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Dystopies et espionnage de masse

Une dystopie est en son sens minimal une utopie qui vire au cauchemar. Une polis qu’on voulait ou que l’on veut idéale devient un endroit invivable, dénué de toute liberté. Pour s’assurer de l’orthodoxie et de la mainmise sur ses sujets, les États dystopiques usent et abusent de l’espionnage ; savoir, c’est pouvoir repérer ceux qui ont franchi la ligne de démarcation, ceux qui sont passés dans le camp de l’hérésie politique. La plupart des grandes dystopies emploient des stratagèmes techniques et/ou sociaux pour surveiller leur population. Ievgueni Zamiatine, dans Nous autres (1920), propose un monde dans lequel les maisons sont fabriquées en verre transparent[1]. Chez Karin Boye, dans La Kallocaïne (1940), une « assistante domestique de la semaine[2] » visite les habitations, pratique des interrogatoires et doit « rendre compte de ce qui se passait dans les familles[3] ». Les chambres à coucher sont équipées de caméras (« Au mur, il y avait l’oreille et l’oeil de la police[4] »). Au demeurant, l’État dystopique permet la fabrication de la kallocaïne éponyme, sérum qui fait dire la vérité à celui qui serait tenté de la cacher. Chez Ray Bradbury, dans Fahrenheit 451 (1953), des dénonciateurs, sycophantes post-modernes, jouent le rôle de surveillants sociaux[5] ; idem chez Ira Levin (This Perfect Day, 1970) qui s’offre en plus le luxe de pouvoir quadriller l’espace à l’aide d’un super ordinateur à la portée mondiale (« UniOrd est là et veille sur nous d’un bout à l’autre de la terre[6] »). Les mêmes pratiques panoptiques sont tangibles chez les frères Strougatski (Il est difficile d’être un Dieu, 1964[7]) ou chez J.-C. Rufin (Globalia, 2004[8]). Dans 1984 de George Orwell (1949), le lecteur retrouve avec le télécran l’ubiquité des caméras qui officient déjà chez Boye, mais Orwell affine et renforce la surveillance de la population d’Océania avec les enfants, supplétifs de la Police de la Pensée. Cette enfance politisée n’est pas une police en devenir puisqu’à en juger à son efficacité, elle remplit déjà très bien ses missions. Comme Boye le dit dans La Kallocaïne « les jeunes sont plus influençables[9] », ils sont plus perméables à la propagande, leur esprit critique non formé les rend dociles et corvéables à merci. Au sein des mondes dystopiques, leur embrigadement constitue une des originalités de l’ouvrage d’Orwell dont il s’agit maintenant, au carrefour de la littérature et de la philosophie politique, d’analyser le sens et la portée.

Une misanthropie infantile interne à l’enfance ?

Quel est le statut de l’enfance dans l’Océania en guerre ? Peut-on parler à l’égard des enfants qui apparaissent dans 1984 d’une misanthropie infantile ? Quand on en entend parler pour la première fois, la possibilité d’une misanthropie infantile attire à elle froideur et résistances plutôt qu’assentiment universel ; cette possibilité n’aurait pas de dignité épistémologique. Un nourrisson, un élève des classes élémentaires ou du secondaire ne possèdent pas ou ne possèdent que peu de facultés d’abstraction ; or la misanthropie, selon le dictionnaire, est conscience plus ou moins aboutie de l’humanité et de la haine à son encontre. Selon la psychanalyse freudienne, l’enfant est tout ego, il n’a pas conscience de la distinction entre milieu interne et milieu externe, comme s’il ne faisait qu’un avec la nature. Cette unité originelle empêcherait la possibilité d’une misanthropie infantile tout comme le lien de dépendance qui asservit, place l’enfant sous la coupe de ses parents et des adultes. Pourtant, même si au premier abord il est plus facile d’argumenter en faveur d’une misanthropie adulte plutôt que d’une misanthropie infantile, Orwell, en mettant en situation des enfants dans le cadre de la guerre, a littérarisé ce concept en l’ancrant dans le thème de l’espionnage totalitaire intrafamilial.

Quand on pense au concept de misanthropie infantile, on songe d’abord à la haine d’un enfant envers les adultes. Or, de haine infantile à l’égard des adultes il est question dès les premières pages de 1984 : l’antihéros Winston Smith est dérangé en pleine activité illicite (il commence un journal intime, ce qui est formellement interdit par le pouvoir en place). Sa voisine de palier, Mme Parsons, lui demande de venir déboucher l’évier obstrué par ses enfants. Avec eux, quelque chose ne passe pas… Et effectivement, dès qu’ils surgissent c’est pour prendre à partie l’aide solidaire, pour avoir maille à partir avec le sauveur des problèmes domestiques :

– Haut les mains ! hurla une voix sauvage.

Un garçon de neuf ans, beau, l’air pas commode, s’était brusquement relevé de derrière la table et le menaçait de son jouet, un pistolet automatique. Sa soeur, de deux ans plus jeune environ, faisait le même geste avec un bout de bois. Ils étaient tous deux revêtus du short bleu, de la chemise grise et du foulard rouge qui composaient l’uniforme des Espions. Winston leva les mains au-dessus de sa tête, mais l’attitude du garçon était à ce point malveillante qu’il en éprouvait un malaise et le sentiment que ce n’était pas tout à fait un jeu.

– Vous êtes un traître, hurla le garçon. Vous trahissez par la pensée ! Vous êtes un espion eurasien ! Je vais vous fusiller, vous vaporiser, vous envoyer dans les mines de sel[10] !

La carrière de détecteur commence jeune, l’aîné a neuf ans et sa soeur est deux ans plus jeune que lui. Ce petit régiment vit bien sous tutelle (ce qui vaut comme définition minimale de l’enfance), celle des parents – a priori. Signe qui ne trompe pas, ces enfants sont armés symboliquement ; l’un menace avec un automatique factice, l’autre brandit une copie en bois en direction de quelqu’un qui est certes venu aider mais qui, dès l’incipit, laisse apparaître qu’il a bien des choses à se reprocher, qu’il n’est pas en règle avec le Parti et l’idéologie de son temps. Il tient notamment un journal intime quand il est interdit d’écrire et il hait Big Brother. Autre signe éloquent, la phraséologie guerrière qui ponctue les menaces du petit garçon et que l’on ne s’attend pas à trouver dans une telle bouche (« traître », « espion », « criminel par la pensée », « vaporiser », etc.). Certes les enfants parlent plus facilement de la mort des autres que les grandes personnes mais en général, s’ils outrepassent le tabou, ils en parlent avec leurs propres mots[11] et non pas en employant un vocabulaire d’adulte. Le jeu des enfants Parsons dépasse les bornes du ludique pour exprimer comme un fantasme hétéronome (antonyme d’autonome) de mort, ce qui met d’ailleurs mal à l’aise le protagoniste en face de l’infiltré au grand jour. Intellectuellement, le vocabulaire que les petits Parsons emploient relève d’une obsession, comme d’une nouvelle Lingua Tertii Imperii[12]. Ils pensent, par exemple, que vaporiser les traîtres est une bonne chose. Et de la parole aux actes il n’y a qu’un pas car la fillette Parsons dénoncera son père, Tom, à la Police de la Pensée[13]. Par l’officier enfant, émetteur et appareil photo bipèdes, sa fille, il connaîtra les tortures de la salle 101. On pourrait penser que la guerre qui se joue entre l’État et ses familles est asymétrique mais si les familles sont surveillées de l’intérieur, c’est que la vie privée constitue une faille ou un danger pour la permanence du pouvoir. Moyen de pression politique, l’enfance vide en créant une brèche dans l’espace privé de la famille. Big Brother fait en sorte que cet espace familial ne constitue pas un terrain ou une excuse pour se laisser aller à des velléités révolutionnaires. La situation familiale dystopique rappelle ou exécute la prophétie christique : « Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et sa belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison[14]. » Là où l’univoque veut régner, le plurivoque doit être réduit à néant.

Si les enfants complices peuvent aller chercher des renseignements à la source, enquêter et se retourner contre les parents, en les dénonçant par exemple, est-ce parce que l’État souhaite fondamentalement des familles désunies ? Une telle interprétation oublie qu’un système totalitaire travaille en vue de l’uniformisation, de l’unité des masses. La misanthropie adulte ou infantile ne sépare pas les hommes entre eux ; quand elle est politique, la misanthropie rend sociable. L’aîné des Parsons nous en donne l’indice, il a été formé par la Ligue des Espions et il forme lui-même sa cadette. Notons ce paradoxe : un espion a normalement soin de se cacher quand chez Orwell, la Ligue a pignon sur rue. 1984 est un roman sur les réseaux de la haine. La misanthropie infantile est le produit de l’idéologie de Big Brother qui doit son efficacité au mimétisme propre à l’humanité. René Girard parlerait de rivalité mimétique, tout désir est un désir que j’ai vu désiré, éventuellement satisfait, par autrui[15]. La puériculture totalitaire repose sur la propagande, crée des écoles où l’on apprend à ne rien apprendre, excepté l’amour de la servitude, où l’on conditionne des exécuteurs de basses oeuvres avec l’espoir technique que le jeune conditionné conditionnera rentablement à son tour. C’est bien ce qui se passe dans 1984, l’aîné des Parsons influe et sculpte, de manière inconsciente, le profil politique de sa puînée qui se place, sans l’avoir demandé, dans un processus d’apprentissage de la guerre. La soeur est le portrait vivant de son frère ; le risque de la reproduction du schéma parental n’agit pas que de manière verticale (des parents vers les enfants) mais aussi de manière horizontale (les frères se miment entre eux).

Quel est le bénéfice pour la petite soeur d’imiter son frère ? Pour un enfant, sa famille est la culture personnifiée et un atelier des apprentissages. La petite soeur se construit en référence à son frère (la misanthropie infantile est là encore externe, même si elle est inter-infantile) et cette construction est paradoxale comme l’est tout autant une culture de la violence : la petite espionne se construit en détruisant son humanité en devenir tout en utilisant son humanité mimétique. La petite se construit (espionne) tout en se détruisant (en détruisant son enfance, âge qui, en démocratie, est censé être dégagé de responsabilité politique).

Pour Winnicott, la création contribue à la santé de l’enfance[16]. Mais les envies de destruction (Thanatos) ne sont pas étrangères aux enfants. La probabilité que les petits Parsons soient des gens bien intégrés au système ne laisse pas de doute, le déterminisme infantile, l’animal sociable caché en l’humanité de l’homme jouent à plein. 1984 signale l’hypothèse ou la réalité d’une société qui souffrirait d’une érotique de la haine. En psychanalyse freudienne est érotique ce qui fait lien ; les sujets d’Océania sont soudés. La doxa pense que la haine ne peut rien créer ; chez Orwell, elle crée du lien social mais la sociabilité en elle-même, la grégarité n’impliquent pas l’éthique. Le lecteur présage le flair politique de l’aîné Parsons, du petit cannibale avisé ou plein d’intuitions : ce dispositif politique humain a senti, sans avoir eu besoin de se lancer dans une mission de reconnaissance, que Winston était un traître et qu’il a été efficacement dressé pour repérer les déviants. Comment un être humain peut-il repérer un autre être humain ? Par des signes, en l’occurrence, dans 1984, par des traits du visage, des faciès, des grimaces. Les réalisateurs de 1984 ont fait une place à ces signes ostentatoires de misanthropie que sont les grimaces[17]. La culture, pour un enfant, commence d’abord dans la reconnaissance et l’interprétation des signes du visage : la « sensibilité aux postures des traits faciaux et aux attitudes posturales des autres est à la base même de l’acquisition de la culture[18] ». Les visages de haine enfantent des visages de haine. Facialement, un enfant rejoue les traits qu’il voit imprimer sur le visage de ses parents ou de ses proches.

Le malaise de Winston devant les terrifiants enfants Parsons est d’autant plus justifié qu’aux mots politiques, belliqueux, clairvoyants que ces frères d’armes emploient, répètent, viennent s’adjoindre l’uniforme et les « bannières écarlates des Espions et de la Ligue de la jeunesse[19] ». L’ambiance met les nerfs du héros comme du lecteur à rude épreuve, l’espace est politisé. La mère Parsons, en état de siège dans son propre appartement, n’a pas de prises sur ses enfants caractériels. Pire, quand elle essaie de justifier leur agitation hostile et leurs débordements, elle les excuse avec un naturel qui laisse le lecteur pantois : « Ils sont si bruyants ! […] Ils sont désappointés parce qu’ils ne peuvent aller voir la pendaison [la pendaison publique de prisonniers de guerre]. C’est pour cela. Je suis trop occupée pour les conduire et Tom ne sera pas rentré à temps de son travail[20]. »

On pourrait objecter que se montrer malpoli avec le voisin, ne pas tenir compte des désapprobations maternelles, désirer assister à une pendaison n’est pas de la misanthropie infantile. Voyons ce que Winston lui-même en pense :

Les deux enfants se mirent soudain à sauter autour de lui et à crier : « Traître ! Criminel de la Pensée ! » La petite fille imitait tous les mouvements de son frère. C’était légèrement effrayant, cela ressemblait à des gambades de petits tigres qui bientôt grandiraient et deviendraient des mangeurs d’hommes[21].

Mangeurs d’hommes, tigres, lycanthropes, vampires sont des catégories thérianthropiques du concept de misanthropie[22] et la remarque vaut à double sens : celui qui prétend d’un autre être humain qu’il est un animal émet bien une proposition misanthrope puisqu’il dénie l’humanité biologique réelle d’un être appartenant à l’espèce homo sapiens sapiens. Si la misanthropie infantile est une réalité, un objet épistémologiquement intéressant, c’est parce qu’Orwell l’écrit, Winston Smith le pense et les enfants Parsons l’illustrent.

Cependant, il convient désormais de douter de l’origine même de la misanthropie des enfants Parsons ; est-elle interne à l’enfance dystopique ou lui est-elle externe ? Trop de signes (lexique, vêtements, étendards, etc.) accusent la pollution politique dont ces surveillants sont victimes. Cela ne signifie pas que les enfants sont des anges, bien au contraire puisque tant que la culture, l’éducation ne les ont pas modelés, ils sont passifs, vivant sous le coup de leurs motions pulsionnelles et de leur agressivité naturelle, Orwell le savait pour avoir été un jour enfant et plus tard enseignant[23]. La culture qu’ont reçue les petits Parsons est une culture de la nature dirigée dans le sens des intérêts de l’État. L’impératif culturel de l’enfance est, en dystopie, d’être ce qu’est spontanément l’enfant, c’est-à-dire un être par qui la culture de la civilisation n’est pas passée, une sorte d’animal, un barbare, un sauvage, un psychopathe de naissance. L’éducation nationale patriotique de 1984 demande à ses enfants de ne pas chasser hors d’eux le donné naturel, le pulsionnel agressif (Thanatos). Si les enfants incultes ont des propensions à la violence, peuvent même transformer cette dernière en addiction[24], il est à redouter la captation politique par un parti autoritaire de ces pulsions agressives.

Montrant par la fiction que la misanthropie infantile est externe tant dans ses origines que dans ses manifestations, Orwell est platonicien ; c’est Platon en effet qui est le premier penseur d’une misanthropologie et d’une parentologie de la misanthropie :

Le laisser-aller [dans l’éducation] rend le caractère difficile et irritable, sujet à de violentes sautes d’humeur pour des motifs futiles, tandis qu’au contraire une servitude brutale et sauvage fait des êtres bas, sans noblesse et misanthropes, et les rend par là même impropres à la vie en société[25].

Si Mme Parsons ne sait pas maintenir ses enfants, le Parti les abrutit en laissant cours à leur violence ; schizés, les monstres vivent entre deux mondes et leur implication dans les-affaires-des-grands ne laisse d’issues qu’à la torture et à la mort. Accusé d’avoir dit « À bas Big Brother » durant son sommeil, le père Parsons sera compagnon de cellule de Winston Smith. Jusqu’au bout du roman, le père sera fier d’avoir été vendu par sa fille :

– Qui vous a dénoncé ? demanda Winston.

– C’est ma petite fille, répondit Parsons avec une sorte d’orgueil mélancolique. Elle écoutait par le trou de la serrure. Elle a entendu ce que je disais et, dès le lendemain, elle filait chez les gardes. Fort, pour une gamine de sept ans, pas ? Je ne lui en garde aucune rancune. En fait, je suis fier d’elle. Cela montre en tout cas que je l’ai élevée dans les bons principes[26].

L’information onirique revêt un caractère politique. L’État indiscret traque les actions clandestines jusque dans l’intime et pousse ses enfants à la filature parentale et au parricide au nom de la raison d’État. En dystopie, le seul pater familias, c’est l’État : « Une “Kultur” totalitaire subordonne complètement la famille à l’État[27]. » Parsons crie « À bas Big Brother » dans son sommeil sans pour autant être un résistant. Il ne risquerait pas sa vie pour faire tomber le système. Peu importe que durant la journée Parsons soit très clairement du côté de l’État qu’il sert et chérit, il doit tomber. Son patriotisme effréné, sa soumission ne le sauveront pas des affres de la salle 101. Tom Parsons (comme Winston Smith) est une victime civile et non militaire, ce qui est le propre de l’imaginaire de la terreur politique. Qu’est-ce que la terreur orwellienne ? Faire tomber des civils par des civils plus jeunes qu’eux, par leurs enfants. La guerre ne se déploie pas seulement sur les fronts de l’Estasia ou de l’Eurasia.

Exercices de misanthropie appliquée

Une autre manière donc de penser la misanthropie infantile serait plutôt de dire que cet agent au service du pouvoir n’est qu’un effet de contamination de la misanthropie des adultes dirigée vers les enfants. La misanthropie infantile éprouvée et appliquée par les adultes océaniens se décline sous trois formes que l’on perçoit de manière plus ou moins embryonnaire chez Orwell : la propagande, l’eugénisme et l’infanticide pur et dur.

La question eugéniste n’est pas aussi développée chez Orwell qu’elle a pu l’être par ailleurs chez Aldous Huxley (Brave New World, 1932). Cependant, Orwell émet la possibilité qu’un jour Océania puisse créer ses propres citoyens afin, notamment, de pouvoir les modeler comme elle l’entend :

Il y avait même des organisations, comme celle de la ligue Anti-Sexe des Juniors, qui plaidaient en faveur du célibat pour les deux sexes. Tous les enfants devraient être procréés par insémination artificielle (artsem, en novlangue) et élevés dans des institutions publiques. Winston savait que ce n’était pas avancé tout à fait sérieusement, mais ce genre de concept s’accordait avec l’idéologie générale du Parti[28].

Un État qui résiste au temps est un État qui anticipe. L’exhortation au célibat permet d’économiser des espions. La famille est la première unité de la vie sociale. S’il n’y a plus de famille, il n’y a plus de société. Mais la technique (« artsem ») promet de bientôt détruire les familles sans pour autant saboter la société des hommes sur laquelle Big Brother entend régner. Bientôt, l’État pourra se passer des loyaux services de ces jeunes maillons des réseaux de renseignement parce que la famille n’existera plus, l’espace privé aura restreint. Mais en quoi Océania est-elle eugéniste ? L’eugénisme consiste à favoriser la reproduction de certaines classes et/ou à en défavoriser d’autres, voire à interdire l’enfantement à certaines catégories sociales ou économiques. La reproduction, dans 1984, est surtout l’affaire du prolétariat, les membres du Parti ont le droit de se marier mais les rapports sexués ne sont autorisés que dans la visée utilitariste de la procréation, reproduction qui sert à l’effort de guerre. Assurément, le prolétariat n’est pas favorisé par le régime. Le Parti aussi a besoin de nouvelles têtes de cheptel à armer. L’eugénisme se phénoménalise encore dans l’élimination des ennemis politiques ; les assassiner, c’est, de facto, les empêcher de se reproduire. La vaporisation eugéniste dystopique ne se fonde pas sur des préjugés biologiques mais idéologiques. « Oui, ce qui sauve un homme et perpétue son nom, ce sont bien ses enfants[29]. » Cette idée que le mal, i. e. l’esprit de dissension, vient de la famille traverse toutes les dystopies.

Enfin, la misanthropie infantile comme haine d’adulte dirigée contre les enfants s’exprime clairement dans l’infanticide. De ce dernier, le couple antihéroïque formé par Winston et Julia se sent capable, comme ces apprentis rebelles l’annoncent sans ambages à O’Brien qu’ils prennent pour un dissident :

– Êtes-vous prêts à tuer ?

– Oui.

– À commettre des actes de sabotage pouvant entraîner la mort de centaines d’innocents ?

– Oui. […]

– Vous êtes prêts à tromper, à faire des faux, à extorquer, à corrompre les esprits des enfants, à distribuer les drogues qui font naître des habitudes, à encourager la prostitution, à propager les maladies vénériennes, à faire tout ce qui est susceptible de causer la démoralisation du Parti et de l’affaiblir ?

– Oui.

– Si votre intérêt exigeait, par exemple, que de l’acide sulfurique fût jeté au visage d’un enfant seriez-vous prêts à le faire ?

– Oui[30].

Pourquoi Winston s’en prendrait-il à des innocents ? Parce que dans 1984, personne ne l’est totalement, pas même les enfants, nous l’avons vu plus haut avec les rejetons Parsons, jeunes misanthropes, milice en culotte courte. L’innocence est, étymologiquement, la qualité, la capacité à ne pas nuire (le latin nocere signifie nuire).

Misologie d’État : régner sur des enfants

Le premier titre qu’Orwell avait choisi pour 1984 est The Last Man in Europe. Man peut s’entendre en deux sens : Winston Smith est le dernier homme, c’est-à-dire le dernier être humain que nous, lecteurs à l’affût, scrutons – quant aux autres bipèdes de 1984, ils ne seraient que des animaux domestiqués ou des robots désubstantialisés. Ou alors man renvoie au concept d’adulte ; parmi la masse gouvernée, Winston serait le dernier adulte d’Europe, le dernier capable d’entamer un duel avec les Puissants. Ce que haïssent les dystopies comme les gouvernements totalitaires, c’est l’adulte en l’Homme qui peut éventuellement symboliser la libre-pensée, l’intelligence, l’esprit de révolte. Les politiques dystopiques rêvent de régner sur des enfants, projet rondement mené chez Huxley qui a peint dans Brave New World de grands enfants formant la masse mondiale ; les dystopies constituent comme des loupes pour une anthropologie de la misologie (haine des discours, et conséquemment de la culture).

Puisque la différence entre misanthropie passive et misanthropie active réside dans les moyens pragmatiques que se donne le misanthrope, quels sont les moyens tactiques que le Parti a à sa disposition pour puériliser sa population dans une guerre plus ou moins sourde ? L’interdiction des livres, de l’écriture, la censure, le télécran, la double-pensée, etc., tous ces leviers travaillent, se modulent en vue d’une misologie universelle et reflètent une misologie d’État. Dans les cultures démocratiques, les éducateurs mettent à disposition de l’enfant plus d’objets culturels qu’il n’en demande effectivement afin de l’ouvrir à lui-même et aux autres, au monde (en cela, l’éducation démocratique est une philosophie du développement de l’enfant philanthropique) ; chez Orwell, c’est l’inverse qui se produit, c’est le monde de l’esprit qui s’obture, étouffe avec toutes les grandes oeuvres de l’humanité. Il s’agit d’empêcher les humains de sortir de l’état de minorité, de tutelle – état par lequel était définie plus haut l’enfance. La misologie est un régime du caché, une culture de l’inculture tant il est vrai que le Parti n’exprime jamais les ambitions intellectuelles qu’il a pour la masse. Si, idéalement, l’éducation démocratique tend à préparer l’enfant au monde, la préoccupation dystopique totalitaire est de faire de l’enfant un sujet politique, un être prenant part à la politique avant l’heure de la majorité, in fine une sorte de monstre puisqu’il sort de sa nature d’enfant. Si en Occident les enfants ne votent pas, c’est parce que nos législateurs pensent qu’un individu doit être éclairé, c’est-à-dire avoir joui d’un minimum d’instruction avant de pouvoir donner un avis qui soit le sien propre, un avis autonome. Et si le citoyen adulte est dit éclairé, c’est que selon le législateur l’enfance vit dans l’ombre, dans l’ombre de ses parents par exemple qui forment pour elle le véritable ascendant intellectuel. En dystopie, pour gouverner sans faille, la minorité doit devenir la majorité ; chez Zamiatine, Huxley, Boye, Orwell, Bradbury, elle l’est devenue. L’État fait preuve de misanthropie infantile parce qu’il empêche les enfants de devenir ce qu’ils sont en puissance : des adultes. La Kultur (la culture collective) dans les démocraties a pour fonction, entre autres, de favoriser le développement de la Bildung (la culture personnelle) ; c’est pourquoi les dystopies ruinent la Kultur afin de tuer dans l’oeuf la Bildung, les pulsions épistémophiliques. Si l’on peut parler de misanthropie infantile dans 1984, c’est que l’État est en guerre non seulement contre ses voisins eurasiens et estasiens, mais aussi et surtout contre sa propre population intérieure. Historiquement, la guerre précède l’État mais c’est l’État qui la systématise pour en faire un mode de gouvernance. Chez Orwell, la guerre n’est pas « la continuation de la politique par d’autres moyens[31] » mais la politique même, politique du sujet subjugué plutôt que du citoyen éclairé. Ironiquement on pourrait reprendre le « − Il n’y a pas de grandes personnes du tout ? / − Je ne crois pas[32] » ou le « − Il n’y a pas de grandes personnes ? / − Non[33] » de William Golding et l’appliquer à toutes les dystopies. Une dystopie est un monde dans lequel le lecteur doit chercher qui, parmi une armada d’ignorants, peut encore ressembler à un adulte. Dans les dystopies, tous les âges sont caricaturés : les enfants pratiquent la politique quand les adultes dorment politiquement. Dans l’apocalypse des enfants océaniens, toute hominisation a échoué. La dialectique entre enfance et guerre contraint à interroger les conséquences produites dans le monde des adultes : qui n’a jamais été élevé que pour être un enfant ne sera jamais un sujet libre. Un monde où l’on n’éduque plus les enfants à devenir des Hommes est un monde de l’indifférencié, indifférencié qui est lié mythologiquement à un imaginaire du chaos et de la fin du monde.

Paralittérature

Théoriquement et conceptuellement, l’étude qui précède est rendue possible par l’invitation de Pierre Macherey à prendre la littérature au sérieux[34]. Une telle démarche pousse à chercher dans les textes littéraires la part d’originalité philosophique qu’ils contiennent. Orwell pense la guerre interne et externe, familiale et extra-familiale, nationale et internationale. La misanthropie, violente en ses expressions quotidiennes, est une histoire de transmission, à cause de la malléabilité de l’enfance. Cette dernière s’imprègne mimétiquement des êtres et des sentiments du dehors. Très coopératifs, les enfants observateurs, instruments de guerre, sont un rouage essentiel de la machine Big Brother. Avant Orwell, nul auteur de dystopie n’avait accordé à l’enfance un tel rôle politique.