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Désir, plaisir et jouissance : les réponses du corps au texte dans l’oeuvre de Roland Barthes

Dans un premier temps, il faut se demander comment, à travers le texte, peuvent se rencontrer les corps de l’auteur et du lecteur tout en envisageant les différentes façons dont ils se « touchent » l’un l’autre. Désir, plaisir et jouissance sont, pour Roland Barthes, autant de réponses du corps au texte ; ce sont ces trois modalités qu’il va s’agir de définir à présent.

Désir et plaisir

Si la pensée de Roland Barthes s’est imposée comme point de départ d’une réception sensorielle, c’est parce qu’il a défini le texte comme un « espace de séduction » dans lequel l’auteur et le lecteur se cherchent, se « draguent[1] » ; c’est dans le livre que leurs corps, quoique infiniment différés et espacés, se rencontrent. L’auteur est donc bien présent dans le texte en tant que corps : il l’est sous les traits du désir, du « aimez-moi[2] », constitutif de toute écriture.

Le génie de Barthes, c’est de lier inextricablement ce désir de l’auteur au désir du lecteur car ce que le lecteur désire, ce serait précisément ce désir que l’auteur a eu de lui. Pas question donc d’un désir qui serait antérieur à la lecture, que le sujet projetterait dans la fiction pour l’y satisfaire sur le mode du « comme si » : le désir naît dans le texte, lui est contemporain, voire consubstantiel.

Si le lecteur éprouve du plaisir, c’est donc parce qu’il ressent sa propre présence à l’écriture : il se reconnaît destinataire, il sent que l’auteur le cherche et plus précisément, qu’il le cherche en tant que corps (sans quoi, le texte produit est une demande sans désir, « un texte frigide[3] ») : « Le texte [...] ne peut [donc] m’arracher que ce jugement, nullement adjectif : c’est ça ! Et plus encore : c’est cela pour moi[4] ! ».

Le plaisir ne provient donc pas du sens, du décodage — ce que l’on conçoit généralement — mais il est à mettre en rapport avec le corps et sa sensibilité : dans l’adresse, le texte semble prendre la forme d’un corps qui me touche et me relie à celui de l’auteur : « Le langage est une peau : je frotte mon langage contre l’autre. C’est comme si j’avais des mots en guise de doigts, ou des doigts au bout de mes mots[5]. »

Plaisir et jouissance

Mais du plaisir, il en existe plusieurs formes : Roland Barthes distingue sens générique (celui que nous venons d’examiner, lié au désir) et acception spécifique selon laquelle le plaisir s’oppose à la jouissance. Introduire cette distinction revient à définir deux façons très différentes pour le lecteur d’être touché par l’oeuvre :

Texte de plaisir : celui qui contente, emplit, donne de l’euphorie ; celui qui vient de la culture, ne rompt pas avec elle, est lié à une pratique confortable de la lecture. Texte de jouissance : celui qui met en état de perte, celui qui déconforte (peut-être jusqu’à un certain ennui), fait vaciller les assises historiques, culturelles, psychologiques du lecteur, la consistance de ses goûts, de ses valeurs et de ses souvenirs, met en crise son rapport au langage[6].

Ce qui permet de différencier ces deux modalités du plaisir, c’est finalement la rencontre de l’altérité que le texte constitue ou non pour le lecteur :

  • Le texte de plaisir ressemble au lecteur, il partage ses codes, ses normes, ses valeurs : « Le plaisir est lié à une consistance du moi, du sujet qui s’assure dans des valeurs de confort, d’épanouissement, d’aise […][7] ». On peut donc douter du sentiment d’étrangeté que susciterait le texte de plaisir qui ressemble si fort au sujet qu’il ne le bouleverse pas. Dans le plaisir, l’identité du lecteur n’est pas remise en cause ; il sort intact de son rapport au texte ;

  • Le texte de jouissance, au contraire, ne ressemble en rien au lecteur. Pour Roland Barthes, la jouissance « […] n’a de chance de venir qu’avec du nouveau absolu car seul le nouveau ébranle (infirme) la conscience […][8] ».

Il nous semble que ce nouveau absolu doit être compris comme une altérité radicale, dans laquelle le lecteur ne peut en aucune façon se reconnaître : elle est ce qui l’oblige à sortir de lui-même, à mettre en jeu son identité dans son rapport au texte. Examinons à présent plus en détail de quelle façon cette jouissance touche le lecteur et comment elle constitue, pour nous, la prémisse de l’être en commun du texte.

Conséquences de la jouissance sur l’identité du lecteur

La jouissance, écrit Roland Barthes, est « […] un plaisir sans séparation[9] », c’est-à-dire que le lecteur qui l’éprouve ne se situe plus dans un rapport d’extériorité, de distance, par rapport au livre, mais qu’il y plonge éperdument. Le sujet et l’objet (le lecteur et le texte) ne sont donc plus distincts mais pris ensemble dans le même mouvement de vacillement : ils se fondent, se confondent, l’un en l’autre.

Au contraire du plaisir donc, la jouissance ne permet pas au sujet qui l’éprouve de « se retrouver » : de son contact avec l’oeuvre, le lecteur sort totalement « déconstruit ». L’altérité du texte de jouissance est ce qui rend le lecteur étranger à lui-même : elle le touche au point de l’aliéner. On peut donc définir le sujet de la jouissance comme un sujet en état de perte dont l’identité est bouleversée, comme suspendue. Dans l’incapacité de dire « je », il est semblable au « on » dépourvu d’identité propre.

Et pourtant, touché au plus profond de son identité, le lecteur l’est aussi dans son corps : il jouit du texte, il jouit même de ce sentiment intense que la perte de sa propre identité provoque en lui. C’est pourquoi Roland Barthes parle de la « perversité » de la jouissance, de cette « […] recherche du plaisir qui n’est pas rentabilisée […][10] », qui est hors de toute finalité pour l’édification du « moi », pour l’identité. Alors, « ce qui est débordé, cassé, c’est l’unité morale que la société exige de tout produit humain[11] ». La lecture d’un texte de jouissance me « déborde » pour me révéler à moi-même protéiforme, changeant ; anonyme, collectif. Barthes cite Nietzsche :

On n’a pas le droit de demander qui donc est ce qui interprète ? C’est l’interprétation elle-même, forme de la volonté de puissance, qui existe (non comme un être, mais, comme un processus en devenir), en tant que passion[12].

Avec le concept de jouissance chez Roland Barthes, nous avons donc mis au jour une conception de l’identité du lecteur comme étant « disséminée », c’est-à-dire une identité qui est dans l’impossibilité de se définir car elle est toujours suspendue par son rapport à l’autre. Cette suspension du sujet — qui va rendre possible l’être en commun du texte — constitue, selon nous, le point de convergence entre la pensée de Roland Barthes et celle de Jean-Luc Nancy que nous proposons de développer à présent.

La jouissance, point de départ pour penser l’être en commun du texte

Le corps du lecteur peut donc être touché par le texte de deux façons très distinctes dont l’une — la jouissance — le bouleverse profondément par la rencontre de l’altérité radicale qu’elle constitue. C’est parce qu’elle nous apparaît comme le point de départ à partir duquel penser l’être en commun du texte, que nous allons tenter de systématiser ce concept à présent. Il s’agira surtout de nous interroger sur les effets de la rencontre de l’altérité sur le corps du lecteur en confrontant le point de vue de Roland Barthes avec celui de Jean-Luc Nancy.

Le corps propre de Roland Barthes

À l’examen des écrits de Roland Barthes, il nous est apparu que celui-ci n’avait pas réellement poussé plus avant cette « dissémination » du sujet dans la jouissance : même s’il y définit l’identité du lecteur comme ouverte à la contagion de l’autre, comme plurielle, il semble qu’il continue à penser le lecteur comme une unité irréductible, fermée à l’altérité et cela, par sa conception du corps.

Pris et perdu dans sa jouissance, contaminé et aliéné par sa rencontre de l’autre, le lecteur vu par Roland Barthes garde en effet encore quelque chose qui lui est propre et il s’agit de son corps : il semble le percevoir comme la dernière marque de la singularité du sujet. Ainsi il écrit :

Chaque fois que j’essaie d’ « analyser » un texte qui m’a donné du plaisir, ce n’est pas ma « subjectivité » que je retrouve, c’est mon « individu », la donnée qui fait mon corps séparé des autres corps et lui approprie sa souffrance ou son plaisir : c’est mon corps de jouissance que je retrouve[13].

Le corps chez Roland Barthes nous apparaît finalement comme « ce qui reste de moi » dans la jouissance : il fait mon individualité, me distingue de tout autre[14] et cela car je suis le seul à pouvoir l’appréhender intérieurement. En effet, si la jouissance se distingue encore du plaisir, c’est par son caractère « asocial[15] » : elle ne peut se partager car elle échappe à la culture, au langage. Irréductible singularité de cette émotion : « les mots des autres » sont dans l’impossibilité de dire le sentir du corps propre.

La rencontre de l’altérité dans le texte ne nous semble, en définitive, pas effective chez Roland Barthes : le lecteur sort de cette expérience certes bouleversé mais reste, par son corps, comme imperméable à la contagion de l’autre. Avec Jean-Luc Nancy, nous allons tenter de montrer comment le corps peut être pensé comme pluriel, ouverture à l’autre. C’est en « complétant », en quelque sorte, la pensée de la jouissance de Roland Barthes par celle du corps chez Jean-Luc Nancy que nous aboutirons à l’examen de l’être en commun du texte.

Le corps et l’autre : Jean-Luc Nancy

Il nous est apparu, à l’instar de Jean-Luc Nancy, que la spécificité du concept de jouissance est de dévoiler la possibilité de penser un corps qui est autre que « mien », un corps qui pourrait être compris et partagé par l’autre. Ce qu’elle révèle, selon nous, serait précisément « mon » corps commun, anonyme, déjà là avant le sujet, avant le « moi » et toujours déjà contaminé par l’autre. Pour penser jusqu’au bout cette jouissance, il faudrait donc penser le corps comme ouverture à l’autre.

Pour Nancy, le corps est précisément cet être qui met en scène mon rapport à moi-même comme originellement contaminé par l’autre. Pour expliquer cela, il faut faire référence à la célèbre expérience du touchant-touché de Merleau-Ponty :

[…] en même temps que sentie du dedans, ma main est aussi accessible du dehors, tangible en elle-même, par exemple, pour mon autre main, si elle prend place parmi les choses qu’elle touche, est en un sens l’une d’elles, ouvre enfin sur un être tangible dont elle fait aussi partie[16].

Merleau-Ponty a très bien montré comment cette expérience révèle que je peux m’appréhender moi-même comme un autre : quand je me touche touchant, il y a d’une part moi qui suis un objet touché et, d’autre part, moi qui suis un sujet touchant, c’est-à-dire qu’il y a en moi un écart, une non-coïncidence. L’expérience du touchant-touché est donc celle de « l’hétéro-affection[17] » par laquelle je touche l’autre en moi[18]. Le rapport à autrui est donc toujours déjà présent dans mon rapport à moi-même, mon rapport à mon corps.

Seulement, Merleau-Ponty va conclure de cette expérience la présence originaire de l’autre en moi : pour lui, elle montre que l’autre est toujours déjà « là », « dans » mon corps comme je suis toujours déjà en lui, c’est ce qu’il appelle « l’intercorporéité[19] ». De ce point de vue, critique Jacques Derrida, l’altérité est constituée par moi, ce qui aboutit à une confusion (une fusion même) entre moi et l’autre. En somme, il s’agit d’une altérité qui revient au « même », à l’identique.

Nancy veut au contraire définir l’altérité comme irréductible : selon lui, cet autre que je suis pour moi (le touché, le corps objet) ne peut en aucun cas être intériorisé, approprié. Et c’est pour cela qu’il définit mon corps, pour autrui, mais pour moi-même également, comme une pure extériorité :

C’est par ma peau que je me touche. Et je me touche du dehors, je ne me touche pas du dedans. Il y a des analyses célèbres de Husserl et de Merleau-Ponty sur cette question du « se toucher », le « se toucher » de mes propres mains. Mais curieusement, et c’est une récurrence dans toute la tradition, tout retourne toujours en intériorité […]. Ce qui n’est pas possible. Il faut d’abord que je sois en extériorité pour me toucher. Et ce que je touche reste du dehors[20].

Le corps pour Nancy n’est donc jamais totalement mien[21], jamais exempt du contact de l’autre : le corps « […] ne laisse pas s’approprier sans se distendre, sans devenir àsoi son pays étranger […][22] ».

Il en va de même dans mon rapport à autrui : l’autre ne pourra jamais faire l’objet d’une saisie, « […] l’étranger restant étranger dans le contact[23] ». On ne peut s’approcher que sur le mode de l’extériorité (c’est ce qu’il appelle l’« expeausition[24] », le contact entre nous par le dehors, la surface exposée, la peau). Ainsi, « [n]ous sommes autres — chacun pour l’autre et chacun pour soi […][25] ». C’est ce que me révèle la jouissance en « […] me revenant, sans me revenir, là où je me touche toi[26] ». Cette conception du corps et de l’autre, ou plus précisément de « soi-même comme un autre », est ce qui, selon nous, marque le point de départ d’une certaine vision de la communauté.

L’être en commun du texte

Avec Jean-Luc Nancy, nous avons vu comment, à l’inverse de Roland Barthes, le corps peut être compris comme une ouverture à l’autre. Plus précisément, il s’est agi de montrer que le rapport à l’autre est toujours déjà présent dans mon rapport à mon propre corps, que le corps est le lieu privilégié de la rencontre de l’altérité. Cette démonstration était nécessaire afin d’aboutir à la pensée de la communauté qui s’instaure, dans le livre, par le contact des corps. Mais avant de conclure et d’en revenir à la littérature, il convient d’examiner la particularité de cet être en commun.

Être « avec »

Par sa pensée du corps, Jean-Luc Nancy a mis en évidence l’impossibilité de s’approprier soi-même aussi bien qu’autrui. Je suis pour moi comme pour l’autre à jamais hors d’atteinte : dédoublé, exproprié et in-appropriable.

Ainsi, le rapport à l’autre ne peut être pensé en termes de fusion, de communion, dans un être commun. Pour Nancy, « […] l’être n’est pas commun au sens d’une propriété commune mais il est en commun[27] », c’est-à-dire qu’il est originairement « avec » : « L’être en commun, ou l’être-avec, ne s’ajoute pas de manière seconde et extrinsèque à l’être soi et à l’être seul[28] » ; « l’être avec » est premier, originel. Nous sommes donc toujours déjà les uns « avec[29] » les autres et le « je » ne peut exister sans le « nous » :

La communauté n’est donc pas un rassemblement d’individus postérieur à l’élaboration de l’individualité elle-même car l’individualité en tant que telle ne peut se manifester qu’à l’intérieur d’un tel rassemblement […]. Autrement dit, le sens du « je », pour avoir son sens propre, doit pouvoir comme toute autre signification, être répété hors de la présence de la chose signifiée : ce qui, en l’occurrence ne peut arriver qu’à travers le « je » d’un autre individu ou à travers le « tu » qu’il m’adresse. Dans chaque cas, « je » ne suis pas avant cette commutation et cette communication du « je ». La communauté et la communication, sont constitutives de l’individualité plutôt que le contraire[30].

La littérature comme voix de l’être en commun

La pensée de cette communauté sans communion est le véritable enjeu de la prise en compte des corps et de leur sentir dans la réception. Pour Nancy, la littérature serait emblématique de cette communauté originelle qu’il décrit ; la rencontre de l’autre dans le texte exposerait le modèle de notre être en commun.

« Je » ne peux jamais me trouver seul dans le texte car l’autre y est toujours déjà présent ; le « je » écrit est perpétuellement dédoublé par la pluralité des origines du sens. Dans le langage, je suis donc

[…] à moi seul une « société » entière — étant en vérité, dans le langage et comme langage, toujours simultanément « nous » et « moi », et « moi » en tant que « nous » aussi bien que « nous » en tant que « moi[31] ».

Au-delà de la signification, par le partage du sens qu’il constitue, le texte expose donc notre être en tant qu’il est nécessairement « avec », nécessairement commun, contaminé par l’autre. Il est emblématique du contact entre nous par le dehors, toujours interrompu, décrit par Nancy :

[…] ce qu’il faut dire, c’est que cela — toucher au corps, toucher le corps, toucher enfin — arrive tout le temps dans l’écriture. Cela n’arrive peut-être pas exactement dans l’écriture, si celle-ci a un « dedans ». Mais en bordure, en limite, en pointe, en extrémité d’écriture, il n’arrive que ça. Or l’écriture a son lieu sur la limite. Il n’arrive donc rien d’autre à l’écriture, s’il lui arrive quelque chose, que de toucher. Plus précisément : de toucher le corps (ou plutôt tel et tel corps singuliers) avec l’incorporel du « sens » […]. L’écriture touche aux corps selon la limite absolue qui sépare le sens de l’une de la peau et des nerfs de l’autre. Rien ne passe, et c’est là que ça touche[32].

Cette façon de se « toucher sans se confondre[33] », c’est ce qui arrive sans cesse à l’auteur et au lecteur[34] dans le texte : ils s’assemblent en s’espaçant, s’exposent à leurs limites, se rencontrent sur le dehors. Ainsi, la prise en compte du corps dans la réception révèle que lire, c’est marquer le désir de « […] maintenir ce qui, de soi, n’est pas substance stable et permanente mais passage et partage[35] ».