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Les menus événements de la vie ordinaire communément désignés sous le vocable de «quotidien» sont-ils bien saisissables par l’écriture littéraire, et le cas échéant, dans quel cadre formel et selon quelle perspective? Telle semble être la question faussement naïve à laquelle Philippe Delerm s’évertue à répondre au gré de ses nombreux textes de forme brève réunis en recueils. Loin d’être nouvelle, cette interrogation nous renvoie d’emblée aux Petits poèmes en prose de Baudelaire, qui donnèrent au XIXe siècle ses lettres de noblesse à la tradition jusqu’alors très marginale de la prose poétique. Fascination pour les aléas de destins sans grandeur, brièveté incisive de l’évocation, ces oeuvres portent-elles le sceau d’une intertextualité lointaine? Il s’agissait certes moins, pour l’auteur du Spleen de Paris, de s’immiscer dans l’intimité d’un quotidien familier, assimilable à celui du lecteur, que de «s’adapter aux mouvements lyriques de l’âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience» auxquels confine l’ordinaire du vécu, comme l’exprime clairement la préface de l’ouvrage[1]. Les textes brefs de Delerm exhortent à une saisie épicurienne de l’instant lorsque les poèmes baudelairiens, marqués par la souffrance, vouent au blasphème tout art positif. Le propre des ressemblances n’est-il pas d’exacerber les différences? On ne saurait, par-delà l’apparente parenté, rapprocher plus avant les deux démarches.

Aujourd’hui considéré par certains critiques comme représentatif d’un courant minimaliste positif[2], l’auteur révélé voici quelques années par La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules[3] ne dissimule pas sa propension à dévoiler une intimité de la vie quotidienne par quoi s’exprime ce qu’il nomme lui-même sans ambages «le bonheur[4]». Pour le moins, une telle ambition narrative peut surprendre au coeur d’une époque anxieuse et trouble. Scènes domestiques où s’éprouve une sociabilité apaisante, attention portée aux images furtives du paradis d’enfance, moments de rêverie «à l’envers», qui s’épanouissent «à contre-temps», «comme si c’était la marge qui comptait, le bord des choses», «quelque part entre solitude et liberté», l’écrivain «sourcier des rites minuscules[5]» ne laisse de nous convier à partager son art de vivre en toute simplicité, aussi loin que possible du stress urbain et du piège insidieux des mondanités. Un certain panthéisme procède de ces évocations délicates, Delerm ne s’en cache pas, mais là n’est point notre propos[6]. Ce qui semble saisissant d’un point de vue narratologique, c’est précisément le paradoxe d’une écriture vouée de livre en livre à communiquer une véritable «phénoménologie cachée de la vie quotidienne» et qui se distingue par l’économie remarquable des moyens discursifs mis en oeuvre pour parvenir à l’expression révélatrice du sentiment intime.

Les situations de la vie ordinaire évoquées par Delerm suggèrent en effet une certaine intimité, au sens où elles touchent profondément le narrateur-personnage, véritable instance médiatrice du texte. Ces morceaux choisis de l’existence sont fortement modalisés par le «principe d’intériorisation» que met en évidence Dorrit Cohn, et par lequel le texte de fiction gagne sa prédilection à exprimer la vie psychique, les pensées et les sentiments des êtres virtuels que sont les personnages[7]. Une simple sensation, un regard furtif, une odeur, et nous accédons sans détour aux souvenirs enfouis, aux pensées les plus secrètes de l’individu. À cette intimité s’ajoute la plus-value de connivence qui s’établit avec le lecteur rendu témoin exclusif, comme voyeur malgré lui, de la scène rapportée. Mais comment, par quels mécanismes textuels s’opère en aussi peu de lignes la magie, la résonance de cette voix intérieure du narrateur dans l’esprit du lecteur? Tel est l’objet de la présente étude des textes à forme brève publiés en recueils.

Les lecteurs de Delerm se trouvent dès l’abord confrontés à l’apparente clarté structurelle des textes de courte prose qui ont fait son succès. Une configuration minimale s’impose, reconnaissable à première lecture et bientôt récursive d’un fragment à l’autre: amorce de récit mêlée de prédicats qualitatifs, d’items axiologiques qui peu à peu transgressent l’ordre narratif pour aboutir à l’assertion finale à tonalité confidentielle. Ainsi réduite à sa plus simple expression, l’intrigue se résume à la question-prétexte que semble suggérer le titre thématique du fragment, et que l’on pourrait formuler comme suit — s’agissant du premier opus cité: quel plaisir singulier procure le fait «de posséder un couteau plié dans sa poche», ou bien «d’aider à écosser les petits pois», ou encore «d’écouter le frottement d’une dynamo contre la roue d’une bicyclette»? Sans s’affranchir du mode fictionnel, l’interrogation introduit d’elle-même à l’intime. Car ce couteau virtuel est aussi bien «celui d’un hypothétique et parfait grand-père», que celui, non moins merveilleux, «que vos parents trouvaient trop dangereux quand vous étiez enfant» — être «à la fois deux âges», conclut Delerm, «c’est ça le secret du couteau[8]». L’objet se trouve ainsi relégué au rang de simple élément déclencheur. De la même façon, la triviale réalité de l’épluchage des petits pois s’efface au gré du «rythme nonchalant, pacifiant, qui semble suscité par un métronome intérieur» et qui induit à la confidence: «Alors on parle à petits coups, et là aussi, la musique des mots semble venir de l’intérieur[9].» Le bruit retrouvé de la dynamo n’a d’autre vertu que le rappel des matinées d’enfance ou des «aubes en partance de pêche», comme «sur fond de dynamo, on se déplace rond, à la cadence d’un moteur qui mouline avec l’air de rien des routes de mémoire[10]».

Parmi beaucoup d’autres, ces quelques occurrences permettent de mesurer l’interpénétration, constante chez l’écrivain, du monde extérieur des gestes et des objets, et de l’univers intérieur foncièrement subjectif du souvenir. À partir de menus événements de la vie de tous les jours, à la faveur d’une suspension temporelle posée comme fortuite, le récit s’ouvre au paradigme de la réminiscence, et l’on ne peut ici s’empêcher de faire référence, même si l’ampleur et la portée des rétrospections s’avèrent tout autres, aux expériences proustiennes bien connues de la mémoire involontaire. Comme chez Marcel Proust en effet, la sensation devient chez Delerm le médium privilégié par lequel s’opère la révélation ressuscitant les traits d’un passé depuis longtemps tombé dans l’oubli. Un simple regard subliminal suffit sur l’ancien chemin de halage, et «la platitude du canal, la familiarité de la berge ont la vocation […] de retrouver toutes les années passées»; la chambre d’hôtel, lieu anonyme empreint d’une fausse intimité, génère un ensemble de «sensations flottantes» qui très vite libèrent «le poids de la mémoire» car entre ces murs, quel que soit la ville ou le pays, «on est toujours au fond de soi côté cour[11]». Mais à l’évidence, la mise en perspective ne peut guère aller au-delà du procédé de l’analogie mentale, responsable chez Proust des expansions temporelles que l’on connaît. Qu’on les range ou non sous l’étiquette minimaliste, les textes brefs de Delerm relèvent stratégiquement d’une procédure discursive du fragment.

Repartons d’une lecture cursive. Les situations s’enchaînent d’un récit à l’autre sur le mode disjonctif de la diversité d’une façon tout à fait comparable aux ruptures de plan de vidéoclips ou de scénarios publicitaires — dont on sait qu’ils jouent à discrétion sur l’implicite et la connotation. Se pose aussitôt la question, à l’échelle du recueil, voire au-delà, d’un effet diégétique global qu’il convient de considérer. Comment passer de la conduite de nuit sur autoroute à la lecture de J.-M.-G. Le Clézio sur la plage, ou d’une discussion à tendance moralisatrice chez le coiffeur aux flonflons d’un bal de 14 juillet[12]? Comme il est facile de l’imaginer, un effet cumulatif se produit, sorte d’effet-mémoire par lequel chaque objet, chaque situation décryptée participe à l’élaboration progressive d’un espace fictionnel globalement signifiant pour le lecteur qui se trouve renvoyé, nous le verrons, à sa propre expérience du monde. Rappelons l’importance du titre des recueils, de leur valeur quasi programmatique — qui ne serait pas d’emblée curieux de découvrir d’intimes Enregistrements pirates? Et sans doute La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules occupe parmi l’ensemble des répertoires une position singulière: dans l’ordre des publications, il s’agit du premier recueil du genre, et c’est aussi le seul qui comporte la mention générique «récits»; d’où la valeur particulière, en quelque manière fondatrice, de cet élément signalétique. Enfin, compte tenu de cette modalité narrative en forme d’énigme perpétuée d’une isotopie à l’autre, les recueils de textes courts semblent plutôt suggérer une lecture-découverte qui autorise la flânerie, le dilettantisme, plus qu’elle n’exige du lecteur un parcours strictement linéaire, une attitude déductive ou prospective nécessaire au décryptage d’une intrigue. Nous sommes donc loin des longues intercessions qui peuvent accompagner dans le roman, quelle qu’en soit la facture d’ailleurs, l’expression du sentiment intime.

Aucun détour, aucune spéculation formelle ne prélude à notre entrée de plain-pied dans cette intériorité annoncée dès le titre de certains ouvrages[13]. Delerm joue ici sur une ambivalence délibérée : l’emploi, rendu systématique, de l’indéfini «on». Citons quelques exemples dans lesquels le pronom fait son apparition dès les premiers mots du texte:

L’odeur des pommes. On entre dans la cave. Tout de suite, c’est ça qui vous prend.

Le croissant du trottoir. On s’est réveillé le premier. Avec une prudence de guerrier indien on s’est habillé, faufilé de pièce en pièce. On a ouvert et refermé la porte de l’entrée avec une méticulosité d’horloger. Voilà. On est dehors, dans le bleu du matin ourlé de rose…

On pourrait presque manger dehors. C’est le «presque» qui compte, et le conditionnel. Sur le coup, ça semble une folie. On est tout juste au début de mars, la semaine n’a été que pluie, vent et giboulées. Et puis voilà…

Un banana-split. On n’en prend jamais. C’est trop monstrueux, presque fade à force d’opulence sucreuse. Mais voilà. On a trop fait ces derniers temps dans le camaïeu raffiné, l’amertume ton sur ton…

Le dimanche soir ! On ne met pas la table, on ne fait pas un vrai dîner. Chacun va tour à tour piocher au hasard de la cuisine un casse-croûte encore endimanché…[14]

Il est aisé de déceler, sous l’apparente uniformité des occurrences, plusieurs valeurs sémantiques de «on»: d’une part, l’emploi comme nominal, support d’une désignation collective — cas des fragments «On pourrait presque manger dehors» et «Le dimanche soir»; d’autre part, l’emploi au singulier comme substitut du personnel de troisième personne. La désignation collective renvoie au consensus très large d’un habitus familial dont le standard paraît immédiatement transposable à un vécu possible du lecteur, tandis que la valeur individuée nous entraîne à la suite d’un personnage anonyme dans le récit d’une expérience qui s’annonce plus singulative — cela indépendamment du motif alimentaire ou gustatif qui s’annonce chaque fois. De telles variations d’un morphème usuellement qualifié de pronominal — mais qui ne réfère en l’occurrence à aucun nom — nous incitent à explorer plus largement le cadre énonciatif des textes en question.

Cette indétermination formelle du foyer de l’expérience fictionnelle résulte d’un choix stylistique dont la neutralité ne résiste guère — pensons à la conclusion fameuse de Gérard Genette: «le “fait de style” c’est le discours lui-même[15]». L’option pronominale «on», en écartant le récit d’une norme énonciative commune, a pour effet d’ouvrir ipso facto la diégèse aux représentations propres du lecteur. C’est pourquoi à notre sens, le «on» delermien oriente davantage vers l’ancrage déictique primaire «je-tu (vous) + ici + maintenant» que vers un véritable ersatz de troisième personne. Il s’avère en effet impossible d’imaginer un personnage distinct du narrateur, qui resterait complètement anonyme, et qui pourrait potentiellement n’être pas le même d’un micro-récit à l’autre. Le renvoi à «je» est donc patent, et cela met au jour une double stratégie : en renvoyant à une instance d’obédience autobiographique que rien ne dément, l’écrivain apporte une cohérence globale à l’ensemble des fragments; il puise dans un fonds d’expériences personnelles qu’il livre en caution crédible à l’imaginaire du lecteur. De plus, ce procédé énonciatif suppose l’implication directe du lecteur par un effet d’hypotypose en apparence paradoxal mais qu’on ne saurait éluder — qui n’apprécie l’odeur des pommes ou des croissants, qui n’a jamais cédé à la pure gourmandise? On peut ainsi dire pour faire bref que lorsque Delerm écrit «on», c’est à la fois «je» et «vous» qu’il convient de lire.

La technique, que l’on retrouve d’un recueil à l’autre, dénote un mode de diégétisation qui peut paraître assez ambigu. Par l’emploi de l’indicatif présent — et ponctuellement d’un conditionnel de prospection —, l’auteur place le lecteur devant trois niveaux de lecture imbriqués : celui de l’expérience vécue par un personnage hypothétique, celui de l’expérience présumée du lecteur, celui enfin de la narration qui sous-tend discrètement l’argument. Les événements sont le plus souvent rapportés sur le mode de l’interaction directe sans ancrage temporel précis ni caractérisation des actants. Même s’il s’agit parfois d’une scène type, comme celle du facteur et des calendriers dans Petite brocante intime, l’imprécision reste de mise[16]. Dans ce flottement contextuel, les actions évoquées prennent une valeur reproductible, plurielle, itérative, ce qui contribue à un relâchement sensible du régime fictionnel. Comme si le récit entrepris déjouait sa promesse d’une façon subreptice, il devient difficile de distinguer entre récit et constat, réel et virtuel:

On s’en revient toujours au même endroit, le long de la petite route, à l’orée du bois.
C’est bien le bibliobus. Il passe une fois par mois, et s’installe sur la Place de la Poste.
C’est souvent vers le temps de Pâques. Parfois bien avant, un samedi un peu fou. […] Ils sont là-bas sur le terrain de foot, en maillots rouges, en maillots verts.
Chaque fois, on se sent ridicule.
— Ne vous en faites pas, il est pas méchant!
Et c’est toujours très méprisant. Percé à jour, on doit bien convenir que l’on a peur[17].

Du fait de sa récurrence visible, on peut considérer que la présence adverbiale aspectualise d’une scène à l’autre l’effet répétitif. Le caractère habituel, voire rituel, de chaque séquence prend même une valeur récursive compte tenu du mode inachevé, non révolu de l’action décrite. Les oppositions temporelles classiques de la narration littéraire se trouvent du même coup abolies au seul profit d’un présent factuel transposable, ce qui ouvre implicitement le récit à d’autres catégories discursives. Nous nous trouvons, semble-t-il, confrontés à un véritable cas d’école!

Au-delà de l’incipit, la diégèse ne marque en réalité aucune évolution, aucune progression significative. La ligne du récit paraît escamotée par l’émergence hâtive, presque systématique, d’un commentaire à valeur générale. Puis tombe la conclusion:

Chaque gorgée est un mensonge.

Mouiller ses espadrilles, c’est connaître l’amère volupté d’un naufrage complet.

Il faut payer pour ça.

C’est ce qui fait les bonnes secrétaires.

Au bistrot lyonnais, on devient sénateur de la Troisième République.

Mais l’âme sonore de la cuisine, c’est le ronron du réfrigérateur.

On est toujours sous la menace de l’ourlet.

C’est dur de jouer le jeu des pudibondes par défaut[18].

À la lecture de ces lignes, on voit que l’expression subjective d’un point de vue l’emporte in fine sur toute velléité de fermeture du récit. Mais cette procédure n’étonne pas toutefois, puisque la ligne narrative se trouvait déjà largement hypothéquée: par l’assimilation énonciative entre le narrateur, le personnage et le lecteur, par la faiblesse des repères temporels et par l’assertion fréquente de considérations, d’évaluations d’ordre axiologique — du genre «c’est bien» ou «c’est ce qui compte». Confirmation nous est ainsi donnée que le texte se déloge du registre fictionnel. C’est pourquoi la subjectivité du narrateur ne peut se lire comme telle, mais plutôt comme une impression sensible que le lecteur fera sienne à l’image d’une représentation collective. Nous tombons d’accord pour convenir — un peu à l’instar du client dans la conversation chez le coiffeur, du type «moralisateur à consensus très large[19]» que le bonheur intime tient de manière symbolique à l’équilibre des gâteaux du dimanche — «à porter comme un pendule» — comme à l’«avidité faussement instinctive» avec laquelle se délecte la première gorgée de bière[20]. Et cette répercussion dans l’esprit du lecteur valide en somme le mode d’emploi que Delerm suggère en sourdine pour la lecture de ses textes courts : il convient de les appréhender en fonction du pacte référentiel que nous venons d’insinuer.

Un autre aspect intéressant du paradoxe discursif qui nous occupe tient au fait que la ligne de mire commentative, en dépit d’une tendance verbale irrépressible à la généralisation, n’expose cependant pas le lecteur à une sensation d’anonymat ou à un sentiment global d’abstraction. Contrairement à ce qu’on trouve dans certaines formes expérimentales «simultanées» dont les Instantanés d’Alain Robbe-Grillet[21] peuvent fournir l’exemple, c’est dans la familiarité de la rencontre et de l’échange, y compris celle du langage — plutôt que dans la perte d’identité à laquelle la foule condamne toujours peu ou prou l’individu —, que s’expriment chez Delerm les catégories du jugement commun. Le plaisir simple d’une balade entre amis, d’être «invité par surprise», la joie des gestes ataviques comme celle des menus imprévus de la vie quotidienne, la chaleur des mots qui confortent et disent la magie des jours et des saisons, tels sont parmi d’autres les axes autour desquels se déploie le discours. Le choix stylistique du sujet «on» engendre comme nous l’avons vu une tonalité spéciale de l’écriture contribuant à objectiver le propos, mais il n’y a dans cette ellipse formelle du «je» aucune froideur, aucune neutralité, car nous restons toujours aux prises avec un monde potentiellement personnel, fait d’appréciations et d’humeurs intimes. Ce fonctionnement du texte paraît s’inscrire à l’opposé du procédé utilisé — d’après la technique romanesque américaine — par Albert Camus dans L’étranger, où l’on se souvient que le «je» du récit s’évidait curieusement dans une objectivité de ton déconcertante[22]. Tandis que Meursault s’exprimait à la première personne sans établir jamais aucune hiérarchie entre les événements qu’il subissait passivement, comme une machine sans âme, les fragments de Delerm constituent en eux-mêmes un florilège d’instants choisis, finement sélectionnés pour leur charge d’émotion, le crédit d’expérience humble qu’ils représentent et qui, pour l’auteur, «comptent dans une vie, font la terre plus douce[23]».

Cette collection littéraire de «petits bonheurs» fugitifs suggère-t-elle un authentique art de vivre? Libre à chaque lecteur de s’en convaincre ou non ! Mais leur expression suppose à tout le moins l’esquisse d’une temporalité parallèle sur laquelle insiste à plusieurs reprises l’écrivain. De tels instants ne peuvent s’appréhender au rythme digital des horloges, ils ne peuvent guère s’additionner, se comptabiliser comme unités simples du tempo social. D’un fragment à l’autre revient l’idée spécifique d’une indécision, d’une suspension, voire d’une opposition à l’ordre temporel commun: «C’est un plaisir à l’envers, qui s’épanouit à contretemps…[24]»

L’essentiel des expériences rapportées, leur caractère intime et singulier, fût-il itératif et transposable, se nouent visiblement dans ces marges de «temps pur», dans ces heures «de lisière», soit lorsque «le temps s’étire vaguement[25]». Selon une perspective proprement phénoménologique, c’est dans l’oubli des contingences que se révèle la sensation vraie et que naît la conscience de son unicité. D’où la valorisation explicite de ces « heures suspendues, des heures de rien, milieu de matinée, milieu d’après-midi[26]». Ces moments de vacances sont spécialement propices à la flânerie, à la rencontre impromptue, à l’évasion nécessaire hors d’un carcan social dont on pressent en permanence la menace potentielle. Qu’il s’agisse même de scènes convenues, incluses dans un cérémonial — songeons à la partie de pétanque, dans La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules —, la valeur compensatoire ou dérogatoire de telles minutes n’en demeure pas moins. Et en vertu d’une logique de l’inversion poussée à son comble dans Les chemins nous inventent, l’auteur n’hésite pas à écrire que «le temps à perdre est le meilleur du temps gagné[27]». En ce qui concerne l’expression sémantique, la modalisation des temps intermédiaires conduit parfois à une mise en relief proche de la cristallisation. Ainsi «l’instant texto» ouvre une parenthèse intime au coeur même de la foule d’une manière très significative:

Le présent du texto n’a pas d’équivalent. Sur fond d’écran légèrement verdâtre, en lettres mal ébarbillées, il ne demande rien que du silence. Une autre vie est là, avec un décalage si infime qu’il semble une complicité supplémentaire[28].

La valeur d’un tel instant est celle d’un point limite, limite existentielle d’une simultanéité vouée à l’effacement, limite paroxystique de la conscience elle-même de l’expérience d’un temps limité. Et l’on notera que cette expérience d’un temps limite entre en résonance intertextuelle avec d’autres scènes de téléphonie mobile évoquées au fil de l’oeuvre.

Le plus souvent pourtant, c’est sous la forme d’une distension que s’opère l’évasion, l’escapade familière hors des rythmes contraints. Les textes La sieste assassinée et Comme une absence sont à cet égard édifiants, car ils illustrent un sentiment de présence-absence au monde tout à fait explicite: «séparé du monde, on est mieux que bien: on n’est presque rien du tout»; «on s’est échappé vers soi-même[29]». La mise entre parenthèses du temps social (de la vie familiale ou de la représentation théâtrale) figure un repli accidentel de l’individu sur lui-même, mais celui-ci n’est en rien synonyme de fermeture: comme vecteur de présence à soi, cette intimité de l’être peut aussi occasionner par incidence un véritable surcroît de conscience existentielle.

La problématique du temps structure en somme de manière ténue l’écriture des textes courts. À ce propos, les «plaisirs minuscules» méritent ici d’être confrontés à certaines scènes d’intimité que l’on rencontre dans les romans. Même si le temps constitue dans plusieurs romans un thème à part entière dont l’étude dépasserait les limites de notre propos, il n’empêche qu’une même temporalité de l’entre-deux, un même goût des vacances s’expriment à maintes reprises, suggérant un moment propice à la méditation, voire à l’écriture:

C’est le début d’après-midi. Bien après le déjeuner, quand toute agitation est retombée. C’est l’heure où l’on écrit des lettres, dans la fraîcheur d’une chambre, l’heure où les vieux s’assoupissent dans leurs fauteuils, l’heure de rien[30].

Cette «heure de rien» réapparaît notamment dans Le buveur de temps, un roman dont le titre thématise d’emblée l’idée d’un temps qui «s’étire dans la marge» et où la narration se dédouble afin d’apprivoiser les images infimes d’un songe merveilleux qui ne cesse de se dérober[31]. Dire l’intime, mettre au jour les recoins de l’existence banale d’un Arnold Spitzweg, faux héros de Il avait plu tout le dimanche, ou d’un anonyme M. Delmas rêvant d’habiter «l’envers du monde» au coeur d’une aquarelle de Folon, dans la nouvelle «L’envol», voilà qui suppose l’émergence fictionnelle d’un temps décalé, en retrait des heures segmentées et monnayables du monde économique et social. Tout comme dans les textes brefs en somme, ce temps de la marge marque d’une façon générale l’expression d’une intimité commune.

Sans trahir la fraîcheur d’une parole spontanée, l’évocation des heures creuses du quotidien s’ouvre en brèche sur une intériorité latente, comme dérobée, du personnage. Aussi notre analyse resterait incomplète si nous n’évoquions un dernier ouvrage, Intérieur, dans lequel Delerm s’emploie à commenter très librement les toiles du peintre danois Vilhelm Hammershøi. Cette série de commentaires s’inscrit pleinement dans le corpus des textes courts et le motif de l’intimité quotidienne y trouve une place de choix du fait même des sujets traités en demi-teintes par l’artiste: «Intérieur avec jeune femme vue de dos», «Intérieur avec piano et femme vêtue de noir», «Intérieur. Coin de salle à manger», «Intérieur avec femme lisant une lettre», «Intérieur avec femme assise derrière une table», «Chambre à coucher», «Femme lisant». Ces titres introduisent de façon éloquente à l’univers introspectif du peintre. Et sous la plume délicate de l’écrivain, l’intime ordinaire devient un thème plus explicite qu’en aucun autre ouvrage: «tendre la main vers une lettre fait partie des gestes apparemment paisibles du rituel intime[32]», lit-on par exemple en préambule. Au gré des scènes domestiques d’une vie solitaire dont le lecteur devient complice hors tout effet de voyeurisme, l’imaginaire poétique de l’écrivain ne laisse de suggérer cette même temporalité intermédiaire que nous avons répertoriée. S’agit-il, «dans une heure qui ne penche pas encore vers l’après-midi», de s’abstraire de la monotonie des jours, «infime incantation rituelle au prolongement de cette bulle de temps pur», le temps joue à nouveau un rôle déterminant[33]. L’espace, dans l’éclairage tamisé d’une demeure où l’on devine l’odeur de l’encaustique et des becs à huile, exprime en soi l’idée d’un confinement, mais c’est sur les temps morts que se referment ces portes trop blanches aux moulures trop rectilignes; c’est sur les vides d’une existence cloîtrée que les rais de lumière dessinent à même le sol des quadrillages mal équarris. On ne s’étonne pas d’y découvrir bientôt l’absence de bonheur: «Être, seulement être, à distance, dans l’ombre, guetteur de ce miracle infime; dans l’oblique du spectre, il n’est plus question de bonheur[34].» Et dans le mystère de cette vie tristement privée d’horizon, un mystère que Delerm s’efforce page sur page de ne point dissiper, le sentiment d’exister prend soudain une acuité particulière: intime n’est plus seulement le geste ou le regard permettant d’aller vers l’autre, intime est la conscience même du face-à-soi; le terme recouvre ici le sens profond de l’étymon, il s’applique à la rêverie jusqu’au paroxysme de la conscience d’être. Nous retrouvons une nouvelle fois, comme exacerbée par la solitude au jour le jour dépeinte dans les compositions troublantes de Hammershøi, une démarche psychique corrélative à l’évitement du temps social.

Une grande cohérence s’établit entre les divers recueils, quel qu’en soit le fil conducteur annoncé dans le titre. Ainsi l’expression d’un intime quotidien requiert-elle, chez Delerm, des modalités assez précises. Empruntant ses sujets à la vie ordinaire, attachée aux nuances des heures et des jours, Delerm suppose dans son écriture une étroite proximité d’esprit du lecteur, lequel se trouve grammaticalement «associé» aux scènes décrites. Une procédure transfictionnelle se perpétue de texte en texte, qui consiste en l’escamotage discret du récit pour laisser place à la révélation du sentiment ou de l’idée morale très générale venant ensuite conclure le fragment. Au cours de ce glissement subreptice vers les limbes de la parole intérieure, il semble impossible au lecteur-allocutaire inclus dans l’énonciatif «on» de se désolidariser de la subjectivité exprimée malgré tout — car aussi bien, l’instance narrative joue ici le rôle d’une sentinelle axiologique. Sommes-nous touchés par cette voix de l’intime prompte à distiller les «plaisirs minuscules» du quotidien, nous en abstraire devient difficile. Le recours au très répétitif «on» paraît toutefois trouver ses limites fréquentielles dans Enregistrement pirates, où plusieurs possibilités stylistiques de troisième personne — «il», «elle», «Pierre» — font irruption dès les premières pages. C’est en définitive dans les impromptus poétiques du livre Intérieur que la temporalité existentielle de l’intime que nous avons tenté d’éclairer trouve ses plus belles émanations.Découvrir la sensation intacte d’un geste rituel ou d’une odeur oubliée, dire le plaisir fortuit d’une convivialité sans fausse civilité, capturer l’image vacillante d’une enfance à peine entraperçue, voici qui réfère à une sociabilité de l’intime mettant tacitement en cause les frontières de la vie privée. Dans ses textes brefs, Delerm ne reconstitue pas des scènes «intimistes» au sens de l’ancienne poésie lyrique. En marge d’une intimité qui astreint au secret, nous avons plutôt affaire à des situations sociales intermédiaires dans lesquelles un certain vécu du «soi privé personnel» est rendu public par le caractère potentiellement transposable de l’expérience relatée. Compte tenu de l’ambivalence affectant, faut-il le redire, le statut fictionnel de ces textes, nous postulons que la démarche littéraire de Delerm se développe de concert avec la mutation contemporaine observée dans la délimitation des territoires de la vie privée. Mais c’est là une autre question, dont la portée ne doit pas minorer notre plaisir de lire et de relire ces florilèges du quotidien. «Le quotidien, écrit Blanchot, ce qu’il y a de plus difficile à découvrir[35]