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Il y a plus de soixante ans qu’Antigone fait l’objet de controverses. Anouilh s’est souvent vu reprocher d’avoir saccagé une icône de l’humanisme européen. Pour apprécier le traitement politique du mythe dans cette pièce, il est utile de la confronter d’une part avec sa source grecque, l’Antigone de Sophocle, de l’autre avec l’Électre de Giraudoux, en amont, et avec L’alouette en aval. Une idée simple commandera l’analyse. Une oeuvre peut être à la fois datée et intemporelle, avoir une dimension politique et rester ouverte. Ce sont là même, au théâtre, des clés d’un succès durable. Giraudoux et Anouilh, auteurs du Cartel, en sont bien persuadés.

Deux ans après La guerre de Troie, Giraudoux donne sa version d’Électre. Les scénarios étaient fixés par la légende, en l’occurrence par les hypotextes de Sophocle et d’Euripide. L’auteur a promu, valorisé[1] voire, selon certains critiques, héroïsé Égisthe, personnage traditionnellement discrédité ou marginalisé, et, en sens inverse, il a dégradé Électre. Pour les tragiques grecs, le premier est l’usurpateur honni, un tyran veule et sans principes. Il en fait le régent légitime et avisé d’une cité prospère qui, après vingt ans de paix civile, a oublié Agamemnon. Les scrupules moraux certes ne l’étouffent pas, il estime que tout s’arrange avec le temps et que les peuples inclinent au compromis et à l’oubli[2]. Agamemnon, après tout, avait sacrifié Iphigénie sans états d’âme. Au deuxième acte, le personnage s’est « déclaré », comme l’avait annoncé le mendiant ; il est métamorphosé en un homme d’État qui fait prévaloir le principe de responsabilité. Il comprend certes les raisons d’Électre, mais il lui demande un délai afin que soit évitée la catastrophe. « La ville est en péril ». Car non seulement l’émeute gronde, mais surtout les Corinthiens ont attaqué Argos. La garde veut un roi. S’il épousait Clytemnestre, le régent deviendrait ce roi.

« On n’a le droit de sauver une patrie qu’avec des mains pures[3] ». Électre est une névrosée[4] dont la haine de Clytemnestre est pathologique, un monstre d’orgueil. Sa droiture, son intransigeance, son sens de l’absolu la rendent dangereuse :

Égisthe — La ville va périr.

Électre — Qu’elle périsse[5].

La pasionaria argienne est d’abord une « Cendrillon révoltée[6] ». Elle voulait connaître la vérité sur la mort de son père. Elle ignore que la vérité a un « prix courant », qu’elle est un « venin[7] ». Elle en est non l’héroïne, mais la « ménagère[8] ». Elle est de ces « femmes à histoires[9] », pour citer le Président Théocatoclès, qui font, volontairement ou involontairement, l’histoire. La « justice intégrale[10] » dont elle réclame l’instauration est l’habillage, l’alibi de la haine. Or la haine est dangereuse : Giraudoux le pense avant Anouilh et Camus. L’inflexible vierge justicière, par le double assassinat dont elle est l’instigatrice, prive Argos de son protecteur et facilite l’assaut victorieux des Corinthiens — événement qui, faut-il le dire, ne figure dans aucun hypotexte antique. L’aurore se lève sur une cité détruite. Électre est « satisfaite[11] ». Égisthe lui avait dit : « Il est des vérités qui peuvent tuer un peuple[12] ». L’on pourrait en dire autant de la justice et des idéaux. Pour citer Michel Raimond, l’ordre de l’exigence a prévalu sur l’ordre de l’urgence[13].

Les anachronismes appellent une lecture politique que les arabesques des dialogues rendent malaisée. Giraudoux, à sa façon, ne conclut pas. L’enfant chéri de la République expose ses incertitudes. Les faits semblent avoir donné raison à Égisthe. Mais ses arguments sont-ils audibles ? À l’époque, le personnage laissa les critiques perplexes. Citons seulement deux interprétations opposées. Pour Robert Brasillach, c’était tout bonnement « le héros fasciste[14] ». Benjamin Crémieux, à l’autre extrémité du spectre politique, en fit un « opportuniste conservateur[15] ».

Giraudoux avouait volontiers préférer Nausicaa à Antigone[16]. Il se détourne de la mythologie grecque après 1937. Plusieurs de ses cadets s’inscrivent dans son sillage. Avec Les mouches, Jean-Paul Sartre écrit à son tour sa version d’Électre. Il y revient à la conception traditionnelle d’un Égisthe cynique. En 1942, Jean Anouilh commence à écrire un Oreste où il prend le parti d’Égisthe. Il laisse la pièce inachevée. Il en recyclera des passages dans une pièce tardive, Tu étais si gentil quand tu étais petit[17]. Il est possible que, dès cette époque, il ait une Antigone en réserve. Il y a, en effet, incertitude sur le moment exact de son écriture. Les deux pièces sont construites sur le même patron : comme Égisthe, Clytemnestre, Oreste et Électre, Antigone, Créon, Hémon et Ismène vont jouer leur histoire. La création de la deuxième a lieu le 4 février 1944 au Théâtre de l’Atelier, le visa de la censure s’étant fait attendre pendant plus d’un an. À cette date, les armées du Reich reculent sur tous les fronts. Le débarquement est imminent. L’issue de la guerre est certaine. Plus d’un collaborateur se désengage et essaie de faire oublier ses écrits de 1940-1941. Seuls les fanatiques affichent encore leurs sympathies nazies.

La transposition homodiégétique et moderniste d’Antigone par Anouilh cultive toutes les ambiguïtés possibles. Elle induit une transformation thématique. L’auteur reste apparemment fidèle au code du mythe, à la lettre de la fable sophocléenne[18] ; il en change radicalement l’esprit qui était religieux et civique. L’héroïne de Sophocle accomplissait un acte rituel exigé par Hadès. Elle ne défiait pas l’ordre établi, elle contestait une décision sacrilège. Elle affirmait la prééminence de l’ordre éthico-religieux sur l’ordre de la cité. Si la nourrice remplace Tirésias, l’interprète des signes divins, c’est que, comme chez Giraudoux et Sartre, les Immortels, Zeus, Hadès et Diké ne sont plus acteurs de l’événement. Plus de dieu caché : la transcendance s’est éclipsée, entraînant l’hybris et la prédestination héréditaire avec elle. Il n’est plus question de représenter le conflit tragique de deux vérités également légitimes ni les antinomies fondamentales de l’existence[19]. D’où la réduction brutale des commentaires choraux et l’élimination du premier stasimon, l’admirable hymne à l’homme. La démythification se double ainsi d’une démystification. Étéocle et Polynice étaient deux petites crapules dorées et les prêtres sont des fonctionnaires du sacré. Le long agôn de Créon et d’Antigone se joue sur des enjeux diminués qui excluent toute exaltation héroïsante. Ce n’est plus l’affrontement de la conscience et de la raison d’État. Il n’est plus question des lois non écrites. Un « politicien cynique », écrit Gérard Genette, s’oppose à une « nihiliste infantile[20] ».

Antigone est d’abord la soeur de Thérèse Tarde « la sauvage » et d’Eurydice. Elle est non pas une sainte païenne, une figure proto chrétienne voire christique, mais une adolescente incomprise, immature et passablement suicidaire. Elle a perdu la « supériorité éthique » de l’héroïne sophocléenne. Elle n’invoque aucun principe supérieur, théologico-civique ; elle est d’abord celle qui dit « non[21] » à tout et à tous, à Créon comme à un Hémon lui aussi immature, au bonheur et à la vie même. On a depuis longtemps noté son utilisation récurrente des tournures négatives. Mais le refus entêté ou hystérique d’un monde laid ne fait pas une révolte. Créon lui oppose des faits brutaux : Polynice était un petit voyou qui, comme son frère, avait bafoué Oedipe. Dès lors, son geste n’a plus de motivation légitime. Il est « absurde[22] » et elle en convient :

Créon — Ni pour les autres ni pour ton frère ? Pour qui alors ?

Antigone — Pour personne. Pour moi[23].

Elle assume néanmoins la responsabilité de cet acte et meurt « pour rien ». Créon, en lui faisant miroiter son « petit bonheur[24] » futur de jeune épouse, annihile d’un coup tous ses arguments d’adulte rassis. Il s’attire ces répliques : « Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents son petit lambeau de bonheur ? […] Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur[25] ! » Le Président Théocatoclès le disait dans Électre : « Le bonheur n’a jamais été le lot de ceux qui s’acharnent[26] ». C’est en vain que les Euménides avaient chanté la mélodie du bonheur à la fille d’Agamemnon[27]. Que son oncle ait fait la part des choses est insupportable à la « petite Antigone ». Elle préfère mourir que sacrifier son exigence infantile d’absolu. Puisque la perfection n’est pas de ce monde, elle préfère le quitter, ce monde. Le pire, pour elle, c’est de voir tout durer donc se dégrader encore. Antigone est sans espoir[28], donc interdite de révolte. L’on pense à ce mot de Léon Trotsky à propos de Voyage au bout de la nuit : « Une révolte active est liée à l’espoir. Dans le livre de Céline, il n’y a pas d’espoir[29] ».

Robert Brasillach avait vu Égisthe comme un « Créon sans démesure[30] ». Le personnage d’Anouilh ressemble à l’Atride de Giraudoux. Le tyran de Thèbes est par transvalorisation devenu un raisonneur compassé, un pragmatique, résigné à vivre dans le monde tel qu’il est. « Tu dois penser que je suis décidément bien prosaïque[31] », lance-t-il à sa nièce. Quelque chose est en train de changer dans le personnel dramatique d’Anouilh. Les figures parentales ne sont plus obligatoirement sordides ou grotesques. Créon appartient à la même série que le père de Thérèse Tarde. Il a seulement plus de tenue. Antigone ne se joue pas dans un décor néo naturaliste.

Le fils de Ménécée, chez Sophocle, se présentait en champion de la polis. Le mot apparaissait dès sa première phrase. S’il appliquait le principe deux poids deux mesures, c’est qu’il pensait en termes d’amis et d’ennemis[32]. Il opposait les « malfaiteurs » et les « bons citoyens », ce qui lui valait l’approbation du coryphée[33]. Son édit avait beau être appuyé sur des grands principes, il n’en était pas moins arbitraire donc illégitime dans la mesure où il n’avait fait l’objet d’aucune délibération. Le basileus était un tyrannos. Créon n’a ni l’allure ni le langage d’un despote moderne. Il a les « cheveux blancs », des « rides ». Le Prologue dit de lui qu’il est « fatigué » et « vieux[34] ». Le même Prologue et Ismène le désignent comme « le roi ». Son portrait ne comporte pas de déterminants dépréciatifs. Du souverain, il n’a assurément ni la dignité ni la majesté. Mais ce n’est pas comme un homme las qu’on se représente un dictateur. Lui-même voudrait être « un prince sans histoire[35] ». Les gardes, eux, l’appellent « chef ». Quand, chez Sophocle, Antigone le nommait stratégos[36], elle disait autre chose. Ces « auxiliaires de la justice de Créon[37] » lui sont dévoués et obéissants. Ils sont sous son commandement direct, comme on le constate à la fin. Quand la foule se fait menaçante, il fait appel aux gardes[38], pas à l’armée. Les bavardages des trois gardes ne sont pas inutiles à cet égard. Thèbes n’aurait-elle pas sa Milice ? Créon détient le monopole de la force légitime.

C’est que le régime est issu d’une guerre civile. Créon parle même d’une « révolution ratée[39] ». La formule, dans son anachronisme, ne peut laisser indifférent le spectateur de 1944. Reste à savoir à quelle révolution il pense, à celle de 1936 que saluait Jean Guéhenno[40], à celle de 1940 que d’aucuns avaient appelée nationale. Polynice avait fomenté des « attentats » et stipendié des « tueurs ». Les deux fils d’Oedipe sont présentés comme des chefs de faction. Il existe une « opposition » qu’excitent « les chefs de la plèbe[41] ». Ce fait se trouvait déjà dans la tragédie civique de Sophocle[42]. Anouilh se garde d’écrire le mot « résistants ». Leurs actions appellent une répression que l’on devine dure. L’affiche placardée dans toute la ville que mentionne Créon[43] produit un effet de sens. La torture est pratiquée ici et là[44]. Le « bourreau[45]»  ne chôme pas, qu’évoque le Choeur. Un spectateur politisé de 1944 peut songer au discours officiel, aux harangues de Pétain relayées par la propagande du régime, qui ne cesse de fustiger les partis fauteurs de discordes, les hommes politiques de la défunte république et les « terroristes ».

André Barsacq a beau avoir revêtu les gardes d’une gabardine noire qui peut faire penser aux hommes de la Gestapo, ce ne sont pas des brutes mais de pauvres types vulgaires et bavards qu’on dirait sortis de chez Courteline[46]. Le dernier interlocuteur d’Antigone, au lieu de s’apitoyer sur son sort, lui expose ses mesquines préoccupations corporatistes. Qu’un Créon désacralisé et humanisé parle la même langue qu’eux[47] achève de brouiller l’effet de sens. Au final, les gardes reprennent leur partie de cartes. La boucle est bouclée. La vie continue.

Créon bénéficie de soutiens dans la population. Ismène le dit : « Ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers[48] ». Quarante millions de pétainistes ? Un spectateur de 1944 peut trouver certains traits du Maréchal à Créon. Sur certains points, il est pourtant très différent de Pétain. La façon dont il parle du clergé — « Tu les a déjà entendus la réciter, aux prêtres de Thèbes, la formule[49] ? » — l’apparenterait plutôt à quelque dignitaire radical-socialiste ou le rapprocherait de l’Oreste sartrien. Le personnage de Sophocle n’était absolument pas irréligieux. Il ne prenait pas Tirésias pour un imposteur. Il est vrai qu’on était clérical à Vichy et anticlérical à Paris et que c’est à Paris que se faisait jouer Anouilh. Autre différence capitale, Thèbes n’est pas une cité occupée. En aucun temps, il n’est enfin question de privations.

Créon est aussi machiavélique qu’Égisthe. Quand il a besoin d’un cadavre de héros pour une cérémonie à grand spectacle, peu importe au fond son identité. Il est également prêt à faire disparaître les témoins gênants que sont les gardes[50] pour « sauver » Antigone et la tirer, ainsi que lui-même, d’une affaire embarrassante. Dans un premier temps, il a cru à une action de « l’opposition[51] ». Quand il comprend que ce n’est pas un geste politique, il incline à l’indulgence. Mais il lui faut tenir compte non pas du peuple, mais de cette « foule », de ces « brutes » qu’il méprise et dont il se méfie[52]. Antigone, en voulant que son acte devienne public, on dirait aujourd’hui médiatisé, se condamne. L’opinion publique existe, il faut en tenir compte. S’il se résout à appliquer la loi, c’est qu’il est prisonnier de sa fonction et Antigone le lui dit. Il se veut, pour sa part, un homme de bonne volonté[53]. Ce n’est ni l’homme providentiel ni le chef de guerre qu’il est dans d’autres versions, et d’abord chez Sophocle[54]. Anouilh a significativement supprimé la longue tirade des vers 162-210 où Créon harangue le choeur des notables et inscrit sa décision dans un programme de salut public[55]. De même, a disparu l’agôn entre Créon et son fils qui se trouve être son contradicteur le plus politique[56]. Dans une longue tirade, Hémon lui expose d’abord que l’opinion publique — il parle de « rumeur » — accepte mal son édit et que l’heure est venue de « l’apaisement[57] ». C’est détruire la polis que la défendre par de tels moyens. Les deux hommes s’affrontent ensuite en une stichomythie qui est un dialogue de sourds. Chez Anouilh, il en reste seulement deux répliques :

Hémon — Père, la foule n’est rien. Tu es le maître.

Créon — Je suis le maître avant la loi. Plus après[58].

Dans la pièce moderne, le roi ne parle plus qu’en privé.

Créon, filant la métaphore, se voit comme le capitaine d’un bateau qui affronte une tempête. Sa « tâche » est difficile. Il compense son défaut de naissance, donc de légitimité, par son professionnalisme. Il a le sentiment de s’être dévoué pour assurer un minimum d’ordre et / ou pour éviter le pire. Il s’abrite derrière les nécessités. D’accomplir, quand il le faut, « la sale besogne », lui donne, il en convient, « le mauvais rôle[59] ». Plus encore qu’à Pétain, c’est à Pierre Laval qu’il fait parfois penser. De sa défense et illustration du « métier[60] » royal, l’on peut glisser à une apologie de la raison d’État et du moindre mal. Ce peut être une affaire de jeu ou de préjugé.

Comme Giraudoux l’avait fait pour Égisthe, Anouilh a sinon réhabilité Créon, du moins rééquilibré le conflit entre les deux personnages. C’est Antigone qui avait le plus à perdre dans l’affaire. De fait, c’est elle qui perd le plus et cela fait sens en 1944. Son geste perd toute motivation civique et même éthique. C’est un refus de tout, un refus en soi. Il ne se fonde sur aucune valeur positive et a fortiori transcendante. Il n’est pas indifférent que son oncle ne soit ni odieux ni ridicule. De son discours solidement argumenté, que récusait Antigone, il reste peu de choses chez Anouilh, de rares assertions. Créon demeure un politique ou plutôt, est-on tenté d’écrire, ce n’est plus qu’un politicien. Tel qu’il est, pragmatique et sans illusions, l’auteur le juge moins dangereux qu’un doctrinaire, qu’un fanatique de la justice. Il trouvera ses successeurs dans les pièces de la décennie suivante.

Le dénouement chez Sophocle était apocalyptique. Sa maison étant devenue le havre d’Hadès (Haïdou limèn), le roi sombrait dans la folie. Il avait enclenché une machine infernale. L’événement lui avait échappé. Les dieux avaient sanctionné son hybris. Le final de la pièce moderne montre un Créon stoïque dans le malheur et auquel, comme on l’a souvent remarqué, un page évite la solitude.

Antigone est la seule pièce à laquelle son auteur a consenti le label de tragédie. Son pathos pourtant n’est pas tragique. On reste dans le sentimentalisme propre au premier Anouilh. Le choeur y donne sa conception du genre. Elle est peu originale. L’on y retrouve en effet l’idée d’un mécanisme implacable rendue familière par Jean Cocteau[61]. La machine de celui-ci était infernale, c’est dire qu’elle était encore l’oeuvre des infernaux. On a désormais une histoire jouée d’avance où tout est « question de distribution[62] ». Anouilh se montre d’ailleurs infidèle à sa propre définition. Son héroïne, en effet, pourrait enrayer le mécanisme fatal : il lui suffirait de céder aux objurgations de son oncle. Qu’est-ce alors qu’une tragédie qui ignore l’hybris et la némésis, qui ne met pas aux prises l’ananké et la liberté humaine ?

D’Oedipe, Antigone a hérité non la culpabilité mais l’orgueil. Encore faut-il être prudent. Anouilh utilise ce mot cinq fois[63] : Antigone, répète Créon, a le caractère de son père. Sophocle, lui, usait des mots hybrizeïn et hybris aux vers 480 et 482. Créon ajoutait aussitôt qu’elle « passait outre à des lois établies ». Elle-même se voulait la championne de l’eusébia[64]. Le mot, on le sait, figure dans le dernier vers qu’elle prononce. L’Électre de Giraudoux, interpellée par les Euménides, ajoutait à l’orgueil sa conscience et la justice[65]. L’orgueil de l’Antigone moderne se ramène d’autant plus à un entêtement juvénile qu’Anouilh a supprimé le dernier vers de l’agôn, celui-là même qui rend à jamais sublime l’héroïne de Sophocle : « Je suis de ceux qui aiment, non de ceux qui haïssent[66] ».

Les modernes ne voient pas cette histoire comme les anciens Grecs. « Antigone a raison, Créon n’a pas tort[67] », écrit un peu plus tard Albert Camus dans sa Conférence d’Athènes. Chacun des deux adversaires est justifiable, aucun n’est juste. L’idée se trouvait déjà chez Hegel et Max Scheler : le partage des valeurs fait la tragédie. Voilà pourquoi le choeur, instance clé du genre, ne cesse de se lamenter que pour recommander l’euboulia[68], la prudence, ce que Camus appelle par ailleurs la mesure. Personne n’ayant absolument raison, il est toujours une limite qu’il convient de ne pas franchir. « Celui qui, par aveuglement ou par passion, ignore cette limite, court à la catastrophe pour faire triompher un droit qu’il croit avoir seul[69] ». Camus n’a pas écrit d’Antigone, mais il reprend cette idée dans L’état de siège et Les justes et l’applique dans ses articles sur la guerre d’Algérie. Il est à noter que, pour illustrer son propos, le conférencier mobilise plusieurs pièces contemporaines, notamment La guerre de Troie n’aura pas lieu, pas l’Antigone d’Anouilh. C’est qu’il n’y a plus de valeurs à mettre en conflit dans cette pièce puisqu’elles ont fait naufrage.

George Steiner a raison de voir dans cette Antigone une variante réductrice[70] de la tragédie sophocléenne. Anouilh a diminué la part du politique et du sacré dans cette pièce habile. Il privilégie la querelle de famille, le conflit des générations, les tourments de l’adolescence. Le choix est entre l’acceptation et le refus non pas de l’ordre établi mais d’une condition humaine étriquée. Les tenants de l’Ordre nouveau n’en espéraient peut-être pas plus vu le potentiel humaniste traditionnellement attaché à l’héroïne éponyme. C’était beaucoup de ne pas en faire une résistante. Pourtant, remarque Simone Fraisse, tout dépend quel discours l’on privilégie, le plus argumenté ou le plus véhément. « La force du mythe, écrit-elle, est telle que la plupart des spectateurs, en dépit des intentions de l’auteur, n’écoutèrent que la voix d’Antigone. L’esprit de résistance s’est reconnu en elle[71] ». La mise en scène d’André Barsacq a pu y contribuer.

C’est ce que confirme la réception immédiate de la pièce. La critique, en 1944, est partagée entre une réussite théâtrale, où elle retrouve les leçons désormais familières de Pirandello et de Giraudoux, et un message insaisissable ou subtilement crypté. Résistants et collaborateurs ont du mal à situer politiquement la pièce. C’est qu’elle n’est pas loin d’être une auberge espagnole. Thierry Maulnier en critique le propos nihiliste dans l’Action française tout comme Claude Roy dans Candide[72]. Le second, sous le couvert de l’anonymat, est encore plus sévère dans les Lettres françaises[73] : la pièce, tranche-t-il, est l’oeuvre d’un fasciste. Les ultras du régime, en revanche, y voient un appel déguisé à la résistance. D’autres, plus clairvoyants, se gardent de se situer sur ce terrain. Pour Sartre, Antigone est une « femme libre » qui « affirme sa liberté dans la mort[74] » et l’auteur n’est ni anarchiste, ni nazi. Anouilh, pour les plus nombreux, est d’abord un auteur du Cartel. Que ce soit André Barsacq qui monte Antigone à l’Atelier fait sens[75]. Son mélange de classicisme et de modernité en fait une pièce-carrefour. Ainsi s’explique son succès inoxydable. Anouilh est bien, pour citer Michel Corvin, un « maître en pirouettes », le « roi de l’esquive[76] ». Il s’est gardé de commenter sa pièce après 1944. Il l’a laissée vivre sa vie et faire le tour du monde.

Anouilh a fait jouer quatre pièces sous l’Occupation. Il n’était alors pas un « dramaturge de combat », pour citer le mot de Jacques Vier[77], si jamais il l’est devenu. L’une de ses pièces, Léocadia, une comédie rose, a été publiée dans Je suis partout. Les rares textes qu’il a confiés à Aujourd’hui et à La Gerbe évoquent le théâtre et sont étrangers à toute considération politique. On y trouve notamment des hommages nécrologiques ou posthumes à Georges Pitoëff, à Victor Boucher et à Giraudoux. Après la Libération, il n’a jamais essayé de se faire passer pour un écrivain résistant fût-ce de la onzième heure. Il s’est beaucoup démené pour que Robert Brasillach soit gracié. Dans sa préface au théâtre de l’écrivain fusillé, il dit être parti jeune un matin de février 1945 et être rentré le soir chez lui vieux. Il n’est pas indifférent que Créon figure dans ce texte de 1964. C’est à lui qu’il assimile le général de Gaulle devenu sa bête noire. La citation mérite d’être donnée : « L’homme à la sentence, croyant le supprimer, l’a préservé. Quels que soient les mots dont il se grise, Créon joue toujours perdant[78] ».

En 1953, Anouilh fait jouer L’alouette. Cette pièce est l’un de ses plus grands succès dans une carrière qui n’en manque pas. L’écrivain sait parfaitement qu’entre 1940 et 1944, on a joué beaucoup de pièces évoquant Jeanne d’Arc, celles de Péguy et de Claudel, bien sûr, mais aussi celles de Barbier et Schaeffer, Claude Vermorel, etc. Les Anglais de 1431, selon les mises en scène, représentaient les Anglais ou les Allemands de 1940. L’on considère généralement que, parmi ses hypotextes, figurent Saint Joan de Bernard Shaw, Jeanne avec nous de Claude Vermorel, et Pucelle d’Audiberti. Péguy, Bernanos et Claudel, écrivains considérés comme « gaullistes » en 1945, sont mis à distance. Dès l’incipit, l’on note surtout des similitudes formelles avec Antigone. Il s’y ajoute de solides liens intertextuels :

Le Prologue dans Antigone — Ces personnages vont vous jouer l’histoire d’Antigone.

Cauchon dans L’alouette — […] il y a toute l’histoire à jouer[79].

Il n’y a là rien d’étonnant quand l’on sait qu’on a souvent rapproché Antigone et Jeanne d’Arc. Les rôles sont préprogrammés. Dans les deux pièces, un des gardes s’appelle Boudousse. Le père de Jeanne parle comme la Nourrice d’Antigone. La Pucelle — ses juges ne cessent de le lui dire — est butée, orgueilleuse. La Trémouille la traite de « petite folle ». À Cauchon, elle lance : « Cognez dur, c’est votre droit. Moi, mon devoir est de continuer à croire et de dire non[80] ». Il lui importe aussi peu que Charles et La Hire l’aient abandonnée à son triste sort qu’à Antigone qu’Étéocle et Polynice aient été deux voyous. Pieuse et patriote, elle préfère son rêve cassé à de pauvres réalités. Comme Électre, comme Antigone, c’est une perturbatrice, une trouble-fête.

L’évêque Cauchon a généralement le mauvais rôle dans l’abondante littérature johannique[81]. Claudel s’était particulièrement déchaîné contre lui. Dans la pièce d’Anouilh, non seulement il fait tout pour sauver la Pucelle du supplice, mais encore il ne craint pas, pour cela, de s’opposer à Warwick et à l’Inquisiteur, lequel figure l’idéologue fanatique. Il tente de la raisonner afin de la sauver du bûcher. Ainsi Créon faisait-il avec Antigone. « Jeanne, essaie de comprendre qu’il y a quelque chose d’absurde dans ton refus[82] ». Il échoue pareillement. Son argumentation, dans un premier temps, la convainc d’abjurer. Le soulagement général qui accueille son abjuration l’amène à se cabrer. Warwick lui dit-il : « Les choses s’arrangent avec le temps », elle explose et se met à parler comme Antigone :

Mais je ne veux pas que les choses s’arrangent… Je ne veux pas le vivre, votre temps […]. Mais je ne veux pas faire une fin ! Et en tout cas, pas celle-là. Pas une fin heureuse, pas une fin qui n’en finit pas[83]

Les deux retournements des héroïnes sont exactement symétriques. Jeanne ne va certes pas jusqu’au terme de son destin. C’est seulement par une de ces pirouettes dont Anouilh a le secret qu’elle est arrachée à son bûcher.

Anouilh fait en sorte que, pour son fidèle public, Cauchon soit à Créon ce qu’est Jeanne à Antigone. Les critiques ne manquent généralement pas de le noter en 1953. Or l’évêque, pressé par Warwick, déclare ceci : « […] nous / avons / été des collaborateurs sincères du régime anglais qui nous paraissait alors la seule solution raisonnable dans le chaos[84] ». Et il ajoute :

Ils avaient beau jeu à Bourges, protégés par l’armée française, de nous traiter de vendus ! Nous, nous étions dans Rouen occupé […]. Entourés de soldats de sa Majesté, des exécutions d’otages de sa Majesté ! Soumis au couvre-feu et au bon plaisir du ravitaillement de sa Majesté. Nous étions des hommes, nous avions la faiblesse de vivre.

Un peu plus loin, le même Cauchon lance à la Pucelle : « La résistance vaine du clan Armagnac, les ambitions ridicules de celui que tu appelles ton roi à un trône qui n’est pas le sien, sont, pour nous, des actes de rébellion et de terrorisme[85]… ». Anouilh a choisi soigneusement ses mots. Le temps des ambiguïtés est révolu. Sa Jeanne est aussi peu « résistante » que son Antigone. L’évêque affirme avoir opté pour le moindre mal. Rouen figure clairement la France occupée et Bourges, Londres. Le petit roi — ironie — s’appelle d’ailleurs Charles. C’est que l’épuration et surtout l’exécution de Brasillach, on l’a dit, ont fait d’Anouilh un anti-gaulliste acharné qui, de pièce en pièce, ne cesse de ressasser ses rancoeurs et que la droite néo-vichyssoise a volontiers annexé.

Faut-il en conclure que la pièce de 1944 comportait un message subliminal insidieusement disséminé au fil des répliques ? On s’en gardera pour plusieurs raisons. D’abord, Anouilh a appris de Giraudoux le bon usage de l’ambiguïté. Il a habilement dispersé des effets de sens contradictoires. Il allait que la pièce fût ambiguë pour être jouée et juste avant et juste après la libération de Paris. Son auteur était assez sûr de son affaire pour ne pas la corriger entre-temps. Ensuite il est, de toute façon, tout ce qu’on veut sauf un écrivain-philosophe ou un intellectuel. Il ne cherche d’ailleurs pas à se faire prendre pour tel. Avant comme après 1945, le théâtre d’art dans lequel il s’est longtemps situé résiste à l’impératif d’engagement tel que Sartre le conçoit. Lui-même a négligé délibérément les savants commentaires des philosophes sur le personnage éponyme. De pièce en pièce, il module une thématique stable et adapte un personnel dramatique qui ne l’est pas moins. Antigone et Créon, répétons-le, sont d’abord des personnages d’Anouilh. Enfin et surtout son Antigone désacralisée s’inscrit dans un cycle de pièces noires avant de se situer dans une conjoncture historique, les années noires. L’alouette s’inscrit dans un autre cycle et dans une autre conjoncture. Elle infléchit la pièce de 1944 a posteriori[86].