collections fondées sur une rivalité

Les « trouvailles » faites dans une caverne funéraire aléoute constituent, de l’avis d’Alphonse Pinart (1875a, 3), « un des résultats les plus intéressants » de son expédition en Alaska de 1871-1872, menée grâce à une fortune familiale. Porté, dès l’adolescence, par un intérêt marqué pour les langues qui le conduit à fréquenter les cours des orientalistes Stanislas Julien et Abel des Michels (Bancroft 1890, 622), Pinart (Figure 1) développe une fascination pour les peuples autochtones américains à la suite de sa rencontre avec l’américaniste Charles-Etienne Brasseur de Bourbourg, lors de l’Exposition universelle tenue à Paris en 1867. Deux ans plus tard, il embarque, à l’âge de 17 ans, pour le continent nord-américain où il visite la Californie et l’Arizona (Laronde 2009, 38) avant de se tourner vers l’Alaska, récemment cédée par la Russie aux États-Unis.

Figure 1

Alphonse Pinart, 1880

Alphonse Pinart, 1880
Société de Géographie de Paris/BnF Cartes et plans

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Figure 2

William Dall dans son uniforme de l’Expédition de la Western Union Telegraph, 6 juillet 1865

William Dall dans son uniforme de l’Expédition de la Western Union Telegraph, 6 juillet 1865
Smithsonian Institution Archives, image # 2006-18833

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La préparation de ce nouveau voyage signe le début d’une correspondance avec le naturaliste américain William Dall (Figure 2) auquel Pinart adresse, depuis San Francisco, une lettre, en mars 1871, pour solliciter son concours :

Depuis que j’ai eu le plaisir de vous rencontrer à Washington, j’ai changé en partie mes projets de voyage : j’ai l’intention désormais de passer l’été en Alaska et dans les Aléoutiennes à recueillir autant d’informations que possible sur les langues et les coutumes des habitants. Aussi je prends la liberté de vous écrire pour vous demander […] de m’envoyer des lettres d’introduction pour ceux des gentlemen dont vous auriez fait la connaissance lors de votre séjour en Alaska. Je serais très heureux si durant mon séjour en Alaska je pouvais vous être de quelque utilité.[2]

Fort d’une expérience de la région, Dall a débuté sa carrière, quelques années auparavant, au sein du corps scientifique de l’Expédition de la Western Union Telegraph en Alaska (1865-1867)[3] dirigée par l’explorateur et naturaliste Robert Kennicott dont il a pris, à 21 ans, la relève, à la mort de ce dernier sur le terrain en 1866. Si l’on ignore à ce jour la date de la rencontre entre Pinart et Dall, on sait en revanche que les deux hommes se sont croisés à la Smithsonian au moment où Dall rédigeait, ou avait achevé, son ouvrage, Alaska and Its Resources, premier compendium en anglais sur l’Alaska publié en 1870 (Fitzhugh 1988, 91).

La motivation première du projet de Pinart en Amérique du Nord était d’éprouver l’hypothèse de l’origine asiatique de l’homme américain par la comparaison des langues du Nouveau Monde avec celles d’Extrême-Orient, (Parmenter 1966, 6 ; Laronde 2009, 38). Alors que sa rencontre avec Brasseur de Bourbourg a déterminé son départ pour le sud-ouest des États-Unis, il n’est pas exclu que celle avec Dall et la lecture de son ouvrage aient influé sur sa décision de se rendre dans cette partie du territoire américain la plus proche du continent asiatique qu’est l’Alaska. Quoi qu’il en soit, Dall accède favorablement à la demande de lettres d’introduction formulée par Pinart, facilitant sans doute l’expédition du Français qui entame son périple par un voyage, entre mai et juillet 1871, le long de la côte occidentale de l’Alaska, depuis Unalaska jusqu’à Fort Saint Michael, dans la baie de Norton (Robert-Lamblin 1976, 19). Cette même année, Dall est embauché par le U.S. Coast Survey qui, depuis le passage de l’Alaska sous la tutelle américaine, est chargé de cartographier ses eaux côtières (Woodring 1958, 97). Dans ce cadre, Dall va diriger, entre 1871 et 1880, quatre missions de reconnaissance hydrographique et géographique dans les Aléoutiennes où, durant « les périodes de loisirs imposées par le mauvais temps », il rassemble des collections naturalistes et archéologiques pour le compte de la Smithsonian (Dall 1874, 245). Les fragments de la correspondance entre les deux hommes indiquent que Pinart, informé par Dall de son retour en Alaska, tente dès lors de rallier l’équipe de la goélette du U.S. Coast Survey missionnée dans l’archipel aléoute. Toutefois, ce projet, pour quelques raisons, échoue. En conséquence, Pinart recrute des pagayeurs unangax̂ pour entreprendre en kayak une exploration des Aléoutiennes orientales qui, du 4 septembre au 8 novembre 1871, le conduit notamment de l’île d’Unalaska jusqu’à celle de Kodiak, située en territoire alutiiq (sugpiaq).

Au cours de ce trajet, Pinart fait escale, fin septembre, sur l’île d’Unga où il rencontre un vieil homme appelé « Lazare » qui le conduit à une caverne funéraire nichée à proximité d’un ancien village désigné, par Pinart, sous le nom d’Aknañh, transcription vraisemblablement approximative d’un terme aléoute[4].

Figure 3

Cartes de l’île d’Unga réalisées par Jean-François Cuenot (UMR ArchAm 8096), plan de l’emplacement de la « caverne d’Aknañh » dessiné par Pinart (1875a). Carte de la baie Delarof avec la localisation du village d’Unga (1) et des grottes (2)

Cartes de l’île d’Unga réalisées par Jean-François Cuenot (UMR ArchAm 8096), plan de l’emplacement de la « caverne d’Aknañh » dessiné par Pinart (1875a). Carte de la baie Delarof avec la localisation du village d’Unga (1) et des grottes (2)
Sources: Google Earth (alaska_GE1 et alaska_GE2) et données USGS-GMTED 2010.

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Sise à une cinquantaine de mètres au-dessus du niveau de la mer, entre « deux énormes rochers détachés en partie de la falaise et arc-boutés l’un sur l’autre », cette caverne formait un abri qui, selon la description de Pinart (1875a, 5), « mesurait 4 m,70 de long ; il avait 2 m,50 à l’entrée, et son plafond s’abaissait à 1 mètre vers le fond, où se voyait une large fente laissant suinter l’eau en assez grande abondance. Le sol était couvert de fragments plus ou moins volumineux de la roche, détachés de la voûte ». Parmi les artefacts associés aux morts, qui étaient pour la plupart « profondément altérés et impossibles à conserver », Pinart collecte près d’une trentaine d’objets qu’il rapporte en France, où il en fait don, en 1875, au musée de la ville de sa province natale, Boulogne-sur-Mer, avec la majorité des autres pièces recueillies au cours de son expédition alaskienne[5].

Entre-temps, Dall s’est lui-même rendu, en juillet 1872 et de nouveau en octobre 1873, sur l’île d’Unga (Krutak 2013, 10) où, guidé par le même informateur unangax̂, il fouille ladite sépulture qui, dit-il, davantage qu’une caverne consistait

en une série d’abris sous roche formés par la fracture d’un escarpement basaltique perpendiculaire en un énorme talus de gros blocs de pierre. Entre ces blocs existent d’interminables séries de crevasses, qui parfois forment des chambres de grandes dimensions, mais qui sont le plus souvent étroites et imbriquées.

Dall 1878, 28

Aux côtés d’un certain nombre de restes humains, Dall collecte, de façon qu’il qualifie d’exhaustive, plusieurs centaines d’objets qu’il transmet à la Smithsonian.

Outre son affiliation à la Smithsonian, Dall est également devenu un membre actif de l’Académie des Sciences de Californie établie à San Francisco. Consécutivement à ses deux premières missions dans les Aléoutiennes, Dall y présente, le 4 novembre 1872 et le 17 novembre 1873, des communications sur ses découvertes archéologiques (Hittell 1997, 147, 162) qui incitent Pinart à précipiter la publication, en 1875, d’un livret sur ses propres découvertes, ainsi qu’il l’explique dans son introduction où il tait le nom de celui qu’il perçoit désormais comme son concurrent :

La petite notice qu’on va lire ne devait paraître que dans le second volume de mes Voyages à la côte nord-ouest de l’Amérique, dont l’impression est depuis quelques temps commencée[[6]]. Si j’ai détaché de l’ensemble dont il fait partie ce fragment ethnographique, pour le publier immédiatement, c’est qu’il m’est revenu qu’un voyageur américain, abusant de la confiance que j’avais eue dans sa probité scientifique, s’est récemment donné devant un corps savant d’une grande ville de l’ouest [américain] comme l’auteur des fouilles que je vais faire connaître, sans même laisser entendre qu’il ait eu à titre quelconque un collaborateur.

Pinart 1875a, 3

L’objectif déclaré de cette publication illustrée était avant tout d’assurer « la priorité d’une découverte » sur laquelle Pinart avait déjà brièvement écrit dans des revues de sociétés savantes parisiennes (Pinart 1873, 572 ; 1874) et dans le catalogue qui avait accompagné, dès son retour en France, l’exposition de sa collection alaskienne dans la galerie d’Anthropologie du Muséum d’histoire naturelle de Paris, en 1872 (Pinart 1872, 25-26).

Le reproche adressé à Dall est cependant infondé au regard des publications des communications de ce dernier, consacrées principalement à ses recherches sur l’île d’Unalaska et celle, adjacente, d’Amaknak où il avait également fouillé une caverne funéraire (Dall 1873 ; 1875a). Loin de nier la visite préalable à Unga de Pinart qui aurait « emporté les crânes[7] et les sculptures les mieux conservés et les plus accessibles », Dall se montre en revanche particulièrement critique envers le Français qu’il assimile aux « chasseurs de curiosités » ayant « largement pillé » les cavernes de l’île avant qu’il n’ait eu l’opportunité de s’y rendre (Dall 1875a, 199). Sans récuser, par ailleurs, le rôle de la collaboration de Pinart dans ses fouilles d’une caverne de l’île d’Amaknak, Dall y critique aussi la hâte du jeune explorateur qui, « après un coup d’oeil rapide » à cette caverne dont « il était convaincu qu’elle ne contenait rien », l’avait informé de son existence et dans laquelle il avait, pour sa part, mis au jour des restes humains et des outils (Ibid.)[8].

Les critiques émises à l’encontre de Pinart n’apparaissent que dans la seconde communication de Dall présentée en novembre 1873 et publiée en 1875. Dall n’est pas alors sans ignorer la « nouvelle » menace que représente Pinart dont la collection alaskienne assemblée au cours de son expédition de 1871-1872 avait déjà alarmé l’assistant-secrétaire de la Smithsonian, Spencer Baird, préoccupé de la fuite potentielle des artefacts autochtones américains par le biais des collecteurs étrangers (Cole 1985, 18, 51). En décembre 1872, Dall avait personnellement avisé Pinart du résultat de ses premières fouilles par une lettre qui lui était parvenue en Russie où il poursuivait ses recherches dans les « collections ethnographiques et linguistiques » alaskiennes de l’Académie des Sciences de Saint-Pétersbourg[9]. Dans sa réponse[10] à Dall, datée de septembre 1873, Pinart, qui indique avoir obtenu des informations sur l’existence d’autres cavernes funéraires sur les îles d’Unalaska et d’Unga « de même qu’Atka & Adak et principalement sur une petite île des Tchétirisopotchni (Tchagamil)[[11]] », informe également le naturaliste américain de la prochaine « série d’expéditions » qu’il compte entreprendre en Alaska. L’éventualité de nouvelles fouilles par Pinart dans des cavernes funéraires aléoutes n’a pas dû manquer d’inquiéter Dall dont les propres collections « d’objets préhistoriques », constituées au cours de ses deux premières missions pour le U.S Coast Survey dans les Aléoutiennes, avaient conduit le secrétaire et directeur de la Smithsonian, Joseph Henry (1874, 39), à estimer « qu’il ne pourrait y avoir sans doute de meilleure illustration de l’anthropologie de cette partie de l’Alaska que ce qui a été rassemblé entre les murs de l’Institut ».

Le retour de Pinart sur le sol américain s’opère l’année de la parution de son livret sur Lacaverne d’Aknañh qui coïncide aussi avec la donation de sa collection alaskienne au musée de Boulogne-sur-Mer. Dans une lettre adressée le 4 octobre 1875, depuis Washington, au secrétaire général de la Société de Géographie de Paris, Pinart témoigne lui-même, non sans envie, de l’importance des collections unangax̂ de Dall conservées à la Smithsonian :

Depuis mon dernier passage à Washington il y a bien du nouveau dans les collections du Smithsonian Institution. W. H. Dall paraît avoir rapporté d’Alaska une série de collections du plus haut intérêt : plus heureux que moi, il avait à sa disposition un schooner et a pu, par ce fait, rapporter une quantité immense d’objets ; il a pu visiter l’une des fameuses cavernes sépulcrales des Aléoutes dans le groupe d’îles du Tchétirisopotchni (îles Aléoutiennes) : il en a rapporté un bon nombre de momies bien conservées ; il a pu, en outre, faire nombre de recherches dans les anciens villages aléoutes et les dépôts de coquilles (kjökkenmödings) ; il a réuni ainsi une splendide collection d’instruments de tout genre : voilà, pour moi, un premier travail à faire.

Pinart 1875c, 521

L’absence d’une quelconque mention des nombreux objets collectés par Dall à Unga est sans nul doute révélatrice de la rivalité qui anime les deux hommes à ce sujet. Il n’est pas surprenant, en revanche, que Pinart pointe en particulier les momies provenant d’une des cavernes de l’île Kagamil qu’il avait évoquées dans sa lettre à Dall. Ces momies représentaient de fait une acquisition précieuse pour la Smithsonian qui s’enorgueillit alors de ces « spécimens ethnologiques de valeur », en ce qu’ils constituaient « les premiers du genre jamais reçus d’Alaska » (Henry 1876, 48). Pinart qui en attribue la collecte à Dall est toutefois ici dans l’erreur. Les neuf momies de l’île Kagamil auxquelles il fait référence ont été en réalité prélevées, en 1874, par le capitaine Ernest Henning, un agent de la Compagnie commerciale d’Alaska[12]. Dall, il est vrai, avait lui-même tenté, en 1873, d’accoster mais sans succès sur cette île pour laquelle l’existence d’une caverne funéraire et son contenu étaient connus parmi les traiteurs de fourrures de la région (Dall 1875b, 399 ; 1878, 8). Si Dall a joué un rôle majeur dans la récupération de ces momies (Hrdlicˇka 1945, 44), on n’est pas sans se demander dans quelle mesure l’annonce du retour de Pinart a pesé dans leur collecte par la Compagnie commerciale d’Alaska[13], qui « avait chargé ses agents d’obtenir de tels matériaux à des fins scientifiques lorsque cela était compatible avec l’exécution de leur travail régulier » (Dall 1878, 8).

En cet automne 1875, la menace se révèle sérieuse. Revenu dans le cadre d’une mission officielle, à ses frais, pour « reprendre, en les perfectionnant, ses premières études sur l’Alaska, les îles Aléoutiennes et le détroit de Berhing », Pinart doit bénéficier du concours d’un bâtiment de la marine française stationné à Valparaiso qui le déposerait avec son collaborateur, le naturaliste Léon de Cessac, « dans les parages du détroit de Berhing, emportant les collections formées pendant la première partie de ce long itinéraire » sur les côtes occidentales de l’Amérique (Hamy 1882, 323-24). Ce projet, cependant, ne devait pas se concrétiser. Après avoir traversé le continent nord-américain où il mène des recherches en Arizona et en Colombie Britannique, Pinart rejoint Valparaiso pour y apprendre que ledit navire a reçu l’ordre de faire route désormais vers l’Océanie, où il passera plusieurs mois en 1877. Ruiné par la suite, Pinart, malgré ses velléités, ne retournera jamais en Alaska. Ses missions dorénavant subventionnées par le ministère français de l’Instruction publique le conduiront dans le sud-ouest des États-Unis, le Mexique, les Antilles et l’Amérique centrale qu’il visite entre 1878 et 1883 (Lionnet 1984, 277), avant de mettre un terme à ses voyages.

En 1878, sa collection alaskienne est néanmoins mise à nouveau en lumière dans le cadre des expositions préfiguratrices du Musée d’Ethnographie du Trocadéro aménagées au palais de l’Industrie, puis au palais du Trocadéro, où sont transférées les collections pour l’Exposition universelle organisée à Paris (Hamy 1890, 9, 310 ; Dias 1991, 164-65). Prêtée pour l’occasion par le musée de Boulogne-sur-Mer (Laronde 2009, 223), cette collection, associée à d’autres pièces nord-américaines collectées par Pinart, permet alors au fondateur du Musée d’Ethnographie Ernest Hamy (1890, 59-60) de « constituer un ensemble où l’Amérique du Nord se trouva ainsi représentée jusqu’à Vancouver, Sitka et l’embouchure du Youkon ».

La présentation de la collection alaskienne de Pinart lors de l’Exposition universelle de 1878 coïncide avec la publication, cette même année, de la description du matériel de la caverne de l’île Kagamil réalisée par Dall à la requête de la Smithsonian (Dall 1878). Rédigée alors que le risque du retour de Pinart n’est pas encore complètement écarté, cette étude inclut une description du matériel associé à d’autres cavernes funéraires aléoutes qui amène Dall à renouveler ses critiques envers son rival français. Déplorant un site « fortement perturbé » par le passage de plusieurs individus avant son arrivée, Dall y remet implicitement en cause la priorité de la découverte revendiquée par Pinart de ladite caverne d’Aknañh qui constituait en réalité « un lieu connu » dont un masque obtenu par un capitaine de navire, Charles Riedell, avait été transmis à la Smithsonian dès 1868 (Dall 1878, 28-29). Si Dall ne cache pas sa déception d’avoir été précédé par Pinart dont il est persuadé qu’il a collecté « la crème » de ce qui se trouvait dans la grotte, son constat que celui-ci avait néanmoins laissé derrière lui « la plupart de ce qui avait de la valeur » rejoint sa critique de la conduite hâtive et peu rigoureuse des recherches de son concurrent à Unga (Dall 1878, 28, 30-31).

Des collections énigmatiques

Les collections d’Unga totalisent plus de 500 objets polychromes en bois sur lesquels la plupart des peintures originelles sont désormais fanées ou ont disparu. Elles illustrent toutefois l’utilisation d’une gamme de pigments variés, rouge, noir, vert, bleu et blanc pour lesquels Dall va même jusqu’à fournir des recettes (Dall 1878, 9, voir aussi Lot-Falk 1954, 30-31).

Parmi les objets ou fragments d’objets collectés par Pinart et Dall[14], on distingue deux types de masques : des masques-planches et des masques-portraits en ronde de bosse qui figurent parmi les rares spécimens de masques rituels unangax̂ ayant survécu à ce jour. En dehors de trois masques-portraits complets (Black 2003, Fig. 92 ; Dall 1884, Fig. 73-75), la plupart sont fragmentaires, le plus souvent fendus longitudinalement. Dans quelques cas, seule la partie centrale subsiste, marquée par un nez proéminent. Les masques-portraits (Figure 4) sont en effet caractérisés par des nez larges avec des ouvertures visuelles pratiquées dans les orifices des narines, une large bouche dans laquelle étaient fixées des dents, une barre préhensive transversale dont les extrémités insérées dans le masque sous la commissure des lèvres pourraient suggérer le port de labret[15] (Dall 1884, 141 ; Lot-Falck 1954, 32) et par des motifs géométriques incisés ressemblant à des tatouages et autres ornements. Les masques-planches, de leur côté, sont sans relief ou presque et ne présentent aucun orifice, ce qui les rapprocheraient davantage du masque mortuaire (Krutak 2013, 30-34).

Figure 4

Masque-portrait de la collection Pinart, Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (inv. 988-2-015)

Masque-portrait de la collection Pinart, Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (inv. 988-2-015)
Photo : Allison Y. McLain, octobre 2006.

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La collection de Dall comporte, en outre, plus de 300 petites pièces décorées et de formes variées qui, pour certaines, étaient insérées ou attachées aux masques, d’autres étant associées à d’autres objets et activités comme des éléments d’embarcation, de récipients, etc. (Black 2003 : 79-87). Certaines pièces ovales à section semi-convexe, façonnées en écorce de peuplier (Populus sp.) et percées d’un ou deux orifices, étaient très vraisemblablement chevillées sur les masques pour figurer les oreilles ou les yeux.

Les collections incluent également un certain nombre de pièces plates présentant des visages (Figure 5) ou des motifs géométriques dont certaines ont été décrites comme étant des répliques à petite échelle d’outils de pêche ou de chasse et d’équipements guerriers (Pinart 1875a, 5 ; Dall 1878, 30). Toutefois, ces identifications restent à vérifier. D’autres items sont des pièces zoomorphiques évoquant des oiseaux ou des mammifères marins, et des éléments anthropomorphiques (mains, jambes, torse) qui appartenaient, selon leurs découvreurs, à de larges figurines articulées[16] (Pinart 1875a, 6).

Figure 5

Planche de bois de conifère avec visage et motifs de la collection Pinart, Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (inv. n°988-2-012)

Planche de bois de conifère avec visage et motifs de la collection Pinart, Château-Musée de Boulogne-sur-Mer (inv. n°988-2-012)
Photo: Allison Y. McLain, octobre 2006.

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Une ou deux cavernes ?

Aussi unique qu’énigmatique, l’ensemble que forment ces collections soulève nombre d’interrogations, à commencer par la provenance des objets rassemblés par Dall. Outre la caverne précédemment fouillée par Pinart où il paracheva en 1873 la collecte des objets entamée l’année précédente, Dall (1875a, 199) mentionne allusivement dans ses publications avoir également visité, au cours de sa seconde visite à Unga, « plusieurs autres [cavernes] […] découvertes à proximité ». Les recherches menées par Krutak (2013, 25-30) sur la collection de Dall ont récemment mis en évidence que ce dernier avait, de fait, collecté un certain nombre d’objets dans une caverne en sus de celle qui avait été aussi explorée par Pinart. L’identité commune de la caverne fouillée par Pinart et Dall n’est pas toutefois sans poser question au vu des différences que l’on peut noter dans leurs descriptions respectives du site et des modes sépulcraux.

Pinart rapporte que les corps trouvés étaient allongés, disposition qui fonde son hypothèse selon laquelle la caverne correspondait à une sépulture de baleiniers en ce que cette position diffère de celle, assise, habituellement adoptée pour les « simples Aléoutes », qui, selon ses dires « ne faisaient point partie de cette aristocratie du courage et de la force » que formaient les baleiniers (Pinart 1875a, 6). Dall qui précise de son côté que les corps étaient repliés en position assise, réfute cette hypothèse en raison de la présence des restes de femmes et d’enfants mis au jour dans la caverne, où il trouva également plusieurs momies très mal conservées (Dall 1878, 29-31). Dall (Ibid., 31) affirme qu’il ne peut y avoir de doute sur l’identité commune de la caverne qu’il a visitée avec celle explorée par Pinart au motif qu’il avait eu pour guide le « même individu » qui avait accompagné Pinart. Si pour Jochelson (1925, 101), les recherches de Dall jettent une incertitude sur l’authenticité du rapport de Pinart, il n’est pas cependant impossible que ce guide ait conduit les deux hommes dans des cavernes différentes, malgré ce qu’a pu croire Dall.

Fonction et interprétation des objets

Pinart et Dall n’ont pas été en mesure d’identifier tous les objets qu’ils avaient collectés et apportent, somme toute, peu d’informations sur leurs usages et significations. À cet égard, Dall, qui déplore l’abandon des rites chamaniques engendré par la conversion des Unangax̂ à l’orthodoxie russe, évoque une réticence de ces derniers à confier des informations sur des croyances condamnées par l’Église telle « qu’aucun étranger de passage ne peut les inciter à révéler ce qu’ils savent » (Dall 1878, 3-4 ; 1884, 138). Parmi les objets qu’ils avaient recueillis, tous deux ont plus particulièrement porté attention aux masques-portraits au sujet desquels leurs interprétations divergent.

Pinart (1872, 25) postule, dans un premier temps, que ces masques « avaient été probablement placés sur la face des personnes enterrées, pour empêcher que leur esprit en sortant du corps ne vît les mauvais esprits qui sont supposés les entourer ». Il revient ensuite sur cette première hypothèse pour finalement distinguer les masques destinés sans doute aux défunts dont ils devaient protéger l’esprit lors de son voyage vers « la demeure des âmes », de ceux employés lors de « danses funèbres », puis brisés à l’issue de la cérémonie funéraire (Pinart 1874, 762 ; 1875a, 5). Malheureusement, Pinart ne fournit aucune information quant à ces danses ou cérémonies. De son côté, Dall rapporte également que le masque était censé protéger le défunt lors de son passage dans le monde des esprits mais, contrairement à Pinart, n’opère aucune distinction d’usage parmi ceux qu’il a recueillis (Dall 1884, 139-40).

Selon Lot-Falck (1957, 33), les masques-portraits de la collection Pinart, qui relèvent d’un même type suggérant un emploi similaire, seraient des masques de danses comme l’indiquent les narines servant d’oculaires et les perforations aux commissures de la bouche destinées à l’insertion de la barre préhensive. De même, les masques-portraits de la collection de Dall, qui présentent tous une ouverture visuelle à travers les narines, possèdent encore pour certains une barre préhensive au niveau de la bouche montrant des signes de morsure (Dall, 1884, 141 ; Krutak 2013, 33). Ces observations indiquent que ces masques étaient utilisés, ce qui n’exclut pas pour autant qu’ils aient pu terminer en masques funéraires. Il n’est pas non plus impossible que la (ou les cavernes) ai(en)t pu aussi constituer conjointement un lieu de déchets cérémoniels dont relevaient ces masques ou une partie d’entre eux.

Sans statuer sur leur usage, Black (2003, 83), qui abonde dans le sens de l’hypothèse avancée par Pinart d’une caverne où étaient enterrés des baleiniers, soutient que les masques des collections de Pinart et de Dall « étaient associés au culte des baleiniers, et que, de fait, la majorité représentait des orques ou, plus exactement, des hommes transformés en orques ». Cette affirmation n’est toutefois étayée par aucune information avérée. Si, à la suite de Pinart et de Dall, les masques-portraits des collections d’Unga ont également retenus l’attention des anthropologues (Lot-Flack 1957 ; Black 2003 [1982] ; Salabelle 2001 ; Krutak 2013), ils n’en demeurent pas moins énigmatiques, à l’instar des autres objets avec lesquels ils étaient associés. De fait, l’interprétation culturelle de ces artefacts pour lesquels il n’existe aucune observation contextuelle consignée ni de lien connu dans la tradition orale, se heurte, par ailleurs, à des sources ethno-historiques lacunaires.

L’observation des matériaux utilisés pour la confection d’une vingtaine de masques et de quelques lots d’accessoires de la collection Dall[17] indique que l’homogénéité constatée d’un point de vue iconographique se retrouve remarquablement dans le choix des matériaux utilisés. Les masques-portraits et les masques-planches sont systématiquement façonnés dans de grands troncs ou demi-troncs de bois de feuillus à larges cernes d’accroissement annuel ; ces troncs ont été évidés depuis l’intérieur vers l’extérieur. D’une manière générale, la face supérieure des masques et les nez saillants suivent les cernes d’accroissement les plus récents du bois, les plus à l’extérieur. Les cernes de ce bois à zone diffuse de couleur jaunâtre dépassent parfois le centimètre, en particulier au niveau du bois juvénile (à proximité du coeur de l’arbre) et suggèrent des arbres ayant poussé dans des conditions qui leur étaient favorables.

Par contraste, les pièces plates décorées et de formes variées sont majoritairement façonnées dans des bois de conifère parmi lesquels on observe plusieurs essences. Incidemment, les bouches ouvertes des masques-portraits sont ornées de dents qui sont systématiquement façonnées dans des baguettes de bois de conifère débitées sur quartier et plus rarement sur dosse. Ces dents sont rectangulaires quand elles figurent les molaires et pointues pour signifier les incisives. Sur certains masques un trait horizontal indique la distinction entre dents supérieures et inférieures. Le façonnage des dents d’un des masques de la collection Dall (Inv. no #A013082W) se distingue légèrement dans leur rendu. Les courtes baguettes insérées en haut et en bas de la bouche sont incisées d’une encoche profonde qui a été noircie pour figurer les deux rangées de dents, avec celles du devant pointues et celles, à l’arrière, rectangulaires.

Dès leur découverte, Pinart et Dall décrivent les objets collectés comme confectionnés à partir des troncs de bois flottés échoués sur les plages de l’île et de ses environs. Le savoir local (Bruce Foster Sr. 2003) et les quelques informations spécifiques existant sur les types de bois disponibles sur les plages des îles Shumagin (Alix et Koester 2002, 6-7 ; Wheeler et Alix 2004, 5-16) indiquent des amas réguliers sur les plages où viennent s’échouer différents types de bois reflétant la forêt du Sud-Est de l’Alaska avec des pruches (Tsuga sp.), des cèdres rouge et jaune (Chamaecyparis sp. Thuja plicata) et des épicéas (Picea spp.) et de rares feuillus parmi lesquels le peuplier (Populus sp.) et l’aulne (Alnus sp. cf.A. rubra), couplé occasionnellement de bois d’origine plus méridionale comme le pin douglas (Pseudotsuga sp.). On sait, par ailleurs, que les bois étaient spécifiquement sélectionnés en fonction de leurs propriétés lors de la fabrication des différents éléments du kayak (Robert-Lamblin 1980) ou des visières en bois courbées (Wallen 1990 ; Foster 2003).

Nos premières observations de la texture et des aspects macroscopiques des bois de masques et de quelques-uns des accessoires corroborent la perception de Bruce Foster Sr[18]., sculpteur sur bois et président en 2003 du Conseil Tribal d’Unga, qui suggère qu’il pourrait s’agir de bois de peuplier. De leur côté, la plupart des accessoires sont en bois de conifères comprenant différents types. Une analyse microscopique systématique des collections permettrait de confirmer ou d’infirmer ces premières observations, et d’identifier l’éventail des bois utilisés. Une discussion des sélections et des procédés techniques utilisés pour la confection des objets apporterait un éclairage sur l’affiliation culturelle et potentiellement la fonction des objets, en particulier si elle était couplée à un programme de datation directe des objets.

La datation des masques : une collection homogène pour un temps court ou long ?

À ce jour, les multiples objets des collections Dall et Pinart restent largement non datés en dehors de deux des masques de la collection Dall dont des échantillons ont été soumis pour une datation radiocarbone, en 1992, à l’initiative de William Fitzhugh et Stephen Loring de la Smithsonian (Krutak 2013, 41).

D’une publication à l’autre depuis leur découverte, les objets des deux collections sont considérés comme datant essentiellement de la période du XVIIe au XIXe siècle, soit juste avant ou juste après la colonisation russe. Pinart (1875a : 4) indique l’aspect ancien de « l’abri-sépulture » et de ses restes funéraires, qu’il décrit comme appartenant aux « …anciens Aléoutes que le fanatisme des premiers missionnaires russes n’avait pas pu découvrir ». Dall, de son côté, considère les collections comme liées aux Unangax̂ des îles Shumagin et en accord avec les modes d’enterrement des « Kaniag’mut » (Sugpiat) voisins (Dall 1884, 140). Parallèlement, il remarque la grande antiquité des objets en bois dont les masques qu’il décrit comme ayant une consistance de liège (Ibid.). Pourtant, depuis le XIXe siècle, l’excellent état de préservation des objets collectés par Pinart et Dall est utilisé comme argument pour considérer ces masques comme récents et pas plus anciens que 200 à 300 ans (McCartney 1984 ; Krutak 2013, 41 ; Mason 2017, fig. 2.13). Seule Black (2003, 86) questionne ce peu d’ancienneté et propose la possibilité d’une plus grande antiquité.

Curieusement, les dates radiocarbone obtenues pour deux des masques de la collection Dall (13082-A et 13082-W) sont distantes de quelques 3000 années radiocarbone (Tableau 1). Le masque 13082-A est daté à 345±55 BP (1450-1645 cal AD à 2s), c’est-à-dire appartenant à la tradition aléoute récente (Neo-Aleut) au XVe-XVIe siècles, alors que le masque 13082-W a une date de 3405±60 BP (1883-1535 cal BC), correspondant à la phase Margaret Bay (4000-3000 BP) dans la chronologie des Aléoutiennes orientales (Mason 2017, fig. 2.6 ; Knecht et Davis 2001). Comme expliqué par Loring à Krutak (communication écrite à Krutak, 2013), l’ancienneté de la date du masque 13082-W a amené le laboratoire à remesurer le taux de carbone de l’échantillon soumis et à l’envoyer à un deuxième laboratoire, le CAMS à Lawrence Livermore. Les nouveaux résultats ont confirmé le premier (Tableau 1) et attestent de la grande ancienneté du bois utilisé pour la confection du masque 13082-W.

Tableau 1

Datations radiocarbone de deux masques de la collection Dall. Les datations sont calibrées sur Oxcal v.4.3.2 Bronk Ramey (2017) ; r : 5 ; IntCal13 atmospheric curve (Reimer et al. 2013)

Datations radiocarbone de deux masques de la collection Dall. Les datations sont calibrées sur Oxcal v.4.3.2 Bronk Ramey (2017) ; r : 5 ; IntCal13 atmospheric curve (Reimer et al. 2013)

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Les chercheurs de la Smithsonian (Krutak 2013, 41) expliquent que la mesure radiocarbone date probablement le bois flotté, et non la fabrication du masque. L’ancienneté du bois soulève néanmoins un problème, quelle que soit la date de confection du masque. En effet, les îles Aléoutiennes sont caractérisées par une forte humidité qui n’est pas favorable à la préservation du bois flotté échoué sur les plages et particulièrement peu favorable à celle d’un bois de feuillu du type Populus. Des bois flottés très anciens et parfaitement conservés existent, certes, mais dans le Haut Arctique canadien et au Groenland (Blake 1972) où leur préservation sur des millénaires s’explique par le faible couvert végétal, l’absence d’activités bactériennes et la grande sécheresse de ces régions. Compte tenu des conditions atmosphériques et du couvert végétal de l’île d’Unga, la grande ancienneté du bois du masque 13082-W et sa préservation restent une énigme même si la date du bois n’est pas celle de la fabrication du masque.

Il est clair, d’après les descriptions succinctes que Pinart et Dall fournissent du contexte de leurs découvertes, qu’ils sont face à des degrés de conservation très différents en fonction des objets et des endroits à l’intérieur de la ou des grottes qu’ils ont visitée(s), pouvant suggérer des dépôts d’âges différents. Par exemple : Pinart indique qu’il trouve

[…] les restes de quatre individus. Chaque corps avait été placé sur un lit de mousse encore fort reconnaissable. […] du quatrième, il ne restait que des débris informes. Tout ce qui avait été exposé à l’air dans cette sépulture avait beaucoup souffert. La plupart des objets déposés à côté des morts étaient profondément altérés et impossible à conserver.

Pinart 1875a, 5

De son côté, Dall relate que les objets en bois

[…] présentaient une grande variété de formes […] La plupart avait une consistance de liège due à leur grand âge ; presque tous étaient abîmés ou cassés ; certains tombaient en miettes sous la brosse utilisée pour enlever la terre meuble qui les recouvraient. Les spécimens les mieux conservés, comme on l’a relaté précédemment, avaient été emportés par d’autres.

Dall 1878, 29

L’idée de dépôts d’âges différents est envisageable si l’on considère les quelques descriptions d’occupation de grottes et d’inhumation en grotte connues dans les Aléoutiennes et associées à des datations radiométriques (West et al. 2003 ; Coltrain et al. 2006 ; Johnson 2016). Néanmoins, il reste à expliquer l’apparente homogénéité stylistique et iconographique des objets qu’il faudrait absolument revisiter à la lumière d’analyses systématiques du matériel, des pigments, des techniques de façonnage et des bois utilisés.

Un patrimoine unangax̂, deux musées

Les artefacts des collections d’Unga ont fait partie d’un projet patrimonial lancé, en 1980, par l’Association des Iles Aléoutiennes et Pribilof (Aleutian and Pribilof Islands Association, APIA), l’organisation tribale régionale des Unangax̂, créée, en 1976, dans le sillage du vote de la loi de règlement des revendications autochtones de l’Alaska (Alaska Native Claims Settlement Act, ANCSA)[19]. Le lancement de ce projet a coïncidé avec le déclenchement du processus de demande de réparations des préjudices relatifs à l’évacuation forcée des Unangax̂, durant la Seconde Guerre mondiale, dans des conserveries abandonnées du sud-est de l’Alaska où un dixième d’entre eux, principalement des enfants et des aînés, ont péri de maladies liées à l’insalubrité des lieux et au manque de nourriture et de chauffage adéquats. À l’issue de la guerre, les Unangax̂ avaient retrouvé leurs villages vandalisés par l’armée américaine qui les avait occupés durant ses opérations contre les Japonais. Au-delà des préjudices subis, l’expérience de l’évacuation a été profondément vécue comme celle d’une perte et d’un bouleversement culturels auxquels vont répondre, en partie, les réparations qui seront officiellement accordées en 1988 par le gouvernement américain, à travers la création d’un trust financier administré par l’APIAI devant bénéficier, entre autres, à la préservation du patrimoine culturel et des documents historiques unangax̂.

Ce projet patrimonial consacré aux « objets de l’art aléoute » (Dauenhauer et al., Foreword, in Black 1982) a été lancé à l’initiative du président du comité directeur de l’APIA, Philemon Tutiakoff (1927-1985), acteur majeur des efforts de demande de réparations de la Seconde Guerre mondiale et lui-même artiste, connu notamment pour ses sculptures sur bois. En résonance à un contexte marqué par un sentiment de perte, ce projet est parti du constat que « le domaine de l’art aléoute était pratiquement non étudié et que les objets de l’art aléoute eux-mêmes étaient dispersés sur une grande partie du globe » (Ibid.). Afin de remédier à cette absence, l’APIAI a engagé une collaboration avec plusieurs chercheurs invités à siéger au comité consultatif formé pour superviser le projet de documentation et d’étude de ces objets confiés à l’anthropologue Lydia Black. Cette recherche a abouti à la publication, en 1982, d’un ouvrage, Aleut Art, ayant fait l’objet, en 2003, d’une seconde édition revue et augmentée, décrite comme « une pierre angulaire de la renaissance des traditions culturelles » par l’APIAI qui assume, depuis, un rôle moteur dans la préservation et la promotion du patrimoine et de la culture unangax̂. L’ouvrage illustre, décrit et interprète un grand nombre d’objets et de productions artistiques conservés dans des collections privées et des musées américains et européens, depuis la préhistoire jusqu’à nos jours, autorisant ainsi l’expression d’une continuité culturelle à travers le temps contre les expériences historiques de perte. Celui-ci a également permis l’affirmation d’une identité culturelle dont Clifford (2004, 8) souligne qu’elle est indissociable des politiques autochtones actuelles d’autodétermination auxquelles participe le travail patrimonial en Alaska.

Cet ouvrage présente pour la première fois ensemble les deux collections d’Unga auxquelles près d’une dizaine de pages sont consacrées dans une partie dédiée aux « traditions préhistoriques ». Inscrite dans une section dévolue aux « masques » collectés en différents lieux de l’archipel, cette présentation s’attache essentiellement aux « masques les plus spectaculaires trouvés dans la région aléoute » (Black 2003, 79) que constituent les masques-portraits des collections. Précédée par un bref exposé historique de leur découverte, Black qui a examiné les collections des deux musées, les relie aux baleiniers et décrit les types d’objets communs aux deux collections. Cette mise en miroir est traduite sur le plan iconographique qui met en parallèle les dessins de ces objets produits par Pinart avec les photographies d’objets semblables collectés par Dall. L’iconographie du texte articule de même plusieurs photographies des masques issus des collections de Pinart et de Dall, réunissant ainsi ce que l’histoire a séparé.

Cette réappropriation des artefacts d’Unga a été suivie, côté américain, par la restitution des objets de la collection de Dall à sa communauté-source que représente le « Village Autochtone d’Unga »[20] – entité reconnue sur le plan fédéral – dont le siège du gouvernement, le Conseil Tribal d’Unga, est installé dans la ville de Sand Point située sur l’île de Popof, voisine de l’île d’Unga. Déserté pour des raisons économiques et abandonné définitivement comme lieu de résidence en 1969 (Black 1999, 140), le village d’Unga et ses environs, dont la Corporation villageoise d’Unga est propriétaire, sont aujourd’hui principalement utilisés à des fins de subsistance. Les familles originaires d’Unga retournent aussi régulièrement au village pour l’entretien des tombes domestiques et la tenue de funérailles, en particulier celles des anciens résidents qui ont souhaité être enterrés aux côtés des membres de leur parentèle (Krutak 2013, 7).

La restitution des objets de la collection de Dall s’inscrit dans le cadre de la loi NAGPRA[21] sur le rapatriement des objets funéraires et des restes humains autochtones adoptée en 1990. Cette loi a donné obligation aux musées subventionnés par le gouvernement fédéral américain de dresser un inventaire des éléments susmentionnés en leur possession et d’examiner les requêtes de restitution formulées par les communautés-sources autochtones (Rostkowski 2010, 106). La communication par la Smithsonian des inventaires de ses collections unangax̂ a conduit, en 2001, à deux demandes officielles de restitution concernant la collection de Dall. La première porta spécifiquement sur la restitution des restes humains et des objets funéraires originaires d’Unga, formulée par le président du Conseil Tribal d’Unga ; la seconde sur le retour des restes humains et des objets funéraires provenant de la région des îles Aléoutiennes et Pribilof, formulée par le président de l’APIA, mandatée par l’ensemble des entités tribales unangax̂ en tant que leur représentant pour la restitution. En réponse à ces demandes, plusieurs consultations, étendues entre 2001 et 2012, ont été organisées entre les représentants du Bureau du Rapatriement de la Smithsonian, les représentants du Village Autochtone d’Unga et les représentants de l’APIAI. Le Bureau du Rapatriement de la Smithsonian a été également tenu de documenter l’histoire de l’acquisition des restes humains et des objets de la collection, et d’établir leur affiliation culturelle avec le Village Autochtone d’Unga. Une question majeure de la restitution pour le musée est, en effet, d’identifier quelle communauté[22] constitue le récipiendaire approprié, requérant une transparence du processus de restitution afin d’éviter le risque de jouer les intérêts des groupes autochtones les uns contre les autres, avec les conséquences négatives que cela pourrait entraîner pour le musée et les groupes concernés (Nicks 2003, 23).

La recherche documentaire sur les restes humains et les objets de la collection menée respectivement par le laboratoire d’ostéologie du rapatriement et l’anthropologue Lars Krutak a abouti, en 2013, à la rédaction, par ce dernier, d’un rapport en faveur de sa restitution au Village Autochtone d’Unga. Ce rapport a notamment mis en évidence le fait que les objets provenaient de deux cavernes différentes, contrairement à l’idée d’une seule caverne communément admise jusqu’alors. En l’absence actuelle d’une infrastructure adéquate pour les accueillir, les objets de la collection ont été confiés à la garde de la Smithsonian Institution où ils se trouvent à ce jour.[23]

La collection alaskienne de Pinart, qui comprend, entre autres, les objets provenant d’Unga, est venue, quant à elle, occuper, depuis sa redécouverte dans les années 1990, une place de premier plan au sein du Château-Musée de Boulogne-sur-Mer dont elle constitue désormais l’un des fleurons. Après sa présentation lors de l’Exposition universelle de 1878, la collection de Pinart était progressivement tombée dans l’oubli à Boulogne-sur-Mer où elle survécut à deux conflits mondiaux alors que le musée a été gravement touché en 1918 et en 1944 (Poiret 2000, 191, citée par Mauzé et Rostkowski 2017, 185). Sortie des réserves pour une exposition temporaire lors du Congrès des Américanistes organisée en 1947 au Musée de l’Homme où elle restera jusqu’en 1950, la collection ne sera exposée de façon permanente qu’à partir de 1990, avec l’installation du musée municipal dans le château de Boulogne-sur-Mer (Poiret 2000, 195). Elle commence alors à susciter l’intérêt des chercheurs. Sous les auspices de l’éditrice d’art Danièle Amez, paraît, en 1991, le livre Masques Eskimo d’Alaska, « premier ambassadeur de la collection Pinart » (Ibid.), dont l’un des contributeurs, l’anthropologue Jean-Loup Rousselot, en a établi par la suite le catalogue raisonné, à la demande de la directrice du musée. La collection n’était toutefois pas méconnue en Alaska. Une décennie avant sa redécouverte en France, l’anthropologue Lydia Black s’était rendue à Boulogne-sur Mer pour examiner et photographier les objets unangax̂ de la collection dans le cadre du projet patrimonial engagé par l’APIAI. Plusieurs clichés des objets pris à cette occasion ont été publiés aux côtés de ceux des objets de la collection de Dall dans l’ouvrage Aleut Art ([1982] 2003), comme mentionné précédemment.

De même que la collection alaskienne de Pinart avait été exposée, en 1878, dans le cadre des expositions préfiguratrices du Musée d’Ethnographie du Trocadéro, les masques sugpiat de la collection allaient constituer le sujet de l’exposition préfiguratrice du Musée du quai Branly[24], organisée en 2002, au Musée des arts africains et océaniens de la Porte Dorée à Paris, à l’initiative de l’anthropologue Emmanuel Désveaux (Désveaux 2002). Cette exposition à laquelle participa l’anthropologue sugpiaq Sven Haakanson, alors directeur de l’Alutiiq Museum de Kodiak, marque une première tentative de partenariat pour faire venir des masques à Kodiak. Cette tentative restera infructueuse en raison de la crainte, de la part des institutions françaises, d’une demande de restitution. Le dialogue sera renoué avec l’arrivée, en 2006, d’une nouvelle conservatrice, Anne-Claire Laronde, à la tête du Château-Musée de Boulogne-sur-Mer. Il aboutit à une exposition collaborative, « Giinaquq. Like a face/Comme un visage », présentée en 2008 à Kodiak et à Anchorage, puis à Boulogne-sur-Mer en 2009. En 2016, une exposition, « Alaska. Passé/Présent », commémorait, à Boulogne, le dixième anniversaire de ce partenariat pour lequel 50 oeuvres contemporaines créées par 29 artistes autochtones originaires de Kodiak et d’autres communautés alaskiennes ont été offertes au musée et à la ville de Boulogne-sur-Mer, à l’initiative de Perry Eaton, sculpteur sugpiaq reconnu (Mauzé et Rostkowski 2017, 188). Cette exposition qui établissait un dialogue entre les objets anciens de la collection Pinart et les oeuvres autochtones contemporaines, présentait notamment, côte à côte, plusieurs des objets d’Unga et des peintures de l’artiste John Hoover, né d’une mère unangax̂.

Conclusion

Les collections d’Unga ont connu des destins parallèles mais distincts des deux côtés de l’Atlantique où elles ont été mises en sommeil avant d’être redécouvertes par les musées qui les abritent. Côté français, cette redécouverte s’inscrit dans celle, plus large, de la collection alaskienne de Pinart qui constitue la collection muséale alaskienne la plus importante de France où elle est devenue un élément phare du Château-Musée de Boulogne-sur-Mer et du patrimoine boulonnais. Côté américain, la redécouverte de la collection d’Unga assemblée par Dall qui forme « l’une des plus importantes collections de la culture matérielle aléoute hébergées à la Smithsonian » (Krutak 2013, 20) s’est opérée par la circonstance de la loi NAGPRA et de la demande de restitution qui en a découlée. Avant les musées, les collections d’Unga avaient été redécouvertes par les Unangax̂ eux-mêmes à la faveur d’un travail patrimonial engagé dans le contexte d’une renaissance politique et culturelle autochtone en Alaska.

Les demandes de restitution engendrées aux États-Unis par la loi NAGPRA ne sont pas sans susciter une inquiétude en France (Rostkowski 2010, 106) où les collections relevant du domaine public sont inaliénables. Le partenariat noué entre le Château-Musée de Boulogne-sur-Mer et la communauté de Kodiak, autour des objets sugpiaq de la collection Pinart, a toutefois montré la possibilité d’une coopération fructueuse par-delà les différends liés à la restitution. Ce faisant, il ouvre la voie à une collaboration possible entre la communauté d’Unga, les musées-hôtes et les chercheurs qui permettrait une meilleure connaissance de cet héritage unique du passé que constituent les collections d’Unga.