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Car, qu’est-ce qu’une bibliothèque sinon un désordre où l’habitude a si bien su élire domicile qu’elle peut donner l’apparence d’un ordre ?

Walter Benjamin

Le Moyen Âge constitue à l’évidence une des références obligées du mouvement romantique. Il est presque même un cliché, tant il est repris partout. Comme l’écrit Martine Lavaud, « les “océans laiteux de littérature à castels” de Madame Bovary nous confrontent à un topos dont la survie en tant que cliché-repoussoir traverse le XIXe siècle et obsède le romantisme[1]  ». Ainsi inscrit en creux dans le grand roman de la dénonciation romantique, le Moyen Âge est omniprésent dans l’esthétique du début du siècle, ce dont témoignent au premier chef les deux grands manifestes du temps.

Dès 1823, Stendhal oppose ainsi à la prudence et au factice classiques une littérature actuelle et plaisante dont Shakespeare devient l’emblème. Son argument repose principalement sur le mélange — si inhabituel alors pour les Français — du spectacle de la guerre et de la peinture des passions amoureuses au sein d’une même pièce. Mais la référence explicite à la guerre de Cent Ans[2] indique bien que, aux yeux de Stendhal, l’oeuvre de Shakespeare (mais aussi l’époque dans laquelle vit le poète anglais) constitue une extension des temps médiévaux qu’elle présente[3]. Le titre qu’il choisit pour son opuscule, Racine et Shakespeare, inaugure ainsi une opposition romantique entre l’esthétique médiévale et la raison classique.

Reprenant cette opposition pour la placerdans un continuum historique, Victor Hugo établira même quelques années plus tard un lien direct entre l’apogée du grotesque et les temps médiévaux. Il écrit, dans la « Préface » de Cromwell :

Dans la pensée des modernes […] le grotesque a un rôle immense. Il y est partout ; d’une part, il crée le difforme et l’horrible ; de l’autre, le comique et le bouffon. Il attache autour de la religion mille superstitions originales, autour de la poésie mille imaginations pittoresques. C’est lui qui sème à pleines mains dans l’air, dans l’eau, dans la terre, dans le feu, ces myriades d’êtres intermédiaires que nous retrouvons tout vivants dans les traditions populaires du moyen-âge[4].

Comme on sait, les idées défendues par Hugo font consensus parmi les romantiques ; il se brouille même avec certains qui leur reprochent de lui avoir volé leurs idées. C’est donc dire que l’équivalence établie par Hugo — et avant lui, par Stendhal — va de soi pour eux. Elle atteste sans équivoque la prégnance obsédante du Moyen Âge et de ses avatars dans l’esthétique du début du XIXe siècle.

Néanmoins, ce rapport privilégié se lit de manière ambiguë dans les oeuvres. « [R]eflet déformé, renvoyé par le miroir des rêves et des attentes romantiques[5]  », pour reprendre les mots d’Isabelle Durand-Le Guern, le Moyen Âge des romantiques prend des formes diverses selon qu’on le trouve chez Germaine de Staël, Prosper Mérimée ou Charles Nodier, pour ne nommer qu’eux. La première célèbre, par exemple, une forme courtoise — et somme toute naïve — d’amour alors que le second, plus voltairien dans son attitude, dénonce les atrocités guerrières du XIVe siècle dans ses « Scènes féodales ». Nodier se fera pour sa part « antiquaire », en cherchant à préserver les monuments historiques de la nation.

Cette présence médiévale, à laquelle plusieurs articles du présent numéro s’intéressent, se prolonge néanmoins dans le siècle entier[6]. Qu’on pense pour s’en convaincre à la fortune inégalée du motif de la cathédrale : d’abord franchement gothique, parfois même passéiste, elle devient rapidement moderne, voire commerciale quand elle prend la forme du grand magasin chez Zola. De la même manière, les nombreuses inventions génériques du siècle ne sont jamais des cas de générations spontanées : l’engouement pour les genres du conte et de la ballade témoigne vraisemblablement d’une projection des écrivains dans un imaginaire oral issu des temps médiévaux alors que la forme de la nouvelle trouve ses racines dans des formes comme le lai et le fabliau.

La convocation de la période médiévale semble cependant poursuivre des objectifs différents chez les auteurs de la seconde moitié du siècle. En effet,

le Moyen Âge des enfants de Baudelaire n’est plus du tout celui du premier dix-neuvième siècle romantique. [Il] est anémié, crépusculaire : les tristes paladins qui peuplent les Syrtes de Jean Moréas ou les Petits poèmes d’automne de Stuart Merrill tendent la main aux princesses chlorotiques de Maeterlinck[7].

La bibliothèque de Des Esseintes contient des livres médiévaux, notamment des chroniques mérovingiennes, dont l’horizon rétrograde permet à Huysmans d’exalter la modernité du monde ambiant. La barbarie de la Saison en enfer ne semble pas complètement étrangère à un certain souvenir médiéval que garde Rimbaud de ses lectures, quand l’« oeil gaulois » du poète lui permet d’établir une équivalence où le métier de l’écrivain se trouve assimilé à celui du paysan[8]. Même Banville, dont l’esthétique s’oppose aux excès grotesques, trouvera le moyen de réactiver la légende de Roland dans quelques-uns de ses poèmes, sans pourtant verser dans la grandiloquence exaltée d’un Hugo[9].

Le médiévisme traverse dans les faits tout le siècle, et « c’est peu dire que le XIXe siècle redécouvre le Moyen Âge. Il l’invente, le transfigure et le “répand”, travaillant à en faire un élément déterminant de l’esthétique du temps[10]. » En somme, les signes de l’intérêt des écrivains du siècle pour l’époque médiévale sont si nombreux qu’il faut penser qu’elle constitue pour eux un enjeu esthétique fondamental. Partant donc de l’hypothèse qu’ils y auront trouvé la trace de quelque chose de plus profond que la seule imagerie thématique, les articles réunis ici réfléchissent au dialogue fécond que les écrivains du siècle entretiennent avec cette période historique. Un tel dialogue n’implique pas une adhésion aveugle : certains écrivains instaurent un rapport ambigu, voire contradictoire, avec le Moyen Âge. Musset, nous dit ici Gilles Castagnès, s’opposa à l’enthousiasme général de son époque pour la période alors que, selon Noëlle Benhamou, Maupassant établit à son égard un rapport de « fascination-répulsion ». C’est donc dire que le Moyen Âge semble bel et bien avoir agi comme une fiction herméneutique aux yeux des écrivains, en leur offrant les signes d’un déchiffrement qui leur a permis de se comprendre (au moins partiellement), même quand ces signes sont envisagés sur le mode du renversement plutôt que de la continuation.

La « bibliothèque » médiévale

C’est par le moyen d’une métaphore — celle de la « bibliothèque » — que ce numéro examine le rapport dialogique entre les deux périodes. Il faut le dire malgré l’évidence : une bibliothèque contient d’abord et avant tout des livres. Il s’agit d’un lieu où circulent les textes et, comme nous le rappelle Laurent Mailhot, « les livres ne sont jamais seuls : un seul livre contient, appelle tous les autres[11]  ».

S’impose ici à l’esprit la notion d’intertextualité, dont Véronique Cnockaert retrouve des traces explicites dans Le rêve : « Avec ce roman, écrit-elle, Zola opère une intrusion du Moyen Âge dans un récit contemporain en intégrant à la trame romanesque divers canevas hagiographiques tirés directement de sa lecture de La légende dorée de Jacques de Voragine. » Zola absorbe l’intertexte qu’il convoque pour l’intégrer ensuite pleinement dans le système généalogique de son roman, qui relève à la fois de l’ordre « civil, symbolique et affectif ». De la même manière, Tristan Corbière, dont on ne peut douter qu’il ait lu Villon, s’approprie l’héritage laissé par le poète médiéval pour le transformer en entier. C’est ce que montre Olivier Parenteau en s’intéressant à trois dimensions de cet héritage, soit les aspects prosodique, générique et thématique. L’emprunt intertextuel constituerait alors un geste actif de la part de tout auteur, qui refuse ainsi la posture passive du récepteur pour agir dans le procès de transformation qu’exigea la bibliothèque.

Car on oublie souvent que la bibliothèque est aussi un lieu de circulation des individus, qui s’y trouvent pour lire des livres. Elle permet l’errance de celui qui y déambule et qui peut s’arrêter à son gré pour butiner les livres disponibles sur ses rayons, rappelant en cela les propositions de Montaigne relatives à l’importance de la liberté dans la lecture, quand il écrit : « Si ce livre me fasche, j’en prens un autre ; et ne m’y adonne qu’aux heures où l’ennuy de rien faire commencer à me saisir[12]. » Laurent Mailhot raconte cette anecdote selon laquelle Jean Molino a découvert l’écrivain Féron alors qu’il cherchait Ferron[13]  : surprise des rayons qui nous guident parfois vers des livres et des auteurs inconnus. Un certain désordre préside donc à la bibliothèque qui, en tant qu’elle est un carrefour de textes, engage ses lecteurs à profiter de découvertes accidentelles. Comme le propose Walter Benjamin dans l’épigraphe[14], tout lecteur cherchera vraisemblablement dans le désordre de la bibliothèque une trace à partir de laquelle il s’aménagera un sens. On peut en conséquence supposer que les écrivains du XIXe siècle ont cherché dans le fatras médiéval qui s’est offert à eux l’indice d’un ordre quelconque devenu ensuite le leur. Mémoire des textes, la bibliothèque constituerait un lieu de conscience et de réflexion pour celui qui s’y trouve, laissant ainsi surgir la figure de l’écrivain-lecteur.

Le rapport au Moyen Âge qu’entretient le XIXe siècle s’est modifié au fur et à mesure que les textes devenaient graduellement disponibles[15]. Si les travaux de Gaston Paris mettront à la disposition du public et des écrivains un plus grand nombre de ces textes dès la seconde moitié du siècle, l’accès aux textes médiévaux n’est toutefois pas impossible auparavant, même s’il reste limité : Aucassin et Nicolette est par exemple disponible depuis le XVIIIe siècle alors qu’on publie la Chanson de Roland en 1837. Fauriel contribuera aussi grandement à la propagation de la connaissance sur le Moyen Âge, grâce à la chaire qu’il occupe à la Sorbonne en 1830[16]. Paradoxalement, la difficulté à trouver les textes au XIXe siècle est elle-même constitutive de la manière dont les écrivains se seront alors approprié le Moyen Âge, y auront trouvé une disposition à partir de laquelle développer leur imaginaire, réfléchir à leur propre position.

C’est ainsi que Balzac choisit de convoquer un poète plutôt que des textes, en intégrant littéralement Dante Alighieri parmi le personnel de sa Comédie humaine. Les attributs mystiques du poète florentin lui permettent de développer un « idéal de l’écrivain » qui appartient en propre au XIXe siècle. « En clair, écrit Maxime Prévost, le Dante de Balzac, comme tout génie poétique digne de ce nom, est un voyant, un mystique dont les visions peuvent être imparfaites mais dévoilent nécessairement une facette de la vérité divine. » L’autorité de Dante permet à l’écrivain français d’écrire une oeuvre visionnaire et mystique qui confirme que, pour Balzac et ses contemporains, l’écrivain de génie est nécessairement un voyant.

L’ancrage de Chateaubriand dans le Moyen Âge surgit quant à lui d’un paradoxe où l’intertexte fait défaut et la fascination de l’écrivain pour le Grand Siècle fait écran. Comme l’écrit Étienne Beaulieu, « ce n’est pas tellement le Moyen Âge qui est l’objet [du Génie du christianisme] qu’une certaine idée du Moyen Âge que se fait Chateaubriand lorsqu’il l’associe au paradoxe du moment historique de la permanence ». L’écrivain confère aux temps médiévaux une valeur de fixité qui avalise notamment l’immuabilité de la vie féodale prérévolutionnaire décrite dans les premières pages des Mémoires d’outre-tombe. De la même manière, « son lien intime avec Rancé est ailleurs. Précisément, il se noue dans la distance elle-même, qui le ramène implicitement, lorsqu’il visite la Trappe, à son “Moyen Âge” de Combourg », poursuit Beaulieu. Nous sommes ici face à un temps mythique qui assure la pérennité de l’écrivain et du mode de vie qui lui manque tant. Victor Hugo, lui, propose de superposer les époques : il s’agira moins de permanence, ici, que d’éternité. Le Moyen Âge de Notre-Dame de Paris se superpose au présent et dévoile un âge de transition où architecture et littérature se fondent mutuellement.

Même quand il provient de sources publiées, le Moyen Âge des écrivains peut être filtré par des sources secondaires. Comme je le montre dans mon article, Aloysius Bertrand construit le sien à partir de ce qu’il en trouve chez Rabelais et Barante alors que la culture médiévale d’Alfred de Musset est construite « grâce à des romans sur le Moyen Âge », écrit Gilles Castagnès. La bibliothèque a cette souplesse qui permet même le fantasme d’une recréation totale : Marchangy invente littéralement le cadre paysager médiéval de ses textes parce qu’il n’arrive pas à trouver des paysages médiévaux auxquels se référer, faisant en sorte « que la sensibilité paysagère de son héros est très proche de celle des lecteurs de son temps », comme l’écrit Alain Guyot. À l’opposé de cette création entièrement fantasmée, le XIXe siècle a aussi parfois intégré à son propre corpus des textes qui appartenaient à l’origine à la bibliothèque médiévale. C’est le cas de la légende de Renaut de Montauban ou Lesquatre fils Aymon qui, comme l’expliquent Jean Maurice et Florence Naugrette, « est [peu à peu] altérée, et même parfois vidée de sa substance narrative » jusqu’à finalement devenir un texte du XIXe siècle, surtout que « certains signes de la légende, parfois réduits à des signifiants presque vides, rencontrent les codes théâtraux contemporains ». La bibliothèque ne fait plus que privilégier les effets d’intertextualité, elle télescope ici proprement les époques[17].

En tant qu’elle est un lieu de circulation des savoirs et des cultures, la bibliothèque apparaît donc comme un « lieu de passage herméneutique et symbolique décisif[18]  » où l’écrivain trouve nécessairement une trace essentielle à partir de laquelle construire sa propre oeuvre. « Les bibliothèques médiévales du XIXe siècle » aborde en conséquence la question de la convocation — explicite ou symbolique — que le siècle de Hugo a faite de l’époque médiévale. Filtre interprétatif à partir duquel les écrivains se sont élucidés, le Moyen Âge nous apparaît comme un horizon herméneutique permettant de commenter, d’interpréter et de lire autrement le XIXe siècle et ses oeuvres.