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Assez souvent, de bon matin, à l’heure où les ombres sont longues, je me dirige vers la bibliothèque.J’apprécie d’abord le silence de ce lieu, même si certains ne se privent pas de le troubler. Malgré l’éclairage aussi blafard que le décor, je prends plaisir à déambuler entre les hautes murailles de livres. Les allées étroites imitent les couloirs d’un temple ancien, tracent un labyrinthe qui fleure la page imprimée, le savoir et la sagesse.

Je fréquente surtout le cinquième étage, section théologie : normal qu’on trouve les mystiques au dernier étage. Ils veillent sur moi, bien que je ne les lise pas. Enfin, pas encore. Je me réfugie dans une de ces alvéoles cloisonnées pour abeilles studieuses, flanquées d’une fenêtre : on dirait le hublot d’un aéronef qui offre une vue surplombante sur un paysage stratifié. En bas, au premier plan, les piétons traversent les lignes blanches et jaunes de la chaussée, arpentent les pelouses vertes. Plus loin, des silhouettes se rencontrent sous les arbres. Encore plus loin se profile la ville, avec ses gratte-ciel et ses cheminées.

Je vais dans cette bibliothèque pour bouquiner et gribouiller tranquille. Et parfois l’envie me prend d’aller saluer l’ami Perros qui s’est installé au troisième où il occupe une place modeste, même pas un rayon complet, entre Perec et Pinget, ce qui ne devrait pas lui déplaire.

Étudiant résidant dans la belle ville de Tours, j’habitais naturellement la rue Victor-Hugo. Dans une librairie, je suis tombé sur Une vie ordinaire, un « roman poème » en octosyllabes, rien de moins, d’un auteur que je ne connaissais pas, Georges Perros. Après l’avoir lu, je lui ai envoyé un mot admiratif en passant par Gallimard. Je sais maintenant qu’il correspondait à l’époque avec Jean Grenier, Jean Paulhan, Brice Parain, Jean Roudaut, Michel Butor… Ma foi, si j’avais su, me serais-je tu ?

Mon étonnement, ma joie quand j’ai reçu une lettre, puis une carte postale, puis une autre lettre… Les textes étaient brefs, compacts, avec beaucoup de blanc autour. Les mots scintillaient comme de minuscules veinules que j’avais peine à déchiffrer.

Je n’ai qu’une vague idée de la teneur de mes propres missives, et peu importe. Toujours est-il que ce Perros avait demandé à l’éditeur de me faire parvenir ses deux livres précédents que je ne trouvais pas au bord de la Loire et qu’il m’invitait tout bonnement chez lui, dans le port breton de Douarnenez : « Je ne bouge pour ainsi dire pas. »

Malheureusement, cet échange dont je ne mesurais pas toute la portée resta sans lendemain, car nous étions à la veille des bouleversements de mai 1968 : plus de poste, plus d’essence, plus de trains… Le pays était paralysé, la « chienlit » s’était installée, pour reprendre le mot du général.

J’aime me promener dans ses « papiers collés », butiner, grapiller, j’oublie l’heure. Ses observations, anecdotes, confidences, lectures, portraits me réchauffent le coeur et l’esprit. Il me parle sans fard (comme si ce n’était plus la peine), à voix basse : après tout, nous sommes dans une bibliothèque…

Un drôle d’oiseau, ce Perros, pas facile d’approche, plutôt farouche. Il écrit d’abord pour lui-même, me semble-t-il, mais la publication, la communication à distance, lui sied bien. Il privilégie la note, la pièce détachée, le morceau fripé, la rupture, le collage, réhabilite le souffle court : « Le langage c’est un océan de mots. Pour ma part, ou je suis presque noyé dedans ou, quand la mer se retire, je regarde, je marche sur ce qui reste. Des trous, des flaques. L’écriture fragmentaire, ce sont des flaques, ces restes marins, ces coquillages, ces témoins humides. »

Tant de phrases, tant de mots pour circonscrire un mystère à plusieurs visages, celui de vivre ou de mourir, d’écrire ou de peindre. Et, en racontant ses découvertes, ses intuitions, ses combats, ses déboires, Perros nous raconte. L’impression, évidemment fausse, que ça s’écrit tout seul, que les mots se bousculent et s’alignent sans effort au bout de la plume. Il faut lire lentement mais ne pas s’acharner, s’incruster : se permettre des sauts et gambades, dirait Montaigne, quand la dérive nous plaît moins.

C’est qu’il était grincheux, le mec, râleur, compliqué, imprévisible, cultivant autant ses aversions que ses attachements. Ce passionné de football, ex-sociétaire de la Comédie-Française, ne semblait pas très doué pour le bonheur ou la convivialité. Comme s’il avait appris à marcher sur ses joies. Chez lui, brièveté rime souvent avec méchanceté : « Comme ils ont raison, ceux qui nient l’inspiration. Il suffit de les lire. » Mais, attention, sous les gueulantes se manifeste une extrême fragilité : « Je me suis fait une place à l’ombre. »

Flâneur invétéré, voyeur, liseur, écriveur, étriveur, Perros parle de sa condition d’homme « étonné d’être là », de son statut d’écrivain marginal, intermittent, « bourreau de paresse », que les mots accompagnent comme des constellations intimes : « La plume est ce que j’ai trouvé de plus aigu pour percer le mur de la minute, pour rompre l’enchaînement empoisonné du temps. »

Il cerne l’incompréhensible avec de petites touches, avec toujours cette indépendance d’esprit qui lui est chère, qui l’a fait s’exiler, Parisien de naissance, dans le lointain Finistère. Ce je impétueux nous rejoint par son effort constant de lucidité. Le moins que l’on puisse dire est qu’il observe les autres et lui-même avec un regard dénué d’indulgence. Avec lui, il convient de ne rien tenir pour acquis : le doute est méthodique, intégral. C’est cette recherche permanente d’authenticité qui nous attache à l’oeuvre, cette quête de l’essentiel qui passe par les mots et ne se satisfait jamais d’elle-même. Désargenté, sans ambitions, sans concessions, l’homme est resté fidèle à l’écriture vécue comme un exercice périlleux de sincérité. Même si la sincérité, « c’est la sensation perpétuelle de ne jamais dire ce qu’on pense. De ne le pouvoir ».

Je le vois à pied ou enfourchant son antique moto, pipe au bec, l’air renfrogné, réfractaire à toute autorité comme à tout pouvoir, la mer et le ciel à portée de regard. J’imagine ses promenades sur le boulevard Jean-Richepin qui longe la baie jusqu’au port de Rosmeur. Le voici qui s’engage dans les petites rues en pente du vieux quartier jusqu’à la place de l’Enfer. Il s’arrête dans un café pour commander un sandwich et un verre de vin ; il rédige sur le coin d’une table un paragraphe dans lequel il ressasse ses mélancolies : « Le poète est un ruminant. » Et Guillevic de répondre comme en écho : « Je broute des mots. » Comment reprocher ses irrévérences à quelqu’un qui griffonne sur le coin d’une table ?

Je vais à sa rencontre comme j’irais m’asseoir à la terrasse d’un café du vieux port, devant la plage des Dames, pour bavarder avec un écrivain qui m’intimide, mais que ma présence ne rebute pas trop, pour entendre murmurer à mon oreille une voix un peu lasse, désenchantée, un peu brisée, éraillée par le tabac. Alors, je retiens un trait digne de son nom, de pierre et d’os[1], une indignation, une admiration, une humeur, une image. Peut-être même cette « phrase écrite qui nous redonnera le goût de vivre ».

Il recherche la poésie (il a écrit plusieurs poèmes) chez les êtres qu’il côtoie quotidiennement, dans « le poème de l’homme sans poème, mais gorgé de poésie ». Si la poésie l’intéresse, ce n’est pas le cas de la fiction ; ce détour ne le séduit guère, tout comme lui répugne le métier d’acteur qu’il a pourtant exercé. Il y a du Montaigne dans ce je qui ne consent qu’à lui-même ; le moi d’un autre ne décollerait pas, et ce n’est pas ce qu’on attend de Perros. Il n’a pas cette inclination qui consiste à inventer des personnages, d’autant que lui-même en est un — qui sait ? — peut-être de Tchékhov ou de Maupassant.

Son propos est moins ciselé que les sentences d’un Cioran, moins buriné que les maximes d’un La Rochefoucauld, plus débraillé, plus rocailleux, plus spontané. De l’importance d’une voix comme celle-là quand on file un mauvais coton, ou même un bon. De renouer avec un compagnon de « solitude aérée » par la mer.

Cet « homme des coulisses » qui n’avait pas le verbe haut est mort à cinquante-cinq ans d’un cancer de la gorge. « J’ai dû me traiter comme mes motos. Jusqu’à plus soif, sans trop les entretenir. » De son sang d’encre, de sa fortifiante mauvaise humeur nous avons besoin pour résister aux assauts des discours ambiants. L’homme nous a quittés, il y a quelque trente ans, sa voix reste, qui nous parle à travers ses livres. Et voilà pourquoi il faut faire l’éloge des bibliothèques.