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Mon point de départ est une hypothèse que je veux formuler d’emblée avant de l’éprouver sur des objets divers, narratifs ou non. Cette hypothèse est narrative, l’une de ses formulations pourrait même aller jusqu’à suggérer qu’elle ne peut être que narrative — l’enjeu de ma démarche, autant le dire tout de suite, a donc quelque chose à voir avec la pensée du performatif.

Les objets que je nommerai, ou que j’examinerai, sont en réalité déjà précisément identifiés : ce sont des récits que la pensée traverse, ou inquiète ; des essais sur le récit en général, ou sur tel récit particulier ; des monuments de pensée qui dans leur démarche procèdent de façon narrative ou quasi narrative (j’essaierai de donner un contenu vraisemblable à ce concept plutôt évasif) ; des livres, voire de simples textes théoriques de toutes sortes qui, le sachant ou non, empruntent au récit ; quelques concepts, même.

Je ne prétends donc nullement faire voir des objets nouveaux, procéder à des rapprochements inédits, attirer l’attention sur le coin discret d’un tableau souvent commenté. Non. Mais j’aimerais, en projetant sur ces objets cette lumière hypothétique que je vais dire, donner l’envie de les approcher et de les manier autrement, leur donner ne serait-ce qu’un instant un statut et un relief les impliquant dans un contexte qui ne les concerne pas seuls.

Au commencement était le récit

Ainsi pourrait s’énoncer l’hypothèse à laquelle je voudrais donc m’employer à donner un peu de consistance.

Le récit serait le genre originel. C’est de lui que tous les autres procéderaient, vivraient, prospéreraient, s’inspirant de lui, le revendiquant ou le reniant, mais s’en nourrissant — le sachant ou non, le voulant ou non, le confessant ou non. Un texte non narratif, si un tel objet est possible, si un tel objet est même pensable, se définirait donc comme tel — ne pourrait d’ailleurs se définir autrement. Il n’y aurait ainsi que deux genres de textes possibles : les narratifs et les non narratifs. Le récit serait la frontière par excellence — le moyen même de définir.

Cette hypothèse, comme toutes celles qui ont trait à la genèse, ou à l’origine, ou à la naissance, devrait avoir son mythe, qui la raconte en même temps qu’il la justifie. Hésiode, qui donne de l’existence des arts et de leur connexion intime une version mythique, ne rapporte pas ce mythe. Reste donc à l’imaginer. C’est ce récit inexistant que j’aimerais esquisser.

J’aime beaucoup l’idée que les différents arts soient redevables à une instance unique ; que tous soient fils de la mémoire — de Mnémosyne. Il y a là, en même temps qu’un mythe, une proposition théorique forte (cette conjonction sera au fond toute mon affaire). Une proposition qui s’admet en effet sans trop de difficulté si l’on songe à telle ou telle des neufs soeurs (Clio, muse de l’histoire ; Calliope, muse de l’éloquence) mais qui donne l’envie — ou le regret — d’un récit qui dirait son sens pour les autres : en quoi Uranie, déesse de l’astronomie, est-elle redevable à la mémoire ? En quoi peut-on dire que Erato, déesse de la poésie amoureuse, est fille de la mémoire ? Ou Terpsichore, déesse de la danse ?

Selon le mythe que j’imagine, toutes les disciplines de l’esprit, ou du sens, seraient de même filles du récit, enfants de la narration. Et pas seulement l’histoire (cette filiation imaginaire ne choque pas l’esprit) ; mais la théologie, mais la logique, mais le droit, mais la philosophie, mais la sociologie, mais l’anthropologie, mais la linguistique, mais la théorie politique, toutes, toutes (je n’en nomme que neuf pour le plaisir de la symétrie).

Le mythe que j’imagine parlerait d’abord d’une époque lointaine et somme toute heureuse, une sorte d’âge d’or, où la pensée n’était pas distincte du récit, ni le récit de la pensée. Jean-Pierre Vernant a de cette époque dit la richesse et la beauté, il a restitué sa logique dans le seul titre de son livre : Mythe et pensée chez les Grecs. Les objets qu’il y manipule sont des composés indistincts de légendes, de mythes, d’histoires, de contes, de fables et de pensées, de thèses, de propositions de toutes sortes dont il n’a cessé de montrer la rigueur, l’exigence, la difficulté, l’intelligence, l’intrication, la complexité.

Son propos est, en gros, d’anthropologie (« À travers ces oeuvres, nous recherchons ce qu’a été l’homme lui-même, cet homme ancien qu’on ne peut séparer du cadre social et culturel dont il est à la fois le créateur et le produit[2] ») ; mais l’une des formes que prend cette préoccupation est sans conteste le souci du lien entre le mythe, choisi comme objet, et la pensée ; il s’agit en effet d’atteindre « par delà textes et documents, les contenus mentaux, les formes de pensée et de sensibilité, les modes d’organisation du vouloir et des actes — en bref une architecture de l’esprit[3] ».

Non loin de Vernant, Claude Lévi-Strauss a procédé de façon comparable, sans doute même plus radicale. Je ne résumerais certes pas sa thèse de façon exacte ni exhaustive en disant que la pensée est selon lui mythique, c’est-à-dire narrative, mais j’en indiquerais je crois une direction cardinale. « Rien ne permet mieux que la mythologie », dit-il, « d’illustrer et de démontrer empiriquement la réalité d’une pensée objectivée », c’est-à-dire « des conditions auxquelles des systèmes de vérité deviennent mutuellement convertibles, et simultanément recevables par plusieurs sujets à la fois[4]. » Il faudrait dire peut-être que la pensée est alors appréhendée comme mythologique, plutôt que mythique ; et entendre par là (fût-ce au prix d’un jeu de mot) que logos et muthos y cohabitent étroitement, indissociablement. Cette hypothèse, quoi qu’il en soit du sérieux de l’étymologie, conforte le mythe (apocryphe) à l’élucidation duquel j’entends procéder.

Je m’empresse d’ajouter, craignant de passer pour naïf, que dans des configurations textuelles comme celles de Vernant ou de Lévi-Strauss, le récit ne délivre jamais seul tout ce qu’il recèle : un commentateur, un exégète, un interprète, c’est selon, savent non pas distinguer le savoir du récit, encore moins extraire l’un de l’autre, mais apercevoir dans la complexité du mythe sa spécificité poétique, son propre. Le récit n’est pas crédité d’un savoir : il est décrété — par hypothèse — savoir.

Le malheur des hommes vint comme toujours de la volonté de séparer, de distinguer, de dissocier, de diviser. Les enfants sont ainsi faits, ils veulent s’émanciper. Il y eut donc des enfants — il y en a encore — désireux d’isoler de sa gangue mythique, de son sol narratif, l’or pur de la pensée, la substance du logos. Ils crurent qu’on pouvait philosopher — par exemple — sans narrer. Certaines histoires racontent, en la variant, cette décision considérable et insensée. Quelques-unes pour la louer. D’autres pour la déplorer.

L’histoire que nous raconte Diogène Laërce fait partie de celles qui approuvent la dissociation. On peut penser en effet qu’il se réjouit, racontant la vocation philosophique de Platon, que le récit ait été par lui, comme le diable dans la mythologie catholique, publiquement et solennellement renoncé.

On raconte que Socrate fit un rêve. Il avait sur ses genoux le petit d’un cygne, qui en un instant se couvrit de plumes et s’envola en émettant des sons agréables. Le lendemain, Platon lui fut présenté, et Socrate décréta que l’oiseau c’était Platon. Platon pratiquait la philosophie, comme sectateur d’Héraclite, d’abord dans l’Académie, puis dans le jardin regardant vers Colone, comme le rapporte Alexandre dans ses Successions. Un peu plus tard cependant, alors qu’il allait participer à un concours de tragédie, il décida, parce qu’il avait entendu Socrate devant le théâtre de Dionysos et qu’il lui avait prêté l’oreille, de jeter ses poèmes au feu en disant :

« Héphaïstos, viens ici ; oui, Platon a besoin de toi. »

C’est à partir de ce moment-là, il avait alors vingt ans, dit-on, que Platon devint le disciple de Socrate[5].

Il n’est pas indifférent, du point de vue mythique où j’ai décidé de me placer, que l’invocation à Héphaïstos soit une parodie d’Homère : c’est par le récit qu’on échappe au récit. Ou (je propose dès à présent cette autre formulation) : seul le récit permet de s’affranchir du récit.

L’histoire que nous raconte Nietzsche (la même pourtant, en un sens) fait partie de celles qui s’affligent de la dissociation. Il reconstitue, sans invraisemblance, les conditions au fond du même choix, ou plutôt du même abandon. Dans La naissance de la tragédie, il désigne d’un mot exemplaire ce composé de pensée et de narration que je présuppose dans tout récit véritable : c’est le mot d’inconscient (il dit aussi parfois instinct), qu’il oppose, on s’en souvient, à la conscience socratique.

Si Socrate est coupable de quelque chose, c’est bien d’avoir introduit dans l’ordre du discours l’insupportable même : la conscience. Ou plutôt d’avoir conçu, et promu, un discours où la conscience, abstraite de tout contexte, est la seule instance habilitée. Si Euripide est en retrait, en défaut même, par rapport à Sophocle (et Sophocle de même par rapport à Eschyle) c’est parce qu’il explicite tout, qu’il est, comme Socrate, qui collaborait sans doute avec lui, un esprit explicite systématique et impénitent.

Nietzsche parle de « la reconnaissance fondamentale de l’unité de tout ce qui est présent, la conception de l’individuation comme cause originelle du mal » ; il ajoute que « l’art est ce qui représente l’espoir d’une future destruction des frontières de l’individuation et le pressentiment joyeux de l’unité restaurée[6] ».

Ces frontières nous concernent. Elles désignent en tout cas, peu ou prou, celles dont parle le mythe que je forge, d’une naissance du discours théorique par dissociation de l’indissociable, par isolation de l’élément individuant, par correction, voire amendement, voire corruption de l’instinct. Le mythe n’est plus lui-même, selon Nietzsche, lorsque il est réduit à « l’étroite mesure d’une prétendue réalité historique », « lorsqu’il est soumis, comme un fait révolu, aux prétentions de la critique historique[7] ».

C’est ainsi qu’il interprète la scène, qu’il cite à son tour après Diogène Laërce, où Platon brûle ses tragédies. Dans un texte écrit à l’époque de La naissance de la tragédie, « Socrate et la tragédie », Nietzsche nomme le mal par le nom même que je lui donne : la distinction. C’est un péché, dit-il, de distinguer dans le fruit l’enveloppe du fruit lui-même, comme c’est une faute sans rémission de dissocier dans l’activité artistique instinct et conscience :

Une génération postérieure distingua justement ce qui était enveloppe et ce qui était amande : elle rejeta la première et l’on vit apparaître le fruit du rationalisme artistique, le jeu d’échec à l’allure de spectacle, la pièce d’intrigue. […] Le socratisme méprise l’instinct, et, partant, l’art[8].

Car la beauté du mythe tragique — je dirais quant à moi : la force essentielle du récit, sa supériorité intrinsèque — vient précisément de l’incertain et de l’obscurité qu’aucun discours qui vaille ne saurait isoler de la cohérence logique et du souci de la beauté plastique : sa condition en même temps que son propos. Si Euripide ne comprend rien à Eschyle ni à Sophocle, c’est que l’incertain le heurte, que l’obscurité le gêne, c’est qu’il est trop intelligent :

Il aperçut dans chaque trait, dans chaque ligne, quelque chose de disproportionné — une certaine précision qui peut faire illusion, mais sur le fond d’une profondeur énigmatique et infinie. La figure la plus nette traînait toujours derrière elle comme une chevelure de comète qui paraissait faire signe vers l’incertain, l’indiscernable. Et la même pénombre ambiguë noyait toute la structure du drame, surtout la signification du choeur. Combien contestable lui semblait la solution des problèmes éthiques ! Et douteuse l’utilisation des mythes[9] !

Telle est donc ma thèse, mon hypothèse : le récit est un objet complexe que tue la dissociation ; sa richesse et sa supériorité tiennent dans l’impossibilité où il place tout lecteur, tout interprète, tout penseur d’en extraire quoi que ce soit sous peine non seulement de le dénaturer (ce ne serait pas trop grave), pas même de l’édulcorer, mais d’en laisser échapper le suc essentiel.

Les enfants du récit, comme les Muses ceux de la Mémoire, ce sont les discours théoriques. Et de même que les Muses se souviennent, qu’elles font du moins appel à la mémoire, les enfants du récit racontent.

Mais de même que la mémoire peut prendre la forme — invraisemblable — de l’oubli, le récit se présente quelquefois sous une forme derrière laquelle on peinerait à soupçonner qu’il oeuvre. Mnémosyne en effet donne naissance à des filles qui ne lui ressemblent pas : Hésiode dit des Muses qu’elles « sont oubli du malheur, repos dans le chagrin[10] ». Et l’on comprend du coup qu’elles ne laissent pas de porter la marque de Mémoire, s’il est vrai que par elles on perd ses repères mnésiques. Je lis dans cette indication que la mémoire peut donner l’oubli. Seul le récit de même, je l’ai dit, peut affranchir du récit.

Indication précieuse, qui me conduit avant de poursuivre à préciser ainsi mon hypothèse : le discours théorique ne raconte pas toujours, mais cela ne signifie pas son indépendance à l’endroit du récit.

L’intelligence se mêle au mythe, la conscience au drame ou à la narration, sans toujours le dire, sans peut-être le savoir. Je tiens dans cette très brève, dans cette presque subreptice notation d’Hésiode mon alibi le plus précieux. J’ai l’air de divaguer en prétendant que le discours théorique procède du récit ; est-ce plus fou que d’avancer l’idée que l’astronomie est fille de mémoire ?

De quelques récits pris comme objets de la pensée

Mais un mot d’abord de ces enfants qui ne sauraient vraisemblablement renier leur origine, de ces disciplines de l’esprit qui sans raconter ne s’éloignent jamais beaucoup du récit. Et d’abord simplement parce qu’elles l’ont choisi comme objet de lecture ou d’analyse.

La naissance de la tragédie fait évidemment partie de ces textes qui, théorisant, ne cessent de raconter. Le titre du livre le dit, bien sûr. Et sans ambiguïté. Mais la lecture le confirme à loisir. Nietzsche n’en finit pas de raconter. Le livre est une genèse, qui mêle dans son procès les légendes, les hypothèses historiques, les propositions théoriques, sans jamais perdre un fil plus ou moins narratif. Le livre raconte comment le théâtre a pris le relais du dithyrambe, comment Euripide a perverti Eschyle, comment Socrate a prêté main forte à Euripide, comment la prétention scientifique est venue prendre la place de l’art, comment le choeur a été peu à peu supplanté, comment la musique a déserté la tragédie, comment Wagner a sauvé l’esprit mythique tragique.

La tragédie elle-même raconte évidemment une histoire, et l’on peut penser qu’est énoncé dans ce constat le principe du discours théorique de Nietzsche, narratif et théorique à la fois. Nietzsche, pour le dire autrement, ne raconte pas parce qu’il doit faire un travail de genèse ou de philologie (la philologie, l’étymologie racontent toujours) mais parce qu’on ne peut parler d’un objet narratif sans narrer soi-même. Dit encore autrement : Nietzsche ne raconte pas parce que la théorie le réclame (parce qu’un peu de récit serait toujours une nécessité, ou seulement un agrément apprécié) ; mais parce que le récit impose le récit. Ou plutôt, s’il narre et spécule à la fois, c’est parce qu’il se conforme à son objet. Tel est le relief dont je parlais pour commencer.

L’homme théorique d’ailleurs, celui-là même dont Nietzsche relate l’origine et la faute (au chapitre 15 de La naissance de la tragédie), l’homme théorique procède du récit. Il en procède comme l’art procède la mémoire — dont il contrecarre les effets pervers. Il ne devient théorique d’ailleurs qu’en reniant ce qu’il croit relayer. Et Nietzsche raconte comment avec Socrate advient un type d’homme absolument nouveau : l’homme théorique. L’homme tragique aspire à la tragédie, le pessimisme est son mode. L’homme théorique croit en la science, l’optimisme est sa maladie consubstantielle. L’artiste, « chaque fois que se dévoile la vérité, ne peut jamais que rester suspendu, le regard extasié, à ce qui demeure encore dévoilé après le dévoilement » ; l’homme théorique, lui, « a pour seule déesse la vérité nue et rien d’autre[11] ». Encore cette métamorphose passe-t-elle nécessairement par des chemins narratifs.

Les Mythologiques de Lévi-Strauss seraient, de cette hypothèse, un exemple également probant. Qu’est-ce en effet que la pensée sauvage, sinon une pensée pétrie de narratif, mais que le narratif en tant que tel n’informe pas (« n’informe pas », puisque ce n’est pas dans tel récit, mais dans la mise en relation de tous les récits que gît la pensée, la possibilité du moins de la reconstituer) ? C’est dans cette mise entre parenthèses du récit, dans sa non prise en compte pourrait-on dire, que s’aperçoit, comme dans l’oubli que savent procurer les filles de Mémoire, le lien indissociable qui unit le structuralisme des Mythologiques et de La pensée sauvage, mais aussi bien celui de La morphologie du conte de Propp, au narratif lui-même. Seul le récit permet que le discours, qui en procède, s’en affranchisse.

Il est rare d’ailleurs que pour dire d’elle ce qui vaut, ce qui prévaut, ce qui importe, pour pouvoir peut-être même tenir à partir d’elle un propos plus général, plus ambitieux, plus universel, les théoriciens d’une discipline, ou d’une forme, ne procèdent pas, comme Nietzsche à la reconstitution de La naissance de la tragédie, à l’esquisse d’un récit de genèse.

L’exemple parfait serait ici le très beau livre de Marthe Robert, Roman des origines et origines du roman, dont le titre dit, à lui seul, tout mon propos. La thèse du livre, on s’en souvient, est un récit. Ou plutôt, c’est le récit (le fameux roman familial) comme principe de vie et de création esthétique. Je note, vigoureusement, que ce récit ne raconte nullement l’origine du roman, mais qu’il est donné comme cette origine même. C’est l’un des cas, exemplaire à mes yeux, où aucun propos théorique ou critique qui vaille quelque chose ne peut être tenu sans que soit racontée d’abord une histoire.

Il n’est évidemment pas question de vouloir comparer les démarches, encore moins les propos, de Nietzsche et de Marthe Robert ; mais il n’est pas douteux à mes yeux que ce trait les unit : pour l’une et l’autre, un récit (à reconstituer, à exhumer, à découvrir) est le premier élément de la théorie. Il n’est pas exactement la condition de la théorie, mais cette théorie déjà à l’oeuvre[12].

De cette conjonction intrinsèque du spéculatif et du narratif, l’oeuvre de Foucault serait sans doute l’exemple le plus parfait. Naissance de la clinique, Histoire de la folie, Archéologie du savoir, les titres seuls le diraient : la démarche est narrative, sans qu’il s’agisse pourtant de marcher sur les brisées des historiens. L’enjeu de l’entreprise, comme chez Nietzsche dont Foucault est un lecteur si attentif et si fervent, est la promotion d’une valeur nouvelle, dont l’objet choisi n’est que le support. Au fond, ces livres de la première période de Foucault varient à l’envi, sous des espèces diverses les thèmes de la parole autre et subversive, déstabilisante, alternative. Une histoire nous est à chaque fois contée, dont la morale est toujours la même ou presque : une voix surgit, ou une silhouette, qui vient border ou doubler, menacer et révéler le discours ordinaire et commun.

Nietzsche avait bien vu d’ailleurs — que n’avait-il bien vu ? — que la promotion de la conscience contre l’instinct, de la science contre l’art ne saurait signifier l’abandon du récit. Au contraire. Dans une page étonnante de La naissance de la tragédie, il donne sa version du mythe qu’Hésiode n’a pas écrit et auquel j’ai fait dire que les enfants du récit, sans raconter, restent dans les mailles du récit, comme les filles de mémoire tissant infiniment et merveilleusement l’oubli.

Il note d’abord que le dialogue platonicien, 

né de toutes les formes et de tous les styles existants, tient le milieu et reste suspendu entre le récit, le lyrisme et le drame, entre la prose et la poésie, et, de cette manière, enfreint la rigueur de la vieille loi prescrivant l’unité de forme et de langage. 

Il ajoute bientôt que Platon

a donné à la postérité le modèle d’une forme nouvelle, le roman, qu’on peut caractériser comme une amplification à l’infini de la fable d’Ésope et où la poésie occupe, par rapport à la philosophie dialectique, un rang analogue à celui que des siècles durant, la philosophie devait occuper par rapport à la théologie, le rôle d’ancilla[13].

Socrate lui-même, non pas malgré sa rage de raison et d’intelligibilité, mais à cause d’elle est l’homme du mythe par excellence.

L’image de Socrate mourant, de l’homme qui s’est affranchi par savoir et raisons de la crainte de la mort, est le blason qui surmonte la porte de la science, pour rappeler à chacun que sa destination est de rendre l’existence intelligible et, par là même, de la justifier — étant entendu que si les raisons n’y suffisent pas, on devra finir par recourir aussi au mythe qu’à l’instant j’ai désigné comme la conséquence nécessaire, ou même la visée, de la science[14].

Le malentendu comme schème de pensée

Il faudrait ici tenter de recenser toutes les formes, parfois inattendues, que peut prendre dans les ouvrages de théorie ou de philosophie ce lien, intrinsèque même s’il est secret, qui les relie au récit. Il y a là le projet d’un livre immense, dont il n’existe guère d’esquisse, que je sache, et qu’il me vient périodiquement l’envie d’écrire.

Il me semble en effet que le modèle de l’oracle, du malentendu qui l’accompagne toujours, et de sa dissipation tragique — modèle rarement revendiqué, et peut-être même souvent inaperçu des théoriciens eux-mêmes — informe nombre d’ouvrages qui prétendent justement redresser l’erreur (fatale, bien sûr) où sont demeurés les malheureux qui ont pensé ou écrit avant eux. J’en donnerai deux ou trois exemples qui concernent plus précisément la théorie littéraire, mais je tiens qu’il en va de même à chaque fois qu’une théorie, fût-elle philosophique, entreprend de s’asseoir sur une précédente qu’elle entend donc d’abord ruiner.

Fontenelle explique dans son Histoire des oracles qu’au début de l’ère chrétienne, la fortune du platonisme est née de l’imputation erronée qu’on fit à la philosophie de Platon d’avoir annoncé prophétiquement le christianisme. Je crois que Fontenelle décrit dans ce fonctionnement aussi remarquable qu’incontestable la logique de tout travail de pensée s’inscrivant dans une histoire — et quel est le travail théorique qui peut prétendre s’abstraire d’une histoire ?

Ce processus pourrait être décrit dans son essence à partir d’un texte théorique de Gérard Genette exemplaire à bien des égards : Introduction à l’architexte. Il est remarquable en effet que Genette, loin de suivre une voie historique — et donc narrative — essaie tant bien que mal de légitimer, au nom d’une vérité reconstituable et enfin prononçable, une sorte de transhistoricisme ou d’anhistoricisme.

Je prétends pourtant que le principe de sa pensée est ici narratif. Et qu’il fonctionne selon le schème antique de l’oracle. L’oracle de l’Introduction à l’architexte serait Aristote, et plus précisément la Poétique d’Aristote. Ceux qui se sont tragiquement mépris, attribuant, comme les chrétiens à Platon le mythe la sainte Trinité, sont les commentateurs de toutes sortes, de toutes époques et de toutes obédiences qui, de l’abbé Batteux à Hélène Cixous en passant par Joyce, Northop Frye et Mikhaïl Bakhtine, ont cru pouvoir lire dans ce traité l’origine de la tripartition « lyrique, dramatique, épique ». Certaines des formules (très heureuses) que Genette a pour le dire auraient pu être signées par le Fontenelle de l’Histoire des oracles : « On ne renonce pas facilement à projeter sur le texte fondateur de la poétique classique une articulation de la poétique “moderne” […] non peut-être sans conséquences théoriques fâcheuses[15]. » Ou encore : « Les poétiques modernes (préromantiques, romantiques et postromantiques) projettent aveuglément sur Aristote, ou Platon, leurs propres contributions, et “enfouissent” ainsi leur propre différence[16] ».

Rien ne manque à ce poème dramatique qu’est l’Introduction à l’architexte, dont la fin sans doute eût été tragique sans l’intervention de Tirésias (c’est Genette lui-même bien sûr) : ni la méprise (l’attribution fallacieuse), ni l’aveuglement (la perpétuation de l’erreur), ni la reconnaissance (l’Introduction à l’architexte).

Les choses sans doute ne sont pas toujours aussi manifestes, aussi indiscutablement mythiques. Mais le schéma du dessillement (de la reconnaissance) n’est jamais très loin dès lors qu’on avance sur un sujet déjà largement balisé une thèse un tant soit peu risquée.

Je crois par exemple qu’on trouverait dans La parole muette — essai sur les contradictions de la littérature de Rancière des indices allant dans le même sens. Dans ce texte où le schème oraculaire fonctionne à plein, Rancière, loin de se poser en herméneute, comme Genette, entend, lui, défendre la thèse de l’équivocité, voire de l’ambiguïté. Cette attitude n’est pas sans rappeler certains passages de La naissance de la tragédie. C’est pourquoi je veux en restituer la logique.

Le malentendu ne porte pas cette fois sur la Poétique d’Aristote, mais sur quelques textes de l’Athaeneum auxquels Rancière fait jouer un rôle oraculaire : il s’agit plus précisément de la promotion par les romantiques du fragment.

Le perpétuel renvoi de la subjectivité créatrice au fragment où elle se présente sans s’épuiser préfigure et forme un monde-esprit à venir où la différence même de l’artiste et de l’oeuvre d’art doit s’abolir[17].

Mais au lieu que Genette posait comme un principe si évident qu’il n’avait pas besoin d’être explicité que la Poétique (l’oracle) avait un sens, et un seul, Rancière tient, lui, que le propre de ces textes théorisés par Schlegel et ses amis est de tenir rassemblés des éléments sinon incompatibles du moins fortement tendus. La faute consiste alors non à prendre une chose pour une autre (comme le fit Crésus, qui par cette méprise perdit son royaume), mais à choisir une chose quand les deux importent à la fois — et importent également.

Le fragment en effet, dans la lecture très serrée qu’en propose Rancière, embrasse étroitement (il faudrait sans doute dire : indissociablement) deux principes en tension mais non exclusifs : celui d’une identité, « d’une différence spécifique, inscrite dans la vie objective du langage et de l’esprit ; et celui d’une indifférence absolue de la forme de réalisation de la volonté artistique ».

L’ennemi de Rancière ici est nommé sans ambiguïté, c’est Blanchot, à qui il attribue la prétention de justifier par le fragment le désoeuvrement de la littérature :

Le fragment a souvent été pensé comme la marque d’un statut d’inachèvement et de détotalisation propre à l’oeuvre moderne. En l’assimilant au thème « blanchotien » de l’oeuvre « désoeuvrée », on fait basculer la « littérature » du côté d’une expérience des limites. Mais cette vision est sans doute trop pathétique. Un fragment n’est pas une ruine. C’est bien plutôt un germe[18].

Ou encore :

Le fragment est la résolution des contradictions de la nouvelle totalité. Et si la littérature en sort, c’est par la scission de ce qu’il prétendait rassembler[19].

On l’a compris, la littérature est au fragment ce que la philosophie est au mythe tragique, et pour les mêmes raisons, ou quasi. Blanchot et ses amis ont disjoint ce qui ne devait pas l’être, comme Socrate qui embrassant Apollon répudia Dionysos. Blanchot est un nouveau Socrate. Tous deux ont péché par dissociation de l’indissociable.

Ceux qui ont lu La parole muette savent bien que j’exagère ; ou plutôt que je grossis le trait. Le livre de Rancière ne raconte rien, je crois même que Rancière lui-même récuserait le schéma narratif que je propose pour le lire. Je crois pourtant profondément que telle est sa logique. Et je n’attache guère d’importance à son invisibilité : je me souviens que Calliope est fille de mémoire, et que c’est en dépit des apparences. Je crois même qu’on aurait du mal à comprendre la portée historique et théorique réelle du texte de Rancière sans la restitution de ce contexte mythique — je veux dire vrai.

Le schème oraculaire informe bien d’autres oeuvres théoriques ; chacun en trouvera des exemples dans sa propre bibliothèque, intérieure ou non. Je ne sais si je suis le premier à dire que le schéma de Sein und Zeit est profondément narratif. Je le soutiendrais pourtant volontiers. Dans Le pays où l’on n’arrive jamais, un roman d’André Dhôtel qui a enchanté mon enfance, on suit la quête d’un personnage parti à la recherche d’un lieu dont il a oublié et le nom et l’emplacement ; un lieu dont il connaît les qualités (je n’ose dire les attributs) mais dont l’existence, purement mentale, résulte du seul assemblage de ces qualités. À la recherche du temps perdu, c’est l’évidence même, fonctionne sur ce schéma.

L’Être de même — oui, de même — a été oublié. Telle est l’histoire qu’on nous raconte. Il s’agit de le retrouver, d’aller le rechercher là où il est resté. L’affaire est une fois encore une histoire d’interprétation. Et Socrate est peut-être coupable de cet oubli-là aussi. Ce schéma ne donne pas seulement la forme d’un livre, ou d’une oeuvre ; il conduit aussi, comme nécessairement, à récrire une histoire de la philosophie. Et l’on sait que Heidegger en effet s’y emploie, au risque de tous les malentendus.

Il en va toujours ainsi, je le postule du moins, même si tous les philosophes ne partent pas comme lui à la recherche d’un objet oublié, ou perdu — ou ignorent qu’ils le font. Le récit qu’ils côtoient, ou qu’ils produisent, ou qu’ils redoutent, ou qu’ils élisent, ou qu’ils concèdent, ou qu’ils dépassent, ou qu’ils supposent, ou qu’ils esquissent, ou qu’ils embrassent, ou qu’ils subliment, ou qu’ils transfigurent, ou qu’ils transposent, ou qu’ils rapportent, ce récit n’est pas un parasite, il n’est le serviteur de rien ni de personne, il est la pâte même de leur oeuvre, il est ce qui du plus ancien subsiste, il est de la démarche de pensée le tour le plus ancestral, le plus mythique, j’allais dire le plus authentique. La pensée n’est jamais si proche d’elle-même que lorsqu’elle narre.

Du statut de l’imagination dans la pensée théorique

J’irais même jusqu’à dire que certains concepts de la philosophie, et même de la philosophie classique, sont redevables, dans leur élaboration même, au récit de la brisure qu’opérèrent ceux qui crurent bon de l’abjurer. Redevables en un sens très indirect, dans une souvenance très lointaine de ce partage antique et peut-être mythique — il le faut bien : comment se consoler de l’abandon du récit, si ce n’est par un récit ?

L’un de mes derniers exemples sera donc celui d’un objet auquel la philosophie a toujours peiné à faire une place nette : l’imagination. Pour montrer que la pensée de l’imagination n’est jamais si loin que cela du récit, je partirai du premier chapitre du Discours de la méthode, chapitre narratif de bout en bout et faisant d’ailleurs sur ce principe de la relation narrative un point précieux. Descartes fait cohabiter dans ce chapitre, non sans d’extrêmes tensions selon moi, deux types de narrations (ce qu’il appelle des « fables »). Aucun des deux ne surprend, bien sûr. Mais leur conjonction étonne. Voici comment est présentée le premier type :

Mais, ne proposant cet écrit que comme une histoire, ou, si vous l’aimez mieux, que comme une fable, en laquelle parmi quelques exemples qu’on peut imiter, on en trouvera peut-être aussi plusieurs autres qu’on aura raison de ne pas suivre, j’espère qu’il sera utile à quelques-uns, sans être nuisible à personne, et que tous me sauront gré de ma franchise[20].

On pense, non loin de là, à La Fontaine, et un peu plus loin à Ésope — on pense à Socrate, et à Platon donc, dont Nietzsche disait qu’il avait promu la forme romanesque, amplification de la fable d’Ésope. Cette fable-là n’est pas répréhensible, elle est même revendiquée ; la philosophie devra lui faire une place qui ne l’exclue pas dans son principe. Si la chose est difficile c’est qu’il existe d’autres fables auxquelles il est bien entendu que la pensée ne doit rien sacrifier :

Outre que les fables font imaginer plusieurs événements comme possibles qui ne le sont point ; et que même les histoires les plus fidèles, si elles ne changent ni n’augmentent la valeur des choses, pour les rendre plus dignes d’être lues, au moins en omettent-elles toujours les plus basses et moins illustres circonstances : d’où vient que le reste ne paraît pas tel qu’il est, et que ceux qui règlent leurs moeurs par les exemples qu’ils en tirent, sont sujets à tomber dans les extravagances des Paladins de nos romans, et à concevoir des desseins qui passent leurs forces[21].

La charge est évidemment plus attendue. Mais quelle est cette homonymie ? Ces deux fables relèvent-elles de deux instances distinctes ? Ou à distinguer ? Qu’est-ce donc que l’imagination, si elle est une ? Peut-elle être à la fois recommandable et condamnable ?

(On se souvient de l’équation — que j’invente mais à laquelle je tiens : « Seul le récit permet de s’affranchir du récit ».)

J’irai vite pour retracer ce bref mais décisif épisode de l’histoire de la philosophie. La seconde acception du mot « fable » est à l’époque de Descartes reçue depuis longtemps : elle peut se réclamer d’Augustin, au moins (et manque d’ailleurs rarement de le faire), Pascal lui a donné si l’on ose dire ses lettres d’infamie (c’est une « puissance trompeuse ») ; Spinoza, plus subtil, distingue quant à lui entre une imagination active et une imagination passive :

Je dis que nous agissons quand il se fait en nous ou hors de nous quelque chose dont nous sommes cause adéquate, c’est-à-dire quand de notre nature il suit, en nous ou hors de nous, quelque chose qui peut se comprendre clairement et distinctement par elle seule. Et je dis au contraire que nous pâtissons quand il se fait en nous quelque chose, ou quand de notre nature il suit quelque chose dont ne sommes que cause partielle[22].

Il faut supposer à cette distinction, que reprendront les romantiques anglais (Coleridge notamment), une origine narrative. Socrate avait décrété importune, indésirable absolument dans la cité, toute personne susceptible de produire des objets inexistants (par exemple « des fables » nous faisant « imaginer plusieurs événements possibles qui ne le sont pas »). Il faut donc remonter à cette histoire-là, celle-là même que raconte Nietzsche, pour trouver l’origine de cette distinction conceptuelle — évidemment récusée par le mythe tragique, qui est un composé de poésie, de musique et de pensée.

Je note rapidement, et en manière de provocation, que pour un Malebranche, la philosophie elle-même, l’exercice de la philosophie — celle du commentaire bien sûr, mais celle de l’étude aussi bien, celle aussi d’ailleurs des « inventeurs de système » — relève de l’imagination et est à ce titre suspecte sinon condamnable.

Cela est vrai des commentateurs (une pierre dans notre jardin à tous…) :

Je ne crois pas que l’on puisse douter […] que la lecture indiscrète des auteurs ne préoccupe souvent l’esprit. Or aussitôt qu’un esprit est préoccupé, il n’a plus tout à fait ce qu’on appelle le sens commun. Il ne peut plus juger sainement de tout ce qui a quelque rapport au sujet de la préoccupation ; il en infecte tout ce qu’il pense[23].

Mais cela est vrai aussi des inventeurs de système :

Il n’y a rien de plus rare que de trouver des personnes capables de faire de nouveaux systèmes : cependant il n’est pas fort rare de trouver des gens, qui s’en soient formé quelqu’un à leur fantaisie. On ne voit que fort peu de ceux qui étudient beaucoup, raisonner selon les notions communes : il y a toujours quelque irrégularité dans leurs idées[24].

C’est vrai de façon générale de tous les gens que l’étude occupe et retient :

On peut dire que leurs préjugés font dans leur esprit ce que les ministres des princes font à l’égard de leurs maîtres. Car de même que ces personnes ne permettent qu’autant qu’ils peuvent qu’à ceux qui sont dans leurs intérêts, ou qui ne peuvent les déposséder de leur faveur, de parler à leur maître, ainsi les préjugés de ceux-ci ne permettent pas que leur esprit regarde fixement les idées des objets toutes pures et sans mélange. Mais ils les déguisent, ils les couvrent de leurs livrées ; et ils les lui présentent ainsi toutes masquées ; de sorte qu’il est très difficile qu’il se détrompe, et reconnaisse ses erreurs[25].

C’est peut-être chez Malebranche qu’on trouverait l’idée limite de mon propos et que j’énonce abruptement : l’imagination passive est du corps ; l’imagination active est de l’esprit. À quoi il faudrait ajouter, pour que le paradoxe soit à son comble : le récit est du corps, la pensée est de l’esprit. Nietzsche n’est pas loin de dire cela. Le péché de la philosophie, s’il est vrai qu’elle est socratique, c’est moins d’avoir répudié le mythe que d’avoir méprisé le corps. Et il n’est pas impossible que ce soit la même chose. Malebranche en tout cas ne m’interdit pas de le penser. C’est la pensée qui est la frontière du récit, à chaque fois qu’elle croit pouvoir s’en affranchir.

Maintenant, le concept des concepts, celui qu’il faudrait mettre en relation avec le mythe, c’est-à-dire avec une histoire, c’est-à-dire avec une temporalité, c’est celui de cause, précisément. Il n’est pas si difficile d’imaginer que tous ces textes que j’ai cités et qui parlent en effet de naissance, d’archéologie, d’histoire, de généalogie, de genèse, d’origine seraient à lire aussi dans cette perspective. Nietzsche met précisément en rapport l’aversion de Socrate pour la tragédie, pour le mythe en général, avec son système causal déconcertant. La logique socratique, celle de la conscience et de la vérité nue, a isolé pour toujours le principe de la causalité, et en a fait la pierre angulaire de tout système spéculatif. Il serait absurde de penser que la rupture des enfants du récit avec qui les ont engendrés et continuent, de loin, à veiller sur eux, tient uniquement à ce différend quant à la causalité ; mais il ne me paraît pas sérieusement contestable que cet élément soit déterminant malgré tout. Le récit n’est-il pas précisément, ce qui brouille non les causes, mais le système même de la cause et de l’effet ? Comment démêler, dans le mythe d’Oedipe, dans celui d’Antigone, ou dans celui d’Électre l’écheveau de la raison des effets, comme disait Pascal ? Le récit n’existe-t-il pas, précisément, pour dire l’impossibilité d’une imputation certaine, claire et distincte ? Il ne fait pas de doute, pour Nietzsche en tout cas, qu’il y a là l’une des raisons essentielles de la condamnation du mythe par Socrate, dans lequel il voyait

quelque chose de parfaitement irrationnel, un compromis de causes paraissant sans effets et d’effets qui paraissent sans causes, le tout si bariolé et divers que s’il s’agit, pour des âmes impressionnables et sensibles, d’un redoutable détonateur, cela ne peut qu’inspirer de l’aversion à tout esprit sensé. 

Tel est donc le péché mortel :

La croyance inébranlable que la pensée, en suivant le fil conducteur de la causalité, peut atteindre aux abîmes les plus lointains de l’être et qu’elle est à même non seulement de connaître l’être, mais encore de le corriger[26].

La leçon de Ricoeur, dans Temps et récit, est inoubliable. Pas seulement parce que l’histoire comme discipline y est définitivement donnée comme narrative elle-même — quoi qu’elle dise, pense et fasse. Mais aussi — mais surtout — parce que précisément, « la temporalité ne se laisse pas dire dans le discours direct d’une phénoménologie mais requiert la médiation du discours indirect de la narration[27] ». Mon intuition est que cette proposition audacieuse vaudrait également — également — pour d’autres concepts que celui de temporalité. Ce rappel conclusif de Ricoeur, paradoxalement nietzschéen, est une invite à la vigilance : toute tentative, fût-elle intelligente, fût-elle brillante, fût-elle peut-être même convaincante est vouée à l’échec si elle procède par dissociation, discernement — par distinguo. De la « pâte narrative » dont parle si justement Ricoeur, nul concept ne peut, nul concept ne doit être séparé, extrait, déduit. Nul ne doit être abstrait.