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C’est dans Situations III que Jean-Paul Sartre exprime son embarras et s’interroge sur l’impuissance du mot à traduire parfois la chose, ce que Bataille appelle « l’holocauste de mots ». Sartre rentrait de captivité et on le questionnait sur la vie des prisonniers. Il se demandait, alors, comment faire sentir l’atmosphère des camps à ceux qui n’y avaient jamais vécu :

Comment faire sentir ce que fut l’occupation aux habitants des pays qui sont restés libres ? Il y a un abîme entre nous qui ne saurait être comblé par des mots[1].

Il y a donc une différence entre la douleur rêvée d’un écrivain et la douleur réelle[2]. Quelles que soient la sensibilité ou l’émotion que suscite « Le lac » de Lamartine ou « Sous le pont Mirabeau » d’Apollinaire, « À Villequier » ou « Demain dès l’aube » ont beaucoup plus de profondeur en dépit de la sobriété, parce que c’est la douleur vécue par Victor Hugo.

Depuis 1996, le Zaïre, qui s’appelait Congo belge, redevenu République démocratique du Congo avec l’avènement de ce qu’on s’est empressé d’appeler cyniquement libération, est sous l’occupation des armées rwandaise, ougandaise et burundaise. Comment, donc, faire sentir l’horreur de la guerre d’occupation à ceux qui n’ont jamais connu cette sale guerre ? Ce dont il s’agit, c’est d’abord, encore et toujours de notre différence, de notre non-appartenance à nous-mêmes, autrement dit aussi bien de notre aliénation sociale que de notre relation sans cesse méconnue à l’inconscient. Comment rendre l’horreur de la guerre, cette horreur qui ne se dissipe pas, cette horreur abstraite qui se pose sur des êtres et des choses, cette horreur qui semble dehors, sur des visages, mais aussi dedans, dans les choses, brisant des vies, obstruant l’avenir ? Calme, violente et stable, presque discrète, elle colore les rêveries des populations comme leurs pensées les plus pratiques. Elle est à la fois la trame de leurs consciences et le sens du monde. Qu’y a-t-il de commun entre la guerre qui émaille les romans de Mudimbe et la situation actuelle du pays livré à des militaires (des pays voisins) qui appuient facilement sur la gâchette, et où les statistiques de trois millions de morts en quatre ans sont devenues un « dégât collatéral », c’est-à-dire un fait divers et donc banal comme un autre ? Ce préambule me semblait nécessaire pour que le lecteur de mauvaise foi ne prenne pas prétexte de mon texte et qu’il ne confonde pas la guerre qui apparaît en sourdine dans les romans de Mudimbe avec l’horrible réalité actuelle du Congo-Zaïre. Non. Il n’y a pas de commune mesure. Passons ! Guerre et littérature : un bilan des guerres qui ensanglantent les pays africains, tel qu’« imaginées » par les écrivains du continent noir. Sartre faisait un constat de cette sorte de critique :

Le critique contemporain ne s’embarrasse pas de cette sotte prudence : son plaisir est d’extrapoler ; après chaque oeuvre nouvelle, il fait le bilan, comme si cette oeuvre marquait la fin de l’histoire et de la littérature. Bilan de l’occupation, bilan de l’année 1945, bilan du théâtre contemporain : il adore les bilans[3].

Dans les quatre romans de Mudimbe[4], la guerre travaille et traverse l’intrigue très souvent, avec beaucoup d’obstination et de force. C’est autour d’elle que semble rayonner l’action directe de son passage près de nous, et autour d’elle et à travers elle que nous devons interroger son silence. Pierre Landu, dans Entre les eaux, décide de quitter le couvent et de rejoindre le maquis des rebelles maoïstes qui luttent contre le gouvernement central. L’histoire de l’idylle du Ministre et de la jeune fille universitaire qui forme l’intrigue de Le bel immonde a comme toile de fond la guerre entre le Mouvement révolutionnaire démocrate et le gouvernement de Kinshasa vers 1964. Il est question, dans L’Écart, d’un groupe de jeunes gauchistes, que fréquente Nara, contre le gouvernement central de Krishville. Shaba deux prend prétexte des deux guerres du Shaba qui ont eu lieu en 1977 et en 1978. Chaque fois, les troupes gouvernementales renversent la situation et rétablissent l’ordre ou, comme le dit Landu, « le désordre consacré et béni[5] ».

Or, comme on le constatera dans les lignes qui suivront, les romans de Mudimbe revêtent, par leur intention même de narrer l’événement de la guerre, une dimension épique. Si l’on en croit ce que Mudimbe lui-même note dans son autobiographie, il s’agit là de la rébellion à laquelle il avait assisté au Kwilu à l’époque où il était allé donner son cours de latin[6]. Puis, Mudimbe a vécu, comme tous ceux qui habitaient Lubumbashi en ce temps-là, les deux guerres du Shaba déclenchées par les gendarmes Katangais contre le gouvernement central de Mobutu. Or, précisément, les deux faits, le fait imaginaire et la coïncidence historique, vont se trouver mêlés, leur actualisation alternée provoquant dans les romans un enchevêtrement des réseaux narratifs qui n’autorisera qu’une interprétation plurielle à travers les quelques références historiques qui jalonnent les textes, les élargissant jusqu’à leur prêter une dimension épique. La violence barbare des rebelles marxistes d’Entre leseaux, le pillage dont ils sont responsables rejoint la brutalité et les massacres des soldats gouvernementaux quand ceux-ci reprennent le contrôle des localités tombées aux mains des rebelles. Mais la rébellion politique va de pair avec la rébellion religieuse de Pierre Landu contre l’Église catholique, le narrateur racontant au présent ce qu’il a vécu dans le passé. Les rébellions qui ont ensanglanté le Congo en 1964 sont mêlées à la situation politique des années 1970 dans Le bel immonde. Le lecteur perçoit comme micro-récits les contours défocalisants, qu’ils soient d’ordre paraleptique, proleptique ou analeptique. Quoi qu’il en soit, la paralepse constitue, à mon sens, l’élément défocalisant par excellence et dont la valeur est bivalente : d’une part, elle brise la diégèse parce qu’elle n’a en quelque sorte ni antécédent ni conséquent explicites, dans le sens où l’entend Roland Barthes[7] ; d’autre part, elle instaure dans le texte une dose de poésie sans laquelle le texte serait ou très réduit ou très sec. Dans Entre les eaux, on lit cet entrelacement des réseaux narratifs qui font stagner la narration : au moment où il demande du café qu’il demande à son chef de maquis, Pierre Landu se remémore les obsèques de son père. Cette évocation lui ramène à la mémoire une foule de souvenirs éloignés qu’il revit au présent de l’écriture : la cérémonie des lamentations selon les rites, les cris des pleureuses, les castagnettes, le bruit sourd des gongons, sa mère, torse nu, avec « un fichu autour des reins », sa désolation, la réaction de son frère… Puis, il revient au café, en analyse la symbolique avec le chef, remonte à sa vie passée à Rome avec son directeur spirituel à l’Angelicum, ses promenades dans la ville, les musées. Il revient à son entretien avec le chef pour parler de sa mission d’attaque à la garnison militaire de Kilannga[8].

Dans une écriture où l’énonciation occupe le devant de la scène et y déploie tous ses réseaux, il est normal que chaque noyau de séquence éclate en plusieurs autres noyaux jusqu’à altérer la force de prégnance du noyau présumé ou supposé central. La sorcellerie de Kaayowa dont il est fait mention dans Entre les eaux, l’anthropophagie dans Le bel immonde, la façon dont Marie-Gertrude a été torturée dans Shaba deux, tout cela nous projette dans un univers mythologique, dans l’atmosphère hétéro-parodique de L’Iliade, par son emphase et sa violence initiale. Pour s’en convaincre, il suffit de se rappeler la brutalité et la sauvagerie avec lesquelles les rebelles d’Entre les eaux font exploser de la dynamite contre un dortoir de soldats gouvernementaux. C’est un véritable carnage : plus de cinq cents soldats meurent calcinés. À travers cet univers s’insinue d’emblée une volonté d’atemporalité et de flou historique qui serviront à élargir le cadre à toute résistance passée et présente. Ce lieu mythique s’avère, dans un premier temps, être le Congo-Kinshasa, correspondant en cela au projet même de Mudimbe de narrer la situation des pays africains, la rencontre avec la civilisation occidentale, la colonisation, le christianisme, au début de l’histoire, en dehors de l’histoire, « hors chronologie », selon le mot de Michel Foucault.

Les romans de Mudimbe se présentent donc comme une parabole. Le mélange des temps passé, présent et futur, que j’évoquais plus haut, postule une double référence vide qui ne recouvre rien d’autre que sa propre adresse, sa propre imprécision. Cette parodie rappelle les ouvertures bibliques et réfère à une période ancienne que permettra de dater plus exactement l’historicité des toponymes qu’on lit dans les romans. La temporalité — imparfait, présent et passé simple — renforce l’imprécision en ce qui concerne la datation des événements, banalise l’énoncé et instaure la permanence d’une guerre dont l’intensité est soulignée par l’énonciation des traits saillants au présent de l’indicatif. Ce dernier privilégie, isole ces faits dans le passé et les installe dans le présent, s’accordant en cela avec les références historiques plus précises qui émaillent les romans, la fiction côtoyant parfois la réalité. On peut mentionner la rébellion de 1964, le discours du Président Joseph Kasa-Vubu, les remaniements ministériels du régime Mobutu, la prostitution, les assassinats politiques, les deux guerres du Shaba, le rapatriement des ressortissants des pays occidentaux, même prêtres, dès que la guerre se déclenche dans un pays africain. On soulignera l’initiation, l’accointance entre la politique et la sorcellerie ou les pratiques occultes, le tribalisme, l’espionnage, Rome, l’Angelicum, les musées. Ces évocations nous renvoient au monde ancien, mais aussi nouveau, à la fois par son historicité et par les pratiques qui lui sont attachées, telle la sorcellerie, l’achat de son baptême, les privilèges matériels des prêtres. Ces ouvertures apparaissent, en outre, comme un lieu conflictuel par les connotations guerrières qui s’en dégagent et qui instituent en leur sein une opposition sexuée. L’arrivée de deux religieuses européennes à Emmaüs sème la pagaille dans ce couvent à majorité européenne, et la présence de Marie-Gertrude, la seule Noire du couvent, suscite la curiosité. Aussi la permanence du conflit se lit-elle au coeur même du mot devenu le reflet du drame qui se joue dans le milieu, comme le remarque Marie-Gertrude en scrutant « la grande reproduction de la Cène d’Andrea del Castagno[9] » où elle observe la tension sur les visages de Jésus, Jean et Judas, malgré l’impression générale de communion.

Étant à ce niveau minimal du texte, au niveau de la lettre, j’en profiterai pour souligner la prédominance, dans l’énoncé des romans, des sons k, g, s et z, sonorités sourdes et sifflantes qui restituent cette atmosphère guerrière dans les chaînes consonantiques. Par ailleurs, la charge pulsionnelle de la lettre k — qui revient fréquemment — n’est-elle pas l’autre désignation du phallus sous l’auspice duquel se déroule aussi le texte des quatre romans ? À travers le grondement des occlusives et le zézaiement des sifflantes se profilent toute la rigueur de la guerre, la permanence du corps, le jaillissement du phallus, car c’est bien de cela qu’il s’agit également. Le ravissement de l’âme n’étant pas autre chose que la castration symbolique de Kinshasa réduite à l’état de servitude et de sujétion, avec fuite paragrammatique de la mère nourricière, de la terre-mère à la mer (fleuve, eau de pluie), mer vitale et puissance fertilisante, autre image du désir… Le maquis est situé dans la forêt. C’est dans la forêt que le Ministre va solliciter la puissance auprès des ancêtres, par opposition à Kinshasa, « ville des Blancs », patrie des hommes qui se sont débarrassés de leur tradition, dont la majorité allie la force virile à l’éclat de la victoire, le rayonnement de la tradition à la froide rigueur des Blancs.

La structure des romans de Mudimbe, que j’ai abondamment développée ailleurs[10], ne prend cependant toute sa mesure qu’en regard des idées qui la portent et de celles qu’elle réfléchit. Peu d’oeuvres articulent avec autant de subtilité un projet d’écriture, une forme et une pensée qui débordent le cadre strict de la réflexion littéraire et de la métacommunication. Rappelant pudiquement à la première et à la troisième personnes dans son autobiographie les circonstances de son travail d’écriture, Mudimbe inscrit son oeuvre dans une intention à la fois éthique et ironique. Il apparaît dans cette auto-analyse comme un contrôleur contrôlé qui est bien évidemment le narrateur démultiplié des Corps glorieux des mots et des êtres ainsi que de tous ses romans. Et puisqu’il parle aussi au « je », l’ironie porte également sur lui-même. Cela montre que le propos de l’auteur est propitiatoire. C’est donc dans l’opposition « rire-sérieux » que Mudimbe retrace sa trajectoire : « Le rire… Oui, c’est cela qui me manque dans cette nuit… Pouvoir enfin rire de mes effusions délirantes. Me retrouver le perchoir du rire et respirer l’air du large…[11] » Mais cette opposition ne doit pas faire illusion et cloisonner les oeuvres dans l’un ou l’autre registre. Tout s’y mêle. En fait, une éthique du rire s’y ébauche, ce qui fait de cette attitude non pas le contraire du sérieux, mais la modalité la plus à même de générer des idées. Rire, c’est se prendre au jeu des contradictions, c’est « soulever » une idée. Landu se demande comment être à la fois africain et chrétien. Nara déconstruit toute l’ethnologie à propos des Kouba, mais reste, après dix ans de recherche, à la question de méthode. De ce point de vue, le roman de Mudimbe pose et affirme la nécessité d’une littérature de l’idée, qui aura pour mission de produire sinon du débat, du moins de la réflexion et de l’agitation intellectuelle et spirituelle : « Si nous pouvions être des prières vivantes. » C’est sur cette proposition très morale sans être le moins du monde moralisatrice que se clôt le texte d’Entreles eaux. S’y désigne toute une littérature de la contradiction, de la négation dont toute la dynamique relève de la germination : « Mais par contre, l’humilité de la bassesse, quelle gloire pour l’homme[12] ! » La morale de l’écriture n’est nulle part ailleurs : c’est dire que Mudimbe entend balayer sur son passage la littérature qui expose des thèses, affirme un credo, aliène la liberté critique.

En effet, en regard de ce que disent ici et là les narrateurs de Mudimbe, le narrateur qui ne philosophe sur rien apparaît comme l’idéal d’une morale qui aurait pour articulation la contemplation et la disponibilité. Ainsi s’explique que si Landu et Nara ne font rien, cette inaction est propice aux deux grandes valeurs qui dominent cette éthique : parce qu’ils refusent de se prendre au jeu des nécessités sociales, ils s’ouvrent à un maximum de disponibilité et de liberté. Même morale de l’action à nouveau qui amène Landu à s’engager dans le maquis, et Marie-Gertrude à regretter que la Supérieure lui demande de ranger les livres à la bibliothèque du couvent, alors que les malades et les blessés l’attendent au dispensaire du diocèse. Ce qui se dégage, en définitive, de ces apparentes contradictions entre l’action et l’oisiveté, toutes deux recommandées, semble-t-il, c’est une nuance très morale entre l’activité, d’une part, et l’agir, d’autre part. L’activité, c’est le devoir social, la contribution laborieuse à la vie en société. Les grands amis des narrateurs de Mudimbe sont dans la vie, entendons par là qu’ils souscrivent avec plus ou moins d’attention critique aux conventions du grand marché du travail, des relations et des loisirs ; ils sont donc essentiellement actifs, ce que ne condamne pas le narrateur, sauf lorsqu’ils sont servilement dociles aux conventions. Pierre Landu s’interroge sur la façon dont ses collègues restés au couvent sont en paix. L’agir est d’un tout autre ordre. L’agir et l’écrire appartiennent au même réseau sémantique : l’un révèle l’autre, plus qu’il n’en constitue la cause ou la finalité. Un troisième verbe, notamment au seuil des romans Entre les eaux et Shaba deux, dépasse dialectiquement cette dualité : « travailler ». Agir, c’est varier ou remuer l’ordinaire de l’existence, c’est soumettre l’ordonnancement linéaire du temps qui passe à ce que Tityre de Gide appelle des « imprévus négatifs[13] ». C’est donc à un travail de tout instant que se consacre le narrateur de L’Écart, ne serait-ce qu’en présentant son travail de chercheur sous l’emblème de la variété et du changement. Cette morale de l’écriture-travail — qui, par ailleurs, est loin de la valeur-travail que Flaubert accordait au style — s’illustre par l’extrême mobilité de l’argument des romans, tel que le définissent sans cesse les narrateurs. En somme, la haute portée morale des romans se situe dans l’imprévu négatif de l’oeuvre à venir, déjouant toutes les attentes du lecteur au profit d’une plus grande exigence : l’absolue disponibilité intellectuelle de ce dernier, convié à un nouveau pacte de lecture. Le lecteur s’affirme donc comme un nouvel Ulysse à l’écoute du chant des sirènes.

Sur le plan rhétorique, on a bien affaire ici à l’organisation discursive qui consiste, en prenant pour base le discours direct déjà installé dans le récit, à y aménager un nouveau plan discursif représentant un discours dans le discours, une sorte de mise en abyme. Du point de vue linguistique, l’installation du discours à l’intérieur du récit n’est, on le sait, autre chose que la projection, sur le discours-énoncé, d’un discours représentant le simulacre de l’énonciation[14]. Dans notre cas, il s’agit simplement d’une double projection : l’énonciation énoncée, inscrite dans le premier discours, devient à son tour le lieu de projection d’une nouvelle énonciation simulée. Si l’on tient compte du fait que le texte, en tant que discours-énoncé, est le produit d’un débrayage objectivant, créateur d’une distance entre l’énonciation et l’énoncé, on voit que l’intégration dans celui-ci d’un double simulacre d’énonciation fonctionne comme un embrayage partiel, cherchant à créer, sur le fond de toile objectivé et distanciel, un effet de sens plus intime du « vécu » et du « réel », même s’ils ne sont qu’illusoires. La culture apparaît, en somme, pour ces héros torturés, comme un refuge, mais un refuge trompeur. On sait que, à chaque instant, les narrateurs de Mudimbe citent (explicitement) d’autres textes pour se situer en termes de ressemblance ou de distanciation.

Pour bien comprendre le caractère novateur et fondateur du roman de Mudimbe, il convient d’être attentif à sa composition et à son écriture. Ce qui frappe, de ce point de vue, c’est l’équilibre atteint entre ses nombreuses composantes qui lui confèrent paradoxalement l’allure d’un texte à la fois classique et polyphonique, tout ensemble apollinien et dionysiaque, dans la mesure et le débordement. D’un côté, en effet, la linéarité du récit, fût-elle réduite à la minceur des événements et de la chronologie[15] ; de l’autre, son éclatement, essentiellement produit par tout le travail de mise en abyme. Oeuvre contradictoire dans sa dynamique, puisqu’elle avance sans véritablement se dénouer, mais en se lovant sur elle-même, serrant davantage le noeud gordien dont elle procède joyeusement. À l’occasion, cette rigueur, particulièrement seyante à la morale sans moralisme qui sous-tend l’oeuvre de part en part et qui fait du roman de Mudimbe un grand texte de réflexion, prend également appui sur un style singulier. Style ou écriture — je n’entre pas dans la polémique[16], et concevons également l’un et l’autre comme la signature particulière que le texte dépose en chacune de ses régions, de la phrase au mot et même au-delà, dans la relation affective qui se noue avec le lecteur et que la critique appelle communément le ton. Et il y a un ton Mudimbe dans les romans, produit par un ensemble congruent d’effets de texte, qui vont du lexique à la structure phrastique et à la nature même de la langue qui s’y trouve déployée.

Je me bornerai ici à la fonction du latin dans l’hybridation très maîtrisée de la langue du texte romanesque. Quoi de plus normal pour un récit qui affiche irrémédiablement sa filiation aux sources de la culture classique. Mais le latin n’est pas que révérence à l’antiquité classique ni simple réminiscence d’un ancien moine bénédictin pour laisser entendre la nostalgie d’une petite musique des origines. Chant lointain qui réconcilie le moderne et l’ancien, le latin rappelle tout un idéal classique, de mesure et d’harmonie particulièrement bien adapté à la morale de la disponibilité. Cette filiation classique ne se revendique nulle part, mais s’inscrit sans commentaire dans l’ordre du texte, comme une nécessité toute contingente elle aussi. Le latin, et ce fut le cas jusqu’à il y a encore quelques décennies, est langue d’autorité, de vérité, de loi ou de référence indiscutée : une formule latine sonne toujours plus vraie que son équivalent en langue vivante. Quoique morte, la langue de Virgile renvoie aux origines (du monde occidental et de la chrétienté) et à une mythologie fondatrice. Faire du latin, ainsi que Mudimbe le propose en clin d’oeil, le fonds mythique de sa pensée, c’est biffer la littérature de grande consommation et de loisir et marquer la nécessité de renouer avec un langage littéraire autonome, autotélique, fût-il, comme le latin, langue morte. C’est bien dans cette double composante d’une absence de sens fixe au sein d’une structure forte que réside la modernité de l’écriture de Mudimbe. Oeuvre de réflexion et de reflets, elle s’inscrit dans l’histoire littéraire africaine comme un texte atypique dont le principal mérite est d’avoir ajusté une réflexion sur ce que nous sommes au coeur d’une métafiction. À bien y regarder, que le narrateur soit écrivain et qu’il écrive lui-même un texte alors qu’il est en train de faire une recherche en histoire est secondaire en regard de tout ce que cet argument narratif (ce poncif) permet d’interroger — idées et affects confondus. « La vraie vie, la vie enfin découverte et éclaircie, la seule vie par conséquent pleinement vécue, c’est la littérature », dira Marcel au terme de La recherche. Avec une conscience moindre[17], mais une volonté égale, c’est probablement le propos informulé du texte des romans de Mudimbe.

Tout ceci m’incite à mettre encore en lumière deux motifs principaux dans les romans de Mudimbe, le discours du désir, d’une part, l’obscène de l’Éros, de l’autre. Si, dans les romans, on identifie aisément et littéralement les forces en présence, celles-ci sont surtout évoquées par ce rapport de domination vs soumission qui renforce le caractère conflictuel des textes et accroît leur potentiel d’agressivité. Dans ce contexte, la notion de résistance acquiert une double signification. Ya espionne le Ministre avec qui elle vit pour transmettre aux rebelles de sa tribu informations, décisions et projets du gouvernement. Même frappée violemment par les agents de sûreté de l’État quand on la soupçonne de cette trahison, elle dissimule la fonction, et l’isotopie secrète n’est jamais reconnue. De même, le Ministre lui-même garde le silence après avoir immolé l’amie de Ya aux ancêtres. Nous assistons donc à une mise en parallèle de la résistance et de la parole, comme s’il s’agissait de vaincre la résistance par la parole, vaincre la résistance de la parole, ce qui revient à poser que la résistance de la parole équivaut à la résistance des corps. Voilà pourquoi l’énonciation se joue dans un présent qui ne cesse d’advenir, instaurant l’espace-temps de l’instant multiple, hors du temps en tant que le temps est fonction de la langue.

C’est ainsi que l’esclavage apparaît comme le reflet de la domination des corps et préfigure la première antithèse « Blancs vs Noirs », « colonisateurs vs colonisés », « dominants vs dominés », « religieux vs laïcs », antithèses qui filent le texte des romans, et qui apparaissent comme l’esquisse d’un rapport prostitutif où la fascination du pouvoir exerce une attraction qui renforce la dépendance des corps. C’est sur le caractère physique de cette domination qu’insistent les syntagmes « couvrir », « cadavres », « corps », « nus », « découvrir » dans des énoncés comme « tout était couvert de cadavres, de corps mutilés », où le terme « couvrir » réfère à une couverture métonymique de la ville et des corps et où le recouvrement s’accompagne d’une figuration sexuelle suggérée par le mot « envoûtés », ou encore « les plages de sable […] se couvraient de corps et des morts. Impression d’être en deuil. Sur une plage déserte, des traces… Je les suis. Le sable. La mer monstrueuse […]. J’appelle. Avec force. L’écho de ma voix. Je crie. En vain. Il y a parfois de minuscules gouttes de sang dans les creux laissés par le pas[18]. » La « couverture », expression de la vigueur sexuelle, est toujours associée à la puissance de mort. Tout, dans ces romans, tourne autour du dualisme pulsionnel fait de désirs et de pulsions mortelles, de boucheries, Éros et Thanatos, origine de l’antithèse sur laquelle se fonde le texte, qu’il s’agisse de l’opposition abstraite entre la vie et la mort ou d’énantiosèmes secondaires tels que les Blancs et les Noirs, les colonisateurs et les colonisés, les sorciers et les ensorcelés, les dominants et les dominés. La pulsion se répartit dans le texte qui se fait l’expression d’un désir autre, d’un travail de langue dans et par l’évocation de l’amour, de telle sorte que l’on peut dire, avec Roland Barthes, que la langue, c’est le « phallus qui parle[19] ». Selon l’idéologie de la domination, la faute consiste à tomber entre les mains de l’ennemi, de se retrouver dans le camp des vaincus : vae victis est, en effet, la loi morale qui connote cette idéologie. Il s’agit, on le voit, de l’idéologie du pouvoir où les rapports de force sont connotés sur le plan moral comme :

/dominant/  vs  /dominé/
/bon/ vs /mauvais/

Une telle connotation ne fait, cependant, que valoriser après coup les deux « états » du pouvoir, elle ne les fonde pas en valeur. La principale vertu du pouvoir est celle d’exister, et la perversion axiologique consiste justement à ériger l’existence en valeur, c’est-à-dire non seulement à confondre l’être avec le pouvoir-être, mais à remplacer l’un par l’autre, en constituant ainsi une idéologie basée sur les non-valeurs.

La forêt, métaphorisée par le maquis (dans Entre les eaux et Le bel immonde), le fleuve, référant ici (dans Shaba deux) à la sauvegarde de la tradition (dont la reconnaissance de la puissance des sorciers et des féticheurs), à la chaleur humaine, à la jeunesse des corps, se font porteurs d’une sexualité accrue. Leur positivité se lit par le biais d’actions telles que le don de la « foudre », capable de réchauffer la terre, le « miroir » de la connaissance, dont le double symbolisme, climatique et sexuel, est aisément repérable. C’est là que les maîtres de Kinshasa iront toujours chercher à comprendre l’origine des maux qui les accablent. Par contre, la ville (ici Krishville), avec sa panoplie érotique dénotée par le « Soleil rouge » où vont s’enivrer, tous les soirs, Nara et son groupe de jeunes gauchistes, la boîte de nuit où Ya attend ses clients, chaque soir, les yeux mi-clos, la ville ne renvoie ici qu’à la rigueur et à la fragilité, à l’évocation d’une sexualité froide qui affleure dans les récits. Aussi la revanche, pour les soldats gouvernementaux, consistera-t-elle à aller mettre le feu dans cette forêt, à l’incendier, pendant que les jeunes gauchistes expriment leur envie d’avoir une « allumette » et de mettre le feu sur tout. La permanence du mur de l’antithèse feu vs eau (une grosse pluie tombe lorsque les militaires gouvernementaux sont en train d’écraser la rébellion dans Entre les eaux) nous rappelle ce mot de Lacan dans le Séminaire selon lequel « il n’y a pas de rapport sexuel[20] ».

Aussi la mort (colonisation, guerre, sorcellerie, dictature) apparaît-elle comme le moteur pulsionnel qui transforme les larmes en sang, l’acte même par lequel la peine éprouvée se satisfait dans le « sang » versé qui file les romans, ainsi que l’illustre l’exemple suivant, où l’opposition Kinshasa vs maquis est reprise au travers des antinomies « ordre vs désordre ». Il est constamment question de sang humain que boivent les Maîtres pour fortifier leur puissance. L’actualisation du « sang » et des « larmes », dont le caractère érotique est souligné dans la plupart des textes « modernes », nous introduit dans une poésie de l’élémentaire doté du même symbolisme que celui de l’eau (fleuve, pluie), une grande partie des processus inscrits dans le texte étant liés au sexe[21]. Placés en regard de l’« âme », le « sang » et les « larmes » réalisent la transgression d’une autre antithèse : « érotisme vs mystique[22] ». Le libre passage de l’un à l’autre était déjà suggéré par cette substitution des rebelles aux fétiches, de même qu’à l’image mystique des génies anciens du clan, on substituait la figure érotique du puissant ou du vainqueur (dominant). C’est aux effets de ces transgressions que je vais consacrer le point suivant.

Selon le mot de Barthes, « l’histoire (la diégèse) n’est plus seulement un système fort (système narratif millénaire), mais aussi et contradictoirement un simple espace, un champ de permanence et de permutation[23] ». Mon propos, dans ce point, coïncide avec la rupture graphique marquée par la deuxième isotopie qui met l’accent, dans chaque roman, sur l’humiliation de la défaite et de la capitulation, malgré la vigueur de la résistance, et cela, dans le même climat de violence et de haine sadique où l’instinct sexuel, véhiculé par le texte « sauvage » et le discours de l’abjection, se meut en pulsion de mort.

Fondée elle aussi sur un jeu d’antithèses, la présente isotopie oppose la justice à l’injustice, la clarté à la souillure, les ténèbres à la lumière, le bonheur au malheur, la prospérité à la déchéance. Ainsi du dialogue dans la boîte de nuit au cours duquel le jeune avocat oppose la pureté de la tradition à la prostitution due à l’occupation coloniale. Cette humiliation met fin au rapport idyllique par le biais d’une pénétration sordide et triomphante : les troupes régulières encerclent toute la ville avant de la reprendre à coups de canons. La victoire, suggérée par cette posture et par cette promenade à pied à travers toute la ville, dont on notera en passant le caractère symbolique, témoigne d’une double prise qui installe le « conquérant » au coeur de la cité, mais aussi en un point crucial de la ville-femme… dualité d’une conquête et d’une ascension politique où le gain militaire et économique se confond avec la victoire sexuelle, pendant que s’organise une résistance farouche dont la rage est manifestée par un décalage entre les moyens concédés et les objectifs atteints.

Parti, en effet, d’un cadre restreint, d’un univers intimiste, celui du deuil dans une famille, ou de la chambre noire, demi-obscure, pièce presque vide, où on ne voit qu’un gros rat[24], cadre donc dépourvu de toute connotation militaire, le discours nous attache successivement à une résistance idéologique incarnée par une tribu, un groupe d’intellectuels, puis à l’annonce d’une résistance guerrière dont la pauvreté des moyens est suggérée par la mention des « fléchettes en mains, contre des canons, avec le secours des slogans prolétariens[25] ». La détermination de la résistance se lit au travers d’un discours remarquablement elliptique et sobre, articulé autour du segment pivot « sa part du gâteau » qui accentue la disproportion entre la précarité des moyens et l’outrance de la finalité, à savoir mettre fin à l’injustice sociale par la mise sur pied d’un nouveau gouvernement.

Dans ce contexte, la cruauté manifestée par le conquérant à l’égard des rebelles, ou bien le sentiment de vengeance contre des populations katangaises (dans Shaba deux) à travers ce qui est considéré comme « pacification » n’est que l’expression de la haine pour l’ennemi qui lui est identifié. L’image, en effet, n’inspire habituellement que répulsion et dégoût. Or, sa mise en relief se trouve ici accentuée par le geste sadique des militaires gouvernementaux, l’image du « sang », pour sa part, n’étant que la réplique du sang déjà versé dans les récits et dont s’abreuvent ceux qui sont à la recherche de la puissance, même au moment de l’initiation. Alors nous est re-présentée, au sens étymologique du terme, l’image de ces féticheurs repus de sang de leurs victimes, l’érotisme connoté par le premier message, la pulsion sexuelle étant ici commuée en sadisme, pulsion de mort. Dans cette optique, la méditation de Marie-Gertrude entre la contemplation et l’action, les légèretés des religieuses qui étudiaient à l’université de Lubumbashi, le « mouchoir » que Ya tira de son sac à main après l’acte sexuel dans un salon du bureau du Ministre, fonctionnent comme un signe de lecture. En regard de la première isotopie, le « mouchoir » et l’habillement — « le coût de la robe-chemisier blanche aux belles longues manches que tu portais, achetée spécialement pour ce rendez-vous, choisie parce qu’elle était dans ses goûts, en burette de soie naturelle et surtout boutonnée devant, tout du long… pour qu’il l’ouvrît facilement s’il en avait envie[26] » — de Ya constituent, en fait, la réplique des traits descriptifs précédemment évoqués, dans lesquels la notion sexuelle de « recouvrement » était étroitement liée à la pulsion de mort.

Construite en miroir, toute cette isotopie apparaît d’une part comme un lieu de permanences et d’autre part comme le produit d’un renversement selon lequel ce pays qui tire infortune de sa propre fortune, devient méconnaissable, humilié par l’exploitation, la misère et l’arriération des populations, nous introduisant ainsi dans le champ d’une lubricité (le Soleil Rouge, la boîte de nuit, « demeure de l’esprit immonde », etc.) qui, d’un érotisme latent, nous fait basculer dans l’abject de la mort[27]. Le chaos de la dictature, de la guerre, la permanence de l’horreur et du malaise, toute cette atmosphère de désordre et de crise, se traduisent par une certaine paresse de l’énoncé repérable dans des constructions telles que :

L’armée rançonnerait la population. Les arrestations sont indiscriminées. Les vieilles inimitiés et les jalousies se règlent en dénonciations. Les collaborateurs ne se comptent pas. Tous les ennemis du Katanga sont des ennemis de la République. Les prisons seraient, paraît-il, déjà pleines. Pour ne pas s’encombrer des bouches inutiles, des militaires s’exerceraient à l’arme blanche sur des prisonniers. Soeur Marie-Cécile ajoute qu’elle a perdu toute autorité à l’école. Maîtres, comme élèves, s’épinglent. Et l’armée enlève des Katangais qui ne le sont que dans la pensée de leurs accusateurs. C’est le règne des mouchards et des faux témoins […][28].

La répétition des termes « corps », « miroir », « sang », « larmes », « résistance », « forêt », « fleuve », « féticheurs », non seulement illustre la position thématique, mais engendre, de surcroît, une monotonie devenue le reflet de la durée de ces années noires de l’enlisement de la guerre meurtrière. La vérité textuelle est ici au plus près de la vérité historique et du retour de son refoulé « déplacé » : l’échec de toutes ces rébellions et la reconquête des provinces par le gouvernement, aidé par les militaires occidentaux, le retour de Pierre Landu dans un monastère cistercien, dernière figuration pervertie du père. Ratage de l’arrimage du vrai au vraisemblable, tiraillement donc entre l’Afrique et l’Occident, entre le rêve et la réalité, le texte de Mudimbe renvoie les cadres dos à dos et les fait éclater.

La position extra-diégétique des narrateurs contribue à une description froide, faite de notations ponctuelles qui renforcent la sobriété des textes. En revanche, l’entrelacement des réseaux narratifs et symboliques nous situe dans cette atemporalité que j’évoquais au début, ne laissant au lecteur que fort peu de place, celle de l’horreur, de l’effroi et du malaise au premier degré, et d’une reconstruction poétique à un second niveau de lecture. La guerre et ses variantes définissent un nouvel espace, celui de l’écri-tu-re, selon le mot de Marcelin Pleynet, et remplissent à merveille ce contrat désirant avec l’autre, l’hypocritelecteur, notre semblable, notre frère, c’est-à-dire nous autres. Poésie de ces jeux rythmiques et sonores (dissonances et résonances allitératives prolongeant les heurts des combats) qui font d’ores et déjà de la guerre dans les romans de Mudimbe une « béance », celle de la vie et de la mort, entre Éros et Thanatos, béance d’une terre nourricière et funeste où s’écoule en un même ruissellement le flot de ces atrocités et de ces outrances guerrières fait de sang, de sperme et de larmes.