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Au premier abord, les lecteurs de Stradella, roman de Philippe Beaussant publié en 1999, pourraient penser se plonger dans une fiction de type « historique », puisque ce livre traite des derniers mois de la vie d’Alessandro Stradella, musicien italien du XVIIe siècle. Selon Marguerite Yourcenar, spécialiste mondialement reconnue du genre, deux démarches donnent généralement naissance à ces romans : soit la recréation par l’auteur de l’univers historique d’un personnage réel, soit l’intégration d’un personnage fictif dans un univers historique réel[1]. Stradella devrait donc logiquement s’inscrire dans la première de ces deux démarches, mais, comme il n’existe pratiquement aucun renseignement fiable sur ce musicien (ainsi que nous le préciserons plus avant), nous verrons que la double définition de Yourcenar est rapidement dépassée dans le cas de ce roman : devant le flou biographique sur la vie de Stradella, Beaussant va, en effet, s’amuser à prendre de telles libertés avec l’historicité de son héros que celui-ci en devient un personnage fictif. Voici l’avertissement qu’il inclut en quatrième de couverture :

Alessandro Stradella fut un musicien de génie. Il vécut à Rome, à Venise et ailleurs au XVIIe siècle. […] À peine était-il mort que les imaginations s’enchantaient de ce destin plein de musiques, de femmes, d’enlèvements et de cavalcades.

J’en ai fait un roman. Je m’efforce de raconter cette histoire où les aventures de cape et d’épée le disputent à la musique, et où le lecteur sera bien en peine de démêler ce qui est vrai de ce que j’invente : d’ailleurs je ne lui cache pas que c’est un jeu, précisément de cache-cache. Si je dis la vérité, personne ne me croira, et si j’invente, personne ne s’en apercevra. Il n’y a donc aucun inconvénient à avouer avant de tricher[2].

Yvon Allard considère, quant à lui, que les romans historiques tombent dans deux catégories : les sérieux qui respectent les faits historiques et les autres (ceux d’Alexandre Dumas, par exemple) qui prennent de grandes libertés avec l’Histoire[3]. Si l’allusion de Beaussant aux « aventures de cape et d’épée » indique clairement dans quelle catégorie se place Stradella, nous prendrons toutefois, dans un premier temps, le contre-pied de ce que ce romancier semble suggérer — le fait que le lecteur n’a pas besoin de se préoccuper de la vérité historique. En effet, pour mieux comprendre la part que Beaussant accorde à l’invention, on doit faire le point sur les diverses recherches qui ont pu lui servir d’inspiration. Nous examinerons ensuite la problématique des rapports entre histoire et fiction puisque la recherche contemporaine sur le sujet a tendance à gommer la différence entre ces notions et à mettre l’accent sur l’entreprise de narrativisation qui est centrale à ces deux modes de représentation. C’est donc dans le contexte général de la réévaluation des rapports entre histoire et fiction, et à l’aide des travaux narratologiques de Gérard Genette, que nous proposons d’effectuer cette étude de Stradella : il s’agira de déterminer la manière selon laquelle ces deux modes d’appréhension et d’articulation se retrouvent, se croisent, s’opposent et se complètent dans ce roman, et, en définitive, de dégager l’originalité du travail littéraire de son auteur. Cette analyse nous aidera à préciser si l’on doit considérer l’ouvrage de Beaussant, texte à la limite de la fiction et de l’essai littéraire, comme contribution au genre du roman historique ou plutôt comme une remise en question de celui-ci.

Une recherche préliminaire ne donne que de rares indications biographiques sur Alessandro Stradella : de fait, seuls les spécialistes du XVIIe italien semblent posséder quelques connaissances sur ce musicien. Si Beaussant mentionne par deux fois que des historiens et des musicologues se sont intéressés à ce personnage, il ne cite cependant aucune source officielle[4]. Or, depuis 1994 — c’est-à-dire cinq ans avant la publication du roman —, il existait une étude sérieuse sur ce musicien, celle de Carolyn Gianturco : Alessandro Stradella 1639-1682. His Life and Music. Cet ouvrage, publié en Angleterre, n’ayant pas été traduit en français, il est possible que Beaussant n’en ait pas eu connaissance ; quoi qu’il en soit, comme ce texte propose un excellent résumé des recherches historiques antérieures dont le romancier français aurait pu tirer parti, il est intéressant d’en commenter les principaux aspects.

Gianturco rappelle l’importance capitale de la toute première notice biographique que l’abbé Bourdelot avait publiée sur Stradella en 1715 dans l’Histoire de la musique et de ses effets[5]. Bien que ce texte ne fasse que quatre pages et demie, l’historienne confirme que c’est le fondement de toutes les adaptations qui ont été faites de la vie du musicien — du moins jusqu’en 1962, date à laquelle paraissent les deux volumes que l’Italien Remo Giazotto a consacrés à la vie et à l’oeuvre de Stradella (texte sur lequel nous reviendrons). La brève biographie de Bourdelot est aussi la référence fondamentale de Philippe Beaussant, puisque ce dernier en a, sans l’avouer, largement développé les éléments clés[6]. Comme il est évident qu’une si brève source biographique ne forme qu’un bien maigre canevas pour un roman de 374 pages, Beaussant, allant à l’encontre de l’aveu de tricherie qu’il avait annoncée au dos du livre, insiste, pour défendre la validité de son propos, sur la réalité historique de son personnage :

Alessandro Stradella a réellement existé. Il était effectivement musicien, en Italie, au XVIIe siècle. Il avait du génie. Il a véritablement eu une quantité incroyable d’aventures avec toutes sortes de belles dames romaines et vénitiennes. Il est vraiment mort assassiné par un jaloux[7].

L’accent mis par Beaussant sur l’historicité — produit par la répétition d’adverbes que nous avons soulignée — ne saurait occulter le flou biographique fondamental du sujet qu’il a choisi, et Gianturco a bien mis le doigt sur cet aspect : ce n’est, par exemple, qu’après de patientes recherches qu’elle a déterminé les véritables date et lieu de naissance de Stradella : le village de Nepi en 1639[8]. Revenant aussi sur les 902 pages de la biographie, soi-disant définitive, de Remo Giazotto, Gianturco s’est rendu compte qu’elles comportaient de graves erreurs : après avoir tout repris à zéro, sa « triste conclusion » est que « le livre de Giazotto cont[ient] plus de fiction que de vérité[9] ». Alors que les éléments clés cités par l’abbé Bourdelot jouent un certain rôle dans Stradella, nous n’y avons, par contre, retrouvé aucune trace des travaux de Giazotto. Quant à l’ouvrage de Gianturco, si Philippe Beaussant en a peut-être eu connaissance[10], le roman ne reprend aucun des détails que l’historienne a exhumés, ni aucun des personnages dont elle a confirmé l’existence[11] : le nom même d’Ortensia ne figure pas dans l’étude de celle-ci, alors que, depuis la notice écrite par Bourdelot en 1715, il était une constante des biographies précédentes : pour Gianturco, la jeune fille en question se serait appelée Agnese Van Uffele[12] — nom beaucoup moins romantique, il faut en convenir. S’il est vrai que Beaussant ancre solidement son histoire de manière géographique en incluant une quantité remarquable de toponymes italiens[13], la différence essentielle entre les données historiques mises à jour par Gianturco et la fiction beaussantienne est d’ordre chronologique : d’après Gianturco, Stradella n’arrive à Venise (qu’il quittera précipitamment en compagnie d’Agnese Van Uffele) qu’en 1677 — c’est-à-dire deux ans après la première de l’oratorio San Giovanni à Rome (en 1675) —, alors que Beaussant fait composer à son Stradella ce même oratorio chez son maître Gemelli après que son héros s’est enfui de Venise avec Ortensia (autour de 1673-1674, donc).

Si ces différences chronologiques essentielles vont bel et bien dans le sens des aveux de tricherie que Beaussant avait placés au dos de son roman, il est évident que Marguerite Yourcenar n’aurait pu cautionner cette entreprise littéraire : de quel droit un romancier ose-t-il s’approprier ainsi un personnage historique pour en façonner l’existence à sa manière ? Cette question a évidemment des échos plus larges par rapport à tout l’éventail des reconstitutions « historico-littéraires » : jusqu’à quel point l’auteur d’un tel ouvrage fait-il passer, consciemment ou non, ses projections personnelles pour la réalité historique[14] ? S’il existe une limite entre roman historique et roman tout court, où la placer et qui, en définitive, en décide ? Avant de recentrer le débat sur Stradella, nous rappellerons tout d’abord que ces interrogations sur les notions d’histoire et de fiction ne concernent pas seulement les romanciers. Les conclusions de Gianturco ont, en effet, montré que ces questions sont également essentielles pour les historiens puisque les textes de Bourdelot et de Giazotto comportaient bon nombre de fausses vérités. Les réflexions de la critique historique contemporaine, vers lesquelles nous allons maintenant nous tourner, vont aussi dans le sens d’une remise en question de la nette différenciation entre histoire et fiction. Avant de nous intéresser à ces travaux, nous ferons toutefois une petite parenthèse — qui corrobore nos commentaires précédents — à propos de l’ouvrage de Gianturco. Il ne faudrait, en effet, pas croire que les conclusions de cette dernière soient au-dessus de tout soupçon, elles non plus : dans sa critique du livre de Gianturco, Ellen Rosand a noté que « le recours répété à des formules telles que « il est probable que » ou « certainement » finissent par affaiblir le propos biographique », mais elle trouve « particulièrement déconcertant » que « ces conjectures deviennent peu à peu des faits établis ». Ces remarques confirment donc, s’il en était besoin, la difficulté de la tâche à laquelle font face les historiens pour remonter le temps et établir, par-delà les siècles, une vérité qui ne puisse être remise en question.

Dans son introduction au recueil Telling Histories. Narrativizing History, Historicizing Literature, Susan Onega (à la suite, entre autres, de Paul Veyne, Hayden White, Jacques Ehrmann et Linda Hutcheon)[15] déclare :

On pourrait dire que la tendance de vouloir séparer littérature et histoire — séparation que l’on fait remonter à la Renaissance — est revenue à son point de départ, et que nous devons à nouveau réunir ces notions […] en tant que formes narratives apparentées, que productions de l’esprit humain[16].

Onega cite aussi la « formulation radicale » d’Ehrmann selon laquelle histoire et fiction « ne possèdent aucune existence en elles-mêmes [ ;] c’est nous qui les constituons en objets de compréhension[17] ». Ce que ces propos font ressortir, c’est le côté subjectif et relatif de deux approches qu’on considérait comme distinctes depuis plusieurs siècles, sans pour autant en avoir défini les spécificités de manière théorique. Onega rappelle, en effet, que ce n’est vraiment qu’avec l’avènement du matérialisme scientifique, c’est-à-dire à partir du XIXe siècle, que les historiens ont voulu formuler plus clairement ces différences :

L’histoire traditionnelle se définit en opposition par rapport à la littérature, en tant que recherche empirique de vérités externes correspondant à ce que l’on considérait comme étant la réalité absolue des événements passés[18].

C’est cette approche que l’on retrouve encore dans la première moitié du XXe siècle, par exemple, dans Der historische Roman, l’ouvrage de Georg Lukács publié en 1937 qui donne naissance aux études sur le roman historique : Lukács y faisait encore clairement la distinction entre le support historique, selon lui véridique, et le traitement littéraire, c’est-à-dire fictif, qu’y ajoutait l’écrivain[19]. Or, à partir des années 1960 — à la suite des réflexions de Veyne et de White, entre autres  — , on a commencé à considérer l’écriture de l’histoire en tant que processus de narrativisation, et non plus en termes de vérités inaliénables[20]. Alors que les historiens, face à cette situation de subjectivité et de relativité des preuves historiques, peuvent tenter d’en arriver à une certaine objectivité en mettant en présence le plus de témoignages possible, nous avons vu, dans le cas de Stradella, que cette approche était loin d’apporter des réponses satisfaisantes. Afin de poursuivre notre analyse du roman de Beaussant, nous emprunterons donc le chemin tracé par Onega en proposant d’explorer la piste narratologique qui — comme le sous-titre de son recueil l’exprime bien (narrativisation de l’histoire / historicisation de la littérature) — est commune aux deux modes d’appréhension de la réalité historique : si les romanciers intègrent des données historiques à leur entreprise narrative, la narrativisation est également une composante essentielle de la présentation de l’Histoire[21]. Dans le domaine de la narratologie, les travaux de Gérard Genette sont, bien entendu, incontournables et, bien que celui-ci n’ait que très peu traité des rapports entre histoire et fiction, on trouve néanmoins des échos de cette question dans Nouveau discours du récit et Fiction et diction. Nous proposons de mettre ses commentaires à l’épreuve à partir de Stradella et de nous en servir pour dégager l’originalité du fonctionnement des concepts d’histoire et de fiction dans le roman de Beaussant.

Lorsque Genette pose la question de savoir s’il a jamais existé « une pure fiction » et « une pure non-fiction », il conclut que « la réponse est évidemment négative dans les deux cas[22] ». Voici comment il explique toutefois la différence qu’il perçoit entre ces deux modes : dans un récit historique, c’est sur les faits que l’on doit mettre l’accent, alors que, dans le cas du récit fictif, il faut accorder la préséance à la narration. Déclarant que c’est « l’acte narratif qui invente à la fois l’histoire et son récit[23] » de manière indissociable, Genette donne la priorité à l’analyse textuelle par rapport à toute étude entre réalité et fiction. Si cette approche semble porteuse pour l’étude de Stradella, nous ne pensons cependant pas qu’il faille totalement en gommer les rapports historiques : nous essaierons plutôt de préciser comment ceux-ci sont intégrés dans la narration, car une approche strictement narratologique nous paraît ici inappropriée. Il semblerait que ce problème ait aussi continué à hanter Genette puisque, dans « Récit fictionnel, récit factuel », il est revenu sur cette embarrassante problématique des relations entre histoire et fiction[24]. Étudiant plus précisément similitudes et différences entre narration fictionnelle et factuelle, Genette propose alors d’en codifier les liens en traitant des rapports entre auteur, narrateur et personnage(s). « Pour fixer les idées », il propose donc de discuter « cinq figures [triangulaires] logiquement cohérentes » qui rendent compte, à son avis, de l’éventail des possibilités[25]. Pour Genette,

l’intérêt (relatif) de cette batterie de schémas […] tient à la double formule A = Nrécit factuel, A Nrécit fictionnel, et ce, quelle que soit la teneur (véridique ou non) du récit, ou, si l’on préfère, quel que soit le caractère, fictif ou non, de l’histoire[26].

Devant l’aveu de recours à la fiction fait par le narrateur de Stradella, il semblerait donc que seuls les trois derniers de ces triangles soient applicables à ce roman : ceux dans lesquels auteur et narrateur sont distincts[27]. Ceux dans lesquels « Narrateur = Personnage » (fiction homodiégétique) et « Auteur = Personnage » (autobiographie hétérodiégétique) doivent logiquement aussi être éliminés puisque, dans un cas, le narrateur n’est pas le musicien italien, et dans l’autre, l’auteur ne l’est pas non plus. Il ne reste donc que l’option numéro cinq (fiction hétérodiégétique) pour qualifier Stradella. Or, les choses sont loin d’être aussi simples dans le texte de Beaussant, et nous reprendrons terme à terme les relations établies par Genette pour mieux situer ce roman.

1) Auteur — Narrateur :

Bien que Barthes ait déclaré que « narrateur et personnages sont essentiellement des “êtres de papier” » et que « l’auteur matériel ne peut se confondre en rien avec le narrateur du récit[28] », Genette avait adopté une attitude moins tranchée dans « Discours du récit » :

Il me semble que la saine méthode impose ici, au moins dans un premier temps, de n’attribuer au « Romancier » (omniscient) que ce que l’on ne peut vraiment pas attribuer au narrateur[29].

Dans Fiction et diction, il s’attaque donc désormais de front à ce problème[30], et Stradella va nous fournir une excellente occasion de mettre ses figures triangulaires à l’épreuve.

Devant le peu de renseignements qu’on possède sur Stradella, raconter la vie quotidienne de ce musicien est extrêmement problématique[31]. Si ce vide historique oblige l’auteur à un « remplissage » du texte par une foule de détails provenant de sa documentation historique et culturelle — technique classique du roman historique[32]  —, Beaussant surprend ses lecteurs en investissant massivement dans son texte une bonne part de sa personnalité et de ses expériences. On y trouve ainsi, immédiatement, la répétition d’un pronom « je » au statut diégétique tout à fait ambigu :

[…] On entend décroître le cliquetis de leurs éperons, puis le silence retombe sur la rue. On retient son souffle.
Du moins je l’espère. Il est absolument essentiel que cette histoire commence à la manière d’un roman de cape et d’épée. Ne me demandez pas pourquoi j’y tiens : je vais vous le dire.
J’ai lu Les Trois Mousquetaires lorsque j’avais douze ans […][33].

Alors que le premier de ces « je » possède le caractère autoréflexif d’un narrateur peu sûr de ses talents, qui jauge de l’effet de sa page d’introduction sur son lecteur potentiel, les deux derniers introduisent, une séquence de type « autobiographique » par laquelle le romancier installe sa présence insistante au centre de son texte[34] : on trouve, de fait, le nom « Beaussant » répété coup sur coup à la page 12, dans les interpellations de son ancien professeur de français. Cette présence du nom de l’auteur à l’intérieur même du roman donne une dimension d’authentification identitaire à tous les « je » et autres indicateurs personnels qui jalonnent le texte : l’âge du narrateur mentionné à deux reprises (soixante-cinq ans), qui correspond à celui de Philippe Beaussant[35], ainsi qu’une foule de souvenirs, « la cour de récréation du collège de Rumilly (Haute-Savoie)[36] », un séjour à Venise[37], une randonnée dans les Pyrénées[38], un voyage en Indonésie[39], la dictée d’« Une nuit de Salvator Rosa[40] », la visite à la chapelle du Gonfalone[41], etc. Beaussant résumera ainsi cette situation aux deux tiers de son texte :

À peine avais-je écrit un paragraphe que je me plaçais moi-même à l’intérieur de ce roman en vous disant « je ». Pas du tout le « je » des romanciers qui font parler l’un de leurs personnages à la première personne pour mieux tromper le lecteur […], mais un vrai « je », moi, Beaussant : « J’ai lu Les Trois Mousquetaires quand j’avais douze ans[42]. »

Il est évident que Beaussant joue ici sur les ambiguïtés du statut d’auteur / narrateur, remettant ainsi en cause la distinction capitale entre « instance narrative » (le narrateur) et « instance littéraire » (l’auteur)[43]. Dans Stradella, la présence ambiguë de cet auteur-narrateur est constante, et d’une intensité tout à fait contraire à la « règle flaubertienne[44] ». La nette distinction A ≠ N, correspondant au triangle de la fiction hétérodiégétique selon Genette, ne fonctionne donc pas pour ce roman, et le dernier exemple cité montre bien à quel point Beaussant s’amuse à transgresser, à la fois, la limite implicite d’objectivité, qui le lie au sujet historique qu’il a choisi, et la limite narrative, qui ne lui donne, en théorie, qu’un statut de « narrateur de papier ».

Beaussant va cependant plus loin encore lorsqu’il se rend soudainement compte que le fauteuil de Gemelli qu’il décrit dans son récit n’est autre que celui dans lequel il écrit ce même récit. La surprise que provoque cette prise de conscience amène une suspension inopinée de l’histoire :

[…] voilà la phrase que je me préparais à écrire, il y a seulement une minute. J’allais vous parler […] J’allais vous commenter […] et c’est alors que ma pensée et ma plume se sont arrêtées sur un détail : et tout à coup, mon livre, mon travail, tout ce qui m’occupe depuis des mois, s’est trouvé comme suspendu […].
Il faut vous dire que pour travailler, pour écrire, y compris la ligne que je trace en ce moment, je suis assis dans un grand et profond fauteuil […] C’est lui qui vient de me réserver la surprise la plus considérable que j’aie connue depuis que j’ai écrit la première ligne de ce livre[45].

Nous avons indiqué, par des italiques, toutes les références à l’acte d’écriture, et, par un trait de soulignement, toutes les références temporelles qui placent cet acte dans le présent narratif le plus immédiat. Par cette technique — pour toute artificielle qu’elle soit, nous en convenons, puisque nous n’avons aucun moyen de savoir si Beaussant ne s’amuse pas simplement ici à multiplier les niveaux narratifs —, le romancier tente de faire coïncider l’acte même d’écriture avec le récit. La conséquence de cet état de fait, c’est que l’acte narratif ne coïncide pas uniquement avec le récit, mais aussi avec l’histoire, en réduisant, momentanément, l’« ordre véritable » du récit de fiction, selon Genette (narration < récithistoire ), à une formule d’égalité : narration = récit = histoire.

Dans ce contexte de collusion entre auteur et narrateur, il est remarquable que ce soit le souvenir le plus personnel associé à ce fauteuil, celui de son grand-père (« Eh bien, oui : Gemelli ressemble à mon grand-père, et je viens seulement de m’en apercevoir[46] »), qui déclenche une des crises narratives du roman. La position de « sujet plein » (« Moi, Beaussant ») que le romancier s’était octroyée au centre de son texte s’effondre alors puisque, le rapport d’identité avec le grand-père étant dans le subconscient de l’auteur-narrateur, « là déjà tout prêt dans la mémoire[47] », le romancier avoue à ses lecteurs qu’il n’y a aucune instance omnisciente réglant la narration de Stradella.

Si la crise narrative que nous venons de mentionner bloque momentanément l’histoire, s’y substituant d’ailleurs complètement, il faut cependant reconnaître qu’elle n’est qu’un cas extrême des doutes que l’auteur-narrateur avait déjà émis à propos de son récit. Beaussant avait, en effet, répété son incapacité à suivre le modèle de cape et d’épée qu’il s’était donné, à partir du postulat de base : « Il est absolument essentiel que cette histoire commence à la manière d’un roman de cape et d’épée[48] ». Il avait, de nombreuses fois, fait l’aveu de ses incertitudes :

Cela étant dit, il faut avouer que depuis un moment, je me sens mal à l’aise. Au détour d’une phrase, je suis demeuré le stylo en l’air, en me demandant si je n’étais pas en train de me fourvoyer[49].
N’ai-je pas dépassé les bornes du vraisemblable ?[50] 

L’auteur-narrateur nous avait aussi fait part de son manque d’omniscience à l’aide d’un nombre remarquable de variations sur la formule « je n’en sais rien[51] », et il avait souvent donné l’apparence de ne pouvoir maîtriser son texte :

Je pourrais ici vous décrire le plus ravissant couple terrorisé qu’on ait pu peindre sous le ciel d’Italie ; mais je n’ai pas le temps, les choses vont trop vite, car voici qu’elle murmure […][52].
Moi, je me méfierais. Mais non : je me trompais[53].

Cette accumulation de doutes se cristallise autour d’une deuxième crise narrative, encore plus importante, celle qui suit la mort d’Ortensia. Son assassinat provoque à la fois l’errance de Stradella dans la campagne italienne et l’errance du texte : histoire, récit et narration échappent alors complètement au romancier-narrateur :

On dirait que, peu à peu, tous les personnages que j’ai introduits dans ce récit sont en train, sans que j’y prenne garde, de s’immobiliser comme s’ils étaient pris dans les glaces […]. Et puis moi, qui ne quitte plus ma table et qui ne sais pas trop non plus où me mène cette histoire. Depuis la mort d’Ortensia, tout se détraque : mes personnages, mon livre, et moi[54].

Comme nous venons de le voir, si Beaussant s’affiche tout d’abord comme « romancier omniscient » de son texte, c’est l’écriture de ce même texte qui, mettant en mouvement des éléments plus ou moins conscients, fait voler en éclat la position de « sujet plein » généralement associée à celle de l’auteur. Qui plus est, Beaussant ne joue pas simplement à gommer la distinction entre auteur et narrateur : en étalant les incertitudes du romancier, il démonte la validité même de la coupure auteur / narrateur puisque, en définitive, aucune de ces instances ne possède de pouvoir d’omniscience. Au contraire de ce que Beaussant avait indiqué en se présentant comme auteur à part entière de son texte, il finit donc par donner, dans son roman, une excellente illustration de la formule barthésienne, aux accents lacaniens, sur le « narrateur de papier » : « qui parle (dans le récit) n’est pas qui écrit (dans la vie) et qui écrit n’est pas qui est[55] ».

2) Auteur-Narrateur — Personnage :

Les rapports entre auteur-narrateur et personnage devraient être plus simples à traiter puisque, dans tous les cas de fiction hétérodiégétique, selon la formulation de Genette : Auteur ≠ Personnage et Narrateur ≠ Personnage. Il est, en effet, théoriquement impossible qu’un personnage historique du XVIIe siècle devienne auteur-narrateur d’un ouvrage du XXe ou, cas plus extrême encore, auteur de ce même ouvrage, ou vice-versa, qu’auteur et narrateur deviennent personnages dans un roman d’une époque révolue[56]. La relation floue entre auteur et narrateur que nous venons d’examiner apporte toutefois son lot de complications : en effet, si Beaussant s’est amusé avec cette première distinction, il se joue aussi allègrement de la coupure qui existe entre ces notions et celle de personnage. C’est ainsi qu’il établit, de manière tout à fait surprenante, une relation d’équivalence entre ses propres expériences de touriste moderne et celles de son héros de la Renaissance, correspondances terme à terme qui permettent au romancier de prétendre recréer, à trois siècles de distance, les expériences vécues par son personnage : ce sont ses aventures dans divers lieux de notre planète ayant peu changé depuis des siècles (Venise, les villages des Hautes-Pyrénées et les forêts de l’Indonésie) qui lui permettent d’imaginer les scènes de son roman se passant respectivement à Venise[57], à Asolo[58] et avec les gitans[59]. En voici quelques exemples :

— Lorsque Sandro arrive à Venise, il fait comme vous, comme moi, comme tout homme débarquant à San Marco après avoir suivi le Grand Canal : il n’en croit pas ses yeux[60],

et plus loin :

— [Stradella ouvrant la fenêtre de sa chambre et apercevant une belle à la fenêtre d’en face] Sandro peut donc prendre son chapeau dans sa main droite et, avec un très beau sourire, honorer la belle du grand salut que je n’ai pas pu faire[61] ;

— J’ai connu un lieu qui ressemblait à cette grange de l’auberge d’Asolo. J’y ai dormi. C’est la nuit la plus étrange qu’il m’ait été donné de vivre, celle qui m’a procuré l’incroyable sensation d’être projeté hors du temps, hors de l’histoire […]. C’était un jour d’été, dans les montagnes rudes du bon roi Henri IV[62] ;

— Une nuit, au fin fond de l’Indonésie […]. Ce feu immense dans la clairière, au milieu des montagnes sauvages de l’Italie du Centre (celle qui ne ressemble pas à un tableau de Poussin)[63], je l’ai dans la tête depuis cinquante ans[64].

L’idée directrice que Beaussant nous suggère ici — d’une manière facétieuse, qui porte toutefois à réfléchir —, c’est que les constantes de la nature humaine dans son interaction avec le monde produiraient une logique des possibles expérientiels[65] et une répétition de situations types, desquelles se dégagerait une intemporalité fondamentale. Ce serait donc par une sorte « d’effet d’éternité » qu’un romancier, possédant à la fois des connaissances approfondies sur la période historique et des affinités avec le héros qu’il s’est choisi, pourrait extrapoler la vie de ce dernier à partir de ses propres expériences. Nous voyons que nous nous éloignons ici du concept de la temporalité occidentale — fondée sur les idées de linéarité, de chronologie, voire de téléologie — pour rejoindre une notion plus ancienne de temps mythique — axé sur la circularité — dans lequel passé et présent ne sont pas fondamentalement étrangers[66]. Nous verrons ci-après que les nombreuses références picturales que Beaussant inclut dans son texte ont des échos directs avec la notion d’intemporalité que nous venons de dégager.

Au terme de notre analyse des triangles narratifs genettiens, force nous est de constater que la nette catégorisation initiale a totalement éclaté. Puisque la confusion que Beaussant instaure entre auteur et narrateur s’accompagne aussi d’une confusion entre auteur-narrateur et personnage, Stradella fait apparaître le côté par trop clinique de cette classification : le roman introduit, en fait, une incertitude de base à tous les niveaux de la figure triangulaire d’origine, incertitude que l’on pourrait représenter ainsi :

Figure

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La teneur des réflexions précédentes montre bien à quel point nous nous sommes éloignés du concept original de roman historique défini par Yourcenar. Ce que Beaussant propose ici, c’est d’explorer une direction beaucoup plus personnelle fondée sur une notion d’intemporalité « historico-fictive » dépassant la nette coupure entre le XVIIe et le XXe siècle. Cette tentative pourrait ne demeurer qu’une expérience littéraire intéressante si Beaussant n’y ajoutait un volet complémentaire qui lui donne plus de poids, comme nous allons le voir.

Alors que le foisonnement de références extradiégétiques qu’on trouve dans le roman peut s’expliquer de plusieurs façons — les références géographiques pour créer un « effet de réel[67] », les références musicales baroques pour s’harmoniser avec le sujet choisi et les références littéraires pour se situer dans la lignée du modèle narratif de cape et d’épée —, quelle fonction doit-on, alors, assigner aux nombreuses allusions picturales qui ponctuent la narration de Stradella (surtout les maîtres italiens du XIIIe au XVIIe siècle : Bernini, Giotto, Le Caravage, Le Titien, Michel-Ange, Raphaël et Véronèse)[68] ? Si, d’un côté, ces tableaux sont, bien entendu, l’illustration statique d’une période historique donnée, Beaussant ne s’en inspire pas uniquement pour développer ses propres descriptions (et pallier un certain manque d’imagination de sa part). Il leur réserve ainsi, dans bien des cas, une fonction clé qui dépasse de beaucoup le simple cadre d’un effet de réel, et c’est, à notre avis, par rapport aux remarques de Genette sur la pause descriptive, et l’utilisation qu’il en relève chez Marcel Proust, qu’elles prennent tout leur sens. Genette définit cette notion — « la plus difficile à isoler » des mouvements narratifs[69] — « de manière restrictive » en

en réservant pratiquement l’usage aux descriptions, et plus précisément aux descriptions assumées par le narrateur avec arrêt de l’action et suspension de la durée d’histoire : c’est, dira-t-on non sans facilité, le type balzacien[70].

« Arrêt de l’action et suspension de la durée d’histoire » est, en effet, un leitmotiv du roman de Beaussant, chaque fois associé à une représentation picturale. En voici un exemple particulièrement « parlant », au début du texte, lorsque Stradella doit franchir le poste des gardes pour quitter Gênes :

Le voici donc qui pénètre dans l’espèce de caverne qui sert de corps de garde. On distingue à peine, auprès d’une lucarne, les couleurs vives de l’habit d’un officier, et les plumes de son chapeau. On le devine assis à une table, ou plutôt un billot sur lequel on a posé une planche, avec en face de lui et à ses côtés trois malandrins qui peuvent aussi être des soldats. Mais ce qui étonne quand on entre, ce n’est pas tant l’obscurité : c’est le silence. Pas un mouvement, pas un bruit : les pas de Sandro et du soldat qui entrent, par contraste, font un vacarme d’enfer. Pourtant personne ne bouge, pas même la tête. On se croirait au musée Grévin. Le soldat s’approche, pose sur un coin de la table, près du coude de l’officier, la lettre de Sandro. Rien ne se passe. L’officier doit être en cire, les autres aussi, et la faible lumière jaune qui tombe de la lucarne ne vous détromperait pas[71].

Dans ce cas, Beaussant n’indique pas au lecteur d’où il tire l’inspiration de cette scène, il s’agit probablement d’une variation sur Les joueurs de trictrac (1643) du peintre français Mathieu Le Nain[72]. Si la première partie de la description est un chiaroscuro typique, la pause descriptive qui suit est plus problématique. Nous y retrouvons un écho des commentaires de Genette sur les descriptions de Proust, qu’il interprète à l’aide d’une métaphore musicale : ces descriptions sont plus « un point d’orgue qu’[…] un rallentendo[73] ». Dans l’extrait précédent de Stradella, au mépris de la vraisemblance, le temps semble s’être complètement arrêté, mais contrairement à Proust — chez qui Genette voit bien que « la description […] se résorbe en narration »[74] —, l’objectif des pauses descriptives de Beaussant est d’un autre ordre : il s’agit d’immobiliser non seulement le temps du récit, mais aussi celui de l’histoire, pour (re-)transformer la « scène » (Genette) en un tableau — qui, dans un remarquable cercle vicieux narratif, avait d’abord servi de modèle à celle-ci. Si ce tour de force, dans la narration de Stradella, a des accents résolument postmodernes, nous allons voir que Beaussant demeure néanmoins tout à fait fidèle à l’idée classique qui est représentée dans les tableaux baroques de cette époque[75] : Marion Maillart et Pierre Fresnault-Deruelle font ainsi remarquer, au sujet du Tricheur à l’as de carreau de La Tour (inspiration visuelle déjà notée de la « scène » dans la taverne de Gino), que

le fond, sans profondeur, d’un noir étale […] fait ressortir d’autant les protagonistes, comme détachés abstraitement. En costume d’époque (nous sommes sous Louis XIII), mais paradoxalement arrachées au temps et à l’espace, c’est pour toujours que ces figures se prêtent au jeu de l’humaine comédie[76].

Comme cette citation l’explique, l’objectif de La Tour, et des peintres classiques en général, était de montrer des personnages types, « arraché[s] au temps et à l’espace » : éternellement immobiles, ils devaient exprimer des universaux de la nature humaine. Lorsque Beaussant se sert de tableaux dans ses pauses narratives, il demeure donc dans la droite ligne de cet idéal classique intemporel. Chez lui, cette technique narrative repose tellement sur la collusion entre récit et toiles célèbres qu’il faudrait, dans son cas, inventer l’expression de « pause picturale[77] ». Nous avions vu précédemment que la confusion que Beaussant instaurait entre auteur-narrateur et personnage visait à créer une notion d’intemporalité au centre même du récit. Nous pouvons désormais ajouter que l’utilisation de tableaux dans Stradella va dans le même sens : les descriptions qu’en fait Beaussant ne servent pas tant à augmenter la longueur du récit qu’à tenter d’en modifier la durée, de retarder, de suspendre et même, pourrait-on dire, d’empêcher sa conclusion fatale.

Avant de refermer cette analyse sur les notions d’histoire et de fiction dans Stradella, nous ferons un dernier commentaire sur ces pauses picturales. Dans ces moments clés du roman, il semble que Beaussant veuille donner tort à Genette : ce dernier déclare, en effet, dans « Discours du récit » :

Contrairement à la représentation dramatique, aucun récit ne peut « montrer » ou « imiter » l’histoire qu’il raconte. Il ne peut que la raconter de façon détaillée, précise, « vivante », et donner par là plus ou moins l’illusion de mimésis qui est la seule mimésis narrative, pour cette raison unique et suffisante que la narration, orale ou écrite, est un fait de langage, et que le langage signifie sans imiter[78].

Beaussant, quant à lui, essaie de faire plus que simplement « raconter de façon détaillée, précise, « vivante » ». Par ces pauses picturales, et pour tout artificielles qu’elles demeurent d’un point de vue narratif, le romancier fait des efforts remarquables pour « montrer » plutôt que « raconter ». Par là-même, il tenterait donc de dépasser, une fois de plus, les bornes intrinsèques de la narration qui limitent celle-ci à « l’illusion de mimésis ». On pourrait donc dire qu’on trouve aussi, dans « cette intensité médiatisée », une tentative, sur le modèle proustien, de « transgression décisive […] de l’opposition millénaire entre diégésis et mimésis[79] ». Si l’arrêt du récit que propose Beaussant est bien entendu impossible de par la nature linéaire du langage écrit, le romancier pousse la narration dans ses retranchements sur le modèle d’un autre médium : la vidéo. Son emploi de la pause picturale correspond en effet à la technique d’arrêt sur image, et les nombreuses allusions cinématographiques qui ponctuent le roman indiquent bien l’importance de cette technique résolument moderne dans l’expérimentation littéraire de Beaussant, toute classique qu’en soit la base de son inspiration[80].

Comme nous venons de l’illustrer sous plusieurs facettes, l’expérience narrative à laquelle se livre Beaussant dépasse de beaucoup les deux démarches classiques du roman historique selon Marguerite Yourcenar. Qu’en est-il par rapport aux trois formes de ce genre littéraire définies par Yvon Allard : « réaliste », c’est-à-dire respectant le plus près possible les faits rapportés par les historiens[81] ; « lyrique », romans dans lesquels les héros sont inventés ou copiés sur de multiples modèles, la réalité historique ne servant que de décor, comme chez Walter Scott ou Alexandre Dumas ; et « de type social », sorte de « politique-fiction » par laquelle un auteur traite de sujets contemporains sous une forme imaginaire[82] ? Nous avons montré que Beaussant n’avait jamais eu d’intention réaliste et que sa méthode n’a rien à voir avec celle du genre « lyrique » : s’il s’efforce de créer une toile de fond convaincante pour donner l’illusion aux lecteurs de participer aux aventures de son héros, c’est d’une manière originale qui n’a rien à voir avec la tradition des romans de cape et d’épée. On ne peut, non plus, inclure son roman dans la troisième catégorie puisqu’on n’y retrouve pas de commentaire social, au sens strict du terme : si le roman de Beaussant traite de sujets contemporains, ce n’est que par le biais de son interrogation sur la création littéraire, interrogation marginale dans les romans historiques de type « traditionnel ». Il est, en effet, évident que Stradella ne participe aucunement au phénomène de masse décrit par Allard : celui-ci explique l’engouement d’une partie des lecteurs pour les romans historiques (depuis les années 1980) par un rejet des expériences du « nouveau roman » et une volonté de retour à des notions littéraires plus traditionnelles : récit « lisible[83] », nostalgie du héros et de valeurs refuges, identification avec des personnages et des situations vraisemblables[84]. Le roman de Beaussant, quant à lui, en jouant sur divers niveaux narratifs (hétérodiégétique, autodiégétique et métadiégétique), introduit un flou délibéré dans des notions que les romans historiques classiques tiennent trop souvent pour acquises : fiabilité des sources historiques, omniscience de l’auteur, stricte linéarité temporelle. L’exemple du fauteuil que nous avons mentionné plus haut participe bien de cette remise en question. Alors que Genette énonce que « la situation narrative ne se ramène jamais à sa situation d’écriture[85] » et que « le lieu narratif est fort rarement spécifié, et n’est pour ainsi dire jamais pertinent[86] », le narrateur de Stradella découvre avec surprise que le fauteuil qu’il décrit dans son texte n’est autre que celui dans lequel il écrit son texte[87] : le lieu narratif est, ici, primordial, puisqu’il est à la fois représenté dans l’univers fictif du XVIIe siècle et constitutif, au XXe, de sa représentation. Les nombreux exemples par lesquels Philippe Beaussant tente d’effacer un intervalle temporel de quatre siècles sont, à leur manière, des échos proustiens de réactualisation du temps perdu, non seulement par l’écriture et la lecture — qui créent leur espace imaginaire intemporel propre —, mais surtout dans l’écho prolongé de cette dernière activité. Le romancier termine, en effet, son récit par ces mots :

On croirait entendre [la voix], plus hardie, de Sandro. À moins que ce ne soit Ortensia. En fait, ce n’est rien d’autre que celle que vous entendez en vous-même, si vous avez bien voulu me lire jusqu’à cette dernière ligne, et qui a pris le ton, l’humeur, le caractère de ce que vous êtes.
Écoutez bien[88].

Nous retrouvons dans cette conclusion l’idée que Genette énonçait, lui aussi, à la suite de Proust :

l’oeuvre n’est finalement […] qu’un instrument d’optique que l’auteur offre au lecteur pour l’aider à lire en soi », et que « le véritable auteur du récit n’est pas celui qui le raconte, mais aussi, et parfois bien davantage, celui qui l’écoute[89].

Devant le mystère qui règne autour de la vie de Stradella, mystère que les longues recherches de Gianturco n’ont pu que très partiellement lever, Philippe Beaussant a fait entrer en collision XVIIe et XXe siècle, mélangeant allègrement, dans le cadre d’une narration exubérante aux accents postmodernes, exemples picturaux et musicaux de la Renaissance, modèles littéraires du XIXe et cinématographiques du XXe. En dépoussiérant les traces d’un patrimoine culturel que notre modernité galopante a tendance à repousser aux marges de la mémoire collective, le romancier leur insuffle une présence nouvelle — peut-être pour qu’elles ne tombent pas dans l’oubli, comme cela fut presque le cas du musicien italien. Démystifiant l’illusion de reconstitution qui est à la base de toute écriture historique — que celle-ci affiche sa littérarité ou non — et, selon la formule de Pascal Sevez, « conviant son auditoire à entrer avec gourmandise dans le jeu de la création artistique », Philippe Beaussant nous invite à participer pleinement au jeu entre histoire fictive et fiction historique, deux faces à tout jamais indissociables, d’Alessandro Stradella.