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L’observation de la production culturelle contemporaine donne le net sentiment que la consommation de la violence semble être l’une des conditions primordiales de l’émergence des oeuvres de l’esprit. Les records de vente et d’écoute ne semblent jamais plus garantis que lorsque la violence est au tableau, et le volume des jouets ou autres gadgets militaires conçus ou commercialisés l’atteste encore davantage. Cette culture de la mort est encore renforcée par l’actualité exceptionnellement convulsive de ces dernières années qui a révélé deux faits principaux : le déchaînement d’intégrismes en tous genres et l’exacerbation de la vocation expansionniste de l’empire américain. L’insécurité devient la chose la mieux partagée, les « guerres intelligentes » sont diffusées en direct, ce qui permet de mieux conditionner les esprits en dépit des innombrables « dégâts collatéraux » étonnamment invisibles dont sont victimes les faibles, par ailleurs presque toujours coupables.

L’Afrique elle-même n’est pas en reste. Elle compte les guerres les plus longues et les plus anciennes du monde. Si l’Érithrée est devenue paisible après son indépendance, si l’Afrique australe a fini par se libérer, il demeure toujours des zones chaudes dont on ne peut prévoir l’avenir avec certitude : le Soudan et le Congo « Démocratique ». Il faut également y inclure des pays où une paix fragile tente de s’instaurer après certains drames qui peuvent redémarrer à chaque instant : le Congo, le Rwanda, le Burundi. D’autres pays sont menacés de secousses diverses en permanence : l’Algérie ou le Sénégal, par exemple. Ne mentionnons pas les déchaînements quotidiens liés aux revendications démocratiques dans de nombreux pays.

Dans un tel contexte, les écrits francophones africains, et principalement le roman, n’échappent pas totalement à ce schéma et offrent leur part au rendez-vous esthétique de l’horreur. Certes, la culture des pays développés offre, par ses gadgets et sa culture de masse, des images terribles de violence, comme dans Le Seigneur des anneaux. Mais on peut relever d’emblée une différence fondamentale : la violence dans les faits culturels au Nord peut être interprétée comme le résultat d’un « surdéveloppement » qui conduit à l’invention d’un nouveau type de récits et de représentations où le fantastique est important. Il s’agit d’une violence surtout ludique, alors que les romans africains font de la violence une expérience humaine parfois fatale, et non pas forcément culturelle. Le spectateur ou le lecteur du Nord voit, regarde la violence qu’il ne vit pas forcément comme celui d’Afrique.

Dès lors, le discours romanesque devient porteur de cette expérience de la douleur, « des limites », du sang. La littérature se confirme de plus en plus, et on le voit depuis quelques années, comme une littérature de la guerre. Des écrivains comme Chinua Achebe, Mongo Beti ou Matala Mukadi Tshiakataumba avaient déjà romancé leur remarquable vision, parfois au prix de leur existence, en annonçant de grandes catastrophes avec une rare acuité. Il existe aussi, désormais, une série d’écrits « documentaires » qui ont plutôt suivi les tempêtes qui se sont abattues sur le continent où la guerre se fait aussi bien avec les canons, les avions et les gaz importés qu’avec les machettes comme au Rwanda. De telle sorte qu’on peut désormais établir, et c’est l’un des arguments de ce dossier, les éléments constitutifs d’une rhétorique du sang comme principe récurrent de nombreux romans africains francophones. Au vu de cela, lier l’avènement du guerrier ou le limiter aux productions récentes ne rend pas justice à une littérature qui est née dans la violence et qui semble y être acculée par la conjugaison du (néo)colonialisme, des dictatures imbéciles, des dérives « ethniques » et des enjeux du capitalisme mondial.

Le présent dossier permet donc de déterminer ces permanences dans les littératures africaines francophones, principalement dans le roman, ce d’autant plus que le guerrier ne semble pas avoir retenu l’attention du champ africaniste avant les ravages du Rwanda et des deux Congo. À partir d’une lecture discursive et historiographique, Alexie Tcheuyap détermine, dans « Le littéraire et le guerrier », une typologie de l’écrit sanguin en Afrique. Il remonte à l’épopée pour démontrer que la guerre, hier comme aujourd’hui, reste une condition majeure de définition de la prose littéraire, tout en élucidant les rapports sociaux qui génèrent les conflits sanglants. Contrairement à ce que pourrait laisser croire la récente « découverte » des « enfants-soldats » à travers la phraséologie de quelques journalistes ou d’organismes internationaux, l’article de Pius Ngandu Nkashama montre que, ce qui date au moins de l’époque de Chaka, l’enfant africain a toujours été embarqué dans la guerre pour des motifs que seule peut élucider la démence des adultes ivres de pouvoir ou mus par des besoins matériels. Ils ont participé à toutes les conquêtes et servi de victimes sacrificielles dans toutes les tourmentes sociales, depuis L’aventure ambiguë de Cheikh Hamidou Kane jusqu’à Johnny Chien Méchant d’Emmanuel Dongala. Qu’il s’agisse du champ scolaire ou du front, l’enfant reste acteur et victime première des combats entre adultes.

Cilas Kemedjio et Armelle Cressent élucident tour à tour les formes de stratégies de résistance à l’oeuvre dans les textes. À partir d’un échantillon de romans africains et antillais, le premier révèle la force d’un allié inattendu, la nature. L’arrière-pays mythique et physique permet aux peuples de résister aux « macoutismes » qui se succèdent sur la terre saccagée par l’occupant. Le colonisateur et l’autocrate qui lui succède doivent donc ainsi affronter la nature et les hommes. Cette résistance est portée sur le plan théorique par Mongo Beti, ainsi que l’indique magistralement Armelle Cressent. Le combat de libération se mène non seulement sur le plan pratique, mais surtout sur le plan conceptuel, ainsi que le démontrent le romancier et ses personnages. La guerre devient en elle-même, écrit Cressent, « principe de regroupement et modulateur de sens ».

Sélom Komlan Gbanou aborde la représentation d’une guerre coloniale extrêmement douloureuse, et dont la France aurait souhaité ne plus se souvenir : la guerre d’Algérie. De plus, il convoque ici un écrivain qui a été acteur de cette tragédie, et dont l’oeuvre semble victime d’une sorte de conspiration du silence. À partir des romans d’Azzédine Bounemeur, Gbanou explore les stratégies de l’écriture guerrière ainsi que certains mécanismes d’occultation de ce conflit par la France. Il met également en évidence, comme le fait Cressent pour Mongo Beti, la « guerre des littératures » qui permet de reconsidérer ceux qui, dans le jargon de l’occupant, ne sont que de simples « bandits », et aussi d’établir non pas une « vérité », mais la vérité des vaincus.

Justin K. Bisanswa approfondit, en se basant sur Mudimbe, un aspect que ne fait qu’effleurer Gbanou : la guerre des signes, la « terreur et les signes », pour emprunter le titre de Laurent Jenny (1982). Il explore, à partir des mécanismes énonciatifs et discursifs, sous quelles modalités la narration des rébellions « travaille les signes », lesquels se « rebellent », jusqu’à frôler un certain pourrissement. Les préoccupations de Josias Semujanga n’en sont pas très éloignées. Il développe d’abord les concepts de l’indicible de la guerre et de la violence, puis étudie l’organisation d’un récit de Thierno Monenembo, L’aîné des orphelins, et la manière dont il déplace le pathos. Cette étude est très importante, d’autant plus que, comme dans le cas de Gbanou, Semujanga s’intéresse à la représentation de l’événement dans une fiction qui surgit à la suite d’une exigence politique. Pour construire son « européanité », l’Europe finance des projets en sciences sociales afin de retrouver des racines communes dans la nuit des temps ; elle n’a cependant pas encore « commandé » de projet littéraire pour « documenter » l’holocauste, par exemple. Pourquoi y a-t-il une demande de « romans » et non d’études scientifiques sur la guerre ou le génocide en Afrique ? Pourquoi le politique « ordonne »-t-il la littérature et, dans ce cas, quels sont les rapports entre les deux institutions ? Il serait fort intéressant, à ce sujet, de déterminer les rapports entre le dirigisme de l’organisation française Fest’Africa pour l’écriture sur le Rwanda et celui du gouvernement national algérien des années 60. Mais une telle étude dépasse le cadre de l’article de Semujanga et de ce dossier qui, en plus des articles précédents, offre une série de comptes rendus des « romans de guerre ».

Ce dossier, le lecteur s’en rendra compte, porte sur un nombre limité de pays et d’auteurs. Sans s’être concertés, les collaborateurs n’y ont pas inclus le théâtre, la poésie ou l’écriture des femmes dont les textes, très souvent, narrent des sujets moins « virils » que la guerre. Il faut dire d’emblée qu’il s’agissait simplement d’un dossier, et non d’une encyclopédie ou d’un dictionnaire sur les « romans de guerre », comme l’ouvrage de Guy Dugas (2003) sur la guerre d’Algérie. Il me semble, par contre, que les articles réunis ici sont assez représentatifs des auteurs et des « grandes guerres » qu’on peut observer sur le continent africain. Mais aussi, les hypothèses théoriques et les interrogations soulevées ici méritaient au moins de l’être. Tout cela, je l’espère, contribuera à un certain nombre d’éclairages sur des textes littéraires africains francophones qui ne cessent de reproduire, que ce soit dans leur(s) thématique(s) ou dans leurs conditions d’émergence, des guerres apparemment perpétuelles. Car combien de romans africains, pour se limiter à ce genre, peuvent être traversés sans que le lecteur ne se heurte à la violence totale ou à la guerre ? Sont ici offerts à la modernité un ensemble de textes où la catastrophe et le sang semblent être des motifs incontournables, même s’ils redonnent tous un espoir : la vie triomphe toujours des complots du grand capitalisme international, des tyranneaux psychopathes et de leurs maîtres, car, comme le disait Sony Labou Tansi, le peuple sera toujours plus malin que les « guides ».