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Qui est Louis d’Ussieux (1744-1805) et comment sa production de « publiciste et éditeur[2]  » éclaire-t-elle la position des Européens des Lumières à l’égard des Indigènes tant par l’écriture que par l’image ? Mon propos sera ici d’évoquer brièvement les ouvrages historiques et littéraires auxquels d’Ussieux a collaboré pour envisager ensuite plus particulièrement son oeuvre de nouvelliste français en quête de sujets historiques tirés de tous les coins du monde et propres à situer son point de vue d’homme éclairé. Au terme d’un survol des sujets « exotiques » traités dans le Décaméron français, j’analyserai plus en détail Thélaïre, nouvelle mexicaine, car cette nouvelle illustrée présente la rencontre des Espagnols et des Aztèques comme une tragédie faite pour saisir le coeur sensible des lecteurs européens à l’époque des Lumières.

Membre de l’équipe qui fonda le Journal de Paris en 1777, d’Ussieux n’est pas, à cette date, un nouveau venu dans le monde de l’entreprise éditoriale. Les amateurs de livres à gravures connaissent cet auteur ou ce « littérateur français[3]  », notamment pour sa production de nouvelles illustrées, diffusées sous forme de pièces ou de cahiers de 40 à 70 pages in-8° comprenant un frontispice, une vignette et un cul-de-lampe généralement assortis au récit proposé pour en souligner l’exemplarité[4]. Ces cahiers, diffusés d’abord séparément, étaient destinés à être reliés par groupes de cinq pour former des recueils en plusieurs tomes sous les titres Décaméron français (deux tomes) et Les nouvelles françaises (trois tomes)[5]. Dès 1779, d’Ussieux collabore aussi à la traduction de l’anglais vers le français d’une Histoire universelle[6] dont la publication en 125 volumes in-8° avec figures et cartes s’étend jusqu’en 1791. Cette édition a été dénoncée comme étant une « honteuse contrefaçon » dans l’avertissement des libraires compris dans le 42e tome de l’édition in-4° de cette même Histoire universelle[7]. Les libraires établissent leur autorité en rappelant que l’édition 4° est respectée depuis 1732, que sa dernière réimpression a été entreprise en 1770, puis démontrent qu’elle est l’unique source de la prétendue nouvelle traduction en établissant de nombreux parallèles. Ils mettent en doute la bonne foi du journaliste qui annonce la nouvelle traduction, parce qu’il signe comme l’un des prétendus nouveaux traducteurs sans connaître l’anglais. Enfin, il apparaît que l’édition in-8° est en réalité une version écourtée et romancée de la première traduction et que le premier volume contient tant de fautes qu’on l’a retiré du marché pour les corriger tout en prétendant que le volume est épuisé pour faire croire au grand succès de cette entreprise déloyale… Les libraires font aussi valoir leur sérieux en dénonçant le fait qu’on ait substitué une tournure romanesque au style grave qui convient à l’histoire dans l’édition de l’Histoire universelle à laquelle collabore d’Ussieux. Ce travers est sans doute aussi un agrément pour le large public que tente de conquérir cette nouvelle édition.

Par ailleurs, d’Ussieux sera aussi dès 1785 l’éditeur scientifique de la Collection universelle des mémoires particuliers relatifs à l’histoire de France[8] qui compte 67 volumes et il collaborera également à la Bibliothèque universelle des dames[9] qui finira par compter plus de 150 volumes. Sa grande productivité le rend cependant suspect, à tort ou à raison. Avec cent ans de recul, Larousse se souvient que Rivarol, « [t]émoin de sa fécondité littéraire, de ses entreprises et de ses compilations multipliées […note] un débordement[10]  » chez d’Ussieux, tandis que René Samuel qualifie sa fécondité de « déplorable[11]  » et laisse entendre qu’enrichi par le succès de ses entreprises, il acquit enfin le château de Vaux, près de Chartres. Son parcours remarqué et, peut-être, envié commence en 1770 par la publication d’une Histoire abrégée de la découverte et de la conquête des Indes par les Portugais[12] sous forme d’un petit volume in-12° qui ne comprend cependant pas de figures. Le dernier cahier du Décaméron français présente, par contre, une « nouvelle mexicaine[13]  » qui met en scène, en texte et en images, la rencontre entre des populations indigènes et des explorateurs européens lors de la conquête du Mexique par les Espagnols.

On peut s’étonner d’apprendre que Le Décaméron français compte une nouvelle mexicaine. En fait, ce recueil n’est pas exempt de sujets que nous trouvons exotiques parce qu’ils évoquent tant l’Orient que l’Amérique. Mais, pour mieux comprendre la façon dont d’Ussieux concevait ce qu’il qualifie de « français » en littérature, il est utile de se rappeler qu’il est l’auteur avec La Bastide d’une Histoire de la littérature française[14] dans laquelle on découvre les auteurs latins des premiers siècles de l’ère chrétienne, qui sont nés en Gaule. Le propos de cet ouvrage est de défendre avec vigueur le fait que ces auteurs ont su donner de l’importance aux lettres françaises avant que le Moyen Âge prive cet espace des lumières de l’esprit. Pour ces auteurs, la France est un territoire représenté en littérature bien avant que la langue française ne se forme. Ce sont les lettres autochtones qui les intéressent. De la même façon, les nouvelles de d’Ussieux se rattachent aux lettres françaises et, plus particulièrement, aux ouvrages des historiens souvent cités en note. L’Histoire de la littérature française est un ouvrage d’érudition comprenant un appareil de notes, des bibliographies et des tableaux impressionnants. Ainsi, la rédaction des nouvelles permet à l’érudit qu’est d’Ussieux de se délester du poids de ses sources pour laisser aller son imagination tout en continuant à promouvoir les lettres françaises quels que soient les sujets abordés. Son « exotisme » doit se comprendre selon le sens que véhiculait ce mot à l’époque des Lumières, car exotique était en fait un mot réservé au jardinage. Il désignait des fruits et des légumes d’origine étrangère. La perspective est donc celle du jardinier qui parvient à faire fructifier chez lui ce qui vient d’ailleurs. De la même façon, d’Ussieux s’applique à acclimater aux besoins et aux goûts littéraires de la France des Lumières des sujets qui lui sont étrangers pour avoir été trouvés dans l’histoire d’autres époques, voire d’autres continents. La grande majorité des nouvelles de d’Ussieux se réfèrent à l’histoire de France, mais Le Décaméron français ne réserve que trois cahiers aux sujets français. Cinq sous-titres annoncent des sujets situés hors de France, soit en Écosse, en Angleterre, au Portugal, au Mexique et dans l’Empire ottoman. Deux titres évoquent également d’autres pays : Berthold, prince de Moravie, anecdote historique et Les princes d’Arménie, nouvelle.

L’hésitation que l’on aperçoit ici entre le genre de l’anecdote et celui de la nouvelle montre que la définition des récits brefs est loin d’être acquise au moment où publie d’Ussieux. Il contribue d’ailleurs lui-même de façon intéressante et historienne à la définition du genre de la nouvelle dans sa préface au Décaméron français. Cette préface, retenue par Henri Coulet parmi les « Écrits théoriques » figurant dans le volume de la Pléiade consacré aux Nouvelles du XVIIIe siècle[15], propose en effet une histoire de la nouvelle puis décrit les objectifs que poursuit d’Ussieux :

Quelle que soit la définition qu’ont donnée les anciens Auteurs au mot de Nouvelles, il est bon de prévenir le Lecteur qu’on annonce ici, sous le titre du DÉCAMÉRON FRANÇOIS, un recueil d’anecdotes mises en action, & presque toutes tirées de l’Histoire. Quand l’on s’est permis de varier ou de multiplier les situations des personnages dont les noms sont consacrés dans les fastes historiques, on a observé de ne point altérer leur caractere, non plus que celui de la Nation qui leur a servi de théâtre. Si l’on demande quel but s’est proposé l’Auteur dans cet Ouvrage, il répond : J’ai voulu imprimer à l’esprit les traits les plus saillants de l’Histoire, intéresser les ames (p. XVI) sensibles en faveur de la vertu malheureuse, & prémunir contre les égarements ou peuvent entraîner des passions violentes & sans frein[16].

Selon cette définition, la nouvelle est donc une anecdote mise en action. L’anecdote est ce qu’on raconte au sujet des protagonistes de l’histoire. Elle est généralement authentique, mais le nouvelliste ajoute au sujet une dimension poétique appelée ici la « mise en action » comme le veut Aristote. Le projet d’écriture présenté est, par ailleurs, à la fois éducatif et édifiant. Il s’agit de faire connaître des faits et des personnages historiques ainsi que le caractère de plusieurs nations, tout en s’adressant à la sensibilité des lecteurs pour provoquer en eux une véritable catharsis afin qu’ils ne s’abandonnent pas aux passions violentes. Les nouvelles de d’Ussieux cherchent donc à dramatiser des sujets historiques connus et déjà présentés par des historiens. Elles peuvent se comprendre comme des exempla soutenant le projet éthique des Lumières européennes sous une forme littéraire brève déjà mise à la mode en France et plus généralement en Europe depuis les années 1760 par les Contes moraux de Marmontel et proche de la veine sentimentale développée par Baculard d’Arnaud (1718-1805) que d’Ussieux cite d’ailleurs plus haut comme modèle.

Ce lien avec un devancier connu n’a pas échappé à la critique. Dès la parution du premier cahier en 1772, la Correspondance littéraire, qui juge très sévèrement le recueil à venir, prédit son succès de librairie : 

Je suis sûr que M. d’Ussieux se vendra aussi bien que son maître d’Arnaud. C’est du tragique qu’il broiera. Il sera d’ailleurs bien aussi froid que son modèle, mais il n’emploiera pas, à ce qu’il paraît, les grands mots avec autant de profusion, il ne broiera pas si noir et si foncé […][17].

Il est vrai que les objectifs nommés ensuite par d’Ussieux dans sa préface rappellent ceux de la tragédie classique qui met en action des scènes de l’histoire pour illustrer les valeurs propres à la noblesse tout en élaborant les cas de conscience qui en découlent. En plus de soutenir le projet éthique des Lumières, les nouvelles de d’Ussieux peuvent être lues comme des canevas de tragédies ou de drames dont l’intrigue fait l’objet d’un récit et dont le pathos est souligné par le discours iconique des gravures qui encadrent la nouvelle et donnent au cahier son unité ainsi que son autonomie.

Lorsqu’on feuillette Le Décaméron français, les nouvelles à sujet plus « exotique » sautent aux yeux grâce aux frontispices, vignettes ou culs-de-lampe de chaque cahier dont l’iconographie lie le texte à un imaginaire connu des lecteurs. Les attributs des turqueries, dais, pompons, tapis, turbans, à la mode au XVIIe siècle, encadrent les cahiers centraux du recueil : le numéro V, qui termine le premier tome et le numéro VI, qui commence le deuxième tome. D’Ussieux a sans doute puisé dans la littérature française du siècle classique ses sujets orientaux, qu’il traite d’ailleurs avec plus de liberté en ce qui a trait à l’histoire que les sujets européens et par surcroît français. Les noms de ses personnages permettent d’établir des liens avec les Scudéry. Ibraim et Axiane qui figurent dans Élizene, anecdote ottomane évoquent les tragi-comédies de Georges de Scudéry intitulées Ibrahim ou l’illustre Bassa et Axiane. La première de ces pièces emprunte d’ailleurs son sujet au premier roman de Madeleine de Scudéry[18]. C’est aussi dans un roman de Mlle de Scudéry que l’on trouve à la cour du grand Cyrus, parmi tant d’autres nobles, un prince du nom de Tygrane[19]. Un personnage portant ce nom joue, en effet, un rôle important dans Lesprinces d’Arménie, nouvelle. Les liens qu’il peut y avoir entre l’écriture des Scudéry et celle de d’Ussieux mériteraient d’être clarifiés, car dans la préface du Décaméron français, d’Ussieux reconnaît sa dette en ces termes :

Une femme de beaucoup d’esprit, dont le coeur était sensible, le style riche & brillant, fonda le goût du public sur les Romans héroïques. Elle choisit ses personnages dans l’histoire ; mais elle manqua leurs caractères. D’après elle, Cyrus n’est plus qu’un amoureux transi, toujours occupé à soupirer pour Mandane[20].

Il se propose évidemment de corriger cette erreur dans ses nouvelles, mais comme on le verra, il se sert des sujets orientaux trouvés dans des textes propres à l’aristocratie française du siècle précédent pour donner aux lecteurs des années 1770 l’exemple d’un peuple qui abat son tyran et celui d’un prince héritier qui fléchit l’absolutisme irrationnel du roi, son père.

Les princes arméniens mis en scène par d’Ussieux dans le sixième cahier de son recueil sont les héros les plus anciens du Décaméron français, car leur histoire se situe bien avant la naissance du Christ. Il s’agit d’un temps quasi mythique, bien que les noms des monarques se réfèrent à des personnages connus de l’histoire. La scène se déroule à Babylone où Cambyse monte sur le trône des Perses à la mort de son père, le grand Cyrus. Nous sommes donc au VIe siècle A.C.N. Cependant, ce roi, connu pour sa violence, veut se venger de Tygrane, roi de l’Arménie, coupable de lui avoir enlevé Ismène sur qui il pensait avoir des droits. Cyrus semble déjà avoir conquis une partie de l’Arménie et s’être asservi son roi, à titre de représailles, mais Cambyse veut voir souffrir son rival. Il envoie son fils Mytrane à la poursuite des princes d’Arménie, père, fils et fille. Mytrane, qui a le coeur tendre, vaincra, puis sauvera ces princes excellents et injustement mis à la torture par Cambyse. Le frontispice et la vignette qui ouvrent le cahier représentent les moments les plus pathétiques de l’histoire. La vignette, placée au-dessus du titre suivi de l’incipit, montre Mytrane qui surprend Tygrane et ses enfants dans leur prison babylonienne à l’instant où ils veulent mourir ensemble. Cambyse a ordonné à Tygrane de désigner lui-même lequel de ses enfants sera mené au bûcher pour satisfaire son besoin de vengeance. Mais Tygrane a été en mesure de se procurer du poison. La coupe qu’on se dispute pour mourir dignement est au centre de l’image. Le frontispice, placé en regard de la vignette et du titre suivi de l’incipit, montre l’instant du supplice qui apporte aussi l’heureux dénouement. Cambyse, penché en avant, renonce enfin à sa vengeance, car Mytrane met sa propre vie en jeu en s’écriant :

Si tu prends plaisir à voir mourir les enfans aux yeux de leur pere, jouis du bonheur de voir expirer le tien dans les flammes. […] le peuple pousse des cris d’indignation & de douleur, & Cambyse lui-même, frappé au seul endroit encore sensible : Arrête, dit-il, ô mon fils, arrête, respecte tes jours, & je fais grace à toute cette famille. Le peuple applaudit à cette nouvelle inattendue par des acclamations multipliées[21].

Le cul-de-lampe offre enfin l’image d’un monarque éclairé et bienfaisant qui rend aux princes d’Arménie « leurs premiers droits[22]  ». L’attribut oriental qui l’enveloppe est le magnifique dais qui semble se prolonger sur le sol sous forme de tapis. Le texte de la nouvelle prépare d’ailleurs cette vision dès l’incipit, car Cambyse reçoit sa cour « dans une vaste & superbe enceinte, où s’élevoit un trône d’or, appuyé sur trente degrés d’albâtre, & couronné d’un dais, teint deux fois dans la pourpre de Tyr[23]  ».

Cet attribut marquant l’orientalisme de la nouvelle se retrouve assez massivement élaboré dans le frontispice d’Élizene, anecdote ottomane. La gestuelle et la mimique du sultan, que l’on aperçoit debout sous le fameux dais et que l’on retrouve sur la vignette, dénotent les fureurs d’un tyran. Le cul-de-lampe prend ici la forme d’un véritable emblème composé d’une figure allégorique surmontée d’une devise qui dit : « La Vérité toujours victorieuse et triomphante / ne relève aucunement l’Empire du Destin. » La figure allégorique tient d’ailleurs un bouclier qui réitère en latin « ni du sort, ni du destin » : Nec sorte o nec fato. Les dernières phrases de la nouvelle montrent le sultan renversé sur le marbre de son palais par les janissaires suivis de la multitude et « il rend la vie dans les noeuds d’un cordon fatal[24]  ». Subitement, les acteurs de cette anecdote ottomane sont devenus des soldats et des citoyens qui s’écrient « d’une commune voix : Puisse cette mort tragique servir à jamais d’exemple aux tyrans[25]  ». L’appel aux lecteurs contemporains est évident. Par ailleurs, la permutation des noms historiques dans ce récit indique une piste pour retrouver sinon les sources, du moins les lieux d’inspiration de d’Ussieux. Dans l’histoire de l’Empire ottoman, on trouve une intrigue semblable à celle que relate la nouvelle de d’Ussieux : en 1622, le sultan Osman II fut renversé et mourut lors d’une révolte de janissaires. Dans la nouvelle, c’est le généreux mufti, père d’Élizene, qui s’appelle Osman comme le fondateur de la dynastie ottomane. Il est reconnu dans le récit comme le chef de la religion et on le voit sur le frontispice aux pieds du tyran Ibrahim. La mère du tyran, Axiane, est tout éplorée derrière lui, tandis que le terrible chef des esclaves, Sélim, est tout noir à la droite d’Ibrahim. Ce sultan voluptueux voulait enfermer Élizene dans son sérail contre la volonté de ses principaux conseillés, sa mère, le mufti, et surtout contre celle de la jeune femme elle-même qu’on voit à ses pieds dans un décor oriental sur la vignette. Or, la fureur des passions n’apporte rien de bon. Voilà pourquoi, selon d’Ussieux, cet homme dont les images montrent l’emportement mérite en quelque sorte une mort violente.

Outre les anecdotes et nouvelles qui mettent en action des moments de l’histoire de l’Orient ou de l’Europe, il y en a deux qui figurent plus particulièrement la rencontre des Européens chrétiens avec des populations païennes, qu’elles se trouvent en Palestine ou encore au Mexique. Dans le troisième cahier, intitulé Berthold, prince de Moravie, anecdote historique, l’action se situe au début du XIIIe siècle, lors de la cinquième croisade. Berthold est un prince très impulsif qui met le désordre à la cour de Hongrie, tandis que son beau-frère, le roi André II de Hongrie, part en croisade pour appuyer Jean de Brienne. L’incipit de la nouvelle montre clairement comment le narrateur, homme des Lumières, juge l’action des croisés et se dissocie de l’esprit qui présidait alors à une émigration massive vers la Terre sainte :

Cet esprit de vertige, ce zèle aveugle de religion, qu’avoit allumé l’éloquence d’un simple solitaire, régnoit encore dans toute l’europe. Rois, princes, soldats, prêtres, femmes, enfans, vieillards, tous abandonnoient leur patrie, & se répandoient en foule dans l’Idumée. Il sembloit que l’europe entière eût résolu de se transplanter en Asie, pour y enterrer ses trésors, y voir périr tous ses habitans. Ni les périls d’un long & pénible voyage, ni la difficulté de subsister dans un climat étranger ni les chaleurs dévorantes d’un ciel en feu, rien ne pouvoit arrêter ces émigrations nombreuses que la politique de Rome conseilla d’abord, & qu’elle finit par ordonner à la crédule piété des rois & des peuples : tant il est facile de maîtriser les hommes, quand on les tient enchaînés par les liens de la conscience !

[…] Déjà étoit prête à marcher une armée formidable, composée de François, d’Impériaux, de Hongrois, de Hollandois, de Frisons & de Norwégiens. Elle n’attendoit plus qu’André II, roi de Hongrie, à qui l’on avoit déféré le suprême commandement. Ce prince réunissoit tous les talens [etc.][26].

La terre étrangère qu’affrontent les croisés est certes l’Asie et plus particulièrement la Palestine et l’Idumée où ils se rendaient non sans transiter par Constantinople. C’est là que se joue la fin du drame de Berthold. Mais l’intérêt de la nouvelle n’est pas tant de montrer la rencontre des Européens avec d’autres peuples que de révéler le désordre dont peut être victime une cour privée de son roi.

La seule nouvelle du Décaméron français à prendre pour sujet la rencontre des Européens avec des peuples indigènes se trouve dans le dixième cahier, qui s’intitule Thélaïre, nouvelle mexicaine. L’action se situe au moment de la conquête du Mexique par les Espagnols, plus précisément à l’époque de la paix de Tabasco qui précède de deux ans la victoire de Cortés sur les Aztèques en 1522. L’incipit sert encore une fois à préciser le point de vue du narrateur par rapport aux événements à présenter, mais, comme on pourra le voir, il ne se tient pas en retrait par rapport aux Européens qui ont conquis le Nouveau Monde comme c’était le cas au moment d’évoquer les croisades du Moyen Âge. Un « nous » assume les gestes barbares de la conquête, mais ce sont surtout les Espagnols et Cortés qui sont à blâmer du mal fait à des indigènes à qui le lecteur sera invité à s’intéresser :

Si le luxe des Européens a droit de s’applaudir des trésors que leur a procuré la découverte du nouveau monde, combien les ames sensibles n’ont-elles point à gémir du sang que nous avons répandu pour conquérir ces contrées lointaines que le ciel déroba long-tems à notre barbare avarice ! Mais c’est sur-tout contre les cruels succès des armes espagnoles que l’humanité doit s’indigner. Cette nation noble, ardente & belliqueuse plaint sans doute aujourd’hui le sort de ces peuples paisibles que les Pizzares & les Cortez égorgèrent comme de vils troupeaux, pour les dépouiller de cet or que la nature avoit malheureusement enfoui dans leur sol. Cependant comme si leur avarice ne leur eut point suffi pour ravager l’Amérique, ces fameux conquérans n’y surent que trop allier les fureurs d’une autre passion non moins dévastatrice. On conçoit aisément que nous voulons parler de l’amour. Pourquoi faut-il que ce sentiment fait pour reproduire & consoler l’univers, lorsqu’il s’introduit dans l’ame des guerriers féroces, y devienne féroce comme eux ! Cortez ne le prouva que trop. Cet homme à jamais célèbre, en qui le ciel s’étoit plu à réunir & les avantages d’une heureuse physionomie & l’intrépidité du courage & l’étendue du génie & la noblesse de la bienfaisance, deshonora toutes ces brillantes qualités par d’injustes conquêtes, par un faux zèle de religion & par un emportement quelquefois barbare[27].

Cette entrée en matière ne manque pas d’ambiguïtés. La découverte du Nouveau Monde est un bien, mais aussi un mal, car les Européens, sensibles, humains et bienfaisants, deviennent aussi barbares, avares et féroces lors de la conquête. Cortés, le héros de cette découverte, réunit tous les talents, mais il n’en est pas moins barbare. L’amour lui-même, dont il sera question dans la nouvelle, est aussi à double tranchant. Ce qu’on peut cependant retenir de nettement positif par rapport au monde de l’image qui doit encadrer ce cahier comme les autres, c’est l’« heureuse physionomie » de Cortés. Ce héros de la découverte du Nouveau Monde par les Espagnols possède une vaste iconographie dont la nouvelle de Thélaïre propose un petit exemple. On le reconnaît, sans peine, en effet, au centre de la vignette (fig. 1b), le sabre tiré en direction d’un indigène retenu par des soldats espagnols et le regard fixé de l’autre côté sur une femme soutenue par une servante. Elle porte des plumes dans sa coiffure comme l’indigène enchaîné et semble lui tendre les bras. Cette image pleine de mouvement figure une scène où l’émotion est à son comble de toutes parts. La tragédie de la conquête du Mexique selon d’Ussieux touche à sa fin dans ce tableau.

Mais qui sont les héros indigènes qui encadrent Cortés sur cette image ? Le lecteur peut l’apprendre grâce à une longue note de bas de page incluse dans la nouvelle où l’auteur cite un passage important tiré du 12e tome de l’édition in-4° de l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost pour expliquer les croyances des Indiens adorateurs du soleil ainsi que l’emprise que pouvaient avoir sur leurs esprits des soi-disant magiciens qui voyaient les Espagnols comme les frères ou les enfants du soleil. D’Ussieux tire de ce passage une explication du rapide asservissement des Indiens par les Européens et insiste sur l’avantage que donnent les arts à ces derniers. Cette note fait aussi état des contraintes de la poétique du genre choisi qui ne permettent pas d’élaborer les propos, curieux d’un point de vue ethnographique, échangés entre les indigènes et leurs prêtres au sujet des Espagnols :

L’auteur auroit bien desiré que cette délibération extraordinaire eut pu trouver place dans le corps de son ouvrage ; mais le plan de cette Nouvelle ne le lui à point permis ; il s’est contenté d’en adopter quelques détails, & sur-tout de saisir l’esprit & les moeurs de ces Indiens[28].

Le renvoi précis à l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost, la citation relative aux superstitions des Indiens et le commentaire concernant les contraintes formelles permettent de mieux cerner les sources et le projet d’écriture de d’Ussieux. Voyons d’abord la source citée.

La table des matières de l’Histoire des voyages n’évoque pas de Thélaïre, mais on y trouve aisément « Quetlavaca[29]  » que Thélaïre, l’héroïne éponyme de la nouvelle de d’Ussieux, présente comme son père. Selon son récit, il était chef des armées de Montézume, et doit être mort lors d’une bataille. Ces détails ne s’écartent pas trop des faits de l’histoire du Mexique, car Quetlavaca était un frère de Montezuma II. Il régna comme empereur de juin à octobre 1520 et mourut alors au champ d’honneur. La suite du récit autobiographique de Thélaïre permet enfin de trouver le passage de l’Histoire des voyages qui sert d’ancrage à la nouvelle de d’Ussieux. Aux dires de l’héroïne, elle fut vendue après la mort de son père, puis son maître barbare la « dépouilla du nom cher [qu’elle] avoit reçu au berceau : le nom de Marina remplaça celui de Thélaïre[30]  ». Or, le nom de Marina renvoie à une image marquante qu’on trouve dans l’Histoire générale des voyages de l’abbé Prévost. Il s’agit de la gravure n° XVI en trois plis intitulée « Marina et autres femmes données à Cortes » gravée par C. Baquoy d’après un dessin de Nicolas Cochin fils (fig. 3). Dans un espace bucolique habité par des êtres nus dont les pas de danse et les activités innocentes rappellent l’âge d’or, tandis que le hamac, à gauche, les huttes et les outils, à droite, connotent la culture des indigènes d’Amérique, on retrouve l’heureuse physionomie de Cortés qui, entouré de quelques soldats espagnols vêtus comme lui, tend les bras vers des femmes que deux hommes lui présentent. Cette image gravée illustre vis-à-vis de la page 265 du tome XII de l’Histoire générale des voyages une note en bas de page qui éclaire le sujet de la nouvelle de d’Ussieux.

La paix de Tabasco dont fait état le texte de l’Histoire générale des voyages amène les peuples à s’offrir des cadeaux « entre lesquels le Cacique de Tapasco [fait] accepter à Cortez vingt Femmes indiennes, pour faire du pain de Mais à ses Trouppes (46) ». Et la note de préciser :

(46) Ce fut le prétexte qui les fit recevoir ; mais il est certain que Cortez prit de l’inclination pour une de ces Femmes, qu’il fit batiser sous le nom de Marina, & dont il fit sa Maîtresse. Elle étoit, suivant Diaz, d’une beauté rare & d’une condition relevée. Son Père étoit Cacique de Guazacalco, Province Mexicaine. Divers incidens l’avaient fait enlever, dans ses premières années, à Xicalongo, Place forte sur la Frontière d’Yucatan ; & par une autre injure de la fortune, elle avoit été vendue au Cacique de Tabasco. Elle avoit la mémoire si heureuse & l’esprit si vif, qu’elle apprit en peu de tems la Langue Castilliane, ce qui la rendit fort utile à ses nouveaux Maîtres […][31].

Dans la nouvelle, cette anecdote est développée en tragédie. En effet, le texte de la nouvelle comprend de nombreuses scènes dialoguées immédiatement transposables sur scène. De plus, l’action est divisible en cinq parties qui pourraient fort bien correspondre aux cinq actes d’une tragédie classique. La première partie développe l’amour réciproque de Cortés et de Marina, qui retrouve auprès du conquistador son nom indigène de Thélaïre. La seconde partie montre le charisme militaire de Cortés qui abat une conjuration unissant contre lui des guerriers mexicains avec de ses soldats sous la conduite du traître Don Lopez, qui « avoit promis de livrer à Montézume Cortez, dont cet empereur vouloit faire un sacrifice à ses dieux[32]  ». La troisième partie développe le thème du sacrifice humain. Elle est consacrée au rapt de Marina par les Mexicains menés par le fils de Quetlavaca, Altimozin, qui est donc nul autre que le frère de l’amante de Cortés… Des prêtres ont fait croire aux soldats de Quetlavaca qu’en sacrifiant cette traîtresse, ils mettraient les dieux de leur côté, mais au moment où le sacrificateur veut officier, Quetlavaca reconnaît sa fille et Cortés arrive pour sauver son amante. Le véritable noeud de l’action est là. La quatrième partie exposera la question des liens du sang qui lient entre eux Quetlavaca, Altimozin et Thélaïre tout en présentant les événements qui mèneront à l’extinction de cette noble famille d’indigènes. C’est le thème pathétique sur lequel le frontispice (fig. 1a) attire l’attention du lecteur dès la première page. On y aperçoit Thélaïre face à son père, qui a réussi à l’enlever à Cortés et veut l’engager dans sa cause en lui montrant son frère mort à la bataille contre les Espagnols. Mais peut-elle oublier que lors de cette bataille, elle a été arrachée grâce à Cortés au sacrificateur qui devait lui prendre la vie pour apaiser les dieux et garantir la victoire des indigènes ? Ensuite la catastrophe se précipite. Cortés pense que Thélaïre s’est échappée avec un amant et veut la confronter à ce soi-disant rival après s’être rendu maître de la situation. L’instant d’une ultime reconnaissance, qui dramatise le dilemme de l’héroïne, figure sur la vignette (fig. 1b). Quetlavaca et Cortés s’affrontent, tandis que Thélaïre est déchirée entre l’amour pour son libérateur et la loyauté envers sa famille. Mais bientôt Quetlavaca aura immolé sa fille et se sera donné la mort plutôt que de donner la main de Thélaïre au conquistador. Ainsi, les indigènes aztèques disparaissent, laissant toute la place aux Espagnols dans la cinquième et dernière partie de cette nouvelle tragique dont l’action serait facile à porter au théâtre[33].

Le cul-de-lampe qui clôt le cahier de Thélaïre, nouvelle mexicaine reprend et suspend la catastrophe en offrant, sous une terrible tête de méduse, un emblème fleuri et champêtre figurant une cuisinière aux prises avec Cupidon (fig. 2). En effet, Thélaïre était entrée avec ses compagnes au service de Cortés pour faire du pain de maïs à ses troupes. Le médaillon, dessiné par Claude-Louis Desrais et gravé par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, comme le frontispice et la vignette de ce cahier, use d’un langage allégorique dépouillé des marques ethnographiques visibles dans les vêtements des indigènes (fig. 1a et b). Les sandales lacées, les colliers et les plumes de Thélaïre ont fait place aux drapés grecs qui en font l’égale des héroïnes de l’Antiquité. Il est intéressant de noter combien le cadre visuel du cahier suit ici de près les choix de transposition opérés par l’auteur de la nouvelle qui, tout en s’inspirant de faits historiques relatés par Prévost à la suite des chroniqueurs espagnols, invente une action dramatique dans la tradition aristotélicienne pour donner aux victimes de la conquête du Nouveau Monde la stature des héros de la Grèce antique. Par le fait même, l’intérêt ethnographique des propos indigènes notés par les chroniqueurs peut être relégué en note dans la nouvelle comme les spécificités du costume indigène peuvent disparaître dans le cul-de-lampe.

Il est enfin juste de conclure que l’attitude d’Ussieux face aux indigènes est ambiguë. Il rompt par le texte et les images tragiques de Thélaïre, nouvelle mexicaine l’idylle de la vie indigène, représentée en 1754 dans l’Histoire générale des voyages (fig. 3) selon un autre modèle antique, bien sûr. Le bonheur de l’âge d’or, qui montre l’envahisseur européen comblé par ses hôtes indigènes, fait place au malheur des indigènes spoliés puis anéantis par la conquête. Le rôle des femmes se trouve entièrement révisé dans la nouvelle de d’Ussieux. Au lieu de demeurer une servante offerte au conquistador, la femme indigène retrouve son identité princière. Elle est alors revendiquée par les siens et se trouve subitement liée par un code d’honneur propre à la tragédie classique. Puis elle meurt, victime de la dignité qui lui a été rendue. En substituant le genre de la tragédie à celui de l’idylle, d’Ussieux donne aux Indigènes des destinées singulières et tragiques propres à culpabiliser les Européens jugés cupides et lascifs. Cortés se trouve dès lors érigé en exemple à la fois glorieux dans ses victoires et pitoyable dans ses amours meurtrières.

Figure 1a

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, frontispice, dessins de Claude-Louis Desrais, gravés par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. 2, p. 244, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, frontispice, dessins de Claude-Louis Desrais, gravés par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. 2, p. 244, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

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Figure 1b

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, vignette, dessins de Claude-Louis Desrais, gravés par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. 2, p. 245, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, vignette, dessins de Claude-Louis Desrais, gravés par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. 2, p. 245, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

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Figure 2

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, cul-de-lampe, dessin de Claude-Louis Desrais, gravé par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. II, p. 312, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

Thélaïre. Nouvelle mexiquaine, cul-de-lampe, dessin de Claude-Louis Desrais, gravé par Rémi-Henri-Joseph Delvaux, dans Louis d’Ussieux, Le Décameron françois, Paris, Brunet, 1775, t. II, p. 312, Bibliothèque cantonale et universitaire de Lausanne.

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Figure 3

Marina et autres femmes données à Cortez, dessin de Charles-Nicolas Cochin fils, gravé par Jean-Charles Baquoy, dans l’Abbé Antoine-françois Prévost, Histoire générale des voyages, Paris, Didot, 1754, t. XII, p. 265, Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles.

Marina et autres femmes données à Cortez, dessin de Charles-Nicolas Cochin fils, gravé par Jean-Charles Baquoy, dans l’Abbé Antoine-françois Prévost, Histoire générale des voyages, Paris, Didot, 1754, t. XII, p. 265, Bibliothèque royale de Belgique, Bruxelles.

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