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Le temps n’est pas loin où l’on comprendra que toute littérature qui se refuse à marcher fraternellement entre la science et la philosophie est une littérature homicide et suicidaire.

Charles Baudelaire

Dans le roman qu’il a publié à partir de la vie de Giordano Bruno[1], Serge Filippini propose une rencontre improbable, mais plausible historiquement, entre l’auteur du Banquet des cendres et Michel de Montaigne. Ces deux figures représentatives de la Renaissance — l’écrivain humaniste et le penseur qui a un pied dans le Moyen Âge et un autre dans la modernité scientifique — vont engager une amicale lutte intellectuelle qui a pour sujet l’écriture. Bruno ne comprend pas qu’on puisse se choisir «soi-même» pour objet d’un livre, ce que Montaigne affirme avoir fait pour le premier volume des Essais qui vient de paraître. Pour le Napolitain, on écrit un livre dans le but d’enseigner ce qu’est le monde à ceux qui l’ignorent en soutenant une doctrine et en offrant une démonstration convaincante. L’ironie tient à ce que l’essayiste, qui se refuse aux règles, exprimant un sujet libre où un «je» énonciateur assume sa subjectivité, apparaît ici comme un esprit beaucoup plus scientifique que le défenseur acharné des hypothèses de Copernic. Montaigne défend des thèses empiriques, fustige Paracelse aussi bien que l’astrologie et accuse Bruno d’accorder trop de liberté à son imagination, affirmant que la «nature est plus simple et moins rêveuse que nous; en quoi elle n’a pas tort[2]». Puis il ajoute: «il y a du fanatique en vous[3]», adoptant une attitude plus mesurée — davantage «scientifique», dans une perspective moderne.

Évidemment, à une époque où Galilée n’a même pas encore obtenu son poste de professeur de mathématiques à Pise, les frontières séparant sciences et parasciences sont fort poreuses et on ne peut juger des règles du jeu à l’aune de nos propres connaissances. Toujours est-il que cette scène demeure crédible dans le roman de Filippini, et cette crédibilité pourrait sans doute s’expliquer par l’affirmation d’Hugo Friedrich concernant les textes de Montaigne: «L’essai n’est pas une catégorie littéraire, c’est une méthode[4].» La liberté du genre n’empêche pas en effet la constitution d’une méthode, la présence pourrait-on même dire d’un doute méthodique.

Dans cette perspective, quelle démarche, quel mode d’énonciation le sujet libre qu’est l’essayiste peut-il invoquer pour aborder les sciences? Et comment approcher ces disciplines dont on pourrait croire a priori qu’elles admettent mal l’expression de la subjectivité — et admettent mal également un style littéraire, que les positivistes trouvaient si détestable chez un Buffon par exemple? Il est souvent difficile (sinon inutile) de déterminer de manière catégorique les frontières génériques d’un texte. Toutefois, précisons d’emblée qu’il ne s’agira pas de traiter ici, à proprement parler, de vulgarisation scientifique, genre dans lequel le sujet cherche justement à s’effacer pour que l’intérêt du lecteur puisse entièrement se porter sur la compréhension d’une théorie souvent fort abstraite — avec le risque fréquent d’utiliser la comparaison métaphorique pour expliquer ce concept, au point de le dénaturer. La complexité de plus en plus grande des disciplines scientifiques (et de leurs diverses sous-catégories) tend à promouvoir une langue souvent fort codée, sèche, ce qui n’était pas le cas à l’époque de Bruno ou de Galilée. Rappelons que, pour plusieurs, celui-ci reste encore aujourd’hui un des plus extraordinaires prosateurs italiens[5]. Cette volonté d’écrire la science se fait également sentir par l’importance accordée à l’époque aux dialogues:

N’est-il pas hautement significatif que l’écrit fondateur de la physique au sens moderne, celui qui inaugure véritablement la science telle que nous la connaissons, s’intitule Dialogues (sur les deux grands systèmes du monde)? L’utilisation de la langue commune et le recours à la forme la plus achevée de la rhétorique (depuis Platon) font ici le génie de Galilée, non moins que, et inséparablement de, l’importance et la nouveauté de ses idées[6].

Cependant, on ne saurait négliger aujourd’hui encore l’extraordinaire fécondité de certains ouvrages de scientifiques, d’abord anglo-saxons, qui n’ont pas hésité à s’investir dans leurs propos: on pense par exemple à Martin Gardner, à Stephen Jay Gould, à Carl Sagan, parmi les noms les plus connus. L’objectif de cet article vise justement à examiner deux ouvrages rédigés par des écrivains — je choisis ce vocable à dessein — au cours des dernières années et dont la perspective me paraît d’abord essayistique: il s’agit moins — c’est l’hypothèse que j’adopterai ici — de s’immerger dans une discipline scientifique pour en parler que de se situer par rapport à elle, effectuant un aller-retour de soi aux sciences, de sa propre subjectivité aux objets des disciplines et aux concepts. Le premier sur lequel je m’arrêterai, Aux contraires[7], est rédigé par un physicien, Jean-Marc Lévy-Leblond, qui a beaucoup écrit sur la place des sciences dans la société et sur leurs rapports à la culture; on doit le second, La passion du réel[8], à Laurent-Michel Vacher, philosophe qui, depuis plusieurs années et dans plusieurs ouvrages, montre un grand intérêt pour de multiples disciplines scientifiques, en plus d’être un grand lecteur de la philosophie pragmatique.

L’intérêt d’étudier ces deux ouvrages parallèlement tient à l’importante différence de leurs perspectives, au départ, et en même temps au fait que leurs propos, malgré tout, reposent en bonne partie sur une réflexion sur la langue. «Car c’est bien la langue qui forme et transporte les “notions communes” dont Merleau-Ponty nous suggère de demander la critique à la science[9].» Il s’agit d’un «plaidoyer pour la pensée dans la science[10]», écrit Lévy-Leblond, formule que Vacher pourrait reprendre à son compte, partant du principe, selon lui, qu’il y a bien plus de pensée dans la science que les philosophes contemporains veulent généralement l’admettre — et bien plus que dans la philosophie elle-même, aujourd’hui. Il aurait pu tout aussi bien formuler cette interrogation de Lévy-Leblond: «S’impose aujourd’hui la question de savoir à quoi peut servir la science pour la pensée comme telle[11]?» Dans les deux cas, on constate une passion pour les sciences que l’écriture ne cesse de transmettre, dans une structure argumentative et énonciative qui elle-même rend compte métatextuellement d’une véritable poétique de l’essai.

Le paratexte donne déjà des indications intéressantes sur le contenu d’Aux contraires. À la fin de l’ouvrage, Éric Vigne présente la collection «NRF Essais» en insistant sur ses objectifs:

NRF Essais est le pari ambitieux d’aider à la défense et restauration d’un genre: l’essai. L’essai est exercice de pensée, quels que soient les domaines du savoir: il est mise à distance des certitudes reçues sans discernement, mise en perspective des objets faussement familiers, mise en relation des modes de pensée d’ailleurs et d’ici[12].

Comme si Lévy-Leblond voulait appuyer cette volonté éditoriale, le sous-titre de son livre reprend presque telle quelle une expression de cette présentation: Aux contraires. L’exercice de la pensée et la pratique de la science. Cet «exercice de la pensée» pourrait passer pour un oxymore, associé à une «pratique» de la science. Mais cet antagonisme apparent entre pensée et pratique apparaît plutôt ironique sous le titre Aux contraires, qui vise justement à rapprocher des concepts scientifiques traditionnellement opposés, au nombre de douze, constituant autant de chapitres présentés dans la table des matières: vrai / faux, droit / courbe, continu / discontinu, absolu / relatif, constant / variable, certain / incertain, fini / infini, global / local, élémentaire / composé, déterminé / aléatoire, formel / intuitif, réel / fictif. Tous permettent d’aborder aussi bien la relativité, le monde quantique que l’électrodynamique ou l’astrophysique. Ces mots antinomiques, sur lesquels reposent chaque chapitre — mots communs mais dont la définition en science a des incidences particulières —, montrent bien à quel point ce livre qui porte sur les sciences physiques s’appuie d’abord sur la langue. D’autant plus qu’un mode d’emploi, signalé au début du livre, indique que «certains termes ou modes d’expression courants, mais mis en cause ou révoqués en doute dans le texte, sont encadrés par des “guillemets critiques”: ¿…?[13]». Voilà annoncés d’entrée de jeu un scepticisme nécessaire devant certaines ambiguïtés langagières et l’exigence d’utiliser les mots à bon escient. Car «certes, de nombreux mots sont nécessaires là où une équation semble suffire, et la phrase n’aura jamais l’unicité ni l’efficacité de la formule. Mais cette lenteur et cette ambiguïté sont précisément ce qui manque le plus aujourd’hui, et d’abord aux scientifiques eux-mêmes[14]».

Faut-il, à la lecture de cette dernière phrase, voir dans ce livre une critique de l’univers des physiciens et de leurs pratiques? Ou plutôt un décentrement de la voix énonciative, une mise à distance permettant d’aborder autrement les questions, en offrant ainsi aux lecteurs la possibilité de s’égarer. L’auteur le précise: «la flânerie intellectuelle est ici vivement encouragée[15].» Si un Kepler, à l’inverse d’un Bruno, pouvait affirmer de manière défensive en parlant de l’univers qu’il «n’est pas bon pour le voyageur de s’égarer dans cette infinité[16]», on affirmera a contrario que, pour le marcheur contemporain, flâner jusqu’à s’égarer dans l’univers immense de la physique donne l’occasion de constater à quel point ses ramifications touchent l’ensemble de ce qu’on nomme traditionnellement la culture et permet à la pensée une investigation extrêmement diversifiée, bien au-delà des limites du laboratoire.

À la tactique lénifiante de la vulgarisation habituelle, qui consiste à tenter d’adoucir les difficultés conceptuelles des avancées modernes, nous préférons une rhétorique plus provocante, qui mette délibérément en lumière les problèmes déjà rencontrés dans les acquis classiques, et que seule l’habitude, souvent, nous fait tenir pour résolus. Plutôt que de chercher à persuader le profane que la relativité ou la théorie quantique ne sont, après tout, pas si redoutables, ne vaut-il pas mieux montrer que la mécanique ou l’électromagnétisme traditionnels offrent déjà de sérieux et excitants défis à la pensée[17]?

Le marcheur qui espère des routes bien balisées risque en effet de regretter assez tôt d’avoir pris le départ et de rebrousser chemin. Non pas que ce livre multiplie les complications, mais il refuse d’être racoleur. On ne trouvera pas ici d’escargots en course avec des missiles ou d’autres comparaisons boiteuses pour expliquer en deux coups de cuiller à pot la théorie de la relativité et faire croire que c’est à la portée de tous sans trop de problèmes. La physique — comme n’importe quelle discipline intellectuelle — demande des efforts. Rien d’inutilement obscur, certes, mais pas non plus de simplifications outrancières. On pourra selon le point de vue trouver bien souvent le livre «difficile» ou, de manière plus intéressante, considérer que l’auteur ne prend pas ses lecteurs pour des imbéciles. La langue est ici d’une redoutable clarté, au point de montrer, sans fard, la complexité des questions soulevées et entraîne le lecteur dans les méandres de quelques (parfois plusieurs) hypothèses de réponses. Sans compter que le désir de vérification et de validation des sciences ne peut faire l’économie pour autant de paradoxes importants. Ainsi, par exemple, à propos du temps:

La dialectique entre circularité et linéarité du temps est en vérité irréductible. Car si nous voulons mesurer le passage du temps, c’est bien qu’il passe et s’écoule (linéarité); mais si nous pouvons le mesurer, c’est bien qu’il existe des phénomènes périodiques permettant de définir des unités de temps identiques (circularité). La mesure du changement demande un repère de permanence, et, à l’inverse, la vérification de la permanence ne peut se faire que par référence au changement[18].

Cette volonté de mise à distance, d’étrangeté, une mise à l’épreuve pour le lecteur d’une certaine manière, qui est aussi une façon de plonger autrement dans l’univers de la physique (par rapport aux attendus de la vulgarisation traditionnelle), consiste également à s’éloigner des idées reçues et des réflexes qui brouillent la pensée des physiciens eux-mêmes sur leur propre domaine d’expertise. Penser la science, penser la science à l’intérieur de la culture et la voir comme un ensemble de disciplines centrales et essentielles dans la culture a pour corollaire de ne pas en faire un discours d’autorité qui, dans le cadre d’une hiérarchie intellectuelle, aurait préséance sur d’autres modes de pensée: «s’il existe aujourd’hui des dizaines de types de tournevis, de scies, de rabots, peut-on sérieusement imaginer que la pensée, elle, puisse se contenter d’une aussi pauvre panoplie que celle empruntée aux seules sciences dites exactes[19]?» Cette citation, reproduite ainsi hors contexte, pourrait pousser certains chiens de garde de l’orthodoxie scientifique à y voir l’amorce d’une réflexion propre à la pensée relativiste postmoderne (du genre «tout se vaut»), si le livre n’invitait pas à y lire absolument l’inverse. Car l’esprit et la lettre de Aux contraires visent justement à s’attaquer aux généralités brumeuses et aux vacuités d’une pensée qui s’enferme dans les sophismes et les fausses évidences pour s’arrêter à la valeur et au sens des mots, puisque «la pression est telle aujourd’hui des charlatanismes intellectuels, la foison si grande des systèmes de prêt-à-penser, que la plus grande méfiance, la plus extrême prudence sont requises[20]».

Dans ce climat social où nombreux sont les groupes et les individus qui assènent leur vérité pour mieux asseoir leur autorité et leur pouvoir, profitant de la remise en question d’un certain nombre de valeurs considérées il y a quelques décennies à peine comme de toute éternité, la science, laisse entendre l’auteur, a sans doute intérêt à jouer selon d’autres règles: «Il s’agit dans le procès intellectuel de convoquer la science, non plus comme expert fournissant de confortables arguments d’autorité, mais comme contre-expert témoignant de la fragilité des conclusions, aussi raisonnables soient-elles[21].» Ainsi, qu’ils proviennent de l’intérieur ou de l’extérieur de la discipline, les mots, et surtout la manière dont on les utilise, demandent circonspection lorsqu’ils servent en science (et qu’ils servent la science), à commencer justement par le mot «vérité» qui, pour le commun des mortels, suffit très souvent à définir les disciplines en question:

Ce qui singularise la science dans le concert des modes de connaissance humains, est donc, à l’inverse des idées reçues, de renoncer à atteindre la vérité, ou plus exactement de faire de la vérité une notion purement relative, toujours subordonnée à celle de validité. Il n’est guère d’énoncé scientifique «vrai», aussi simple, direct, évident et ancien soit-il, qui ne se trouve un jour ébranlé et déstabilisé par sa mise en perspective[22].

Cette assertion se nourrit de multiples exemples et de développements nombreux, tout comme les réflexions par exemple concernant le «vide[23]», la théorie dite de la relativité («Le principe de relativité ne saurait se confondre avec un relativisme généralisé[24]»; «le terme de ¿relativité? [a] certainement joué un rôle considérable dans la diffusion de sérieux malentendus sur la portée de la théorie, en particulier dans son exploitation au profit d’un relativisme philosophique aussi banal qu’infondé[25]»), le substantif «origine[26]», l’expression «système isolé[27]» et surtout les errances entourant le fameux «principe d’incertitude» d’Heisenberg dans le domaine précis de la physique quantique dont l’auteur est un spécialiste. À ce propos, les «inégalités» qui deviennent des «incertitudes» ont donné lieu à des aberrations et Lévy-Leblond en offre un florilège. Par exemple: «Heisenberg nous montre que la nature abhorre par-dessus tout la précision et la certitude[28].» Cette déjà lointaine affirmation n’a cessé de se répercuter jusqu’à aujourd’hui et sert encore les fantasmes des apôtres du nouvel âge qui ânonnent que le réel n’existe pas.

En réalité, pour résumer un peu platement et prosaïquement des pages lumineuses sur la question — pages qui refusent de faire l’économie à la fois d’un arrière-plan historique et de réflexions philosophiques et ontologiques[29] —, on peut dire que comprendre la réalité quantique oblige à faire preuve d’imagination en changeant de cadre conceptuel, d’abord. Ainsi, il s’avère idiot de demander «Quel est le poids de vos rêves de cette nuit?», mais

Du fait qu’une question mal posée ne reçoive pas de réponse intelligible, vous ne pouvez conclure que notre compréhension est limitée! On dit en anglais, «when you ask a stupid question, you get a stupid answer». C’est bien ce qui arrive quand on oblige l’électron à avouer où il est exactement[30].

Ensuite, il faut chercher à trouver les mots appropriés pour éviter les ambiguïtés. Lévy-Leblond explique par exemple son choix d’utiliser le terme «implexité» pour remplacer «la “non-séparabilité” quantique […] terme trop négatif pour rendre pleinement justice à la radicale profondeur de cette notion[31]».

Mise en perspective, contextualisation, à l’intérieur d’un cadre historique ou épistémologique précis, mais aussi dans la langue elle-même, par laquelle le métalangage scientifique doit permettre la jonction avec le langage ordinaire, «car c’est bien la langue qui forme et transporte les “notions communes”[32]» par lesquelles les sciences s’inscrivent dans la culture (et, pourrait-on dire également, dans le discours social).

Ajoutons à cela que Aux contraires est un essai dont la poétique se révèle dans sa forme même. La flânerie évoquée à la fin du «chapitre zéro» («Avant/…») est un incitatif à lire dans le désordre, en commençant par la fin. Chaque chapitre s’amorce avec un court texte, fable ou anecdote, parfois sur un ton assez personnel. Ainsi, le chapitre 9, «Élémentaire / composé», débute de la manière suivante: «J’ai commencé très tôt à jouer au Meccano, initié par mon père qui avait réussi à préserver sa collection malgré les déménagements de la guerre[33].» Déplacement du général au particulier, du cadre des lois de la nature à celui de la subjectivité du narrateur, qui oblige le lecteur à combler l’espace séparant subjectivité et objectivité quand, l’anecdote complétée, le chapitre commence «pour vrai» par la phrase suivante: «Que la matière soit faite d’atomes, voilà sans doute l’une des plus simples et des plus profondes vérités de la science contemporaine[34].» On voit ici, ironiquement pourrait-on dire, comment le sujet libre amorce la réflexion sur l’élémentaire et le composé en refusant de s’exclure de ce monde d’atomes dont il s’apprête à nous parler. Pas de vulgarisation sans doute, mais une claire volonté pédagogique qui oblige souvent le lecteur à faire acte cognitif en effectuant lui-même les raccordements nécessaires à une complète compréhension du texte.

À cela s’ajoute, tout au long du livre, de nombreux passages dialogués qui forment des trouées (des éclaircies?) au milieu d’explications parfois arides pour l’amateur plus ou moins éclairé… Cette maïeutique a d’évidents effets pédagogiques et permet, sous un mode énonciatif différent, de reprendre des sujets déjà soulevés en les argumentant autrement. Ainsi, par exemple, dans le chapitre «Réel / fictif»:

Quand vous vous rasez (ou vous maquillez) le matin, c’est bien votre vrai visage que vous voyez dans la glace, non?
— Oui, bien sûr…
— Mais pourtant, vous n’êtes pas réellement derrière le miroir!
— Non, mais j’y vois bien mon image réelle.
— Le problème est que le vocabulaire de l’optique emploie justement dans ce cas le terme d’«image virtuelle»[35].

Et voilà comment, dans le cadre d’une réflexion fort respectable sur les phénomènes naturels et la réalité, un dialogue entraîne subrepticement le lecteur du côté d’Alice au pays des merveilles, ce qui lui permet de constater que le sérieux de la science non seulement n’empêche ni l’éblouissement ni le merveilleux, mais les provoque plutôt.

Face aux contradictions, aux oppositions manichéennes, l’auteur préfère invoquer la confusion de la nature[36] que le scientifique tente d’ordonner. Pour tâcher d’expliquer et d’interpréter la science, on doit savoir la dire, et montrer comment elle se dit. «C’est dans l’espace, à jamais entrouvert, qui sépare le calcul et la parole que trouve à se déployer la pensée, à travers la narration, la métaphore, l’imaginaire.» Pourrait-on proposer une plus belle définition de l’essai?

Lévy-Leblond vient, par formation et par intérêt, des sciences et si son livre peut se lire comme une illustration des complexités et des beautés de la physique, cela n’empêche pas, loin de là, la critique d’une certaine conception de la discipline et des sciences en général («Ne croyez-vous pas que c’est alors une responsabilité cruciale des scientifiques que d’expliciter leurs pratiques au moins autant que de vulgariser leurs théories? Et qu’ai-je tenté d’autre ici même[37]?»). Vacher, lui, vient de la philosophie, et sa défense des sciences, comme pensée essentielle, nécessaire, dans le monde contemporain, s’accompagne d’une critique radicale de la philosophie contemporaine — à tout le moins d’une très large partie de celle-ci.

L’avant-propos situe le texte dans une subjectivité assumée, l’auteur rappelant succinctement son parcours et réagissant après coup à certaines réactions passées, considérées comme a-scientifiques:

Ma réaction […], je la perçois aujourd’hui comme l’une des manifestations d’un véritable conditionnement littéraire et philosophique dont j’étais le produit, ainsi que de l’allergie profonde et viscérale à l’égard des rudiments mêmes de la science et de l’esprit scientifique qui allaient de soi dans le milieu culturel où je m’étais formé[38].

Cette mise au point ouvre la voie à deux discours qui s’entrelacent, à la fois critique de la philosophie contemporaine — mais le mot «contemporain» est peut-être trop circonscrit dans le temps compte tenu de l’ampleur de ce qui est remis en question… — et défense tous azimuts des principales disciplines scientifiques, de la physique à la psychologie, des mathématiques à la sociologie, en soulignant l’apport essentiel de certains de leurs développements les plus importants à la pensée, aujourd’hui.

Divisé en trente-quatre blocs numérotés, de longueurs variables formant, dans une certaine mesure, chacun un tout, écrit dans un style vif et une verve remarquable — ce qu’une personne objective ne pourrait qu’admettre, même sans entériner tous les arguments qu’on retrouve ici —, La passion du réel fait montre d’une clarté dont il faut noter la qualité pédagogique, malgré la complexité des notions parfois abordées (en particulier en mathématiques et en physique).

«Combat d’idées, écrit Marc Angenot, le pamphlet s’apparente à l’éloquence du barreau: c’est un “réquisitoire”, ou un “plaidoyer”. Les deux à la fois: procureur et avocat, le pamphlétaire attaque en se défendant[39].» Il ajoute cependant que «[l]e pamphlet à “l’état pur”, comme tout concept générique, ne se rencontre pas. Le plus souvent, la forme se combine avec des éléments de satire discursive et de simple polémique[40]». L’intérêt de ce texte tient justement, nous semble-t-il, au fait que cet exposé enthymématique[41] utilise plusieurs modes de discours et un vaste tableau de figures rhétoriques, accentuant sa dimension proprement littéraire.

Posons l’hypothèse que cette dimension littéraire se retrouve même dans certaines stratégies discursives ayant un caractère intertextuel (implicite? explicite?) rappelant Thomas Bernhardt. On le note dans la répétition de certains arguments assassins, et surtout dans ce que j’appellerais une sorte d’euphorie dans les figures de l’agression. La violence signifiée, et même sursignifiée, n’est pas exempte d’un humour sarcastique qui ne peut que réjouir le lecteur bien disposé. En voici quelques exemples:

Le verdict épistémologico-critique du constructivisme radical […] constitue le principal stigmate de la bêtise érudite, de la bassesse morale et de l’incurable prétention qui, malheureusement, caractérisent encore les trois quarts de la philosophie. Ne serait-ce pas aussi le signe qui trahit sa complicité, oblique et lointaine, avec les classes supérieures en général et en particulier avec les groupes sociaux de parasites et des dandys, des aristocrates et des clercs, des patrons et des esthètes […]?[42];

[l’école] du réalisme est sans cesse repoussée dans les ténèbres de la médiocrité par nos juges autoproclamés en matière de profondeur[43];

En ce sens, les philosophes seraient assez comparables à des parasites déplaisants: ils s’accrochent par prédilection à ce qui, dans les sciences, semble ne pas être clair, ne pas aller de soi, ou ne pas tourner bien rond[44];

Pendant que nos lamentables pitres philosophiques «produisaient des concepts» comme ceux de «différance» ou de «ritournelle», les mathématiciens avaient inventé des notions autrement fécondes […][45];

Le snobisme philosophique, parce qu’il n’a pire ennemi que la simplicité, ne peut évidemment que rechigner devant les règles, en somme très terre-à-terre, de la banale méthode rationnelle et empirique[46];

Le temps des bavardages de luxe, de l’obscurité cultivée, de l’hypercriticisme nihiliste, des métaphysiques supra-empiriques parfaitement invérifiables et contraires à toutes évidences, des théories invraisemblables, des modes philosophiques aussi éphémères que pseudo-littéraires, de l’ignorance et des spéculations gratuites s’achève[47].

À 350 ans d’écart, on croirait entendre dans ces critiques des échos d’une réplique de Salviati à Simplicio:

J’ai l’impression que vous non plus, vous ne […] comprenez pas; vous avez appris par coeur un texte, écrit par désir de contredire et de se montrer plus intelligent que l’adversaire, adressé à des gens qui, pour paraître intelligents eux aussi, applaudissent à ce qu’ils ne comprennent pas, et estiment d’autant plus quelqu’un qu’ils le comprennent moins: à moins que l’écrivain lui-même ne soit comme tant d’autres qui écrivent sans comprendre si bien qu’on ne comprend pas ce qu’ils écrivent[48].

Le parallèle avec Bernhardt peut même parfois se remarquer dans l’utilisation des italiques: «Ce qu’ils auraient dû affirmer bien plus audacieusement, c’est que toute cette engeance, qu’elle se prétende psychanalyste, sémiologue, sociologue ou philosophe, a fait régulièrement preuve d’une imposture généralisée […][49]

À partir de la dimension proprement littéraire de ce texte, on ne s’étonnera pas que la question de la langue soit au coeur du débat. Cette critique radicale du relativisme (et ratissant même au-delà de celui-ci) est peut-être d’abord, et certains des extraits cités plus haut vont dans ce sens, une critique de l’obscurantisme langagier, la manifestation d’une haine de la tournure alambiquée et du volontairement compliqué au détriment de la complexité, un parti pris clairement pédagogique (et l’adjectif doit s’entendre ici dans son sens le plus noble) d’ouvrir la connaissance au plus grand nombre grâce à la précision et à la limpidité de la langue, d’autant plus que les questions évoquées soulèvent d’importantes difficultés conceptuelles.

Entre la charge de la brigade légère (le réquisitoire) et la défense passionnée et lumineuse des sciences (le plaidoyer), l’importance accordée à la langue, métatextuellement pourrait-on dire, fonde la dimension essayistique de l’ouvrage. S’il est vrai que le terme «essai» recouvre en français toutes sortes d’utilisation du langage (pour autant que n’y dominent pas nettement la narration mâtinée de fiction ou l’expressivité lyrique), on peut quand même se risquer à avancer que l’essai littéraire laisse percer, ne serait-ce que de manière largement implicite, l’expression d’un «je» — et, d’une certaine manière, au risque et péril de celui-ci — et ne peut faire abstraction, là aussi parfois d’une manière implicite, d’une prise en charge de la langue, d’une volonté de réfléchir sur son pouvoir et sur la quête de sens qu’on peut exprimer par celle-ci. Dans cette perspective, La passion du réel apparaît bien comme un véritable essai littéraire, où deux propos (défense / attaque) correspondent à deux tons, à deux styles dont le télescopage provoque une sorte d’emballement: on aura compris que les effets rhétoriques ici ne visent pas à faire dans la dentelle[50].

Les deux livres dont il a été question, malgré leurs nombreuses différences, se rejoignent par une volonté similaire d’approcher la science par-delà la vulgarisation et dans l’esprit de l’essai. Partant de leur propre expérience du monde, comme lecteurs, comme praticiens, comme intellectuels, les deux auteurs imposent un regard, un point de vue, une perspective sur les sciences. Si elles constituent le sujet premier du propos, si en démontrer la complexité et l’intérêt pour penser notre société en est l’objectif prioritaire, les sciences restent abordées de biais en quelque sorte, par une subjectivité, consciente de la réflexivité du langage. «Les déclarations de chercheurs ressemblent à s’y méprendre à celles des artistes ou des sportifs: ils disent à satiété la difficulté à dire avec des mots la pratique et la manière de l’acquérir[51]», écrit Pierre Bourdieu. Voilà justement deux livres qui, par le genre littéraire qu’est l’essai, disent de la science ce que les scientifiques peinent souvent à dire eux-mêmes.