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Selon la définition bien connue de Charles Perrault,

le burlesque, qui est une espèce de ridicule, consiste dans la disconvenance de l’idée qu’on donne d’une chose d’avec son idée véritable […] Cette disconvenance se fait de deux manières, l’une en parlant bassement des choses les plus relevées, et l’autre en parlant magnifiquement des choses les plus basses[1].

Cette écriture parodique implique ainsi la reprise, sur un mode tantôt dégradé, tantôt grandiloquent, d’un topos héroïque ou d’un motif « réaliste ». Et cette discordance est rendue sensible par un effet d’intertextualité plus ou moins explicite, par une amplification systématique des procédés parodiés. Le rire que provoque le burlesque est donc étroitement lié à la problématique de la répétition. S’il est le fruit d’une variation en ce qu’il naît de la rencontre de deux registres, il est aussi le produit d’un contrepoint jouant de l’imitation et de la différence. En intitulant son ouvrage Le roman comique, Scarron rapproche ainsi deux genres distincts tout en se réclamant d’une tradition littéraire qui lui permet de proposer un discours à la fois critique et ludique. On ne s’attardera pas sur les phénomènes d’intertextualité, déjà bien étudiés, mais on s’intéressera à l’usage récurrent du comique de répétition qui sert l’esthétique burlesque du roman et qui est essentiellement représenté par le personnage de Ragotin. Si les gesticulations clownesques du Manceau ont indéniablement une portée morale, le rire fustigeant les prétentions héroïques du petit avocat, ses échecs systématiques signalent peut-être aussi une gageure, un « exploit à rebours[2]  » qui participerait d’une subversion générale des règles. Le comique de répétition contribuerait alors au brouillage des frontières génériques annoncé par le titre et à la réflexion que mène l’auteur sur les possibilités de l’écriture romanesque.

La première apparition de Ragotin prend une valeur programmatique. Elle révèle en effet que le personnage est immédiatement marqué par cette rigidité propre à nourrir le mélange risible du vivant et du mécanique telle qu’a pu l’analyser Henri Bergson. Dès le chapitre 8 de la première partie, le soupirant de Mlle de l’Étoile est placé sous le signe de la réduction :

Il y avait entre autres un petit homme veuf, avocat de profession, qui avait une petite charge dans une petite juridiction voisine […] C’était le plus grand petit fou qui ait couru les champs depuis Roland. Il avait étudié toute sa vie ; et, quoique l’étude aille à la connaissance de la vérité, il était menteur comme un valet, présomptueux et opiniâtre comme un pédant et assez mauvais poète pour être étouffé s’il y avait de la police dans le royaume[3].

La répétition de l’adjectif « petit », puis l’énumération de termes et de clichés dysphoriques signalent d’emblée sa vocation au rabaissement et le rapprochent du raidissement qui caractérise le type théâtral. C’est signifier que Ragotin incarnera ce fantoche réductible à un pli caricatural, à un enchaînement de gags, de « disgrâces » qui vont rythmer l’intrigue tout en témoignant de la rencontre de la farce et du roman, du théâtre et de la vie, c’est-à-dire du renouvellement du genre romanesque. Dans ce même chapitre, Ragotin est ainsi qualifié de « godenot[4]  », qui se dit selon Furetière « par dérision des personnes laides et malfaites ». La laideur du petit avocat, signalée à maintes occasions tout au long de l’intrigue, contribue en effet à le ramener à un corps ridicule, grimaçant, qui le cantonne à la caricature tout en appelant les brimades. Mais « godenot » désigne également une « petite figure ou marionnette dont se servent les Charlatans pour amuser le peuple ». Rattaché à l’univers du cirque et aux tours de passe-passe, le personnage va devenir le clown de la troupe, le pantin de Scarron qui l’utilisera pour divertir son lecteur et pour démystifier certains codes littéraires. Ragotin, qui aspire à rejoindre la troupe des comédiens, se présente en effet comme un dramaturge amateur, comme l’auteur d’une épopée carolingienne[5] adaptant la Chanson deRoland, et confirme ainsi sa fonction burlesque.

Cette première occurrence détermine donc le personnage à cette « raideur de mécanique[6]  » qui provoque le rire et qui se décline dans divers domaines. Ragotin est tout d’abord désigné comme le destinataire privilégié des mauvaises plaisanteries de son entourage et comme un personnage dont le vouloir démesuré entre en contradiction avec un pouvoir limité. Ses mésaventures, qui reprennent systématiquement le même schéma, fondent bien la dynamique narrative sur un comique de répétition mais celui-ci ne fait qu’amplifier un ridicule d’emblée mis en place. Ragotin figure en outre l’écrivain raté, le plagiaire, celui qui imite les ouvrages des autres sans parvenir à cette émulation, à cette innutrition permettant de dépasser les modèles et de proposer une création originale. Le personnage se situe ainsi au croisement d’enjeux satiriques et esthétiques. La question qui se pose alors est de savoir comment Scarron parvient à mener une réflexion littéraire féconde à partir d’un personnage à ce point figé et redondant.

Ragotin se trouve en effet illustrer toutes les situations du comique de répétition recensées par Bergson. Dans l’épisode du livre volé, il évoque le « diable à ressort » qui se tend et se détend pour attraper l’ouvrage dérobé :

[…] malgré Ragotin, il le mit entre les mains d’un autre que Ragotin saisit aussi vainement que le premier. Le livre ayant déjà convolé en troisième main, il passa de la même façon en cinq ou six mains différentes, auxquelles Ragotin ne put atteindre parce qu’il était le plus petit de la compagnie. Enfin, s’étant allongé cinq ou six fois inutilement, ayant déchiré autant de manchettes et égratigné autant de mains, et le livre se promenant toujours dans la moyenne région de la chambre, le pauvre Ragotin, qui vit que tout le monde s’éclatait de rire à ses dépens, se jeta tout furieux sur le premier auteur de sa confusion[7].

Les vains efforts du personnage, mis en valeur par la répétition de la même scène et des mêmes termes, nous donnent bien à voir « une force qui s’obstine et un autre entêtement qui la combat[8]  ». Il en va de même dans le chapitre 7 de la seconde partie où, à peine sorti du coffre et remis sur ses pieds, il cherche à « s’élancer comme un serpent contre sa redoutable ennemie[9]  ». Le schéma actantiel permet de mettre en valeur la reprise systématique des mêmes paramètres et le caractère échangeable des divers adversaires de Ragotin qui sont tous qualifiés par le même grandissement épique[10] pour rabaisser d’autant les prétentions héroïques du « demi-homme ». Si la colère de Ragotin change d’objet au cours du combat, elle se manifeste toujours de la même façon : personnage aux réactions prévisibles, il est bien identifié à une sorte de bouc émissaire, objet d’un rire collectif. Transformé en machine constamment relancée, Ragotin devient le souffre-douleur qui ne suscite aucune compassion car il a perdu toute humanité. Il n’est plus qu’un corps malmené, prisonnier de sa matérialité pesante et aliénante.

La réification du personnage est plus manifeste encore lorsque s’impose l’image du « pantin à ficelles ». Ce même chapitre 7 est rythmé par les diverses vexations que subit l’avocat (le coffre, les chausses rompues, le pot de chambre) et par les interventions successives de ses opposants (la servante, l’Olive, La Rancune) qui semblent s’être donné le mot pour l’humilier. La scène repose donc sur l’enchaînement de situations répétitives de plus en plus triviales qui mettent en évidence la structure circulaire du passage : Ragotin, coincé d’abord dans un coffre à linge, se retrouve finalement avec un « pied de métal[11]  ». Ce retour au point de départ signale combien sont vains ses efforts pour échapper à son destin burlesque. La métaphore du pied ferré fait ainsi écho au néologisme « encoffré[12]  » pour réduire le personnage à un objet. Les comparaisons animalières[13] et l’infantilisation du combattant fessé par l’Olive accentuent encore ce processus de déshumanisation. Ragotin, jeté de bras en bras, se voit dépossédé de sa vengeance et totalement manipulé. Le narrateur manifeste lui-même sa toute-puissance à l’égard de sa marionnette lorsqu’il feint de l’abandonner à sa situation humiliante, « foulant l’étain d’un pied superbe[14]  » ou assis sur le pommeau d’une selle « comme sur un pivot[15]  ». On songe à la fin du roman où la machine infernale semble s’emballer : Ragotin, pris pour un fou, est dévêtu et ligoté. Une digression permet alors au narrateur de figer un moment le personnage dans cette posture inconfortable, ce qu’il ne manque pas de souligner comme pour rappeler que Ragotin est bien « sa chose » :

Retournons à Ragotin, le corps crotté et meurtri, la bouche sèche, la tête pesante et les mains liées derrière le dos[16].

L’énumération des compléments circonstanciels, sous couvert de proposer un rappel de la situation, fait patiner le texte à l’instar de Ragotin prisonnier de ses malheurs[17]. Puis les disgrâces s’abattent sur lui : dévoré par les moustiques, il est fouetté par un cocher, mordu par un chien, piqué par des abeilles au point de perdre figure humaine et de ressembler à « un petit ours nouveau-né qui n’a point encore été léché de sa mère[18]  ». Le corps de Ragotin apparaît malléable à merci comme une poupée de chiffon.

Le troisième procédé mentionné par Bergson est également bien représenté : les mésaventures de Ragotin obéissent souvent à l’effet « boule de neige » en impliquant son entourage immédiat. Ainsi en est-il du chapitre 17 de la première partie où Ragotin, faisant assaut de civilité, entreprend de raccompagner jusque dans les escaliers Mlle de la Caverne et sa fille Angélique. Un faux pas de l’avocat entraîne la chute des deux comédiennes tandis qu’un valet déverse sur eux un sac d’avoine :

L’hôte y arriva qui pensa enrager contre son valet, le valet enrageait contre les comédiennes, les comédiennes enrageaient contre Ragotin qui enrageait plus que pas un de ceux qui enragèrent, parce que mademoiselle de l’Étoile, qui arriva en même temps, fut encore témoin de cette disgrâce[19].

L’anadiplose, renforcée par les polyptotes, permet de reconstituer la chaîne des personnages et des réactions pour mettre en lumière le renversement comique de situation qu’annonçait le titre : « Le mauvais succès qu’eut la civilité de Ragotin[20]  ». Ce dispositif mécanique est plus largement exploité dans la querelle qui oppose « le petit Ragotin et le grand Baguenodière[21]  ». L’isotopie de la grandeur et de la petitesse, déclinée dans tout l’extrait, attire l’attention du lecteur sur l’amplification mécanique et irrésistible de la scène. La dispute qui dégénère d’abord entre les deux protagonistes finit par s’étendre aux autres spectateurs et par provoquer une bataille générale :

[Baguenodière] se voulut reculer et il tomba à la renverse, lui et son siège, sur le malheureux Ragotin, qui fut renversé sur un autre, qui fut renversé sur un autre, qui fut aussi renversé sur un autre, et ainsi de même jusqu’où finissaient les sièges, dont une file entière fut renversée comme des quilles. Le bruit des tombants, des dames foulées, de celles qui avaient peur, des enfants qui criaient, des gens qui parlaient, de ceux qui riaient, de ceux qui se plaignaient et de ceux qui battaient des mains fit une rumeur infernale. Jamais un aussi petit sujet ne causa de plus grands accidents[22].

La répétition de la proposition relative, la comparaison explicite avec le jeu de quilles puis l’accumulation des compléments du nom rendent bien compte d’une situation qui s’aggrave et s’emballe pour générer un chaos grotesque.

Ragotin constitue donc à lui seul un véritable répertoire des situations comiques. On est même en droit de parler d’un hypercodage stylistique, le comique de répétition mettant en place une certaine dynamique narrative, voire un déterminisme. Faut-il voir dans cette surdétermination du personnage un simple procédé textuel, un effet de style porté à son paroxysme ? Dominique Froidefond, qui étudie l’évolution narrative du personnage, conclut par exemple à sa réification croissante et caricaturale :

Devenu une pure mécanique, Ragotin n’existe plus : il fonctionne seulement au niveau textuel […] Ragotin ne peut pas mourir puisqu’il subsiste uniquement sur le mode de la chose[23]

Il est indéniable que l’enchaînement prévisible et attendu de ses disgrâces mécanise l’écriture en créant une visibilité du code et que cet automatisme détruit tout effet-personne. D’autre part, cet hypercodage ne peut que contribuer à l’entreprise parodique d’un auteur se proposant de bouleverser la conception sclérosée de la poétique romanesque. Mais c’est aussi en ce qu’il est traité comme un objet sémiotique, comme un signe, que Ragotin fait sens et retrouve une certaine consistance narrative. Sa vocation à l’échec et à la dérision prend évidemment une signification morale que l’on ne saurait toutefois séparer des enjeux littéraires de l’oeuvre.

Le comique de répétition permet en effet d’identifier le petit avocat au paradigme d’une humanité médiocre s’acharnant à répéter indéfiniment des gestes et des attitudes mécaniques. Dans une perspective morale, Ragotin offre ainsi à Scarron l’occasion de décliner les défauts qu’il convient d’éviter : sa rigidité physique manifeste son égocentrisme, son incapacité à tenir compte des désirs d’autrui et à évoluer, son absence de distance critique et d’humour. La récurrence inéluctable de ses disgrâces témoigne bien de son manque de jugement et de perspicacité. Il est significatif à ce propos que Scarron ne s’appesantisse pas sur les conséquences de ses maladresses : bien souvent Ragotin sort de scène avant d’avoir pris conscience de sa bêtise ou poursuit son chemin sans tirer leçon de ses malheurs[24]. On songe alors volontiers aux fantoches de La Bruyère, à ces automates, réduits à une collection de comportements et d’anecdotes, qui ne semblent jamais vraiment affectés par le monde extérieur. Si le personnage de Scarron paraît avoir un peu plus d’épaisseur psychologique que les monomaniaques du moraliste, son entêtement à suivre, quoi qu’il arrive, la pente de ses désirs le conduit de la même façon à agir par réflexe et sans réflexion. La dernière scène du roman le montre ainsi aux prises avec un bélier qui, accoutumé de charger ses adversaires, frappe violemment le crâne de l’avocat à deux reprises. Le parallèle établi entre l’animal obtus reproduisant par habitude le même comportement et le personnage burlesque rappelle au lecteur la symétrie non moins significative que ménage La Bruyère entre Ménalque, fermé à son entourage, et l’aveugle qu’il heurte. Tous deux tiennent du stéréotype qui éclaire la satire sociale.

Ainsi, les travers de Ragotin concernent d’autres personnages du roman et Scarron ne manque pas d’établir entre eux des correspondances explicites. On songe par exemple au chapitre 19 de la première partie. Faisant suite au récit romanesque des amours de Destin et de l’Étoile, il propose un contrepoint ridicule en tournant en dérision les prétentions sentimentales de personnages moins prestigieux : le colérique Ragotin, le susceptible la Rappinière, le vaniteux Roquebrune et le misanthrope la Rancune, qui partagent tous la même initiale, portent leur vue sur les mêmes femmes. Le comique de situation est renforcé par le fait que la Rancune devient le complice et le confident de chacun de ses rivaux qui viennent le voir tour à tour dans l’espoir d’acheter les faveurs de leur belle. La répétition du même scénario contribue à mettre tous ces personnages en série, à les confondre dans la même mesquinerie, à enseigner finalement la navrante banalité de la nature humaine et de la vie, la vanité des fantasmes qui se terminent en fiasco. Dans une perspective générale, la mécanisation systématique de Ragotin permettrait donc d’attirer l’attention sur tous les caractères susceptibles de se figer, de se reproduire sans jamais se renouveler.

Aussi l’avocat du Mans est-il particulièrement représentatif de l’ensemble des Manceaux et des provinciaux qui singent par snobisme la société parisienne et les moeurs de la cour. Le chapitre 17 de la seconde partie est construit sur un jeu de miroirs qui fonde la satire de la vanité et de l’étiquette sur l’imitation. L’épisode est en outre encadré par deux disgrâces de Ragotin qui le mettent en perspective et invitent à opérer un parallèle. Comme Ragotin que la proximité des comédiens excite et qui cherche à aligner son attitude sur les héros de roman, les provinciaux profitent aussi du théâtre pour essayer d’échapper à leur quotidien routinier en copiant les manières parisiennes :

Le bourgeois du Mans se réchauffa pour la comédie. Les dames de la ville et de la province étaient ravies d’y voir tous les jours des dames de la cour, de qui elles apprirent à se bien habiller, au moins mieux qu’elles ne faisaient, au grand profit des tailleurs à qui elles donnèrent à réformer quantité de vieilles robes. Le bal se donnait tous les soirs, où de très méchants danseurs dansèrent de très mauvaises courantes et où plusieurs jeunes gens de la ville dansèrent en bas de drap de Hollande ou d’Usseau et en souliers cirés[25].

Les dérivations lexicales, les répétitions de mots, l’énumération des personnages correspondant à autant de types ou de rôles esquissent une mise en abyme théâtrale qui révèle le ridicule de la comédie sociale : la Province se donne comme l’image contrefaite, déformée et burlesque de la cour. Elle en est le reflet caricatural, la copie décalée. Or cet enchâssement rappelle que, dans ce « roman comique », la satire va de pair avec une réflexion littéraire. Cette imbrication du discours idéologique et de l’hypercodage stylistique que constitue le comique de répétition est particulièrement bien mise en lumière dans le passage qui oppose « le petit Ragotin et le grand Baguenodière ».

L’épisode est construit sur un jeu spéculaire démultiplié. La troupe interprète sur scène DomJaphet d’Arménie, une comédie d’intrigue à l’espagnole que Scarron écrit en même temps que le Roman comique et où il relate les mésaventures d’un personnage fantasque, vaniteux et ridiculisé par son rival. La pièce, « aussi enjoué[e] que celui qui l’a fait[e] a sujet de l’être peu[26]  », entre en résonance avec les infortunes de l’avocat. De plus, le narrateur précise qu’elle divertit tout le monde « à la réserve du désastreux Ragotin[27]  ». L’intertextualité invite ainsi à interroger la finalité du comique : pourquoi et de quoi rit-on ? Elle incite également à considérer la littérature comme un exutoire permettant de rire de soi ou de mettre ses malheurs à distance. Ragotin serait à ce titre un anti-Scarron dans la mesure où il vit sa vie au premier degré, sans distance critique, tandis que le romancier transforme ses souffrances en comédie.

Le passage opère en outre un déplacement du rire de la scène à la salle, les deux protagonistes réjouissant les spectateurs en interprétant malgré eux une farce grotesque. La reprise du même scénario donne alors lieu à un comique de répétition appuyé[28]. En exhibant ainsi ses procédés, la scène se désigne ostensiblement comme une comédie. Le mouvement de va-et-vient qu’opère la Baguenodière en regardant tantôt Ragotin et tantôt le théâtre confirme en outre le jeu de miroir : le spectacle est bien dans la fiction théâtrale et dans la réalité. Le théâtre a bien pour vocation de répéter la vie, de la mécaniser et d’en faire la caricature lorsqu’elle tend à tourner en rond. Le dialogue de sourds qui s’instaure entre Ragotin et la Baguenodière exacerbe en effet la vacuité des rapports humains dans cette société mancelle dépourvue d’intérêt et de consistance. Le comique de répétition fait bien apparaître la dépendance des deux protagonistes, images inversées l’un de l’autre : le « grand Baguenodière » et le « petit Ragotin » n’existent que dans leur interaction, de même que les bourgeois du Mans vivent dans l’ombre des courtisans. Le procédé d’écriture devient en quelque sorte une machine à exposer la vacuité du paraître. En même temps, il invite le lecteur à partager le regard surplombant de l’auteur, à apprécier la différence qui sépare le rire discriminant de la connivence amusée, le comique farcesque de l’humour.

Le thème du double[29], que cette scène met en avant et qui renforce le comique de répétition, rend alors compte à la fois des effets cathartiques de cette distance humoristique et d’une écriture réflexive jouant sur les variations, les écarts et les dissonances. Henri Bergson remarque à juste titre que « le comique exige, pour produire tout son effet, quelque chose comme une anesthésie momentanée du coeur[30]  ». Et le comique de répétition favorise tout particulièrement cette insensibilité en nous donnant l’impression d’avoir affaire à un automate. Le mécanisme de la catharsis comique passe par une mise à distance du fantoche, un refus de compatir à ses souffrances. Or on sait qu’en psychanalyse on associe la figure du double à un processus d’autodéfense où l’être se sépare d’une partie de lui-même et tente d’échapper à un aspect de sa personnalité. Le double concrétise les peurs, les fantasmes, les pulsions inavouables ; il est à la fois la projection d’un désarroi intime et le support d’une libération. Il se trouve que Ragotin, par sa dimension burlesque et son statut paradigmatique, apparaît tout désigné pour représenter ce dédoublement et favoriser cette catharsis. On a pu voir ainsi dans le petit avocat le contrepoint ridicule de Destin[31] ou le « contre-héros » du roman[32]. Le « demi-homme » répète en effet sur un mode décalé les gestes ou les sentiments du comédien : soupirant éconduit de Mlle de l’Étoile, il « vol[e] à son cheval sur les ailes de son amour, une grande épée à son côté et une carabine en bandoulière[33]  », mais son rodéo se termine par une chute douloureuse tandis que Destin s’empare de la monture de Ragotin pour se lancer avec panache à la poursuite des ravisseurs d’Angélique[34]. Ragotin figure aussi le double de Roquebrune dont il annonce la déconfiture dans le chapitre 20 qui s’intitule « Suite du trébuchement de Ragotin et quelque chose de semblable qui arriva à Roquebrune[35]  ». Dénudé par « ce même fou qui avait autrefois fait si grand-peur au Destin[36]  », il devient ce dément aux yeux des villageois effrayés dans le chapitre 16 de la seconde partie. Malléable à volonté, Ragotin est donc une machine à dupliquer, à répéter en les caricaturant jusqu’à l’invraisemblance les petits ridicules ou les côtés cachés des autres personnages. Incarnant pour ainsi dire le prototype du double, il offre par le rire une échappatoire devant la réalité décevante et agressive. Il représente dès lors le double haïssable dont on cherche à s’affranchir pour pouvoir exister en toute liberté. Son statut de bouc émissaire le voue à la vindicte publique tandis qu’en le persécutant au fil de son roman, « Scarron le paralytique […] se détache progressivement de cette ombre qui le suit, risible dans sa difformité[37]  ». Le comique de répétition viserait alors à marginaliser le souffre-douleur afin de pouvoir tourner en dérision ses propres souffrances. Ragotin figure aussi l’Autre inquiétant ou refoulé. Le parallèle que Scarron établit entre lui et le fou permet d’interpréter l’étrange épisode où Destin est surpris par cet être fantastique, mi-homme, mi-diable, qui semble naître de son imprécation et qui le terrorise[38]. L’une des justifications de cette scène, qui trouve son prolongement dans la mésaventure de Ragotin, serait de placer le héros en quête d’identité face à « son fantôme », face à ce malaise de l’homme luttant contre sa propre mort et ses propres phobies. Car il entre de la mort dans la répétition des disgrâces, de l’échec dans cette négation systématique du rêve. Le cas limite que représente ce clown burlesque nous fait côtoyer l’absurde sans toutefois quitter le domaine comique. Dominique Froidefond note ainsi que, dans la seconde partie, Ragotin est sans cesse menacé de mort. La succession de ses revers le confronte à une violence et à une insensibilité croissantes de la part de son entourage. Associé à cette surenchère, le comique de répétition rappelle que le rire va toujours plus ou moins de pair avec l’agressivité et la cruauté.

Mais d’autre part l’invraisemblance, la déréalisation qu’il produit participe d’une jouissance de l’outrance, d’une subversion des lois du réel. Le comique de répétition manifesterait alors le désir d’échapper au principe de réalité. L’entêtement de Ragotin prendrait dans cette perspective une autre signification : ses gesticulations désordonnées, son tempérament exubérant trahiraient le désir fou de se soustraire à la norme, à un déterminisme social et littéraire. Par son caractère burlesque, le personnage défie en effet l’ordre établi, la typologie romanesque et parfois même la fatalité narrative qui le voue à l’échec. Ainsi, dans l’épisode où il sauve involontairement l’ingénu Destin des cajoleries de la Bouvillon, il fait figure à la fois de deus ex machina, de double du héros féminisé et ridiculisé tout en représentant le pendant masculin de la « grosse sensuelle » dont il bouleverse les plans et qu’il assomme en entrant[39]. L’automate contribue en quelque sorte à révéler l’indétermination des caractères, le refus de toute approche fixiste. Il met paradoxalement en lumière « le vivant » dans « le mécanique ». Le retournement de situation s’accompagne ainsi d’un jeu de miroirs inversés qui témoigne d’un parti pris ludique et d’un brouillage des codes. On est alors renvoyé à tous les « couples » du roman[40] qui suggèrent l’ambivalence de la nature humaine et donnent au narrateur l’occasion de battre en brèche la notion de « héros » ou de type qui relèverait d’une psychologie essentialiste. Les personnages de Scarron ne sont pas construits tout d’une pièce et les répétitions, les rapprochements montrent bien que, placés sous le signe de la diversité et de la contrariété, ils se prêtent à des lectures multiples. Le topos du double, et plus particulièrement le personnage de Ragotin, apparaissent dès lors au coeur du jeu d’interférences génériques qui caractérise l’écriture du Roman comique. Il participe à cette tension qui fonde le pastiche et la parodie oscillant entre la reconnaissance du modèle et sa démystification. Il est ainsi parti prenante du dialogisme qui, selon Bakhtine, confère au genre romanesque son énergie et sa vitalité à travers les siècles.

On peut donc voir dans le comique de répétition un procédé de lisibilité qui rend compte, d’une façon assez synthétique, des intentions de Scarron. En surdéterminant le personnage de Ragotin, l’auteur accentue la démarche burlesque du roman, le renversement parodique des topoï précieux et héroïques perçus comme conventionnels et sclérosés. Il met ainsi en lumière le heurt d’idéologies contraires mais également leurs interactions. La mécanisation du petit avocat lui permet à la fois de dénoncer les postures morales trop figées et le raidissement d’une littérature condamnée à la répétition stérile. Le rire suscité par les disgrâces de Ragotin est profondément ambivalent et témoigne de cette tension entre principe réaliste et aspiration idéaliste, entre naïveté et démystification qui caractérise la fabrique romanesque. Car ce procédé attire tout particulièrement l’attention sur le travail réflexif de l’oeuvre : le roman reprend des modèles topiques, répète ostensiblement son discours carnavalesque et ironise sur ses propres conventions. Le comique de répétition met bien en lumière, en les exacerbant, les invraisemblances, la mécanisation d’une écriture qui joue des reprises lexicales, des correspondances de situations pour inciter le lecteur à entrer dans le jeu de la parodie tout en goûtant le plaisir de la reconnaissance. En cela, Ragotin ne saurait être réduit à un automate bouffon ou à un anti-héros caricatural. Parce qu’il est au centre d’une esthétique faite de tensions, il invite le lecteur à explorer, derrière l’accumulation apparemment monotone de ses mésaventures, la nature contradictoire d’une oeuvre qui aspire avant tout à la liberté. Et sans doute n’est-ce pas le moindre des paradoxes du Roman comique que de faire de la répétition le lieu d’un renouvellement de la forme romanesque.