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Dire que la référence médiévale agit sur l’ensemble de Gaspard de la Nuit relève presque du cliché tant il semble évident pour tous que son auteur s’est pris de passion pour le Moyen Âge. Envisagée du point de vue des sources, la référence médiévale, chez Aloysius Bertrand, décevra pourtant par sa pauvreté. Comme l’écrit Henri Corbat : « L’état précis des ressources que le Moyen Âge fournit à Bertrand est, en définitive, assez mince : quelques légendes, certaines confréries entrées dans la légende, un petit nombre de sources d’inspiration plus directes[1]. » La convocation bertrandienne des textes médiévaux, qui est le plus souvent ludique quand elle n’est pas franchement désinvolte[2], indique que la question n’est pas de savoir si Bertrand a lu ou non les textes médiévaux disponibles à son époque. À l’instar de celle de ses contemporains, la bibliothèque médiévale de Bertrand reste dans une large mesure imaginaire, souvent filtrée par le prisme des nombreux ouvrages historiques contemporains ou des oeuvres littéraires de la Renaissance. Qu’elles soient celles des historiens Fauriel ou Barante, ou d’écrivains tels Shakespeare et Rabelais (eux-mêmes héritiers du Moyen Âge), ces oeuvres ouvrent aux romantiques la voie à une époque plus vaste grâce à la transmission qu’elles opèrent de la culture médiévale, ainsi perçue autrement que sous le seul angle de la source textuelle. Considérant que la bibliothèque est un lieu où circulent librement les savoirs et les cultures, je souhaite donc envisager ici les traces médiévales dans l’oeuvre de Bertrand sous ce rapport plus indirect de la médiation renaissante ou historique, qui constitue en conséquence une voie d’accès métaphorique du poète à cette « vérité » tant recherchée par les romantiques.

Partant de ces constatations, je fais l’hypothèse suivante : la bibliothèque médiévale de Bertrand, qui doit beaucoup aux oeuvres de Barante et de Rabelais, dépasse le statut de simple apparat thématique pour conférer au texte sa portée ontologique. L’exaltation historique et grotesque de la Bourgogne médiévale témoigne d’une posture mélancolique qui permet en définitive à Bertrand d’offrir un commentaire amer et désabusé sur l’époque dans laquelle il vit. Je m’intéresserai donc d’abord au dialogue institué par Bertrand avec l’historien Barante pour ensuite réfléchir aux échos entre les textes de Rabelais et de Bertrand. Enfin, il s’agira de montrer que les effets de bibliothèques médiévales provoqués par ces deux auteurs conduisent Bertrand à se retirer du monde pour se réfugier dans l’univers scriptural du Livre.

La mise en scène de la Bourgogne médiévale

L’Histoire des ducs de Bourgogne de la maison de Valois de Barante, dont les douze volumes paraissent de 1824 à 1826[3], reconstitue avec faste et célérité un moment glorieux du passé bourguignon. Comme son titre l’indique, l’ouvrage s’attache aux grands personnages de la Bourgogne, et plus précisément aux quatre hommes qui l’ont gouvernée de 1364 à 1477, soit Philippe le Hardi, Jean sans Peur, Philippe le Bon et Charles le Téméraire. Le chapitre intitulé « Guerre contre les Grandes compagnies (1364) »[4] est à cet égard exemplaire, adoptant dès la première phrase le parti du duché et de ses dirigeants : « Philippe ne peut retourner sur-le-champ dans son nouveau duché. La situation du royaume [de France] était pour lors bien triste[5]. » Barante expédie ensuite la situation en une page où il rapporte que des compagnies formées de mercenaires indisciplinés pillaient et mettaient alors à rançon les villes et les châteaux français qu’elles trouvaient sur leur passage. Le reste du chapitre est consacré aux tractations et aux alliances des ducs et des maréchaux de la France qui ont cherché à mater les rebelles. C’est ainsi que Barante peut expliquer le rôle de Philippe le Hardi qui, sous les ordres du roi de France, rentre en Bourgogne pour défendre ses intérêts. Aux yeux de l’historien, l’épisode des Grandes compagnies n’a d’importance que parce qu’il explique la façon dont Philippe s’établit à la tête du duché bourguignon. Le titre du chapitre reflète d’ailleurs la posture idéologique de Barante : il s’agit d’une guerre contre les Grandes compagnies, guerre dont le duc sortira vainqueur. Fondateur de la deuxième branche capétienne de la Bourgogne, Philippe le Hardi assoit ainsi son autorité ducale.

Nous savons avec certitude que Bertrand a lu l’ouvrage de Barante, et particulièrement ce chapitre auquel il consacre un texte qu’il intitule « Jacques les Andelys. Chronique de 1364 »[6]. Ce texte deviendra, après d’importants remaniements, « Les grandes compagnies (1364) » dans Gaspard de la nuit[7]. Les titres choisis par Bertrand indiquent déjà un changement de registre et de perception historique, voire idéologique, par rapport au projet de Barante. Le premier titre renvoie à un personnage précis, et pas n’importe lequel puisque Jacques-les-Andelys est le chef des bandes rebelles. Si l’on accepte que « le titre qui propose le nom d’un héros comme point central propose par là en même temps aussi une interprétation idéologique du monde[8]  », force est d’admettre que Bertrand prend d’emblée le contre-pied de l’historien en s’intéressant aux perdants de l’histoire, aux proscrits de la France médiévale. Et d’une version à l’autre, l’argument du texte ne change jamais : un membre des Grandes compagnies est puni de mort par Jacques-les-Andelys pour avoir émis le souhait de se ranger du côté de l’autorité ducale : « Le Fauconnier a fait pendre Thomas comme un chien, il est mort comme un chien[9]. » Dans cette phrase, la reprise de deux syntagmes figés souligne bien la sauvagerie de l’univers des Grandes compagnies, puisque « mourir comme un chien » signifie, bien sûr, « mourir seul, abandonné », alors que la première proposition de la phrase rappelle l’expression « tuer quelqu’un comme un chien », qui signifie « tuer de sang-froid, sans aucune pitié ». Et la phrase exacerbe d’autant la brutalité de l’univers qu’elle en est la clausule : c’est donc sur cette image du pendu puni et proscrit de tous (y compris des siens) que le lecteur est laissé. Il n’existe aucune issue à la barbarie du monde des Grandes compagnies. Au raffinement de la vie ducale et royale, Bertrand préfère l’univers sauvage et belliqueux des proscrits « né[s] du sang de ces barbares du Nord[10]  ».

Que lui sert d’adopter ce point de vue ? Simple fascination morbide d’un poète consumé par la solitude qui trouverait un certain réconfort dans la barbarie des temps médiévaux puisque « de la guerre et du feu, le pas vers la mort est bref[11]  » ? La réflexion de Bertrand me semble dépasser cette adéquation biographique pour atteindre plutôt le statut de commentaire social. Car si le Moyen Âge des romantiques a souvent été celui des preux et des vidames[12], insistant de la sorte sur les valeurs courtoises de la chevalerie, celui de Bertrand semble bien concerner tout autre chose que l’idéalisation valeureuse du passé. « À sa façon, écrit Jean-Luc Steinmetz, Bertrand procède du mouvement médiévalisant partout répandu sous l’influence de Walter Scott[13]. » Bertrand se distingue des autres romantiques par le fait que le Moyen Âge n’est pas pour lui un âge d’or ; il considère plutôt ce temps comme un moment de dévastation réfléchissant son propre siècle. Le désenchantement de Bertrand est en effet perceptible dans deux autres textes publiés en 1828, « Les procès intentés aux animaux en Bourgogne » et « De la justice et des peines infligées autrefois en Bourgogne »[14], où il suggère sur un ton légèrement ironique que les moeurs ont trop peu évolué depuis les temps médiévaux et que l’héritage des Lumières est moins important qu’on voudrait le croire. En somme, la Révolution n’aurait pas tout réglé aux yeux de cet écrivain républicain qui se sert du Moyen Âge comme d’un point d’horizon social.

Dans le premier de ces deux textes, Bertrand rappelle que « les animaux qui tombaient en fautes [sic] étaient autrefois passibles des mêmes peines que l’homme : et la Bourgogne, comme les autres provinces de la vieille France, a eu ses grandes exécutions d’animaux[15]  ». Après avoir donné quelques exemples de ces sentences, l’écrivain conclut que « depuis une trentaine d’années on paraît donc être d’accord sur l’illégalité de pareils jugements et de pareilles exécutions. Quelques mauvais plaisants diront que les bêtes doivent en rendre grâces au progrès des lumières[16]  ». L’ironie narquoise de ce texte d’opinion n’échappe à personne : si les bêtes peuvent se prémunir de la justice pour les protéger, qu’en est-il des hommes, pour qui la peine de mort existe toujours ? Voilà bien la véritable question de Bertrand, qui la reprend implicitement dans le second texte où, par un effet de rhétorique, il signale que son jugement procède du sens commun : « La justice, comme on sait, était souvent chez nos devanciers aussi singulière qu’expéditive; ce n’était pas toujours entre quatre murailles que l’accusé était jugé[17]. » Or, cette société primitive où la loi était appliquée selon des règles pour le moins incertaines est celle du Moyen Âge, les exemples choisis par Bertrand se situant tous au XIVe siècle. Sa démonstration faite, il peut clore son texte : « Maintenant un Juif est un homme comme un autre, on ne coupe plus d’oreilles qu’en Turquie. Les époux s’adorent et les gens du peuple ne battent plus leurs femmes qu’une fois dans leur vie[18]. » L’ironie de la conclusion laisse deviner que rien n’a véritablement changé aux yeux de Bertrand car enfin, en battant sa femme, l’époux administre lui-même une justice « aussi singulière qu’expéditive » qui n’est en somme que la réplique de celle du Moyen Âge. La peinture d’un Moyen Âge violent et sans lois agit donc dans les deux textes comme horizon des troubles sociaux et politiques d’une époque qui n’a pas encore réussi à réaliser les promesses de 1789. Fils d’une époque qui a vu l’Empire et la Restauration, l’écrivain arrive mal à contenir sa déception, qu’il exprime sur le mode du sarcasme.

Conjuguée à celle de « Jacques-les-Andelys », cette posture institue un véritable dialogue entre Bertrand et Barante sur la place et le rôle du Moyen Âge dans la constitution historique de la France. Tous deux primitifs et barbares, les Moyens Âges de Bertrand et de Barante servent pourtant des objectifs différents : chez Bertrand, le Moyen Âge reflète la sauvagerie des moeurs de l’époque romantique en devenant une sorte de double des temps contemporains alors que, chez Barante, le Moyen Âge permet au contraire de souligner l’évolution historique des moeurs françaises. Héritier de la pensée des Lumières, l’historien écrit dans la préface de son ouvrage que

si donc les récits qui vont passer sous les yeux du lecteur lui font sentir combien plus de lumières, plus de raison, plus de sympathie et d’égalité entre les hommes ont perfectionné […] l’ordre des sociétés, la morale des individus […], je ne croirai pas avoir accompli une tâche inutile[19].

Cela dit, on aurait tort de croire que le Moyen Âge de Bertrand n’est que pure violence. Dans la préface de son recueil, l’écrivain oppose nettement « deux Dijons, un Dijon d’aujourd’hui, un Dijon d’autrefois[20]  » où transpire la nostalgie d’une ville dont les ruines ne sont plus que les traces d’une splendeur oubliée. Mais aux yeux de Bertrand, les reliques du passé « ne se confondent pas avec une vieillerie, mais entrent en résonance avec une vérité de fond[21]  », et la disparition de la digne et ancienne civilisation dijonnaise (et donc, française) ouvre la voie à une époque que le Moyen Âge des proscrits révèle dans toute sa sauvagerie. Inventé grâce à la médiation du texte de Barante, le Moyen Âge de Bertrand lui permet de révéler la brutalité de son époque sur ce ton ironique et désabusé qu’on lui connaît.

Renversements grotesques

Le monde médiéval n’est pas seulement barbare chez cet auteur dont les textes évoquent aussi autant d’images d’Épinal d’un décor pittoresque et fantastique associé à une époque volontiers confondue avec une société superstitieuse et naïve. Suivant les prescriptions de Stendhal et de Hugo, les romantiques considèrent que l’« étrange » et le grotesque trouvent leur pleine expression dans leur alliage avec le sublime, alliage dont les exemples abondent dans Gaspard de la nuit au point où l’on a pu écrire que ce recueil est « comme un exercice sur la Préface de Cromwell ! […] considéré dans son ensemble, [il] constitue, comme un bréviaire, un abrégé du romantisme[22]  ».

Le personnage de Jacquemart incarne de manière exemplaire cette combinaison romantique du grotesque et du sublime chez Bertrand. Le monument historique faisait à l’origine partie du beffroi de Courtrai jusqu’à ce que Philippe le Hardi le ramène à Dijon en 1383 en signe de reconnaissance à l’égard des bourgeois de la ville qui lui avaient fourni les troupes nécessaires à sa victoire en Flandre. Installé sur une tourelle de Notre-Dame de Dijon où il sonne les heures en frappant la cloche avec son marteau, le monument est désormais accompagné d’une contrepartie féminine, nommée Jacqueline. Historiquement associé aux victoires guerrières du duché de Bourgogne, le personnage cache aussi un aspect grotesque révélé par le monde nocturne de Gaspard de la Nuit. Fier symbole historique de la grandeur et de la puissance du duché bourguignon, Jacquemart prend dans l’oeuvre bertrandienne les traits d’un vulgaire batteur de femme : « Mais bientôt mon oreille n’interrogea plus qu’un silence profond. Les lépreux étaient rentrés dans leur chenil, aux coups de Jacquemart qui battait sa femme[23]. » La portée du monument se trouve diminuée par le texte bertrandien, qui en accentue le prosaïsme, ailleurs associé explicitement à Rabelais : « Gargantua escamota les cloches de Paris, Philippe-le-Hardi l’horloge de Courtray[24]. » À la manière de Rabelais qui transforme les cloches sacrées de Notre-Dame en de vulgaires « campanes au coul de sa jument[25]  », Bertrand gomme la splendeur monumentale du personnage en soulignant sa dimension plus proprement grotesque.

Suivant cela, on sera d’accord avec Steinmetz qui écrit sans plus d’explications que « l’inspiration rabelaisienne est bien présente dans Gaspard de la nuit[26]  ». Comme en témoignent les Contes drolatiques de Balzac, la France romantique a connu Rabelais. Elle en a toutefois principalement retenu le rire : s’il place l’auteur renaissant parmi les « immobiles géants de l’esprit humain », Hugo en parle comme d’un esprit « uniquement railleur[27]  ». L’exemple de Jacquemart laisse néanmoins penser que Bertrand ne s’en est pas tenu à cette lecture romantique de la raillerie rabelaisienne, qu’il a été sensible au caractère subversif de l’oeuvre renaissante, aux moments où le spirituel s’y trouve corporalisé, ramené à des dimensions plus humaines ou prosaïques. Le poème « Padre Pugnaccio », dans Gaspard de la nuit, accorde par exemple une présence physique au diable qui sert aussitôt à le neutraliser : « Et le diable, tapi dans la grand’manche de Padre Pugnaccio, ricana comme Polichinelle[28]. » Dissimulé, le diable endosse le rôle d’un figurant incapable d’agir franchement sur les événements. Car Polichinelle, double de la figure lunaire du Pierrot, n’est finalement qu’une marionnette. Autrement dit, en associant directement la figure du Mal à un pantin de la commedia dell’arte, le poème souligne son aspect essentiellement carnavalesque. La comparaison réduit d’autant la puissance traditionnelle du diable, surtout que ricaner n’est jamais que « rire à demi » (Littré). Le ricanement, en effet, est dépourvu de la force éclatante du rire plein. Généralement souveraine, l’idée métaphysique du Mal se trouve ici incarnée d’une manière qui la soumet à une volonté carnavalesque plus grande où le diable n’est plus qu’un « joyeux épouvantail[29]  ». Dans « Padre Pugnaccio », le diable devient en définitive une parodie de lui-même qui prend place dans un carnaval où le grotesque a valeur métaphorique de dérision (sociale).

« La viole de Gamba » joue de tels renversements grotesques en faisant intervenir une fois encore la commedia dell’arte. L’argument du poème est simple : la corde d’une viole se casse au moment où le maître de chapelle essaie d’en jouer. Sur ce fond réaliste se greffe un moment fantastique où Barbara, Pierrot, Cassandre, Arlequin et Colombine tout à la fois surgissent. « La réalité — insignifiante qui plus est (une corde cassée) — est donc saisie à travers le prisme de la “Comédie italienne” avant d’être appréhendée comme telle[30]. » À juste titre, la critique bertrandienne a vu dans « La viole de Gamba » une réconciliation des contraires menant à la formule inédite du poème en prose[31]. La commedia dell’arte, qui trouve ses origines dans le carnaval, est une forme populaire d’art qui repose sur des schémas narratifs simples alors que la viole est un instrument noble aux harmonies raffinées. Partant, le poème semble proposer la symbiose de deux codes artistiques — l’art « bas » et l’art « haut » — jusque-là historiquement perçus comme irréconciliables que redouble l’opposition traditionnelle de la poésie et de la prose gommée par le poème en prose.

Étonnamment, la critique a négligé de noter le caractère proprement grotesque de l’image centrale du poème, où Pierrot et ses acolytes surgissent littéralement du ventre de la viole : « Le maître de chapelle eut à peine interrogé de l’archet la viole bourdonnante, qu’elle lui répondit par un gargouillement burlesque de lazzis et de roulades, comme si elle eût eu au ventre une indigestion de comédie italienne[32]. » L’image classique d’un corps achevé (celui de la viole) se trouve ici déchirée par les gargouillements grotesques du carnaval. Les lazzis et les roulades ne trompent personne : métaphores de la flatulence, ils mettent l’accent sur le processus de déjection opéré par les entrailles de la viole. L’image est proprement grotesque au sens où l’est le carnaval rabelaisien. En effet, si l’art grotesque naît de l’art noble, il le tue dans le même temps. Le poème se clôt sur l’image d’une viole empêchée, désormais incapable de proférer une autre note puisqu’il lui manque une corde. Le mélange des codes artistiques constitue de la sorte un renversement radical où ne semble pouvoir survivre que l’art déclassé du grotesque. Noble au départ, l’acte musical « est rabaissé et détrôné au moyen d’une transposition sur le plan matériel et corporel de l’enfantement […]. Mais grâce à ce détrônement, [l’art] se rénove et, en quelque sorte, renaît pour la seconde fois[33]  ». Ainsi lu, le poème nous place historiquement à la croisée des chemins puisque le mutisme de la viole ouvre très justement la voie à une forme différente d’expression artistique. La thématisation de la fusion des codes artistiques redouble la formule duelle du poème en prose, formule dont la nouveauté à première vue grotesque survivra sur les ruines de l’ancienne poésie. Avec Rabelais, Bertrand découvre une esthétique carnavalesque qu’il transpose dans le monde livresque du XIXe siècle.

La trivialisation de Jacquemart ou du diable et le déchirement de la viole sont autant d’indices que les renversements opérés par Bertrand mènent en définitive à une connaissance nouvelle du monde dont la portée ne se laisse toutefois saisir complètement qu’à travers le prisme historique offert par l’oeuvre de Barante. Pour le dire autrement : le renversement bertrandien du « haut » et du « bas » constitue une mise en garde contre les excès d’une société qui ne semble pas avoir retenu les leçons de l’histoire.

Le refuge de la bibliothèque et de ses livres

Si le cliché d’un monde brutal où aucune loi ne prévaut (sinon celle du talion) est récupéré par Bertrand à des fins proprement politiques, il en va de même des renversements grotesques : le diable en marionnette, Jacquemart en batteur de femmes et les turlupins dansant « des gigues devant la spirale de flamme et de fumée[34]  » agitent devant nos yeux le spectacle d’un monde sans hiérarchie, conforme en cela aux prescriptions de la commedia dell’arte, théâtre comique et profane tout à la fois. Héritière des farces et des soties médiévales, la commedia dell’arte participe de la fête populaire et des carnavals où les hiérarchies sociales et institutionnalisées se trouvent tournées en dérision. Le rire gras de la commedia dell’arte n’est en effet pas gratuit. Comme l’écrit Mikhaïl Bakhtine, le grotesque du carnaval « permet enfin de jeter un regard nouveau sur l’univers, de sentir à quel point tout ce qui existe est relatif et que, par conséquent, un ordre du monde totalement différent est possible[35]  ». De la même manière, la transformation du diable en marionnette, chez Bertrand, n’a pas pour seule fonction le divertissement du spectacle auquel le personnage appartient désormais par son corps de Polichinelle. Et Jacquemart et sa femme ne réitèrent pas simplement le grotesque de Punch et Judy.

La perspective évolutionniste de Bakhtine le mène à considérer le grotesque romantique comme un phénomène dégénérescent qui ne possède pas la valeur organique initiale du grotesque renaissant.

L’image grotesque, écrit-il, caractérise le phénomène en état de changement, de métamorphose encore inachevée, au stade de la mort et de la naissance, de la croissance et du devenir. L’attitude à l’égard du temps, du devenir, est un trait constitutif (déterminant) indispensable de l’image grotesque[36].

J’aimerais pour ma part suggérer que la transposition livresque du grotesque constitue une attitude ontologique de la part des écrivains romantiques qui se retranchent dans l’univers de la littérature, soit pour mieux agir sur le monde (c’est la position d’un Hugo), soit pour s’en retirer (c’est, ultimement, la position d’un Gautier). « Dans la pensée des modernes, au contraire, le grotesque a un rôle immense, écrit Hugo. Il y est partout; d’une part, il crée le difforme et l’horrible; de l’autre, le comique et le bouffon[37]. » L’opposition hugolienne du grotesque et du sublime repose d’ailleurs sur une association entre le grotesque et diverses manifestations du « laid » qui inclut notamment le Mal et l’ombre[38]. C’est pourquoi on peut parler d’une caractérisation grotesque des personnages aux apparences autrement monumentales chez Bertrand, qui les met ainsi à la portée de tous : le poète peut de la sorte converser longuement avec le diable à propos de l’art pour finalement l’envoyer rôtir en enfer sans aucune crainte[39]. La peur annulée, la vénération inexistante, voilà ce que Bertrand semble avoir appris de sa lecture de Rabelais : ramener à des proportions humaines les monuments du passé en vue d’en apprendre quelque chose.

En renversant les présupposés historiques de Barante pour examiner autrement les figures du passé médiéval, Bertrand trouve une vérité différente chez Rabelais, car « en réalité, le grotesque, y compris le grotesque romantique, offre la possibilité d’un monde totalement autre, d’un autre ordre mondial, d’une autre structure de la vie. Il fait franchir les limites de l’unité, de l’indiscutabilité, de l’immuabilité factices (mensongères) du monde existant[40]  ». Et si les conclusions de Bertrand diffèrent de celles de Barante, elles diffèrent aussi de celles de Rabelais. L’auteur romantique ne possède pas l’optimisme de l’écrivain renaissant qui « s’efforce au contraire d’exprimer dans ses images le devenir, la croissance, l’inachèvement perpétuel de l’existence[41]  ». L’« aspect régénérateur » du carnavalesque rabelaisien n’existe pas dans le texte bertrandien, dont la portée éthique et politique reste teintée par l’amertume d’un individu qui affiche ouvertement sa déception à l’égard de la société dans laquelle il vit.

La lecture conjuguée de Barante et Rabelais mène à un désenchantement qui se trouve clairement exprimé dans un texte intitulé « Les légitimités d’Europe »[42]. Le texte, qui raconte l’arrivée des monarques européens à une grande conférence, constitue la dénonciation d’une situation sociale jugée inacceptable. La phrase finale, qui utilise l’oeuvre rabelaisienne pour point de fuite, est sur ce point explicite : « L’ogre de l’absolutisme a aussi grands yeux que grand ventre, et je n’ai pas oublié que Gargantua, de vorace mémoire, mangea deux pèlerins en salade[43]. » Certes prévisible[44], la dénonciation prend néanmoins les allures d’un carnaval où chaque régent se trouve symboliquement détrôné. Le roi de Naples est ainsi talonné par le « spectre du choléra[45]  » alors que Othon 1er serait un « svelte cavalier s’il n’était bossu[46]  ! » La volonté de la reine d’Angleterre dépend des Tories qui se pendent « à sa robe par les griffes sans vouloir lâcher prise[47]  » alors que le czar russe ne serait rien sans le roi de Prusse, puisque « à un Hercule il faut un Polyclète[48]  ». Cholériques ou difformes, ces régents n’auraient de plus qu’un pouvoir relatif qui repose sur celui des autres. Tous ces noms, qui devraient rappeler au lecteur les splendeurs royales des cours européennes, font d’ailleurs partie de ce que le narrateur appelle railleusement, sur le mode du rabaissement grotesque, un « groupe de caudataires[49]  ».

À première vue, le texte semble n’avoir aucun lien avec le Moyen Âge puisque son action se déroule en 1837 et que ses personnages sont tous contemporains, sauf le narrateur, prénommé Alcofribas (le texte porte d’ailleurs un surtitre : « Oeuvres posthumes d’Alcofribas »). L’appel implicite du Moyen Âge contenu dans le pseudonyme fait l’intérêt de ce texte resté inédit. En endossant de la sorte le nom de l’auteur renaissant, Bertrand télescope implicitement les époques puisque l’horizon rabelaisien qui est le sien contient en définitive l’horizon (politique) médiéval de l’oeuvre renaissante. Si l’on en croit Bertrand, rien n’aurait changé et Rabelais peut donc continuer d’écrire.

Mais encore une fois, l’amertume et le cynisme de Bertrand l’emportent sur l’optimisme puisque c’est sous la menace de l’absolutisme que le texte se termine, laissant ainsi résonner la fin tragique de « La chanson du masque », où le poète écrit : « Dansons et chantons, nous qui n’avons rien à perdre, et que derrière le rideau où se dessine l’ennui de leurs fronts penchés, nos patriciens jouent d’un coup de cartes palais et maîtresses[50]. » Bertrand semble baisser les bras, admettre la défaite et ne plus vouloir s’engager dans le combat républicain. « Sans espoir dans son propre avenir, pas plus que dans celui de l’humanité, mal à l’aise dans un monde sans perspectives pour la jeunesse[51]  », le poète convoque donc le carnaval pour s’étourdir et oublier son trouble. Alors que la suspension hiérarchique du carnaval ne dure qu’un temps chez Rabelais, elle dure à jamais chez Bertrand : c’est en effet d’un retrait du monde qu’il s’agit ici. « Les légitimités d’Europe » s’ouvrent d’ailleurs sur l’indication paratextuelle suivante : « Alcofribas le nez à une petite fenêtre du palais[52]. » Campé derrière sa fenêtre, coupé du monde qu’il observe, le poète n’est plus qu’un spectateur devenu incapable d’agir. Il ne peut désormais que commenter le monde à distance comme s’il s’agissait d’un spectacle. De ce point de vue, le texte ne fait-il pas ici appel à l’univers livresque de la dramaturgie en rappelant que « all the world is a stage » (Shakespeare, As you like it) ?

Une telle conclusion désenchantée ne surprend guère de la part d’un écrivain romantique. Isabelle Durand-Le Guern a noté avec justesse que, dans les oeuvres romantiques, le Moyen Âge agit comme « un reflet déformé, renvoyé par le miroir des rêves et des attentes romantiques[53]  ». Bertrand ne fait pas exception et sa convocation du Moyen Âge dépasse bel et bien la simple imagerie thématique pour atteindre une portée politique, voire ontologique, puisque l’écrivain trouve dans le Moyen Âge à déchiffrer son siècle. Sa lecture des oeuvres de Rabelais et de Barante constitue de ce point de vue un véritable dialogue. Bertrand n’adhère pas aveuglément aux présupposés des auteurs qu’il lit. De Rabelais, il transpose le grotesque et la trivialisation sans toutefois importer l’optimisme ; de Barante, il garde la douleur et les horreurs, mais oublie le point de vue des gagnants. Médiatisé par les oeuvres de l’écrivain renaissant et de l’historien romantique, le Moyen Âge de Bertrand met finalement en scène l’époque contemporaine de l’écrivain. Miroir des troubles de son époque, le Moyen Âge offre un reflet cynique et désabusé de la première moitié du XIXe siècle. Dans un poème intitulé « À M. David, statuaire », Bertrand demande : « Ah ! l’homme, dis-le-moi, si tu le sais, l’homme, frêle jouet, gambadant suspendu aux fils des passions, ne serait-il qu’un pantin qu’use la vie et que brise la mort[54]  ? » La réponse est si évidente qu’elle ne peut mener que vers le refuge ultime du Livre. Désenchanté, c’est vers la littérature que l’écrivain se tourne pour s’élucider. L’actualité du Moyen Âge de Bertrand vient de ce qu’il ouvre directement la voie à la culture (très moderne) de l’imprimé, où le Livre est envisagé comme un nouvel espace de vérité, « pierre philosophale du dix-neuvième siècle[55]  », seule capable d’offrir une réponse aux troubles du monde.