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Identifier les causes du comique est sans doute une entreprise légitime, mais à condition de garder à l’esprit qu’il n’y a point de cause lorsqu’il n’y a point d’effet.

[…] Il n’y pas d’objets comiques, il n’y a que des relations comiques […][1].

Cette mise en garde méthodologique de Gérard Genette dans l’article de Figures V qu’il consacre au comique lié à la question de la mort semble parfaitement adaptée à la démarche d’un ouvrage collectif qui se donne pour objet, comme le fait ce dossier d’Études littéraires, de cerner un phénomène comique aussi protéiforme que ce qu’on appelle couramment « le comique de répétition ».

L’expression elle-même a presque valeur de diagnostic universel lorsqu’on l’utilise généralement. En parodiant maladroitement Le malade imaginaire[2], on se représente le ridicule et la vanité d’une entreprise qui reviendrait à instaurer un dialogue de comédie entre un Argan rieur et une Toinette critique :

Toinette : De quoi dit-il que provient votre rire ?
Argan : Il dit que c’est du ridicule, et d’autres disent que c’est de la satire.
Toinette : Ce sont tous des ignorants : c’est la répétition qui est source du comique.
Argan : La répétition ?
Toinette : Oui. Que sentez-vous ?
Argan : Je sens bizarrement un chatouillement des côtes en lisant Cyrano de Bergerac ou Marivaux.
Toinette : Justement, la répétition.
Argan : Il me semble parfois que l’air s’échappe par saccades de ma bouche lorsque j’assiste à une comédie de Molière ou de Ionesco.
Toinette : La répétition.
Argan : J’ai quelquefois, à propos de sujets pourtant aussi sérieux que Proust, le Macbeth de Shakespeare, la musique contemporaine, ou la post-modernité, les commissures des lèvres qui se soulèvent involontairement.
Toinette : La répétition.
Argan : Certains auteurs contemporains, comme Robert Pinget ou Juan Mayorga, ont tendance à me provoquer des sortes de renvois d’air, du ventre vers la gorge.
Toinette : La répétition.
Argan : Et quelquefois, en pensant à Renart, à Ragotin, voire aux fables de La Fontaine, il me prend des douleurs dans le ventre, comme si c’était des crampes.
Toinette : La répétition !

Depuis un siècle et la parution du Rire de Bergson, la formule du philosophe français, « du mécanique plaqué sur du vivant[3]  », qui rend compte de ce qui se joue dans la répétition et dans le rire qu’elle suscite, semble avoir gagné le même statut de diagnostic universel : l’effet de vanité serait similaire, dans notre parodie de Molière, si l’on remplaçait « la répétition » par « Du mécanique plaqué sur du vivant » dans les répliques de « notre » Toinette.

Il va de soi qu’il ne s’agit pas ici de définir une cause absolue (et uniforme) du comique, qui serait la répétition ou son analyse par Bergson (ou par tout autre théoricien), mais de mettre en évidence, dans un certain nombre de cas particuliers, le lien complexe et singulier entre un effet à chaque fois subjectif, le « comique », et une cause qui semble répondre à des critères formels objectifs, la « répétition ». C’est cette tension fondamentale entre le « prédicat esthétique[4]  », subjectif et polysémique de « comique » d’une part, et sa cause apparemment objective qu’est la « répétition » d’autre part, qui nous intéresse ici.

Nous avons voulu que le terme de « répétition » comme celui de « comique » soient pris dans leur sens le plus large, afin de permettre un vaste panorama des différents cas de figure possibles. C’est ainsi que les études ici réunies permettent d’aborder des formes répétitives allant de la répétition lexicale à l’intertextualité, de la reprise à la spécularité, du retour du même à l’art de la variation, ou encore « de l’ostinato au pastiche », pour reprendre le titre de Marik Froidefond ; les effets comiques qui leur sont associés sont tout aussi variés, à l’image des diverses manifestations physiques évoquées par « notre » Argan, du léger sourire au rire franc pouvant aller jusqu’à la crampe, et les enjeux liés à ce comique sont de tous ordres, tant littéraires et artistiques que philosophiques ou moraux.

On pourrait croire, en lisant ces lignes, qu’on a troqué un diagnostic universel et uniforme, « la répétition », contre une diversité de causes et d’effets tout aussi imprécise… C’est bien sûr entre ces deux extrêmes que veut se situer ce dossier, chaque article contribuant par sa cohérence interne et son corpus précis à dessiner d’une ligne claire les contours de cet ensemble foisonnant de phénomènes, essentiellement littéraires ici[5], qui relèvent du « comique de répétition ».

Un tel va-et-vient entre unicité et diversité recoupe la tension propre à la démarche critique, entre théorie et étude de cas. La théorie éclaire l’approche des textes, l’analyse précise de corpus définis permet de nuancer et d’assouplir la théorie. Ainsi, si la notion même de « comique de répétition » semble convoquer automatiquement la théorie de Bergson, elle est loin de l’imposer comme explication universelle de toutes les formes de comique liées à la répétition : chaque auteur est amené à faire retour vers la théorie à partir de la connaissance intime de son corpus et du prédicat esthétique que représente pour lui le fait d’y percevoir du comique. De même qu’il est insuffisant d’expliquer le beau en constatant de manière géométrique l’harmonie des formes, de même le fait d’identifier, d’une manière ou d’une autre, un lien étroit entre une forme de répétition et un effet comique ne constitue pas une explication du comique : c’est à chaque fois l’explicitation d’une relation singulière, proposée au lecteur, entre une subjectivité objectivée dans la démarche critique, une cause de l’ordre de la répétition, et un effet relevant du comique.

C’est ainsi que la démarche critique respecte la vie et la diversité des oeuvres et que, tout en se donnant le comique comme sujet d’étude, elle échappe à un raidissement automatique qui la rendrait… risible.

Nous avons organisé les différentes études ici réunies de la manière suivante : il nous a semblé éclairant de placer en ouverture du numéro deux articles proposant, chacun à sa manière, un « retour critique » vers Bergson, à partir de deux corpus différents, l’un composé des comédies de Molière (Jean de Guardia), l’autre de l’oeuvre romanesque de Proust (Sophie Duval). La notion de répétition pouvant inclure la reprise ou l’intertextualité, nous avons ensuite réuni les études « comparatistes », où la répétition interne se conjugue avec une mise en relation externe d’une oeuvre avec une autre, ou de la littérature avec un autre art. Enfin, nous avons rangé par ordre chronologique de corpus les études monographiques qui couvrent les différentes périodes de l’histoire littéraire, du Moyen Âge à nos jours, et qui s’étendent sur trois continents.