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Les références exotiques dans la fiction sadienne ont été beaucoup étudiées, en particulier celles d’Aline et Valcour (1795), où l’on trouve de très nombreux emprunts aux auteurs du XVIIIe siècle. Sade n’hésite pas, comme l’a montré Michel Delon, à recopier et à déformer, aux fins de sa démonstration, les compilations de récits de voyages, traités ethnographiques et romans de l’époque[2]. Ainsi Cook, Bougainville, Démeunier, De Pauw et Raynal sont-ils souvent cités ; Sade a également lu l’abbé de La Porte, auteur du Voyageur français, et Castilhon, dont l’héroïne Zingha constitue un incontournable modèle romanesque[3]. Les dissertations philosophiques des libertins, les notes et commentaires du narrateur et la description des contrées parcourues par Sainville et Léonore dans Aline et Valcour fourmillent d’évocations de peuples éloignés dans l’espace, mais aussi dans le temps, avec d’incessants retours à l’Antiquité. En revanche, les mises en scène pornographiques comptent très peu d’indigènes. Seuls quelques Noirs, hommes et femmes, figurent dans les textes ; ils sont encore moins nombreux dans les gravures. Ce sont pourtant eux qui feront l’objet de cette étude.

Le traitement que Sade réserve à ceux qu’il nomme indifféremment les « Africains », les « nègres » et les « négresses » est significatif à plusieurs égards : il révèle non seulement l’univers fantasmatique du marquis, mais aussi les croyances et les théories de son époque en matière d’anthropologie. Il s’inscrit de plus dans une problématique de la représentation du corps de l’esclave au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. En cette période où, souligne Marcus Wood, le discours abolitionniste bat son plein en Europe (notamment en Angleterre et en France), se développent en parallèle, et de façon contradictoire, la production et la diffusion d’une pornographie utilisant des Noirs[4]. D’après Wood, la profusion de textes et d’images mettant en scène des esclaves sexuels noirs des deux sexes, adultes ou enfants, a été complètement passée sous silence par les historiens de la pornographie. Il cite l’une des figures les plus influentes dans ce domaine, Lynn Hunt, qui, selon lui, ne fait à aucun moment état de l’usage sexuel des corps noirs ni de la relation entre pornographie et esclavage dans les deux ouvrages majeurs qu’elle a édités, Eroticism and the Body Politic (1991) et The Invention of Pornography : Obscenity and the Origins of Modernity, 1500-1800 (1993). La pornographie y est surtout analysée, en ce qui concerne la France des Lumières et de la Révolution, comme une forme de contestation sociale et politique devant être rattachée à la veine satirique. Le silence à propos du lien entre pornographie et esclavage s’expliquerait en partie par le tabou qui entoure encore cette question[5].

S’il a échappé aux historiens de la pornographie, le type d’esclavage que Sade décrit a été ramené par la critique sur le terrain juridique. L’accent est mis sur les tortures auxquelles le romancier fait une large place, exploitant un système pénal bien connu de lui, et sur le rôle indéniable que joue par le Code noir dans ses fictions esclavagistes[6]. Néanmoins, il faut d’ores et déjà remarquer que les frontières de la sujétion qui séparent les Noirs des Blancs à cette époque sont mouvantes chez Sade. Les esclaves les plus maltraités ne sont pas forcément des Noirs, d’autant moins que ceux-ci sont peu représentés dans ses récits, malgré l’essor d’une pornographie centrée sur eux à la fin de l’Ancien Régime. La figure sadienne du Noir est associée grosso modo aux caractéristiques suivantes : sorcellerie, animalité, difformité, laideur et beauté, fureur libidinale, excès de barbarie et excès de soumission.

Seules trois illustrations de La nouvelle Justine [1799 ?] et de l’Histoire de Juliette[7] (1801) montrent des hommes noirs, nombre proportionnel à la place qui leur est faite dans les scénarios érotiques, mais qui ne doit toutefois pas laisser préjuger du degré de signification qu’il faut leur accorder. Plusieurs personnages participent à des débauches qui ne font pas l’objet de gravures. C’est en fait dans les épisodes les plus violents, situés à la fin des deux grands romans pornographiques, qu’on les trouve mis à la fois en texte et en images, au milieu de Blancs. C’est le cas de Moberti, apparenté à un Noir et à un animal, et des deux valets de Cardoville, dont la présence souligne les temps forts de la dernière série de supplices infligés à Justine. L’entrée en scène de ces acteurs à la fin des romans obéit au principe de gradation et d’intensification qui gouverne l’écriture sadienne : elle correspond à un summum de férocité qui couronne en quelque sorte une escalade de la violence dont il n’est pas toujours facile d’établir la progression. Ces trois gravures « libres » et anonymes font partie d’une série de « cent sujets gravés avec soin[8]  » qui accompagnent La nouvelleJustine, ou Les malheurs de la vertu, suivie de l’Histoire de Juliette, sa soeur, à raison de 40 images dans le premier roman et de 60 dans le second[9]. On retiendra enfin une quatrième image, prise cette fois dans la série des seize illustrations du second tirage d’Aline et Valcour : un Blanc, Sainville, est entouré de deux Noirs et fait face à trois Blanches aux yeux bandés, dont l’une est contenue par deux Noires. C’est la seule gravure à montrer des Noirs, hommes et femmes ensemble, dans ce roman « philosophique » qui repose pourtant en grande partie sur une confrontation de l’ici et de l’ailleurs et où la composante africaine est centrale.

Malgré l’absence d’illustrations, Les cent vingt journées de Sodome (1785) sera également pris en considération, de même que « Le président mystifié[10]  », tiré des Historiettes, contes et fabliaux (1788), où apparaît de manière inattendue, au détour d’un épisode rocambolesque, une vieille femme noire. Ce personnage, par lequel nous commençons, sert de prétexte destiné à prouver que le vieux Fontanis, qui couche avec elle en croyant qu’il s’agit de sa jeune épouse, souffre d’« un petit dérangement de tête[11]  » :

Juste ciel, que devient-il quand il aperçoit une vieille négresse au lieu de sa femme, qu’il voit une figure aussi noire que hideuse remplacer les attraits délicats dont il s’est cru possesseur ! Il se jette en arrière, il s’écrie qu’il est ensorcelé, quand sa femme arrivant elle-même, et le surprenant avec cette divinité du Ténare, lui demande avec aigreur ce qu’elle a donc pu lui faire pour en être aussi cruellement trompée[12].

L’irruption dans le lit nuptial de cette Noire diabolisée — le Ténare renvoie aux enfers de l’Antiquité grecque — fait partie d’une série de subterfuges inventés par Mlle de Téroze, avec l’aide de son amant, le comte d’Elbène, dans le but de faire annuler son mariage. Cette pseudo-infidélité s’intercale entre deux scènes grotesques : la chute de Fontanis dans une auge à cochons et sa colique due à une crème aux pistaches. Si le président du Parlement d’Aix vautré dans la fange est réduit à n’être qu’un porc parmi les siens dans ce qui s’avère être une satire acerbe des magistrats, bêtes noires de Sade, la femme noire, elle, est ravalée au rang d’animal, sans autre forme de procès, quand elle reçoit sur le nez un coup de poing que lui donne Fontanis par inadvertance : « la malheureuse s’était échappée en hurlant comme une chienne à laquelle on enlève ses petits[13]. » La place de cet adultère entre les deux autres incidents dégradants n’est pas fortuite. Elle ajoute à la dévalorisation des deux protagonistes pris en flagrant délit. La vieillesse et la laideur de l’amante contrastent violemment avec la fraîcheur et la beauté de la jeune mariée, même si la laideur et la beauté sont des notions très relatives chez Sade[14]. À l’énumération comique des motifs infamants dans ce conte répond en écho, dans une tonalité bien différente, l’une des « passions criminelles » des Cent vingt journées de Sodome : tel client de La Martaine ne se livre à la sodomie, alors punie de la peine de mort, qu’avec « des monstres, ou des nègres, ou des gens contrefaits[15]  ». Cette tripartition en dit long sur les préjugés raciaux de l’époque.

L’histoire de l’anthropologie au XVIIIe siècle fait ressortir, parmi les théories monogénistes postulant l’unité originelle de la création, le concept de « dégénération » des « espèces », autrement appelées « races » ou « nations ». Les peuples exposés à des conditions de vie identiques (climat, nourriture, maladies, etc.) partageraient un ensemble de caractéristiques. La diversité climatique, analysée comme étant la principale cause d’« altération » de l’espèce, aurait entraîné avec le temps une différenciation des races considérées par rapport à un point médian européen. Celles-ci composeraient de la sorte des « variétés » échelonnées sur un continuum générique[16]. C’est la théorie de Buffon, pour qui les peuples nordiques et la plupart de ceux d’Afrique sont situés aux deux extrémités de cette échelle de variétés : ainsi, les Lapons « dont la physionomie est aussi sauvage que les moeurs » forment selon lui « une race d’hommes […] qui paroissent avoir dégénéré de l’espèce humaine[17]  ». Cette contradiction, qui dit toute la difficulté de penser la différence, expose les limites atteintes par le processus de « dénaturation[18]  » du genre humain, l’excès de froid, comme l’excès de chaleur, constituant pour Buffon un facteur aggravant.

Sade reprend à son compte cette théorie des climats quand il fait dire à Sarmiento, l’« instituteur » de Sainville au royaume de Butua, que « l’extrême chaleur de ce climat[19]  » a un effet corrupteur sur le physique et les moeurs des habitants. Mais il se rapproche davantage encore des thèses polygénistes de la fin du XVIIIe siècle, lesquelles, cherchant à caractériser les races, « se préoccupent de plus en plus de la signification physiologique des différences qui séparent les groupes humains[20]  ». Ces différences ne seront plus imputées à des causes superficielles comme le climat et l’action du soleil sur la peau, mais liées à un processus physiologique intérieur. Ainsi les Noirs seront-ils perçus par Cuvier « comme une race humaine naturellement, c’est-à-dire de toute mémoire assignable, inférieure[21]  ». Saint-Fond, l’un des grands libertins scélérats de l’Histoirede Juliette, développe une théorie de la gradation des espèces dans laquelle « il n’existe réellement aucune différence entre l’homme esclave et la bête », où « l’homme du peuple » occupe une position intermédiaire entre « le singe des bois » et « l’individu de la première caste[22]  » et où, enfin, Fréron et le « débile Hottentot » se situent respectivement aux antipodes de Voltaire et du « mâle grenadier prussien[23]  ». Mis à part le clin d’oeil aux rivalités intellectuelles du temps, force est de constater que les Hottentots sont traités en esclaves plus proches des animaux que des humains, a fortiori que des Blancs.

Dans Les cent vingt journées de Sodome, les « nègres », classés sur une échelle des anomalies parmi les « monstres » et les « gens contrefaits », se voient attribuer par ce voisinage un degré de dégénération comparable à celui qui est théorisé par Saint-Fond, dans l’ordre de la fiction, et par les partisans du polygénisme. Mais cette proximité de la négritude et de l’anormalité renvoie également à la pensée monogéniste de Buffon : il n’est pas indifférent que le dernier chapitre de son traité De l’homme (« Variétés dans l’espèce humaine ») se termine, après des observations sur les « nègres blancs », par l’évocation rapide de trois classes de monstres[24]. Pour revenir à Sade, l’idée d’une altération physique et morale inhérente aux Noirs surgit à plusieurs endroits, renforcée par la confusion entre humanité et animalité.

L’obsession sadienne du classement et de l’énumération — ternaire, en l’occurrence — se vérifie aussi dans l’épisode vénitien de l’Histoirede Juliette, où l’on peut isoler une nouvelle tripartition orgiaque impliquant des acteurs noirs et un homme assimilé à un Noir. Le rôle des « négresses », « nègres » et « gitons mulâtres » de la première et de la troisième orgie consiste à fouetter, à se faire fouetter et à obéir aux ordres des meneurs de jeu. Les clients de Juliette et de la Durand tirent une partie de leur plaisir, pour l’un, du « contraste du noir au blanc [qui] commençait d’abord par le mettre en train[25]  », pour l’autre, Cornaro, de la « beauté paradoxale » des négresses qui, selon Michel Delon, « s’opposent aux jeunes filles comme les vieilles femmes aux enfants et les fouteurs aux bardaches[26]  ». Le beau paradoxal ou irrégulier peut devenir sublime, à l’égal du laid, qui, avec plus de piquant et de singularité, est capable de toucher davantage, de provoquer un choc ou une sensation plus intense que la beauté simple, selon les critères sensualistes de l’esthétique sadienne.

Mais c’est au milieu de la série que se trouve le personnage le plus intéressant, d’ailleurs représenté dans une gravure (fig. 1) : il s’agit de Moberti, chef des brigands de Venise et maître d’oeuvre de la deuxième orgie. Il apparaît comme une espèce de monstre, en partie à cause de sa ressemblance avec un Noir. Son amante Zanetti réunit dans le portrait qu’elle fait de lui toutes les caractéristiques attribuées à la laideur : « il est roux comme Judas ; ses yeux sont chassieux et petits ; sa bouche large et mal garnie ; son nez et ses lèvres à la manière des nègres ; il est petit, mal fait[27]. » Faut-il voir là un « blafard », autrement dit un de ces « nègres blancs[28]  » qui passionnèrent tant Buffon et ses contemporains ? Plusieurs indices peuvent le laisser penser, notamment la couleur des cheveux et la taille[29]. Dans Aline et Valcour, les femmes blafardes qui gardent le palais de Ben Mâacoro sont décrites comme étant « toujours petites et rabougries[30]  » ; il en va de même pour Moberti (« il est petit, mal fait »).

Zanetti explique à Juliette, devenue sa compagne de débauche, que c’est l’extrême méchanceté de Moberti qui lui fait perdre la tête. Juliette, lorsqu’elle rencontre cet homme pour la première fois, se dit qu’« il était impossible d’être plus laid, et difficile en même temps d’avoir une physionomie plus spirituelle[31]  ». Ce curieux mélange de traits annonce une cruauté peu commune. Selon un rapport physiognomonique dont Sade est coutumier, l’aspect extérieur reflète le tempérament ; la monstruosité morale s’exprime par la monstruosité physique. L’orgie de Moberti le confirme : revêtu d’une peau de tigre, il fait de Zanetti sa nouvelle victime, en la trahissant au profit de Juliette. Il lui lacère le corps à coups d’ongles et de mufle, battu au gourdin par sa complice chargée de « réveiller sa paresse[32]  » et sa bestialité. L’illustration ne fixe que le début de l’opération : « Il lui emporte un téton de ses griffes[33]  », le reste du massacre étant invisible dans l’image. Le contraste entre la noirceur de Moberti et la blancheur marmoréenne des femmes n’est pas sans rappeler les couples de satyres et de nymphes dans l’iconographie de Jupiter et Antiope (chez Van Dyck, Watteau et Van Loo, par exemple). Beaucoup de libertins sadiens sont associés à ces créatures mythologiques en raison de leur animalité physique, leur caractère féroce étant à l’image de leur apparence, et vice versa.

Du visage négroïde de Moberti, de surcroît noirci dans la gravure, à la métamorphose en animal[34], Sade établit un lien accrédité par le désir anthropophage qui s’empare du personnage quand il se tourne vers le corps de l’enfant gisant à ses pieds : « Sa dent carnassière s’attache un moment sur les restes inanimés de cette malheureuse[35]  ». Dans l’illustration, seule cette forme humaine inerte et minuscule, pareille à une poupée exposée sur le devant de la scène, suggère le crime : la fillette a été poignardée par Zanetti, sur l’ordre de Moberti, avant que celui-ci revête sa peau de tigre, mais son cadavre ne porte aucune trace de barbarie. Les corps de sa soeur et de sa mère, Angélique, enceinte et déjà torturée (« dont le cruel brigand déchire tellement les fesses que les lambeaux pendaient le long des cuisses de cette infortunée[36]  »), demeurent également intacts. L’image annule totalement la violence du texte.

C’est pourtant tout un imaginaire du cannibalisme africain qui sous-tend cet épisode, encore plus explicite dans l’orgie suivante, celle de Cornaro, au cours de laquelle les quatre convives se font servir des « mets sanguinaires[37]  », tout en profitant de la proximité de deux « négresses » et du spectacle de « nègres » en train de fouetter à mort des jeunes filles blanches ou de sodomiser des « gitons mulâtres[38]  ». Beaucoup d’autres scènes sadiennes ont rapport à l’anthropophagie, que l’acte de dévoration soit effectif ou non[39]. L’influence de Zingha, reine d’Angola : histoire africaine de Jean-Louis Castilhon n’est plus à démontrer. La reine anthropophage est un personnage de référence pour Sade, mais là où l’héroïne de Castilhon est une pécheresse repentante, un exemple de conversion réussie malgré l’énormité des crimes commis, les libertins sadiens restent d’incorrigibles scélérats. Zingha est citée à plusieurs reprises : Mme de Saint-Ange, dans La philosophie dans le boudoir, voit en elle un exemple de revanche féminine sur la domination masculine, puisque la reine « immolait ses amants[40]  » ; Delbène se réfère à elle pour défendre l’adultère et la prostitution : « Zingha, reine d’Angole, avait fait une loi qui établissait la vulgivaguibilité[41] des femmes », après avoir donné l’exemple des « nègres de la côte de Poivre et de Rio-Gabar [qui] prostituent leurs femmes à leurs propres enfants[42]  », exemple que l’on trouve déjà dans La philosophie dans le boudoir, avec de légères variantes[43].

L’introduction d’acteurs noirs dans La nouvelle Justine participe de la même cruauté mais, là encore, les images (fig. 2 et 3) restent très en deçà du texte : elles ne disent rien du degré de férocité décrite. L’un des deux valets noirs de Cardoville se nomme Zamor, à l’instar du célèbre « nègre » d’origine bengalaise de la comtesse du Barry. Devenu clubiste sous la Révolution, celui-ci trahit sa maîtresse en l’accusant de prodiguer son aide aux émigrés et aux nobles ruinés, ce qui la conduit devant le tribunal révolutionnaire en novembre 1793, puis tout droit à l’échafaud[44]. La violence des événements de la Terreur semble avoir rejailli sur la figure de Zamor, qui concentre en elle un faisceau de connotations mêlant barbarie et sexualité, actualisées par Sade jusqu’à la caricature.

Les « deux grands nègres, dont le farouche aspect excite [l]a frayeur [de Justine][45]  », lui servent d’abord d’escorte silencieuse à bord de la voiture qui les mène chez Cardoville. Là, ils la remettent à une intermédiaire chargée de la préparer à vivre dans d’atroces souffrances le « dernier terme de [sa] vie[46]  ». Ses 12 tortionnaires sont nommés, à l’exception notable des Noirs, et décrits par ordre décroissant dans la hiérarchie libertine, depuis les organisateurs de la débauche jusqu’aux deux valets :

Les deux nègres avaient environ vingt-huit à trente ans : nul monstre ne fut membré comme ces deux Africains ; l’âne le plus célèbre du Mirebalais n’eût été qu’un enfant auprès d’eux ; et l’on ne pouvait croire en les voyant que jamais aucun être pût se trouver dans la possibilité d’employer de tels hommes[47].

Ils appartiennent à la catégorie des « fouteurs », réduits, par synecdoque, à la partie qui les caractérise. La comparaison avec l’âne (ou le mulet) est classique dans la littérature érotique, mais elle est ici inversée, le monstre et l’animal aux facultés légendaires servant de comparés négatifs et non de comparants, ce qui a pour effet de marginaliser les Noirs en les rabaissant à une sorte d’infra-humanité.

L’énergie libidinale que leur prêtent les quatre « agents », Cardoville, Dolmus et leurs filles respectives, Nicette et Zulma, est exploitée selon les besoins et caprices des uns et des autres. En tant qu’auxiliaires de la débauche, les deux valets sont soumis à des ordres. S’ils reçoivent des baisers ou des morsures, s’ils fouettent leurs partenaires et « enconnent[48]  » à l’occasion les filles des maîtres, ce sont avant tout des sodomites actifs — le contraire des bardaches, sodomites passifs, quoique leur rôle puisse être mixte chez Sade. La première image à montrer Zamor et l’autre Noir est axée sur l’inceste des pères avec leurs filles. Elle correspond à ce passage :

Brumeton dit qu’il faut que chaque fille soit enculée par son père, et foutue en con par son frère, qu’il faut que les nègres sodomisent les pères, et que les jeunes gens [les frères] auront chacun le vit d’un bardache dans le cul, et l’autre dans la main. Ce groupe intéressant s’exécute, pendant que Justine est placée sur une roue[49] aux yeux de l’assemblée[50].

Dans l’illustration (fig. 2), les valets portent une chemise blanche retroussée par-devant — ces détails ne sont pas mentionnés dans la description —, tandis que les autres acteurs sont nus. Faut-il interpréter ce blanchiment vestimentaire comme une marque d’uniformisation des corps, à rebours du stéréotype de l’esclave partiellement ou complètement nu aux côtés de son maître habillé[51]  ? Rien d’ailleurs ne distingue vraiment les personnages : ils semblent tous avoir à peu près le même âge, la même taille, le même type de physionomie et la même corpulence, alors que les portraits sont plus contrastés. L’expression des passions relatives à la souffrance et au plaisir est gommée. La gravure tend à aplanir toutes les différences, qui ne concernent plus que la position dans l’espace, enchaînement horizontal des libertins et enchaînement vertical de la victime. Chaque valet littéralement enchaîné à son maître l’électrise en lui transmettant par intromission un peu de la sauvagerie et de la puissance dont il est censément doté ; il en devient en quelque sorte le prolongement. La présence énergique de ces deux Noirs aggrave, dans l’imaginaire sadien, l’inceste et la sodomie.

Le redoublement des supplices fait intervenir directement les valets. La victime est assaillie de toutes parts : « le premier nègre incise les épaules ; le second pique la jugulaire », tandis que les agents s’emparent chacun d’un « poste », mus par un désir cannibale auquel la présence des Noirs n’est pas étrangère : « Julien, de ses dents, emporte un morceau de la [cuisse] droite[52]. » Zamor, « celui de ses nègres qui portait ce nom[53]  », est ensuite chargé par Cardoville d’une nouvelle besogne qui consiste à « rétrécir » Justine, autrement dit à pratiquer sur elle une infibulation. C’est finalement Zulma qui exécute la tâche, tandis que Nicette s’occupe de « l’autel de Sodome », préparant ainsi le terrain pour Cardoville. Le rôle de bourreau revient de nouveau à l’un des Noirs qu’on envoie chercher une croix diagonale dans un cabinet. On enchaîne à cette croix (fig. 3) Justine, Dolmus, un bardache et un Noir ; « l’autre Africain, les deux pieds placés sur les branches élevées de la croix, frotte de ses fesses le visage de Justine ; il lui chie sur le nez… elle est contrainte à tout avaler[54]. » Le supplément scatologique est à la croix ce que la sodomie incestueuse est à la roue : un crime amplifié par la dégradation d’un symbole fort de l’Ancien Régime et par le rôle conféré aux Noirs dans cette action sacrilège. Ceux-ci sont nus dans l’illustration, si l’on excepte le bandeau blanc autour de la tête de celui qui est debout et dont on ne voit pas les yeux. Mais l’image propose une variante édulcorée de l’effroyable description. Les mines sont impassibles et les postures, peu expressives. Victime d’une double infibulation, de viols répétés, de l’introduction anale puis vaginale d’une boule de feu et d’une crucifixion sur le dos puis sur le ventre, Justine n’est pas représentée différemment des libertins.

La redoutable supériorité ithyphallique des Noirs annoncée au début de l’épisode est difficile à apprécier dans les gravures. Elle se déploie à la fin, après une séance de fustigation, quand les maîtres « ordonnent aux nègres d[e] jouir [de Justine][55]  ». Celle dont le « corps n’est plus qu’une plaie » subit leur double assaut simultanément, sous le regard de l’assemblée occupée à d’autres combinaisons. La cruauté de ce libertinage rappelle la libido sanguinaire de Zingha, à cette différence près que la reine d’Angola ne reçoit d’ordre de personne. Zamor et son compagnon, eux, sont là pour attiser l’imagination enflammée de leurs maîtres, aux yeux de qui ils symbolisent l’excès : excès de puissance sexuelle, excès de barbarie, mais aussi excès de soumission. Les Blancs reçoivent des Noirs qui les sodomisent leur énergie ; ils leur délèguent en retour un peu de leur pouvoir en leur confiant plusieurs fois le rôle de bourreau ; mais les deux valets n’en demeurent pas moins sous leur coupe. Toutefois, la seule véritable victime de toutes ces mises en scène est Justine, réduite à l’esclavage, condamnée à mort, puis finalement libérée.

Ce cas de figure de la Blanche aux prises avec des Blancs et des Noirs fait l’objet d’une tout autre mise en contexte dans Aline et Valcour (fig. 4). Le voyageur Sainville, prisonnier du prince africain de Butua, Ben Mâacoro, a la vie sauve moyennant l’acquittement d’une tâche qu’il honore bon gré mal gré, sous l’étroite surveillance de deux gardes noirs. Il doit remplacer le vieux Portugais Sarmiento dans sa fonction d’« inspecteur » des femmes versées en tribut au despote : « Tu les examineras, mais simplement leur corps ; on ne te les montrera jamais que voilées ; tu recevras les mieux faites, tu réformeras les autres[56]  ». Ces procédures de sélection des corps féminins sont bien connues des lecteurs de Sade : on les trouve déjà dans Les cent vingt journées de Sodome[57]  ; on les retrouve dans l’épisode de Sainte-Marie-des-Bois de La nouvelleJustine[58]. Les 12 000 femmes de Ben Mâacoro sont réparties en quatre classes, autre manie taxinomique attestée dans les systèmes libertins. La quatrième classe réunit « tout ce qu’il y a de plus délicat et de plus joli depuis l’enfance jusqu’à seize ans. C’est là ce qui sert plus particulièrement à ses plaisirs ; ce serait là où se placeraient les Blanches, s’il en avait[59]  ». La femme blanche occupe une place à part dans le sérail, elle est un objet particulièrement recherché. D’ailleurs, le roi a prévenu son inspecteur « d’être moins difficile sur le choix de ces femmes, parce que leur seule couleur suffisait pour lui plaire[60]  ».

À la grande surprise de Sainville, le prince noir s’en remet au jugement d’un Blanc pour choisir la fine fleur de ses victimes féminines : tout laisse supposer que la particularité de ses goûts ne facilitera pas la tâche du Blanc, d’autant que celui-ci ignore tout des critères de sélection en vigueur. Mais Sarmiento est là pour le seconder :

Que ces formes soient bien régulières, belles et bien prises ; rejette absolument tout défaut qui pourrait atténuer leur délicatesse… que les chairs soient fermes et fraîches ; réalise la virginité, c’est un des points les plus essentiels… de la sublimité, surtout, dans ces masses voluptueuses, qui rendirent la Vénus de Grèce un chef-d’oeuvre, et qui lui valurent un temple chez le peuple le plus sensible et le plus éclairé de la terre[61].

Rien de très surprenant dans l’énoncé de ce canon, car la Vénus callipyge citée par Sarmiento constitue le modèle de la beauté féminine au XVIIIe siècle. Cet idéal esthétique est souvent évoqué chez Sade : blanches ou noires, les femmes de Butua doivent s’en rapprocher. Devant les trois Blanches de la troupe enlevée par des guerriers du roi dans un fort portugais, Sainville reste en arrêt devant la troisième, au centre du groupe, qui refuse de se laisser examiner, et cela sous le regard de deux Noires « munies de l’ordre de contenir la jeune fille[62]  ». C’est ce moment de contemplation et de séduction qui précède l’inspection du corps que le graveur a retenu. La légende exprime la fascination de Sainville : « Toutes les parties de ce beau corps étaient formées par la main des grâces. » La nudité de la Blanche exposée de face est mise en valeur par le contraste qu’elle forme avec son observateur, vêtu de pied en cap, mais aussi avec les gardiennes couvertes d’une coiffe et d’un pagne, bien que les femmes au service du prince soient décrites comme étant « absolument nues[63]  ». Ces Noires situées de part et d’autre de la femme la plus remarquée du groupe ne servent en fait que de repoussoir. Leurs pagnes accentuent l’effet de dénudation du corps statufié de la prisonnière. On songe au dévoilement de Phryné, maîtresse et modèle de Praxitèle, devant les héliastes, et au jugement de Pâris, dont on trouve d’autres variantes libertines chez Sade.

Ben Mâacoro se réserve le privilège d’être le premier à voir le visage des captives, d’où le voile qui les soustrait aux regards étrangers quand elles sont introduites à l’intérieur du royaume. Les « deux nègres armés de massues[64]  », qui talonnent Sainville dans la gravure, sont chargés de vérifier que la volonté de leur prince est respectée en tous points et que personne ne tentera de lever le voile avant lui — cette première défloration le regarde, de même que la suivante, le propre et le figuré se rejoignant dans le motif de l’oeil caché. Le prince noir, comme le despote oriental, exerce son empire en contrôlant l’activité visuelle de ses sujets[65]. Il délègue son pouvoir à deux hommes garants de son omniprésence oculaire. L’exclusivité de son droit de regard ne s’applique pas aux autres parties du corps féminin : aucun interdit ne frappe les palpations intimes nécessaires au constat de la vertu. Sainville doit rendre compte de tous les détails anatomiques des femmes inspectées. C’est à cette condition qu’on lui laisse la vie sauve.

En plus d’être une manifestation de la tyrannie de Ben Mâacoro, les yeux bandés sont une astuce romanesque destinée à maintenir le suspens, car la prisonnière voilée qui attire tant les regards de Sainville n’est autre que Léonore. Les retrouvailles, qui auraient été inconcevables dans cette scène déshonorante, sont donc différées. Que Sainville ne reconnaisse pas le corps de sa bien-aimée peut signifier qu’il ne la connaît pas encore sexuellement : « Quand il fallut constater sa vertu, elle se défendit horriblement[66]. » Cet examen forcé ne le laisse pas indifférent. La nuit suivante, il se sent coupable de penser à la belle inconnue et d’« être un instant heureux sans Léonore[67]  ». Cette ambivalence fait partie des procédés ironiques de Sade dans un roman où les personnages à première vue les moins sujets à caution sont animés de désirs et d’une curiosité parfois déplacés, comme si les aventures exotiques de Sainville avaient un effet contagieux non seulement sur lui mais aussi sur son auditoire. La pudique Léonore s’avère être par la suite une négociatrice pugnace qui réussit à faire plier le tyran : revanche passagère de la vertu sur un diable noir presque amoureux. Nul n’est ni tout blanc ni tout noir dans ce récit.

Il n’en demeure pas moins qu’ici comme dans les romans pornographiques, le portrait proposé des Noirs n’est guère nuancé. Ils occupent les derniers degrés de l’échelle humaine et de la hiérarchie libertine, à l’exception de Moberti, figure ambiguë s’il en est, et de Ben Mâacoro, qui tiennent le haut du pavé. Les « nègres » de Cardoville sont corvéables à merci, mais ce ne sont pas les moins bien traités. L’archétype sadien de l’esclave est toujours la femme blanche, et son maître est parfois noir. Tout est affaire de contraste, entre noir et blanc, masculin et féminin, beau et laid, jeune et vieux, l’important étant d’aiguillonner les sensibilités blasées. Le Noir et le Blanc échangent leurs signes dans les gravures : Moberti a le visage noirci, ce qui renforce son statut d’homme animal monstrueux ; les valets, eux, ont le corps blanchi et deviennent égaux à leurs maîtres en se fondant en eux le temps d’un enchaînement. En revanche, les gardiennes noires de Butua ne se confondent pas avec les Blanches. Elles leur sont même symétriquement opposées : les unes portent un pagne et une coiffe, mais ont le visage nu ; les autres sont nues, mais ont le visage voilé. Plus généralement, les Noires et les Blanches n’ont pas le même statut aux yeux de Ben Mâacoro, malgré qu’on les choisisse selon des critères de sélection identiques. Quant aux deux gardes noirs qui surveillent Sainville, ce sont les yeux du despote, tout comme Zamor et son compagnon sont les sexes de leurs maîtres, semblables aux sujets du prince oriental, « organe[s] détaché[s], “créé[s] pour une seule fonction”, selon la conception aristotélicienne de l’organe naturel que doit être l’esclave[68]  ».

Si l’image ajoute au texte plusieurs détails significatifs, l’inverse est encore plus vrai. La violence associée aux Noirs dans les romans est à peine esquissée par le graveur, qui ne retient du crime que ses prémices (avant le massacre de Zanetti par Moberti) ou l’instant qui lui succède (après la mort de la fille d’Angélique, poignardée par Zanetti), tandis que Sade en développe toute l’horreur à grand renfort de détails scabreux. Les corps gravés de Justine et des comparses vite oubliées dans Juliette ne portent pas de traces de torture, l’expression de la douleur est absente, le sang ne coule pas. En préférant l’ébauche du geste horrible à son achèvement, en refusant la vérité du corps supplicié, l’image opte pour une esthétique, voire une éthique que n’eût pas désapprouvée Diderot. La suggestion de l’horreur est préférée à la vision brutale du carnage, toujours difficile à représenter. Cependant, l’image perd considérablement de sa force en regard du texte. La puissance visuelle se trouve du côté des tableaux sadiens : les gravures anonymes n’en sont que les pâles copies. La linéarité du descriptif, traditionnellement jugée inapte à saisir la plénitude du corps humain en action, l’emporte sur l’instantanéité présumée de l’image, car les moments choisis par le graveur ne donnent pas toute la mesure de la férocité qui se déchaîne à l’écrit. L’énergie verbale de Sade dépasse la gravure au centuple.

Figure 1

Histoire de Juliette, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. III, p. 1181 (éd. de M. Delon).

Histoire de Juliette, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. III, p. 1181 (éd. de M. Delon).

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Figure 2

La nouvelle Justine, ou Les malheurs de la vertu, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. II, p. 1095 (éd. de M. Delon).

La nouvelle Justine, ou Les malheurs de la vertu, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. II, p. 1095 (éd. de M. Delon).

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Figure 3

La nouvelle Justine, ou Les malheurs de la vertu, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. II, p. 1097 (éd. de M. Delon).

La nouvelle Justine, ou Les malheurs de la vertu, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. II, p. 1097 (éd. de M. Delon).

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Figure 4

Aline et Valcour, ou Le roman philosophique, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. I, p. 607 (éd. de M. Delon).

Aline et Valcour, ou Le roman philosophique, dans Sade, Oeuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1990-1998, vol. I, p. 607 (éd. de M. Delon).

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