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Commençons par un commencement possible. Comme le disait Sartre au début de L’idiot de la famille, on entre dans un mort comme dans un moulin. C’est encore plus vrai des histoires et pas moins juste pour les discours philosophiques. À l’instar du cercle herméneutique, l’important n’est pas de savoir comment en sortir, mais comment y entrer. Le problème des premières phrases, des points de départ, — toute la pédagogie de l’écriture savante —, ne doit pas être confondu avec la question des fondements du discours, de l’être, du temps. Écrire relevait autrefois d’une incision matérielle sur la surface d’une tablette ; écrire relève toujours d’une incision temporelle dans le flux des instants.

Un commencement chez Parménide

Commençons donc avec un commencement qui a déjà une longue histoire, un commencement dont l’autorité nous est devenue évidente : Parménide et son fameux poème. Malgré le fait qu’Aristote divise les écrits entre prose et vers et que la philosophie devrait se situer du côté de l’arythmie de la prose, le texte de Parménide, à l’instar des anciens textes grecs, est versifié. Cela n’en a pas empêché la légitimité, et même Platon accorde à Parménide une posture éminente dans sa rencontre avec le jeune Socrate. Pourtant, le penseur d’Élée n’a commencé à occuper cette fonction d’origine de la philosophie que récemment. À la différence des manuscrits de Platon et d’Aristote, les ouvrages de Parménide se réduisent à quelques fragments, provenant en fait de commentaires de ses adversaires et de citations de laborieux doxographes, parce que nul pendant des siècles n’a songé indispensable d’en conserver pieusement les traces. Durant la Renaissance, quelques érudits ont tâché d’assembler ces citations issues de divers textes pour en faire une « oeuvre ». Mais il a fallu attendre la philologie allemande du XIXe siècle pour que, d’abord le statut des « présocratiques » (comme on commence alors à les appeler) soit établi, ensuite le prestige de Parménide soit réaffirmé. À un moment de crise de l’ontologie fondamentale, il était sans doute utile de trouver, au fin fond du souk antique, l’autorité originaire d’une pensée de l’Être. Du moins, peut-on raconter ainsi les variations de son positionnement dans l’histoire de la pensée occidentale

Commençons donc avec ce commencement-là, qui est censé composer, aujourd’hui, un point d’origine. Et même commençons avec son commencement textuel, son « préambule », comme les érudits le nomment souvent, supposant ainsi qu’il s’agit simplement d’une manière de lancer les opérations de la vérité avec la vitesse du char du récit. Car tout commence par la description de Parménide lui-même (ou du moins d’un « je » énonciateur) qui raconte comment il est introduit dans le temple de la vérité. Il pourrait paraître curieux de l’appeler préambule, alors qu’ensuite c’est une station et non une déambulation qui est marquée par l’écoute attentive des paroles de la déesse. Mais c’est l’usage de saisir la « méthode » philosophique emprunter, en quelque sorte, le chemin (hodos) tracé par la déesse. Préambule, donc, et même, pour beaucoup, préambule allégorique :

Les juments, qui me portent aussi loin que va mon désir,
me conduisaient, depuis qu’elles m’avaient mis sur le chemin de riche langage
de la Déesse, celui qui porte l’homme de savoir dans toute ville.
[…]
Elles tiraient le char ; les filles montraient le chemin.
L’axe dans les moyeux lançait un crissement de flûte,
en brûlant ; car il était pressé par le double tourbillon
des cercles de chaque côté, quand, se dépêchant de le mener,
les filles du Soleil laissaient derrière elles les maisons de la Nuit
pour la Lumière, et de leurs mains repoussaient les voiles loin de leurs têtes.
Là il y a la porte des routes de Nuit comme de Jour ;
un linteau au-dessus et un seuil de pierre la tiennent des deux côtés ;
elle est d’éther, pleine de ses grands battants.
Justice des nombreux retours tient les clés de l’échange.
Les filles lui parlèrent ; elles avaient des paroles de douceur,
et la persuadèrent intelligemment de repousser pour elles,
vite, la barre verrouillée, et de dégager la porte.
La porte s’envolait, elle faisait des battants la béance vacante ; elle tournait
le bronze massif des gonds dans la flûte des paumelles, alternativement,
ils étaient fixés par des chevilles et des crampons.
Là donc, en passant par elle, les filles tenaient droit sur la voie le char et les juments.
Et la Déesse, venant à moi, m’accueillit avec bonté ; elle prit ma main droite dans la sienne[1].

Sextus Empiricus, huit siècles après Parménide, cite et commente ce commencement allégorique : les juments sont les appétits irrationnels de l’âme, les jeunes filles, les sens qui conduisent au savoir, et la voie indiquée par la déesse, la méthode de la raison philosophique. Or, une variante dans le texte oriente cette lecture allégorique ou ce réseau analogique. Pour Sextus, la fin du préambule est la suivante : « le coeur tout seul manque encore la voie de l’étant[2] » (monos d’eti thumos hodoio leipetai hôs estin). Le terme de « thumos » joue d’office sur une lecture platonicienne de l’élévation philosophique des sens à la raison en passant par le coeur. Cette référence justifie, chez Sextus, la lecture allégorique nous emportant au-delà des sens et du coeur pour atteindre enfin la vérité philosophique.

Le problème est que les autres leçons de ce vers donnent toutes muthos (récit, fable, discours, proposition) et non thumos (coeur) : une simple inversion de lettres change radicalement l’interprétation du passage, que l’on peut traduire alors par « Seul reste donc le récit de la voie “est” » (dans la version de Barbara Cassin[3]). Loin de fonctionner comme conclusion platonicienne du préambule, la citation annonce plutôt la nécessité, que devrait démontrer Parménide, de la voie du « est » plutôt que du « n’est pas » sous la forme d’un muthos.

Le commencement de Parménide, commencement de la philosophie, insiste sur le récit du chemin de l’être et met cette méthode en récit. Il faut raconter ce qui s’est passé dans cette rencontre merveilleuse avec la déesse. Au commencement ne joue pas seulement le verbe, mais bien la manière de raconter. Celle dont Sextus Empiricus voudrait bien débarrasser le long chemin de la philosophie. Le récit ne servirait que de voile plaisant ou de mise en scène apéritive. Cependant, même les commentateurs qui gardent la leçon muthos ont tendance à n’y voir qu’un préambule, autrement dit un lieu où il ne se passe pas grand chose d’important, un temps où l’on n’a pas encore vraiment commencé la longue marche vers le vrai.

Loin de la technique du récit, loin aussi des opérations techniques soigneusement décrites du bruit du moyeu et des chevilles de la porte, on pourrait penser que la voie de l’Être s’est déliée de ces quelconques phénomènes. Pourtant, le soin pris à les désigner trouve son écho dans les considérations sur la nature qui composent la fin du « poème ». Il ne faut pas oublier que c’est sous le titre de Peri phuseos, « De la nature », que le texte était connu chez les anciens. Ainsi Jamblique dit-il que, « parmi tous les philosophes de la nature qui se sont acquis un renom, on cite en premier lieu Empédocle et Parménide d’Élée[4] ». Diogène Laërce, parlant de Zénon, prétend qu’il « faisait des cours sur la nature comme Parménide[5] ». Une inscription funéraire[6] du Ier siècle ap. J.-C. fait de Parménide un phusikos. C’est déjà ce que prétendait Aristote, autant dans sa Physique (A 3, 186a 11-25) que dans sa Métaphysique en parlant de l’ensemble des penseurs présocratiques (G 3, 1005a 31). Les détails techniques et naturels ne composent pas seulement un vague préambule, des notations propres au récit ou de triviales cosmogonies : ils permettent aux maîtres de vérité (que l’on n’appelait pas encore « philosophes ») d’articuler parole certaine, discours argumenté et récit initiatique sans viser leur pure séparation.

Un autre commencement chez Platon

Cette contrepèterie platonisante de Parménide, remplaçant muthos par thumos, jouerait-elle donc à rebours du chemin du récit pour mieux emprunter la vraie méthode de l’être indiquée par Platon lui-même ? C’est peu probable. Les néo-platoniciens ne sont pas Platon. Peut-être même devrait-on dire que le platonisme n’est pas forcément la pensée de Platon. On le mesure à cette présence incontournable, chez lui, des récits, des histoires, des mythes de tout genre, autrement dit des régimes d’apparences, là où le platonisme a érigé au coeur de l’acte philosophique la « théorie des Idées ». On le mesure peut-être surtout à la présence incontournable des potins.

Prenons pour exemple un des plus fameux dialogues de Platon sur le désir (désir de philosophie et désir amoureux) : le Banquet. Comment en avons-nous connaissance ? C’est un récit fait par Apollodore de Phalère à des amis (à nous aussi par conséquent, dans cette longue chaîne d’amis de la sagesse que sont les lecteurs de philosophie). Comment entame-t-il son histoire ? Par la mention d’une rencontre faite quelques jours plus tôt avec une de ses connaissances qui lui avait justement demandé de lui rapporter ce qui s’était passé en cette fameuse soirée entre Agathon, Alcibiade et Socrate, car il en avait entendu parler par quelqu’un qui le tenait de Phénix, le fils de Philippe, mais qui ne connaissait pas tous les détails et qui lui avait affirmé que lui, Apollodore, pourrait les lui donner. Autrement dit, le récit commence par le récit (contourné) d’une demande de récit. Et d’où Apollodore tient-il cette histoire, en aurait-il été le témoin ? Pas le moins du monde. Apollodore en a eu connaissance par un certain Aristodème, un petit homme qui allait toujours nu-pieds et qui était un des amoureux de Socrate… toute la structure traditionnelle du désir de potin lance ainsi sur la piste de l’amour. Entre les connaissances auxquelles on confie ces potins, la connaissance que l’on acquiert de ce qui s’est dit et la connaissance du Vrai, une structure d’échange social a pris place.

Dans cet échange, comme pour tout exercice de commérage, il faut affirmer la valeur du sien, d’où une lutte pour écarter les autres sources de potins[7]. L’extraordinaire de la solution platonicienne ne consiste pas à dire : mon histoire est meilleure ou plus sûre que les autres. Platon instaure une distinction de nature, et non de degré, entre des types de connaissance. C’est ainsi qu’une théorie des Idées peut s’affirmer contre les opinions du vulgaire en contraignant certaines opinions à apparaître justement comme simple opinion et non comme vérité, autrement dit comme des énoncés circonscrits par les apparences. Nous n’avons plus un conflit entre maîtres de vérité, mais entre le philosophe en quête du vrai et les sophistes ou les poètes, manipulateurs des apparences. La théorie des Idées, en un sens, est une manière de hausser la structure du potin à un niveau transcendantal, de sorte à éliminer tous les concurrents.

Parmi ces concurrents, les sophistes se trouvent bien sûr en première ligne. Et Platon les met en scène exploitant tous les trucs du discours, à commencer par ces potins célestes que constituent les origines, les commencements fabuleux. Écoutons ce que propose Protagoras lorsque Socrate exige de lui qu’il prouve son affirmation selon laquelle la vertu politique s’enseignerait :

« Voulez-vous que je vous la présente [epideixo], vieillard parlant à des jeunes gens, sous la forme d’un mythe, ou sous celle d’un discours explicatif ? » Beaucoup des auditeurs lui répondirent de faire comme il voudrait. « Eh bien, dit-il, il me semble qu’un mythe sera plus agréable [chariesteron, plus gracieux][8]. »

Protagoras évalue la situation, offre des modes de présentation différents, et quand il lui faut choisir, élit le mythe sans doute pour mieux s’inscrire dans la différence d’âge qu’il a d’office fait remarquer (« vieillard parlant à des jeunes gens »). Mais la grâce (charis) est aussi une des composantes importantes de la relation politique.

Pour les Grecs, la grâce est une conséquence de la liberté : le citoyen qui parvient à une autonomie domestique peut consacrer son loisir aux affaires publiques. À la manière des nobles, il entre dans des relations qui ne sont pas tenues simplement par le besoin de vivre ensemble, mais par les bonnes grâces et les belles actions. Émile Benveniste a montré combien la grâce suppose plus la gratuité d’une prestation que l’obligation d’un retour et d’une contre-prestation[9]. Cette grâce souveraine, chez les Anciens, n’offre pas de caractère absolu. Chacun doit savoir en user pour que l’ordre de la polis fonctionne au mieux. Ainsi, le terme de charis désigne aussi bien

la grâce, la faveur avec tous ses dons et complaisances, que la reconnaissance qui lui est due ; il embrasse tout le domaine de la largesse, de la prévenance et de la réciprocité, ainsi que la façon agréable, amène et gracieuse de se comporter entre donateur et bénéficiaire. Nous n’avons pas d’équivalent rigoureux pour ce mot, encore que charis corresponde sensiblement à ce que recouvrent les verbes plaire et complaire[10].

La grâce ordonne un lien social qui passe moins par la supériorité de la force que par la puissance de la générosité. Elle fait de la société un locus amoenus, un lieu amène, où l’amitié l’emporte sur la rivalité.

Christian Meier a montré l’importance proprement politique de la grâce dans un moment où la noblesse grecque perd de son pouvoir effectif : « Lorsque, au cours des siècles mouvementés de l’époque archaïque, l’autorité de la tradition cessa une bonne fois d’être une évidence incontestable, les nobles ne surent pas toujours s’adapter à la vie collective[11]», avec pour résultat la mise en place de régimes démocratiques où les nobles jouent, cependant, un rôle primordial, quant aux modes de gestion de la cité, aux manières d’argumenter et de juger des événements, aux styles de vie et de langage. La grâce est la puissance des faibles[12]. En liaison avec l’aidos (la pudeur, la honte, le respect), dont Protagoras va légitimer la place dans son propre mythe de l’origine du politique (aidos et dikè, pudeur et justice, sont envoyés par Zeus aux hommes), la grâce cherche la conciliation plutôt que l’affrontement, l’émulation des générosités plutôt que les guerres intestines. C’est pourquoi elle est, pour beaucoup, un art de la parole, aidée en cela par Peitho (la persuasion). La grâce ne peut se réduire à quelques banalités esthétisantes, elle compose un des modes fondamentaux des relations politiques (jusqu’au « charisme » problématique de certains tyrans).

Quand Protagoras choisit le mythe en raison de son caractère « plus gracieux » pour les jeunes gens, il montre immédiatement, dans son mode de présentation même, comment la vertu du lien politique peut être transmise. À la question de Socrate qui lui réclame une présentation argumentée du fait que la vertu politique serait transmissible et enseignable, Protagoras répond déjà implicitement par la grâce offerte d’un choix, puis par l’élection d’un mythe. Le mode de présentation ne vient pas en plus, comme la décision de faire du pastel plutôt que de l’encre de chine, au contraire il fait pleinement partie de l’argument de Protagoras. La démonstration (epideixis) tient donc autant au contenu décrit qu’au mode d’énonciation lui-même. La cité politique est tressée par les récits qui y sont transmis.

On pourrait se dire qu’il faut y voir une condamnation implicite des sophistes justement parce qu’ils utilisent les mythes plutôt que les raisonnements. Cependant, Protagoras prolonge son récit des origines par toute une série d’arguments soignés, montrant ainsi qu’une manière vaut bien l’autre ; et on assiste ensuite à un renversement des postures où Socrate en vient lui-même à exploiter les types de discours qu’il avait condamné chez le sophiste, au point de soutenir la position première de Protagoras, celui-ci adoptant la perspective originelle de Socrate, en un étrange pivotement :

Or, il me semble que notre discours [logos] même, en arrivant à sa conclusion, devient comme notre accusateur et se moque de nous, et que, s’il pouvait prendre la parole [phonèn], il nous dirait : « Vous êtes de plaisants personnages, Socrate et Protagoras : toi, Socrate, qui niais que la vertu pût s’enseigner, voici que tu mets tous tes efforts à te contredire en démontrant que tout est science, la justice, la tempérance, le courage, ce qui est le plus sûr moyen qu’on peut enseigner la vertu […]. D’autre part, Protagoras, qui avait d’abord mis en fait qu’elle se pouvait enseigner, semble maintenant s’appliquer à se contredire. »

361a 4 – c 3

Plutôt qu’un système ou une théorie hermétiquement bouclés, le dialogue platonicien ouvre sans cesse sur du récit avec ses retournements inattendus ou ses péripéties ordinaires, avec ses grâces singulières et ses apories déroutantes, dont le désir de système a souvent érodé les arêtes.

Encore un commencement chez Aristote

Comment alors avoir accès à un général, voire à un universel, si les récits quelconques en disent plus long sur les hommes et leurs manières de s’assembler que les Idées intarissables ? La solution, pour Aristote, est dialectique : le passage du particulier au général, du quelconque à l’universel, se fait à partir du flottement des sens de l’être. C’est pourquoi l’éducation, la paideia, est déterminante : l’apprentissage collectif dans la vie publique, hors de la compétence spécifique des métiers, sans attache particulière — autrement dit, l’apprentissage du quelconque — est le maillage nécessaire pour que le vêtement du langage ne flotte trop aux entournures des objets du monde et des états de chose.

Plutôt que de se tourner vers l’Idée, il faut préférer un autre terme : paradeigma. Loin d’être une Idée toute faite et plus ou moins oubliée à laquelle on s’élèverait par participation, le paradigme est ce qui, littéralement, se montre à côté, ce qui auréole un état de choses. Cela implique donc un rapport au discours : non pas l’être-rouge ou le rouge-en-soi, mais l’être que l’on dit rouge — « la quiddité de chaque être, c’est ce que chaque être est dit être par lui-même [esti to ti ên einai hekasto o légetai kath’auto] » (Z  4, 1029b 13). Par conséquent, cela suppose aussi un rapport au collectif : le « on dit » de la rumeur publique, de l’éducation dans la cité, de l’apprentissage même de la langue.

Aristote tâche de trouver une sorte de position médiane entre la théorie platonicienne des Idées et la pratique sportive du discours sophistique. Dans la Métaphysique, la rhétorique n’est en fait jamais très loin. Si l’on parle de dialectique, il faut bien réfléchir aux formes d’argumentation, aux manières de convaincre, aux façons de (faire) croire. Dans la Rhétorique, on trouve deux modes de preuve : l’enthymème et le paradigme. L’enthymème est un syllogisme, mais un syllogisme lacunaire, troué. La conviction n’en marche pas plus mal, car elle repose justement sur le travail de l’auditeur ou du lecteur qui doit compléter ce qui a été laissé de côté. Pour le dire comme Platon lui-même, « on est persuadé par ce que l’on dit soi-même[13] ». Il s’agit donc d’une dialectique du vraisemblable où il peut manquer un élément du syllogisme, comme avec la maxime il manque un élément de l’enthymème[14]. Condensation maximale, d’un côté, extension la plus grande, de l’autre. Ou, pour le dire autrement, vitesse maximale ici, ralentissement le plus fort là, au point de provoquer, dans la généralité de l’argument, un effet de repos : en cela, l’intelligible ne se situe pas dans un ailleurs du sensible, au contraire, il s’agit d’une expérience qui « prend », au point de former la gelée transparente du général dans laquelle les événements continuent à apparaître.

Il en va de même pour le paradigme, qui oscille entre deux configurations : tantôt il est considéré comme « l’induction de la rhétorique[15] » et suit donc le mouvement argumentatif propre à l’induction qui entraîne les parties vers le tout (« l’induction est l’ascension qui, par les particuliers, atteint au général[16] »), tantôt

l’exemple ne présente les relations ni de la partie au tout, ni du tout à la partie, mais seulement de la partie à la partie, du semblable au semblable, lorsque les deux termes rentrent dans un même genre mais que l’un est plus connu que l’autre[17].

Là, il a une valeur argumentative générale, ici, il repose sur l’implicite variable de la doxa. L’exemplarité désynchronise l’événement en le faisant entrer dans une temporalité qui n’est plus celle de la chronologie. C’est cette désynchronisation qui lui permet de revenir dans d’autres contextes. D’où le caractère ana-chronique du geste exemplaire.

Comment un événement quelconque peut-il acquérir une telle valeur ? Voilà l’usage de la philosophie : dans le choix des exemples, qu’ils soient le récit de faits passés, ou l’invention de paraboles ou de fables (car la fiction peut devenir aussi exemplaire que les événements de l’histoire), intervient à chaque fois « la faculté de voir le semblable [to homoion oran], tâche que facilite la philosophie[18] ». Le lieu commun sur lequel s’articule socialement le paradigme rassemble ainsi différentes expériences dans un espace comme-un, où prennent forme les paradigmes. C’est un champ de forces : le verbe epagô, que l’on traduit par le terme technique d’« induire », désigne d’abord le fait d’amener des vivres ou des alliés pour un combat, de marcher à l’ennemi, d’asséner un coup ou d’intenter un procès. L’induction paradigmatique n’est pas la disposition neutre d’un pur espace logique, mais le dispositif conflictuel qui préside à l’arrangement des forces en présence pour une meilleure pénétration, une plus grande séduction des événements[19].

Car un événement ne se réduit jamais à sa facture de fait, il offre en même temps une intelligence de ce qui se passe, un regard sur ce qui arrive. Un événement n’est pas passivement reçu comme une empreinte ; c’est une trace qui porte en elle sa lisibilité, y compris dans les forces et les résistances qu’elle entraîne, jusque dans les restes qu’elle constitue. Contrairement à ce qu’on pense souvent, le geste de l’idée ne consiste pas en une montée en généralité, mais bien en une considération, récupération et compréhension de ce qui tombe des textes, des discours, des situations, des événements : un cas, comme le raisonnement de Sganarelle, est ce qui a chuté ou s’est « cassé la figure[20] ». Et ces restes relèvent d’une politique des forces dans laquelle du commun peut avoir lieu et que le récit prend exemplairement en charge. L’histoire des Idées est avant tout un récit des restes, une lecture de ce qui est tombé dans l’histoire, parce qu’une Idée n’est jamais que la contraction maximale d’un scénario, d’un bouquet d’événements.

Quand on fait d’un événement quelconque un paradigme, on ne pose pas simplement cet événement à côté (para) d’autres événements dont il exhiberait du coup le sens et la valeur, on commence par le poser à côté de lui-même, ou plus précisément sur son bord, comme ces admoniteurs à l’intérieur des tableaux d’histoire qui appellent du regard les spectateurs tout en pointant du doigt les objets ou les personnes sur lesquels ils devraient porter leur attention[21].

Encore un autre commencement chez Rousseau

Serait-ce donc avant tout une affaire de présentation langagière ou de désignation ostensive ? Si c’est le cas, qu’en est-il des commencements du langage lui-même ? Rousseau nous en configure une origine instructive dans l’Essai sur l’origine des langues[22] où il affirme l’antériorité paradoxale de la figure sur le sens propre. Qu’une expression soit figurée avant d’avoir un sens propre semble choquer les habitudes, « puisque ce n’est que dans la translation du sens que consiste la figure[23] ». Ce à quoi Rousseau répond qu’en effet il y a translation, mais à condition de voir que l’« on ne transpose les mots que parce qu’on transpose aussi les idées : autrement le langage figuré ne signifierait rien ». C’est donc au sein d’une économie générale de la translation (c’est-à-dire du mouvement, du passage, mais aussi de la traduction) que l’économie propre au langage dans ses variantes littérale et figurale doit trouver sa réflexion. Et Rousseau poursuit : « Je réponds donc par un exemple ». Voilà qui est pour le moins curieux. Il vient de faire une réponse fort cohérente quant au principe même des régimes du langage, or non seulement cela ne semble pas suffire, mais la véritable et meilleure réponse paraît être en fait un exemple (Je réponds donc)[24]. À l’inverse de Protagoras qui commençait par un mythe et continuait par des arguments, Rousseau enchaîne arguments puis récit. C’est aussi que l’exemple pris par Rousseau figure l’exemplarité même du mouvement de translation qui définit pour lui la figure.

Voyons donc l’exemple. C’est bien évidemment un récit :

Un homme sauvage en rencontrant d’autres se sera d’abord effrayé. Sa frayeur lui aura fait voir ces hommes plus grands et plus forts que lui-même ; il leur aura donné le nom de géans. Après beaucoup d’expériences, il aura reconnu que ces prétendus géans n’étant ni plus grands ni plus forts que lui, leur stature ne convenait point à l’idée qu’il avait d’abord attachée au mot de géant. Il inventera donc un autre nom commun à eux et à lui, tel par exemple que le nom d’homme, et laissera celui de géant à l’objet faux qui l’avait frappé durant son illusion. Voilà comment le mot figuré naît avant le mot propre, lorsque la passion nous fascine les yeux, et que la première idée qu’elle nous offre n’est pas celle de la vérité[25].

Un événement est raconté. Rousseau ne peut invoquer ici un témoignage ; c’est une construction fictive, quasi principielle, un récit de l’origine. Le problème, ainsi que l’indiquent les termes, est de proportion : l’autre est avant tout le trop grand, le trop fort, le dé-mesuré, celui qui marque un écart par rapport à l’usage[26]. Et seul l’usage, dans ses répétitions nécessaires, peut amener la juste mesure, le plein emploi des mots, la reconnaissance du même comme même, la mise à l’écart de l’écart. Par ailleurs cet événement, pour être originaire, reçoit un curieux traitement temporel : Rousseau le raconte au futur et surtout au futur antérieur s’en servant pour exprimer un fait bien passé, mais positionné par l’imagination dans l’avenir. Ce décalage des temps, cette opération anachronique, opère là encore comme une mise en oeuvre de l’à côté et du jeu de la translation.

L’exemple à être un exemple de l’exemple doit s’appuyer, a-t-on dit, sur du déjà connu. Or, on peut trouver en effet dans cette translation originaire du géant à l’homme l’écho d’une autre histoire à grande circulation (outre celle que Derrida repère chez Condillac). En amont chez Buffon :

[I]l est à remarquer au sujet de ces espèces majeures, telles que l’éléphant & l’hippopotame, qu’en comparant leurs dépouilles antiques avec celles de notre temps, on voit qu’en général ces animaux étoient alors plus grands qu’ils ne le sont aujourd’hui : la Nature étoit dans sa première vigueur ; la chaleur intérieure de la terre donnoit à ses productions toute la force & toute l’étendue dont elles étoient susceptibles. Il y a eu dans ce premier âge des géans en tout genre : les nains & les pigmées sont arrivés depuis, c’est-à-dire après le refroidissement[27].

En aval chez Chateaubriand :

Les divers insectes carnivores, vus au microscope, sont des animaux formidables, ils étaient peut-être ces dragons ailés dont on retrouve les anatomies : diminués de taille à mesure que la matière diminuait d’énergie, ces hydres, griffons et autres, se trouveraient aujourd’hui à l’état d’insectes. Les géants antédiluviens sont les petits hommes d’aujourd’hui[28].

Rousseau connaissait admirablement l’Histoire naturelle (on le voit bien dans son Discours sur l’inégalité) ; l’exemple qu’il prend utilise celui du géant et du nain, des temps anciens et des nouveaux : passage sur la proportion et proportion du passage. Il semblerait que le ton du récit soit plutôt péjoratif pour le malheureux primitif susceptible de passion mais non de raison, si tout le reste de l’Essai n’octroyait à ce temps des passions et de l’union entre parole et musique une valeur supplémentaire[29]. Passer du géant à l’homme, c’est dans une certaine mesure tomber de la figure qui est le rythme de la passion dans le propre qui est la juste proportion de la raison industrieuse. À cette dernière manquera toujours l’énergie et la chaleur de la première.

Il est d’autant plus intéressant de retrouver ce même usage chez Chateaubriand qu’il en donne une version encore plus fantasmagorique : ce n’est plus le démesuré comme chez Buffon ou le figuré comme chez Rousseau, mais bien le fantastique d’animaux n’ayant jamais eu la moindre existence autre qu’imaginative. Or ils prennent vie d’une double inversion, d’un recadrage : le microscope les donne, littéralement, pour des géants. Dès lors un simple raccourci temporel peut accorder cette translation à celle des monstres d’antan. Le travail est celui de la métonymie, comme chez Rousseau : il s’agit toujours de glissement et de translation légère.

Le mécanisme du passage géant / petit homme est d’autant mieux connu qu’il remonte en fait bien en deçà de Buffon. On en trouve un relais au XVIIe siècle, chez Gassendi selon lequel, pour Épicure, « la terre cassée et affaiblie par l’âge ne produisait plus que de petits Animaux, au lieu qu’autrefois elle faisoit des Géants et des Colosses[30] ». Et sa prime occurrence (à ma connaissance) se trouve chez Lucrèce : « Déjà notre époque devient épuisée, et, fatiguée d’engendrer, la terre crée avec peine de petits animaux, elle qui créa toutes les espèces et donna le jour aux corps démesurés des bêtes sauvages[31]. »

Que Rousseau se retrouve ainsi en compagnie épicurienne aurait de quoi surprendre, si son propos n’était centré sur la question de l’à côté, et surtout sur la théorie d’un écart premier et fondateur, car voilà qui nous place sur un terrain bien connu de tout l’épicurisme : le principe du clinamen. Le monde est fait de vide et d’atomes, celui-là est le milieu nécessaire à la circulation de ceux-ci. Les atomes sous forme de flux laminaires pleuvent au sein du vide. Tant qu’ils suivent leur tracé obstiné, il ne se passe rien : il y a des éléments, mais ni événements, ni conjonctions. Il faut donc qu’à un moment, mais indéterminé, en un lieu, mais imprévisible, tantôt ici, tantôt là, un écart ait lieu qui vienne bousculer l’impeccable ordonnance. Un corps n’aspire qu’au repos. Écarté brusquement de sa route, il veut y revenir : il croise alors et heurte encore d’autres atomes qui le rejettent un peu plus loin et sont eux-mêmes décalés. Le mouvement se renouvelle sans cesse. Au début donc, le clinamen, cet infime écart : nec plus quam minimum (« pas plus que le minimum »), dit Lucrèce. Nul besoin en effet de sauter bien loin, il suffit du plus léger des écarts pour que l’événement, le sens, le monde apparaissent. À chaque fois donc un petit angle dans la chute régulière des atomes et telle occurrence, telle circonstance naissent : répétition de la différence ; mais répartie stochastiquement : différence de la répétition. La déclinaison est bien une différentielle — elle a affaire à l’infinitésimal. Mais on ne peut la saisir seulement comme écart spatial, elle est aussi liée à une théorie du temps[32]. Les atomes circulent à égale vitesse et en deçà du minimum de temps pensable : qu’une inclinaison ait lieu, le temps historique à son tour apparaît. De là le trouble qui atteint les atomes, les chocs, les rencontres : événements. La circulation est alors tourbillonnaire : instable donc ? Pas sûr. Là est la force de l’épicurisme : penser le mouvement en termes de statique, faire le lien du local au global réciproquement stables ou instables, percevoir les cycles homéostatiques.

Adsidue quoniam fluere omnia constat : deux termes de statique cernent un terme de fluence, muni du quantificateur universel. […] [T]out coule de façon quasi stable. Ou, pour les audacieux : la totalité des fluxions se tient ensemble dans une fixité relative[33]

En effet le mouvement des atomes est stable ; avec le décalage de l’inclinaison, au lieu d’une chute verticale et parallèle des atomes, on a un glissement sur un palier incliné. Le calcul de la vitesse se fait en raison de la grandeur de l’angle et le mouvement peut être appréhendé par rapport à sa finalité, le repos. Les innombrables chocs, les traversées plus ou moins périlleuses sont autant d’événements à calculer. On atteint son but d’autant plus vite que le chemin est moins hérissé d’obstacles. Ainsi la vue des objets provient de simulacres qui sont comme de fines membranes qui peuvent s’en détacher et venir traverser notre oeil : partant de la surface des choses ils ont moins de mal à nous atteindre que des odeurs par exemple qui ont à traverser d’abord le corps. Le principe de circulation est général : depuis les atomes jusqu’aux astres. Le corps est un système ouvert, en lui pénètrent, sortent, s’échangent de multiples flux : nourritures, simulacres, paroles amoureuses ou philosophie — rien n’est a priori rejeté de la théorie atomiste. Le corps est un système poreux à l’instar de toutes choses. À une exception près cependant :

Car en tous temps de la surface de tous les objets abondent des éléments qui sont lancés (jaculentur). Et quand ils parviennent à des corps poreux, ils passent au travers (transit), ainsi notamment de l’étoffe. Mais parvenus aux aspérités de la roche ou à la matière du bois, ils se déchirent sans pouvoir donner aucun simulacre (simulacrum). Au contraire quand ils sont opposés à un objet brillant et dense, comme l’est un miroir, rien de tel n’arrive. De fait ils ne peuvent le traverser comme l’étoffe, ni s’y déchirer ; que ces corps soient lisses (levor) assure leur salut. C’est pourquoi de tels corps nous renvoient les simulacres. Aussi soudainement que tu veux, en n’importe quel temps, installe n’importe quel objet face au miroir, et l’image (imago) apparaît.

IV, 145-156

Il y a donc bien des aléas dans la course des simulacres. Le miroir y joue un rôle à part. Il ne permet pas le passage, mais il n’anéantit pas pour autant le simulacre : il n’y a pas de transit, seulement un renvoi, une redondance — et aussi une translation : ce qui arrive comme simulacre revient comme image. Qu’est-ce qui se passe dans ce déplacement linguistique ? En quoi le changement de nom importe ? Il y a là une question de traduction : à commencer par le terme grec d’eidólon chez Epicure que Lucrèce préfère traduire par simulacrum plutôt que par, précisément, imago (traduction pourtant évidente et que Cicéron par exemple utilise). C’est que simulacrum, tout en reprenant l’idole statuaire et l’ombre fantomatique de l’eidólon, se donne aussi comme similitude et simultanéité (simul)[34]. Or, ressemblance et vitesse plus petite que le minimum sensible sont deux points importants pour Lucrèce, ils fondent la validité même de nos perceptions et de là tout uniment la validité de ce que nous considérons comme vrai ou faux (IV, 469-499). Que le simulacre devienne image, et s’est produit un changement de vitesse, là est la translation. Le temps est ce qui accompagne tout événement, mais chaque événement va à son rythme. Le miroir est un échangeur de vitesses : il ne rend pas faux le simulacre, il ne le laisse pas passer, il ne le brise pas ; il ne fait que renvoyer le même simulacre, intact, mais animé par ce retour d’une vitesse différente — d’où le changement de nom : imago. Il importe de souligner encore que l’image n’est pas un simulacre fictif, au sens d’un mensonge. Ici, la fiction ou le récit mythique opèrent, à l’instar du miroir, comme des échangeurs de vitesses entre les simulacres de la vie ordinaire et les images qu’elle nous en renvoie.

Que le récit fictionnel fonctionne comme une sorte de miroir lucrécien résout et la question de la véracité de la fiction et celle de son éloignement ou de son écart — ce que dit le terme semota (IV, 270). Avant toute sémiotique, il faut faire une sémotique, une théorie de l’éloigné et de l’à côté à partir desquels les différentiels des signes apparaissent. Si l’on considère à l’aune de cette sémotique générale, qui n’est jamais qu’une description du mouvement des choses à partir du clinamen, le cas du récit fictionnel, il est impossible de produire de fracture ontologique : la fiction n’est pas le non-être, et il est impossible de la noyer dans l’identique. De même, le récit ne s’oppose pas à la logique argumentative, il en déploie les occasions, il en décline les cas. On sauve donc une unité des phénomènes sans altérer les caractères propres à chacun.

Enfin, un commencement

Dans son court récit intellectuel sur Louis Althusser, Clément Rosset reprend à son compte la définition que son ancien professeur (non son maître !) donnait de la philosophie : « ne pas se raconter d’histoires[35] ». Pour lui, ce serait la définition du parfait matérialiste : faire face à la réalité de l’histoire, sans chercher à la fuir en l’enjolivant ou en refusant de la considérer dans sa tragique simplicité. La lucidité fait partie de l’arsenal philosophique depuis longtemps : chercher sous, au-delà ou à la surface même des phénomènes ce qui permet de les comprendre. Les récits paraissent justement troubler cette belle lucidité, soit par les fictions qu’ils permettent, soit par les bruits qu’ils suscitent, soit par les séductions qu’ils produisent. Au cristal de l’idée, toute histoire semble ajouter des éléments importuns ou déplacés qui en opacifient le sens. Penser serait donc une façon de ne plus s’illusionner, en faisant disparaître les histoires de l’Histoire, comme s’il s’agissait de parasites paresseux qui se seraient invités au banquet du Sens.

Nos sociétés modernes, surtout depuis la généralisation du paradigme utilitariste, ont, elles aussi, pour devise : « faire face à la réalité ». Toute conduite humaine comprise à partir des variations et des réponses rationnelles à son milieu est analysable en termes économiques, c’est-à-dire toute conduite qui « accepte la réalité[36] », comme le dit Gary Becker, prix Nobel d’économie en 1992. Voilà qui explique toutes les exigences contemporaines d’une adaptabilité fondamentale des êtres, sur le fond d’un darwinisme social qui replie sur les enjeux économiques des hommes l’évolution générale des espèces. En ce sens, Michel Foucault a raison de souligner que « l’homo oeconomicus, c’est celui qui accepte la réalité[37] ». Cette acceptation définit aussi un espace politique : dans le Dossier K., Imre Kertész (prix Nobel de littérature en 2002) décrit l’époque du régime de Kadar comme un morne totalitarisme de l’homme fonctionnel, un « État policier petit-bourgeois », et il évoque, en particulier, « ce consensus typiquement hongrois qui s’est développé ici sous le signe de la survie, et qui se fondait en gros sur “l’acceptation de la réalité”[38] ». De ce point de vue, nous sommes peut-être tous devenus des petit-bourgeois hongrois, car c’est là le mot d’ordre économico-politique de notre début de XXIe siècle.

On pourrait être surpris de trouver Louis Althusser et Clément Rosset du côté de cet homo oeconomicus, mondialisation du petit-bourgeois de jadis. Une distinction importante est donc à faire : faire face à la réalité ne signifie pas l’accepter. La véritable vertu de l’activité philosophique est moins l’intelligence rationnelle, la grandeur morale ou le sens esthétique, c’est le courage[39]. Faire face à la réalité demande avant tout du courage, car la solution de facilité consiste plutôt à « se crever agréablement les yeux », comme le remarquait Pascal.

Cependant, même s’il est très louable de ne pas s’aveugler sur les temps qui passent, et surtout sur les illusions générées par la valeur accordée à la réalité elle-même, ne pourrait-on concevoir, sans tourner le dos à cette émouvante et difficile réalité, la possibilité de faire un pas de côté pour la regarder de façon un peu oblique et ne s’y appliquer que tangentiellement, comme une façon de la mettre entre guillemets pour moins en être dupe ? Ne pourrait-on appeler ce regard en diagonale : récit ? Ne devient-il pas possible d’y reconnaître une déclinaison des phénomènes dont les petits chocs des atomes de vie font émerger de minuscules histoires dont l’entremêlement compose nos existences sociales ? Alors nous pourrions commencer à « réaliser » que les idées ne sont pas séparables des récits, sinon par un utile artifice de la pensée — mais toute histoire n’est-elle pas justement une affaire de commencement, un phantasme de tout faire redémarrer de nouveau ? C’est peut-être là la plus grande illusion et le plus grand bonheur que nous donnent les récits : faire croire que l’on peut commencer quelque chose, quand la vie, sans cesse, continue et décline ; mettre ne serait-ce qu’une minuscule discontinuité dans la durée indéfinie des âges.

Les Grecs étaient persuadés que l’on ne pouvait décemment dire le bonheur d’un homme qu’après sa mort. Le prétendre de son vivant témoignait d’une hybris indélicate pour les dieux. Ce sentiment était aussi lié à leur sens du telos : la beauté d’un objet ou d’une existence tenait à sa clôture, à sa fin. Même si nous avons, nous modernes, réévalué l’esthétique de l’inachevé et du fragmentaire, nous pouvons encore comprendre que ce bouclage des temps permet surtout aux moments d’existence de se replier les uns sur les autres, de se condenser soudain, de superposer des passés apparemment étrangers, où l’idée d’une certaine vie prend consistance. Nous ne croyons plus trop à la linéarité des histoires ni à l’essentialité des idées. Pour autant, nous ne sommes pas voués à l’éparpillement des instants ou au fouillis des conceptions. Un réveil du passé dans le présent est toujours possible : l’analytique de la finitude et le potinage transcendantal impliquent une chronique des conceptions, mais une « anachronique » des idées.

Alors philosopher, ce serait écouter, avec plus de courage que de maîtrise, mais aussi avec un plaisir toujours recommencé, le conte de fées du quotidien, en entendant résonner dans le fameux « il était une fois », posté sur le seuil du récit comme un Janus narquois, un continuel mot de la fin.