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L’occitan, langue traditionnelle de la majeure partie du sud de la France, ainsi que du Val d’Aran en Espagne et de quelques vallées alpines en Italie, comporte six groupes linguistiques (l’auvergnat, le gascon, le languedocien, le limousin, le provençal et le vivaro-alpin). Langue florissante jusqu’au XIIIe siècle — c’est, par exemple, la langue des troubadours, qui eurent une influence importante sur le développement de la littérature européenne —, elle entre dans le déclin à la suite de la croisade dite albigeoise (1209-1229), lorsque les territoires où elle est parlée tombent sous le contrôle de la couronne de France. La répression est violente et détruit les structures sociales existantes. Au cours des siècles, l’occitan en vient de plus en plus à être considéré comme un agrégat de patois. Les lois sur l’éducation des années 1880, dites lois Jules Ferry, fournissent un exemple de cette idéologie. Elles imposent le français à l’école et indiquent explicitement la volonté des pouvoirs publics d’éliminer l’usage des autres langues de France. De nos jours, l’occitan est sur le point de disparaître, alors qu’il représentait encore dans la première moitié du XXe siècle une large minorité linguistique d’Europe, avec environ treize millions de locuteurs. Encore parlé par une partie de la population âgée, il n’a plus de locuteurs natifs depuis les années 1960. Il n’est plus langue de communication, ne joue plus aucun rôle dans la production socio-économique et ne fait plus guère apparition qu’au rang des curiosités touristiques du passé. Certes, les institutions françaises ont fait quelques concessions, par exemple en autorisant l’enseignement facultatif (et peu développé) de l’occitan comme langue non native pour une minorité d’élèves et d’étudiants, mais la société française continue de voir dans l’occitan un patois employé par les classes rurales et ouvrières les moins éduquées et, économiquement, les moins favorisées. L’article 2 de la Constitution française précise que « la langue de la République est le français » et la longue tradition centralisatrice du pays compromet les initiatives prises de part et d’autre pour promouvoir l’ensemble des langues de France.

Il existe pourtant, côté occitan, de nombreuses tentatives pour sauver la langue et, fréquemment, quelle que soit l’époque ou la sensibilité politique des mouvements et des personnalités impliquées, on accorde une place de choix à la promotion d’une littérature dans cette langue. Il s’est ainsi développé depuis le milieu du XIXe siècle une littérature occitane dont l’état présent peut être qualifié de la sorte :

La situation actuelle, depuis quelques décennies, offre le paradoxe d’une littérature qui s’épanouit et donne le meilleur d’elle-même, alors que la langue est en train de mourir ou, du moins, est à son nadir. Ceci veut dire que des auteurs meilleurs et plus nombreux écrivent, alors que de moins en moins d’individus (y compris parmi leurs lecteurs) parlent la langue. Donc, étant donné que ces écrivains se trouvent coupés de la base dialectale de la langue, ils sont amenés à utiliser un langage de haute culture — synthétique, plastique, chimique — de leur propre création, ainsi qu’à incorporer tout ce qui leur est disponible dans la littérature mondiale. Ils créent leur propre univers littéraire pour remplacer celui, concret, qui s’effondre autour d’eux[1].

Une date importante dans cette évolution est celle de 1854, avec la création du Félibrige, mouvement provençal dont le chef de file est Frédéric Mistral. Le Félibrige inclut dans son programme diverses activités culturelles, de nombreuses festivités, la publication de revues et la production d’une littérature écrite. En particulier, Mistral publie Mirèio / Mireille en 1859[2]. Fort bien reçue à Paris dans sa traduction française, enthousiasmant Alphonse de Lamartine, cette épopée provençale, doublée d’une histoire d’amour romantique, valut à son auteur l’obtention du prix Nobel de littérature en 1904. En 1945, à la fin de la Seconde Guerre mondiale et en réaction au traditionalisme et au conservatisme politique du Félibrige, l’Institut d’Études Occitanes est créé à Toulouse. On peut citer Robert Lafont parmi ses auteurs les plus engagés.

Le développement d’une littérature dans une langue qui, pendant des siècles, n’a eu guère de support écrit, témoigne, de toute évidence, d’engagements socioculturels et sociolinguistiques. Expérimentant avec des formes littéraires (par exemple, le roman) qui lui ont longtemps été inconnues, réservées qu’elles étaient aux littératures dominantes, une telle littérature est souvent de nature programmatique, porteuse d’un message militant. Lafont définit cette situation de la façon suivante :

Dans leur effort pour compenser, en lui prenant ses armes, la littérature dominante, ou se démarquer d’elle pour retomber dans ses marques, les écrivains en langue dominée fabriquent non pas la littérature équivalente à la maîtresse du jeu, comme ils l’entendent, mais une littérature au second degré, […] comme une hyper-littérature[3].

En raison de l’affaiblissement de la langue, « tout individu en l’espace occitan » et dans la littérature occitane « rejoue le drame de l’occitanité. Il est acteur et drame lui-même[4]  ». La mort de la langue devient le fait majeur de la littérature et de toute conscience d’occitanité parmi les derniers individus à la parler.

En somme, la littérature occitane, chargée d’une lourde problématique linguistique, travaille inlassablement l’idée, la possibilité ou, plutôt, l’illusion d’une identité collective qui serait ancrée dans la langue et dans un passé révolu, alors qu’aux yeux de nombreux écrivains et dans les images d’oeuvres encore plus nombreuses, cette identité ne trouverait paradoxalement aucune réalisation, c’est-à-dire qu’elle serait formulée, parfois avec virulence, dans la conscience qu’elle n’existe pas. Le discours occitan est en ceci typique du discours minoritaire confronté à « l’idéologie hégémonique de l’Occident[5]  ». En effet, selon Abdul JanMohamed et David Lloyd, le discours minoritaire est souvent le produit de sa relation antagoniste et inégale avec le discours dominant[6]. Pour reprendre des termes de Karl Marx, il exprime généralement une misère qu’il sublime[7]. Dans certains cas, le discours minoritaire et, donc, la littérature minoritaire s’attachent précisément à revaloriser et re-thématiser les valeurs et pratiques que le discours majoritaire critique[8]. En d’autres termes, le discours minoritaire n’est pas tant aux prises avec une question d’identité qu’avec la notion de « non-identité » que lui assigne le discours dominant[9].

En outre, la perte de la langue se conjugue, dans le cas occitan, à la perte d’un mode de vie, rural le plus souvent. Par ruralité, on entend le travail agricole traditionnel, l’artisanat, mais aussi les métiers touchant à l’activité fluviale. La progression du français se produit dans une société en mutation : les campagnes se vident, l’industrialisation croissante aboutit au déplacement des emplois du milieu rural au milieu citadin et, avec les moyens de communication modernes, l’usage du français progresse au détriment de l’occitan. La littérature reflète ces conditions socio-économiques, et ceci, sous différentes formes, soit pour évoquer avec nostalgie et sur un ton idyllique la ruralité disparue, soit pour servir de motif littéraire, fréquemment dans le but d’évoquer un espace littéraire et linguistique fantasmagorique, pétri de science-fiction et de magie. Un critique tel que Philippe Gardy déclare dans une étude sur la ruralité dans les textes occitans que ceux-ci « entretiennent avec ce “terroir” qui n’en est plus vraiment un des rapports étranges. À la fois distendus et tyranniques, tordus sinon torturés. Parce que la relation langue / territoire s’y est à la fois défaite, déliée […] et recomposée autrement[10]  ». L’évolution des dernières années annonce néanmoins une nouvelle orientation et il convient de signaler que les oeuvres de littérature occitane les plus récentes délaissent peu à peu la question linguistique. Elles n’en font plus un thème littéraire, de même qu’elle décrivent de moins en moins souvent le milieu où la langue a été le plus employée.

Pourtant, la ruralité (le travail agricole et l’artisanat) a longtemps été un motif de prédilection dans les lettres occitanes, au point que cette thématique a souvent été interprétée comme le signe d’un repli identitaire et d’une littérature appauvrie. Or, une lecture différente est possible, qui nuance et met en contexte la première, parfois même la réfute. En effet, à bien lire certaines de ces oeuvres, il apparaît que le thème du travail en milieu rural se double, d’une part, de considérations qui affirment subtilement la nécessité de s’affranchir d’un semblable mode de vie et que, d’autre part, il met fréquemment en relief le rôle de l’écrivain en tant qu’acteur social extérieur à l’environnement décrit. Ainsi, le discours sur la ruralité dans de nombreuses oeuvres occitanes peut être compris comme symptomatique d’une période et d’une littérature en mutation, tout aussi bien chez Mistral, dont l’influence considérable dans les milieux occitanophones ne saurait être ignorée, que chez des auteurs moins connus, que leurs textes soient de nature intimiste, témoignages du quotidien ou, à l’opposé, oeuvres utopiques qui transforment la ruralité en un monde irréel[11].

Le chef de file : Frédéric Mistral

Dès les débuts du Félibrige, Mistral a chanté les mérites de la vie rurale dans sa Provence natale : la vie au mas est un lieu autarcique et prospère sous l’autorité du patriarche ; les membres de la famille, les employés et les voisins se retrouvent pour les récoltes ; le dur labeur est aussi l’occasion de réjouissances ; la beauté de la nature et la culture occitane sont idéalement sources de bonheur. L’illustration la plus probante est celle que contient Mirèio / Mireille. Fille d’un riche propriétaire, Mirèio tombe amoureuse d’un jeune homme de condition modeste. Mais les parents, qui souhaitent pour leur unique enfant une union socialement avantageuse afin d’assurer la succession du mas, s’opposent au mariage et chassent cette dernière. Désespérée, Mirèio cherche refuge dans une église éloignée, où elle meurt d’épuisement. Même si le poème est une incantation à la vie rurale provençale, comment ne pas y trouver une condamnation sans appel de ce milieu ? La vie des mas, certes idéalisée, conduit Mirèio à la mort. Dans cet environnement, — nous suggère-t-on —, seuls l’argent et le statut social comptent, justement pour reproduire les structures de cette société agricole. Mirèio meurt de ne pas vouloir s’intégrer aux structures sociales traditionnelles. Héritière, jeune, elle incarne l’avenir, celui de la famille, mais aussi celui du mas et de la langue. Mais, en s’opposant à ses parents, en prenant la fuite, elle refuse cet héritage. La vie idyllique du mas et des travaux agricoles est, à ses yeux, un enfer. Mistral, chef de file d’un mouvement de défense de l’occitan, chantre de la ruralité la plus traditionnelle, dépeint la fin de celle-ci dans son plus grand chef-d’oeuvre et, plus encore, infirme toute idée d’attachement nostalgique et idéalisé à la société qu’il entreprend de défendre.

Une semblable problématique sera exprimée quelques années plus tard dans Lou pouémo dóu Rose / Le poème du Rhône (1897), récit fantastique qui met en scène une jeune orpailleuse des bords du Rhône et un prince venu du Nord qui descend le fleuve afin de retrouver ses origines provençales. La liaison tourne au drame ; les deux jeunes gens meurent noyés lorsque l’ancien bateau qui les transporte, voulant éviter un bateau à vapeur, innovation technique encore peu répandue sur le Rhône, heurte la pile d’un pont et cause le naufrage. Le batelier, qui voit son bateau couler, déclare laconiquement : « C’est la fin du métier[12]. » À un niveau figuratif, l’accident est le symbole du bouleversement des relations économiques dans la région. L’ancienne batellerie, qui, comme le montrent plusieurs descriptions du poème, avait enrichi les villes de la vallée du Rhône, n’est plus rentable ; les bateaux à vapeur sont plus rapides et emploient moins d’équipage que les bateaux d’antan, qui descendaient le fleuve en suivant les courants et le remontaient grâce au halage. Comme dans Mirèio, la petite orpailleuse du Rhône représente la culture provençale. Elle porte le nom de l’Angloro qui, en occitan, désigne un lézard gris, alors que le prince venu de Hollande se transforme en « drac », monstre aquatique, sorte de serpent malfaisant qui hante les eaux du sud de la France, aussi bien dans l’oeuvre mistralienne que dans la tradition orale et dans de nombreux textes d’autres auteurs occitans ; dans le poème de Mistral, le « drac » parvient à dévorer le lézard lorsque les deux amants sont engloutis par les eaux. En fait, les amis de la jeune fille pensent que la noyade et l’accident du bateau ont été sciemment causés par ce prince qui, tout comme les bateaux à vapeur, vient du Nord et qui, par son pouvoir magique, serait parvenu à ruiner la batellerie d’antan, mais aussi, avec la disparition de l’Angloro, l’orpaillage, petit métier qui consiste à ramasser les pépites d’or sur les rives du fleuve, et symboliquement toute une économie. Texte d’une grande poésie, Lou pouémo dóu Rose / Le poème du Rhône allie brillamment une histoire d’amour romantique à l’adaptation de légendes occitanes et à l’évocation de lumineux paysages méditerranéens. Mais, fondée sur une base socio-historique, la trame de cette histoire offre aussi une fresque grandiose de la mort d’un milieu et d’une langue. Encore une fois, Mistral, défenseur de sa langue et de sa région, en montre la faiblesse économique et son incapacité à produire un mode de vie mieux adapté aux progrès de la fin du XIXe siècle.

Témoignages de la ruralité

Cette critique suggérée, malgré l’esthétisation d’un mode de vie pourtant difficile et les appels vibrants à perpétuer l’environnement traditionnel, se détecte également dans le compte rendu du quotidien et dans des témoignages souvent autobiographiques qui, en fait, émettent directement de pareilles réserves et qui, même si elles sont mélangées à l’éloge, situent explicitement le rôle de l’auteure (puisqu’il s’agit ici d’oeuvres écrites par des femmes), à savoir que, pour celle-ci, écrire l’occitanité et la tradition équivaut à se détacher du milieu étudié. À ce titre, la carrière et la production littéraires de Calelhon, en français Julienne Fraysse-Séguret (1891-1981) sont exemplaires. Peu connue hors du cercle réduit de ses collègues occitanophones du Rouergue, c’est-à-dire approximativement le département de l’Aveyron dans la partie languedocienne de l’aire linguistique occitane, Calelhon a co-fondé une association de lettres occitanes, Lo Grelh roergàs (encore active de nos jours, cette association continue à publier une revue trimestrielle) et a rédigé plusieurs recueils de poèmes, de même que des contes, une histoire de la littérature occitane, un roman, du théâtre et, ce qui nous intéresse ici, un ouvrage autobiographique, Lo pan tendre en deux volumes[13], dans lequel elle raconte la vie de sa famille, son enfance et son adolescence. Indéniablement, son récit idéalise le village où elle a grandi et le travail des artisans qu’elle a observés. Né dans une famille paysanne, son père était menuisier, mais travaillait aussi souvent à la ferme. Sa mère était modiste. Calelhon adulte rédige de longues pages sur le bonheur agreste, les travaux des paysans et des artisans, la simplicité heureuse :

J’ai vu le dernier cordonnier à son échoppe battre la semelle et tirer le ligneul sous les yeux des passants. Mes mains d’enfant curieuse ont essayé de faire tourner le rouet de la dernière fileuse et de lancer la navette du dernier tisserand. Sous le hangar des fermes dormaient les araires de bois des antiques labours et les charrues Dombasle ouvraient maintenant des sillons où levaient le maïs et le froment[14].

Ce discours se double cependant d’un autre, qui précisément remet en cause le premier. En effet, Calelhon remarque à plusieurs reprises qu’elle vit dans un monde en transition. En est pour preuve la crise économique qui touche les campagnes et force son père et son grand-père à abandonner la ferme pour s’établir, avec la famille, dans une petite ville voisine où tous deux travaillent à la mine. La fillette décrit ses efforts d’adaptation dans la nouvelle école en milieu ouvrier, et s’avoue ravie du changement. La pastorale n’est plus possible et, contre mauvaise fortune, elle sait faire bon coeur. Pragmatique, elle décrète que son grand-père s’est ruiné, car il n’a pas su s’adapter aux nouvelles techniques et à de nouveaux besoins, et prend le parti de son père qui aimerait bien qu’au lieu de moissonner à la faux, on emploie un équipement agricole moderne. Plus tard, elle donne raison au syndicat qui pousse à la grève les ouvriers de la mine. Sensible à l’injustice, elle estime légitimes les revendications des mineurs et déclare que l’exploitation sociale dont ils sont victimes doit cesser. En outre, elle-même entrevoit, très jeune, la possibilité de se soustraire au milieu qui est le sien. Elle ne sera ni paysanne ni ouvrière, car elle sait ces modes de vie condamnés. Elle décide de devenir institutrice pour s’assurer une existence sans soucis financiers. De là, elle devient écrivaine, observatrice du milieu qu’elle a quitté, témoin extérieur d’une réalité qu’elle a vécue, mais à laquelle elle ne souhaite plus appartenir.

On rencontre de pareilles vues sur le progrès, une génération plus tard, chez une femme qui a vécu toute sa vie dans le Limousin à la ferme familiale où elle a travaillé, et qui, contrairement à Calelhon, a connu un succès littéraire parisien. Publiée par une grande maison d’édition, parfois invitée dans des émissions à la télévision nationale pour parler de sa vie et de sa carrière, elle a écrit tout aussi bien en occitan qu’en français, bien que seule son oeuvre française soit lue du grand public. Il s’agit de Marcelle Delpastre (1925-1998) et de ses divers ouvrages, souvent de nature autobiographique, sur la vie rurale, mais aussi sur ses légendes et ses traditions. Il n’y a chez elle guère de sentimentalisme ou de descriptions des charmes de la nature et des travaux à la ferme. Au contraire, Delpastre s’astreint à une analyse critique et anthropologique de son milieu et, lorsqu’elle parle de sa propre expérience, elle n’enjolive aucunement le métier d’agricultrice. Dans Le temps des noces, elle dépeint, par exemple, l’exode rural et, souvent, la solitude de ceux qui restent. Elle-même ne se conforme pas au rôle traditionnel de la femme en milieu rural. Elle ne s’est jamais mariée, a tenu la ferme seule, a travaillé, dit-on habituellement, comme un homme. Elle s’amuse de cela : « D’une certaine façon, est-ce que je ne menais pas le train d’une jeune fille exemplaire[15]  ? » En effet, elle vit chez ses parents, se montre travailleuse et raisonnable. Mais elle dément rapidement les premières impressions, car son mode de vie, aussi peu moderne qu’il puisse sembler, n’est en rien désuet. Dans son village, elle a souvent choqué son entourage et a su s’émanciper. Elle rapporte ainsi plaisamment s’être mise à porter un pantalon, plus pratique qu’une jupe, et ayant dû pour cela emprunter un pantalon de son père. Comme Calelhon, elle décrit ses aspirations littéraires : elle collecte les légendes, analyse le savoir populaire, noue des contacts dans les milieux occitanophones, procède à des enregistrements de ce que les gens autour d’elle lui disent, cherche activement à être publiée. Elle fait ce qu’elle appelle son « oeuvre[16]  » et devient ainsi femme de lettres, participante, mais aussi observatrice critique de la société dans laquelle elle vit.

L’irréel des métiers de la campagne

Si le témoignage de la vie quotidienne est une caractéristique de la littérature occitane, littérature dominée dont un des grands thèmes est de donner la parole à ses locuteurs dans l’espoir de transmettre l’expérience avant qu’il ne soit trop tard, il existe une autre pratique, celle-là opposée, bien qu’elle aussi évoque généralement un vécu personnel, que l’on retrouve dans l’ensemble de la production occitane. Il s’agit d’une tendance anti-réaliste, que ce soit dans la création d’une histoire quasiment mythologique ou dans la prédilection de nombreux auteurs pour le fantastique et la science-fiction. Par exemple, le monde rural est décrit dans l’ignorance de la réalité, comme c’est le cas dans Eds crids / Les harangues[17] de Philadelphe de Gerde, à l’état civil Claude Duclos-Requier (1871-1952), née dans le Béarn et qui a tellement impressionné les compagnons de Frédéric Mistral qu’elle a souvent été évoquée comme une muse du mouvement. L’oeuvre de Philadelphe, abondante, est faite d’excès et d’exaltation. La vie rurale, en particulier telle qu’elle est vécue par les personnages de servante que Philadelphe aime mettre en scène, devient le seul mode de vie possible pour quiconque s’intéresse au sud de la France. En fait, l’auteure va jusqu’à s’identifier à la jeune servante de Eds crids / Les harangues, fière de sa condition, volontaire et capable, dont elle dresse le portrait. Or, il apparaît clairement que le monde rural qu’elle se plaît à dépeindre est étranger aux aspirations qu’elle représente et défend. D’une part, Philadelphe exprime un nationalisme exacerbé, déplorant la chute de Montségur, forteresse cathare du XIIIe siècle, et se servant de ce fait historique pour reprocher aux pouvoirs français du XXe siècle diverses injustices commises, selon elle, dans le sud de la France. Il se produit ainsi une manipulation évidente : le tableau de la ruralité béarnaise est prétexte à un discours politique pseudo-historique. D’autre part, Philadelphe appartenait à la bourgeoisie et évoluait dans un milieu cosmopolite (par exemple, elle a vécu aux États-Unis). Elle qui aimait poser pour des photographies habillée en bergère n’a jamais été servante. Personnage contesté dans le milieu occitan, Philadelphe a connu de son vivant une notoriété certaine dans le Félibrige, non pas pour la qualité de son oeuvre, mineure et passée de mode, mais pour sa fougue et le programme indéfendable qu’elle soutenait. Bien que son évocation du monde rural soit elle aussi souvent invraisemblable, Joan Bodon ou Jean Boudou à l’état civil (1820-1975), indiscutablement un des auteurs les plus appréciés parmi les occitanophones, ne saurait être plus différent de Philadelphe. Son oeuvre condamne sans appel tout essentialisme culturel. Le décor habituel est le Rouergue, ses fermes et son isolement. Pour Boudou, la langue meurt et ses personnages ont souvent pour rôle celui du dernier locuteur, si isolé qu’il ne peut plus communiquer avec autrui, si conscient de la mort de la langue que le désespoir devient quotidien. Ce motif du dernier locuteur caractérise, en fait, de nombreuses oeuvres occitanes dans les années 1960. En particulier, le travail des champs devient fréquemment, chez Boudou, le terrain propre à la science-fiction. Par exemple, une ferme abandonnée est aménagée en laboratoire dans lequel un scientifique fou fait parler des têtes humaines décollées. Ou bien un homme se réfugie dans une ferme, elle aussi abandonnée, et y construit des robots qui parleront occitan. Un village qui se meurt pour cause d’exode rural et de crise agricole est transformé en parc touristique, dans lequel les animateurs bredouillent quelques mots occitans pour donner une impression de couleur locale. L’allusion autobiographique qui se distingue parfois dans les textes de Boudou, et qui touche habituellement au thème du défenseur de l’occitan (l’écrivain lui-même) qui n’appartient déjà plus au milieu rural dans lequel il a grandi, ajoute une dimension supplémentaire à ces récits de la ruralité. Dans Lo libre de Catòia[18], un des textes de l’auteur qui n’est pas un récit de science-fiction, mais dont il convient de faire mention, car il rassemble, plus que les autres, les allusions autobiographiques dispersées dans l’ensemble de l’oeuvre de Boudou, le monde paysan, fermé sur lui-même et attaché aux pratiques ancestrales, est un monde stérile dans lequel le petit Catòia (traduit par Catoïe en français), dont la vie est à plusieurs égards semblable à celle de l’auteur, ne peut pas s’épanouir. Plus tard, s’étant établi ailleurs, Catòia donne le récit de son enfance, tout en avouant qu’il ne trouve plus les mots pour raconter les événements qui se sont passés dans sa vie. Étant donné qu’il est sorti de son milieu, qu’il a connu la guerre et qu’il s’est éloigné de la ferme familiale et de la culture qui était la sienne, il ne reconnaît plus en lui le petit garçon d’autrefois. Pourtant, et en dépit de la difficulté éprouvée, seul le départ rend le témoignage possible. C’est loin de chez lui que Catòia fait le récit de son enfance et c’est précisément parce qu’il se sent incompris d’autrui et étranger à la vie qui l’entoure qu’il espère pouvoir un jour raconter toute son histoire, depuis l’enfance jusqu’à l’âge adulte, car, dit-il, « personne ne sait que je suis Catoïe[19]  ». Il prend de la sorte conscience de son rôle de témoin et de la nécessité de parler de ce qui n’existe plus.

Dans le poème le plus célèbre de Boudou, « La talvèra[20]  », dont le titre pourrait se traduire par « La lisière », l’image développée est celle du labeur agricole, pour évoquer le travail qui s’accomplit afin de retourner le champ, de même que le travail littéraire qui consiste à transformer le vécu en fiction. Au mieux, nous dit le poème, ce travail s’effectue sur la lisière du champ, là où on peut manoeuvrer les engins, c’est-à-dire figurativement, dans la littérature, hors de ce champ, loin du milieu d’origine, à l’extérieur du centre dont il est pourtant question.

Ainsi le thème des métiers d’antan et du travail agricole traditionnel illustre-t-il un paradoxe de la littérature occitane. En effet, bien qu’il se prête à l’expression de sentiments nostalgiques figés dans le passé, ce thème se développe aussi dans le droit fil de l’évolution sociale et linguistique. De nombreux auteurs, pleinement conscients de la nécessité de s’adapter aux nouvelles conditions socio-économiques, montrent l’évolution d’une langue, d’abord pratiquée dans un milieu vivant, plus tard condamnée dans une société mourante. Dans cette littérature, le travail artisanal ou agricole qu’on regrette est donc aussi celui qu’on n’hésite pas à abandonner ou à critiquer, surtout si on est soi-même auteur.