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Les études sémiotiques des années soixante-dix avaient permis d’aborder de façon rigoureuse le système des personnages ou des structures narratives au sein des récits et avaient donné lieu à des analyses d’oeuvres spécifiques, comme celles de Roland Le Huenen et de Paul Perron à propos d’Eugénie Grandet, par exemple. Cependant la recherche systématique d’études récentes sur le personnage révèle leur rareté[1], peut-être parce que la notion de personnage s’appuyait sur une conception de ce dernier comme représentation d’un individu unique et cohérent, conception qui va à l’encontre des enjeux critiques de ces dernières années, où la notion même d’identité est remise en question et où le personnage est soumis à la fragmentation d’identités plurielles, que ce soit en termes de genre socioculturel, de différence sexuelle, de classe sociale, de race ou de religion.

Or, Valvèdre[2] (1861) offre un exemple frappant de la construction sandienne du personnage comme notion problématique. Ce roman peu connu nous semble en effet présenter un certain nombre de dispositifs stylistiques qui permettent à l’auteur de remettre en question aussi bien que de construire les personnages de son roman. Une étude des appellatifs, en particulier, montre que le sapement de l’autorité du narrateur, ainsi que la présence d’une structure dialogique présentant des versions disparates, voire incompatibles des personnages, ont pour effet de brouiller leur lisibilité en tant que structures identitaires cohérentes, donc d’appeler à l’intervention des lecteurs et de rendre problématiques les processus habituels d’identification avec les personnages.

Dans ce roman, le récit est présenté à la première personne par un narrateur qui relate des événements ayant eu lieu vingt ans auparavant et dont la participation à l’intrigue en fait un personnage central. Ce narrateur intradiégétique est un jeune poète qui se sent une vocation pour les lettres et qui entreprend un voyage à travers l’Europe en commençant par la Suisse où, sur les conseils de ses parents, il rend visite à la famille Obernay pour renouer avec son ami d’enfance Henri Obernay, botaniste et fils d’un professeur de renom. Comme celui-ci se trouve dans les Alpes avec un autre scientifique nommé Valvèdre qui a organisé une expédition géologique dans les montagnes, le narrateur décide de l’y rejoindre après avoir refait brièvement connaissance avec les membres de la famille Obernay. À l’auberge où Valvèdre et Obernay ont établi leurs quartiers, le narrateur (qui, comme nous l’apprendrons plus tard, se nomme Francis Valigny) fait la connaissance d’un riche banquier juif du nom de Moserwald et dont le matérialisme et les commérages sur Valvèdre et son épouse Alida suscitent la curiosité et un dédain empreint d’antisémitisme de la part du narrateur.

Mme de Valvèdre arrive inopinément avec sa belle-soeur Paule de Valvèdre qui est fiancée à Henri Obernay. Le narrateur se prend d’une passion tourmentée pour Alida, une séduisante femme de trente ans qui se sent abandonnée par son mari et qui partage les notions romantiques du narrateur à propos de la passion et de la nature des femmes. Le narrateur entame une liaison qui reste platonique à la requête de Mme de Valvèdre qui entend respecter à la lettre ses voeux matrimoniaux. Pour pouvoir continuer à la voir lorsqu’ils sont de retour à Genève, le narrateur se cache dans une propriété voisine et finit par enlever sa maîtresse avec l’aide de Moserwald, lui-même amoureux de celle-ci bien que sans espoir.

Entre temps, le narrateur a fait la connaissance d’un homme remarquable pour qui il se prend d’une vive amitié et qui s’avère être M. de Valvèdre. Le narrateur ne réussit pas à s’extirper de sa liaison et, plus ou moins forcé par les événements, emmène Alida de Valvèdre à Paris, puis en Algérie, car elle est souffrante. Comme Alida s’est mariée sous le régime de la loi protestante qui autorise le divorce, le couple attend que Valvèdre y consente. La santé d’Alida empire et elle sombre dans les regrets d’avoir abandonné ses deux enfants et d’avoir mal jugé son mari. Le narrateur, quant à lui, se révèle incapable de vivre de sa plume, d’autant plus que sa compagne réclame sa présence constante. De plus, il finit par admettre que malgré son affection réelle pour Alida, il a commis une terrible erreur.

Alida meurt après avoir reçu le pardon de son mari qui l’aide à affronter la mort sereinement. Pour expier sa faute, le narrateur abandonne la poésie pour se reconvertir dans l’industrie et passe sept ans à travailler dans la métallurgie, après quoi son ami Henri Obernay vient lui confier Paolino, le fils cadet d’Alida qui est passionné de science mécanique. Finalement, le narrateur retourne en Suisse où il épouse la soeur cadette de Henri après s’être réconcilié avec Valvèdre. Le narrateur, devinant l’amour naissant que ce dernier ressent pour Adélaïde, la soeur d’Obernay, jeune fille d’une très grande beauté et d’une intelligence extraordinaire, en facilite l’éclosion.

Comme l’indique l’intrigue, les personnages du roman sont ancrés dans des réseaux familiaux et sociaux où se jouent un certain nombre de conflits identitaires. Cependant, le premier conflit est celui qui oppose l’auteur et le narrateur. En effet, le roman est précédé d’une préface / dédicace au fils de George Sand où celle-ci compare les travaux scientifiques de son fils[3] et son projet littéraire dont l’idée directrice est d’étudier la nature et surtout de « sortir de soi ». Elle présente cette injonction en opposition à la tendance qu’a eue l’homme de se prendre pour « le centre et le but de l’univers ». Les conséquences de cette dédicace sont doubles : d’une part, elle remet indirectement en question la solidité de la notion de personnage, car celui-ci n’est qu’une manifestation littéraire de la tendance de l’homme à se prendre pour le centre de l’univers ; d’autre part, la dédicace sape d’avance l’autorité du narrateur, d’habitude un personnage tout-puissant, puisqu’il est à la fois le sujet écrivant et un acteur qui ne sait pas « sortir de soi ». En effet, la méthode du narrateur consiste précisément à éviter les descriptions précises pour laisser la place à des impressions floues où le monde extérieur n’est que le reflet des mouvements de son âme, et à évoquer « divers lieux qui m’apparurent splendides ou misérables selon l’état de mon âme[4] ».

L’autorité du narrateur est minée de l’extérieur par la dédicace, mais aussi de l’intérieur, car le récit consiste en un retour en arrière de vingt ans avant la situation d’énonciation, c’est-à-dire à un moment où le personnage est divisé en un sujet écrivant et un sujet décrit. L’histoire de la « passion subie » du narrateur est en effet celle d’un autre personnage, comme l’indiquent les nombreux jugements et critiques que le narrateur émet à propos des sentiments et des actions du personnage plus jeune. Par exemple, le narrateur parle de « mes tentatives de perversité ; elles étaient si peu de mon âge et si éloignées de mon caractère[5] », ou « Je me laissai aller à la sotte vanité […][6] », « je le crois aujourd’hui que […] Valvèdre avait raison contre elle[7] ». Le narrateur critique donc lui-même ses actions passées, ce qui force constamment le lecteur à se distancer du personnage décrit.

Cette remise en question de l’identité de la personne se retrouve au niveau des relations entre personnages. En effet, chacun des personnages principaux propose une interprétation de ses actions qui diffère de celle des autres et qui ne peut être ni validée ni invalidée par le narrateur, car, comme nous l’avons vu, son autorité a été ébranlée avant même le début du récit. Cette multiplicité de points de vue (donc de valeurs) ne peut se résoudre que si le lecteur se réfère à la grille de lecture qu’est la dédicace, c’est-à-dire que la validation des personnages ne se fait qu’à l’extérieur du roman lui-même.

En ceci, l’écriture sandienne anticipe la critique moderniste du sujet qui nous a appris que le sujet ne contrôle pas ses propres énonciations. Par là même, elle invite le lecteur à reprendre une partie de ce contrôle, puisque lui seul peut devenir conscient de l’incohérence de ses propos.

Comme l’a souligné Le Huenen, le personnage romanesque est le lieu d’un système appellatif, et une étude des noms dans Valvèdre nous montrera la complexité de la construction sandienne du personnage. Tout d’abord, le narrateur qui s’annonce simplement comme « je » nous indique que, puisque son histoire est vraie, il va « déguiser les noms propres[8] », ce qui permet à Sand à la fois de continuer de saper le statut du narrateur (en lui faisant dire lui-même qu’il manque de véracité), tout en suggérant que la fiction est vraie, car si le narrateur déguise les noms, c’est qu’il doit en exister de vrais auxquels le lecteur n’a pas accès, mais qui confirment l’existence des personnes signifiées par ces noms.

Le nom de famille est le signe que le personnage a une filiation et qu’il est intégré dans un système social, donc qu’il existe. Il est donc significatif que tous les personnages du roman ont un patronyme, mais que le nom du narrateur ne nous soit donné que bien après le début du récit. Ce retard signale sans doute l’incapacité du narrateur à prendre place dans un réseau social. D’une manière opposée, le personnage éponyme Valvèdre, dont le nom est mentionné dès les premières pages du récit, n’apparaît que très tard dans le récit[9] et il est le seul personnage à ne pas avoir de prénom. Cette absence de prénom signale sa position dans la hiérarchie patriarcale en ce sens qu’il est la référence à partir de laquelle se définissent les autres personnages : ses soeurs Juste et Paule, son épouse Alida, ses enfants Paolino et Edmond. Il n’est pas étonnant non plus qu’aucun prédicatif social qui indiquerait des distinctions d’ordre familial ou parental n’accompagne son nom, alors que c’est bien le cas pour les autres personnages.

D’autre part, alors que le récit fait par le narrateur met l’accent sur les différences essentielles qui existent entre les personnages principaux (Valvèdre, l’homme absent mais représentant les valeurs revendiquées par la préface ; Valigny, le narrateur immature et tourné vers lui-même ; Moserwald, le banquier juif, vulgaire et bonhomme), leurs noms les lient en une sorte de chaîne sémiotique qui minimise les différences apparaissant au niveau de leur portrait et de l’intrigue. En effet, Valvèdre et Valigny commencent par la même syllabe « val » et la ressemblance s’intensifie quand on apprend que ce sont deux noms de lieux, comme l’est d’ailleurs celui de Moserwald, endroit situé dans un canton suisse. Il faut aussi souligner que le « wald » prononcé à la française se dit « vald », autre version de la syllabe initiale des deux autres personnages.

Plus remarquable encore est le fait que les deux personnages féminins qui représentent des pôles apparemment opposés de la féminité, Adélaïde (jeune fille très instruite à la vocation scientifique) et Alida (la femme par excellence pour qui seul l’amour compte), portent en fait le même nom, puisque Alida est une dérivation germanique d’Adélaïde. Ce glissement des noms et des prénoms signale que les différences essentielles qui semblent marquer les personnages sont en fait d’ordre secondaire et demandent à être réinterprétées. En ceci, la symbolique des noms ébranle la notion de personnage comme entité unique et stable pour souligner les potentialités qui pourraient rapprocher les personnages séparés par des distinctions d’ordre social, racial ou sexuel.

Le système des noms reprend au niveau lexical le thème central de Valvèdre, à savoir que les différences de genre et de race sont construites par certaines pratiques socioculturelles et par une histoire, plutôt qu’elles ne sont l’expression d’une nature essentielle[10]. Alors que l’étude des noms propres est un moyen de découvrir les structures profondes qui régissent les rapports entre les personnages, et surtout remettent en question les frontières qui délimitent l’identité individuelle de ces personnages, une étude des appellations qui les désignent nous permettra de percevoir que des oppositions apparemment inconciliables finissent par s’effacer.

Le premier couple d’oppositions est celui qui distingue le système d’appellatifs utilisé pour Valvèdre par rapport à celui qui marque le narrateur. Une étude systématique des appellations montre que ces deux personnages sont l’objet d’une grande stabilité appellative. Valvèdre est sous le signe de la masculinité et du pouvoir. Les appellatifs employés à son propos répètent le mot « homme », qu’il soit accompagné, comme c’est le cas le plus fréquent, d’un prédicatif à connotation positive, « homme du plus grand mérite[11] », « après mon père, il est l’homme que je respecte le plus[12]  », « le meilleur des hommes[13] », « quelque sage et patient que soit un homme de sa trempe[14] », avec un cas de connotation négative lorsque le narrateur nous dit : « je me représentais un homme froid, très digne et assez railleur[15] » — dans cet exemple, d’ailleurs, il faut noter l’effet distanciateur du verbe « se représenter ». L’autre appellatif utilisé pour nommer Valvèdre émane du narrateur : c’est celui de docteur[16]. En effet, le narrateur, qui ignore l’identité de l’inconnu qu’il vient de rencontrer, le prend pour un médecin, car Valvèdre vient de soigner un enfant mourant. Pour finir, Valvèdre est aussi mentionné en qualité d’époux ou de mari par le narrateur et ces appellatifs sont souvent accompagnés de prédicatifs à valeur positive : « cet époux si parfait, très respecté[17] », « époux sans reproche[18] », aussi bien qu’en tant que père par son fils : « mon papa, mon père[19] ». Ce système d’appellatifs, qui est repris au niveau du portrait, met l’accent sur la stabilité d’un individu qui, dans ses rôles sociaux, incarne une masculinité bienfaisante et libre de toute anxiété.

Le contraire est vrai en ce qui concerne le statut du narrateur, puisque l’appellation qui revient le plus souvent est celle d’enfant. Cet appellatif est utilisé soit par le narrateur lui-même quand il décrit son recueil de poèmes comme « l’oeuvre d’un enfant[20] » ou tout simplement « je suis un enfant[21] », « si petit garçon[22] », « comme un enfant[23]  2-920949-27-6», soit par sa compagne Alida qui lui dit : « vous êtes un enfant[24] », « cruel comme un enfant qui doute[25] », « pauvre enfant[26] », « mon pauvre enfant[27] », « pauvre cher enfant[28] ». Le vocable « enfant » est repris par Valvèdre quand il le décrit comme un « enfant lui-même », par Obernay, « tu es trop enfant[29] » et Moserwald, « mon enfant[30] ».

Cette même désignation employée par différents personnages aussi bien que par le narrateur lui-même a pour effet d’intensifier le manque de contrôle du sujet parlant et du sapement de l’autorité narrative que Sand avait entamé dans la préface. En effet, les sèmes qui accompagnent la désignation d’enfant ne sont pas tant ceux de l’innocence et de la jeunesse, mais ceux de l’immaturité, de l’incapacité à se contrôler, et de l’angoisse par rapport à l’identification masculine. Et au niveau narratif, le narrateur souffre de jalousie, de colère et d’insécurité qui se traduisent par un manque de masculinité directement opposé à celle de Valvèdre. Il n’est pas surprenant que lorsque le narrateur a finalement assumé ses responsabilités et en quelque sorte gagné son passage à la masculinité, les désignations d’enfant s’effacent pour faire place à celles de « jeune homme » et de « jeune ami[31] » qui marquent une connotation positive (la jeunesse) et finalement au rejet du vocable « enfant », comme le souligne Henri Obernay : « Ni moi ni personne ne te traitera plus d’enfant[32] » Conformément à cette modification finale des désignations, il n’est pas étonnant qu’au niveau de l’intrigue le narrateur assume la fonction paternelle en devenant le guide du fils de Valvèdre et en jouant par rapport à son propre père un rôle protecteur.

Si Sand démontre l’incapacité du narrateur à contrôler son discours, elle laisse néanmoins au lecteur les signes qui vont lui permettre de décoder le texte. La symbolique des noms qui liait le narrateur et Valvèdre n’apparaît donc plus comme contradictoire, puisque les normes qui régissent les appellations signalent elles aussi un déplacement du personnage du narrateur vers les valeurs représentées par Valvèdre, c’est-à-dire vers le pôle de la masculinité, de la paternité et de l’ouverture au monde.

Cependant, une distinction à établir entre le système appellatif utilisé pour Valvèdre et celui du narrateur est que ce sont uniquement les autres personnages qui emploient les prédicatifs qualifiant Valvèdre, alors que le narrateur reprend à son compte les prédicatifs qui le nomment, que ce soient les prédicatifs à valeur sociale, émotive ou symbolique.

Cette distinction se poursuit au niveau des appellatifs qui opposent les personnages féminins Alida et Adélaïde. La première est l’objet d’un certain nombre d’appellatifs venant des autres personnages autant que d’elle-même alors qu’Adélaïde est uniquement nommée par les autres personnages, ce qui la met sur le même plan que Valvèdre, indice important au niveau du déroulement de l’intrigue.

Parallèlement au narrateur pour qui l’appellatif enfant renvoie aux sèmes d’immaturité et de faiblesse, Alida est le plus souvent décrite par elle-même et par les autres comme une femme. Comme elle le dit : « Je suis une femme, une vraie femme, faible, ignorante[33]. » À ces prédicatifs, l’on pourrait substituer l’appellatif « enfant », ce que l’on retrouve d’ailleurs plusieurs fois, puisque Alida est aussi appelée « une séduisante enfant[34] » par le narrateur ainsi qu’une « femme puérile et charmante[35] », toujours par celui-ci, alors que Valvèdre l’appelle « ma pauvre chère enfant[36] ». Après le vocable « femme » souvent étoffé d’un prédicatif à connotation négative, les appellatifs qui reviennent le plus souvent sont le prénom « Alida » et « Madame de Valvèdre ». Le prénom est le plus souvent utilisé par le narrateur et les belles-soeurs de celle-ci, tandis que « Madame de Valvèdre » l’est par tous les autres personnages, y compris son mari.

Le personnage d’Alida revendique son statut de femme comme l’expression d’une nature essentielle, mais les prédicatifs qui accompagnent ce terme ont le plus souvent une connotation négative, ce qui, par extension, dévalorise le terme « femme » tel qu’il est repris par Alida. Ainsi celle-ci est caractérisée de « femme nerveuse et ennuyée[37] », de « pauvre femme[38] », « d’être faible[39] », « sa faible compagne[40] », « ce faible coeur[41] », « pauvre créature faible et romanesque[42] ». Ces prédicatifs d’ordre négatif sont émis par tous les autres personnages, alors que les deux seuls termes positifs le sont uniquement par le narrateur : « femme exquise[43] », « séduisante[44] ». Ces deux adjectifs qui apparaissent vers le début de la liaison du narrateur avec Alida indiquent l’attrait que celui-ci ressent pour elle, mais leur faible incidence dans le roman et le fait qu’ils sortent uniquement de la bouche du narrateur indiquent bien leur valeur de faux-semblants.

Les prédicatifs fonctionnent donc comme une sorte d’antithèse au vocable « femme » qui, comme celui d’homme, implique pour Sand une valorisation. En effet, plus on avance dans l’intrigue et plus le personnage d’Alida se révèle être à la fois faible et néfaste, moins l’appellatif « femme » est utilisé et plus les prédicatifs affaiblissent le sème de la féminité du personnage, puisqu’« une pauvre femme » est précisément une créature asexuée.

Il est intéressant de noter qu’à la fin du roman, alors qu’Alida mourante reconnaît ses erreurs et que Valvèdre l’aide à mourir sans agitation, celui-ci l’appelle « ma fille[45] », « ma chère fille[46] », confirmant ainsi qu’Alida n’a pas su assumer son rôle de femme, car comme le narrateur l’avait auparavant souligné, elle « ne savait être ni épouse ni amante[47] », signe d’échec pour un personnage qui proclame une identité uniquement définie par un rapport amoureux avec les hommes.

Alors que l’étude des appellations entourant le personnage d’Alida révèle que la féminité adoptée par Alida est un appauvrissement de sa personne, les appellatifs qui construisent le personnage d’Adélaïde, personnage féminin en opposition apparente aux valeurs représentées par Alida, n’incluent pas celui de femme, mais celui de « fille » et de « jeune fille[48] », sauf une fois où le narrateur affirme de manière sarcastique qu’Adélaïde est une « femme supérieure, c’est-à-dire une espèce d’homme[49] ». Contrairement au cas d’Alida, les prédicatifs qui accompagnent les appellatifs, que ce soit le prénom ou le vocable de fille, sont toujours positifs : « bonne[50] », « belle[51] », « chaste[52] », « splendide et parfaite[53] », « merveilleuse[54] », « véritable[55] », et « accomplie[56] ». Les autres appellatifs et prédicatifs renvoient tous aux sèmes de pureté et d’intelligence : « l’immaculée soeur d’Obernay[57] », « vierge de 18 ans », « éminente élève du savant[58] », « créature accomplie[59] », « fervent disciple[60] », ainsi qu’à celui de la puissance : « jeune Atalante[61] », « Andromède souriante[62] ». Les allusions à la mythologie grecque indiquent qu’au niveau narratif, Adélaïde ne pourra être liée qu’à un personnage hors du commun, tandis que le vocable « fille » accompagné de prédicatifs valorisants indique un statut à l’écart de l’axe d’une différence sexuelle essentielle. Il est révélateur que Valvèdre lui-même l’appelle « ma bonne fille[63] », ce qui l’écarte pour presque toute la durée du roman d’une quelconque intrigue amoureuse. La combinaison de la pureté, de la beauté et de l’intelligence permet à Sand de construire un personnage qui, tout en étant marqué par une grande féminité, ne s’inscrit pas dans la trajectoire habituelle des personnages féminins.

L’intérêt qu’ont les appellatifs pour la construction du personnage et pour le déchiffrement du roman est encore plus souligné dans le cas du personnage de Moserwald qui, bien qu’étant lié au narrateur et à Valvèdre au niveau de la signification symbolique du nom propre, semble en être très éloigné au niveau des appellatifs. En effet, dans la première partie du roman, l’appellatif qui revient le plus souvent est celui de « juif » ou « israélite », le nom propre du personnage étant peu utilisé en lui-même. Son nom est souvent accompagné du déictique à connotation négative « ce », signalant la distance que les personnages qui le nomment perçoivent entre eux et lui. L’appellatif qui revient le plus souvent et qui qualifie le nom propre est « ce juif[64] » ou « l’israélite[65] ». Comme aucun des autres personnages n’est jamais mentionné en fonction de sa religion, ces termes soulignent l’antisémitisme des émetteurs des appellations, c’est-à-dire le narrateur et Alida. Cependant, la dernière partie du roman est le lieu d’une évolution remarquable : les vocables à connotation antisémite sont abandonnés par le narrateur (pour lequel Moserwald s’est pris d’amitié et à qui il apporte un soutien moral et financier) pour faire place au prénom Nephtali[66] ou à l’expression « cet excellent homme[67] ». Le contraste exprimé par ces derniers exemples va de pair avec l’évolution du statut du narrateur qui passe de l’état d’enfant à celui d’homme. Autrement dit, les préjugés de race ou de religion ne peuvent que marquer un manque chez le personnage émetteur, ce que confirme au niveau narratif la fin du roman où Moserwald est intimement lié à la famille Valvèdre et Obernay, et fournit les ressources financières pour mettre sur pied l’usine que le narrateur va gérer.

Si le personnage de Moserwald se construit à partir d’appellatifs utilisés par les autres, il faut aussi noter qu’il revendique pour lui-même le terme dérogatoire que le narrateur a abandonné. Quand Moserwald dit « moi, le gros juif si prosaïque[68] », il accepte son identité religieuse et sociale, mais c’est justement pour montrer que cette identité d’abord rejetée par le narrateur s’accompagne de qualités de coeur et d’intelligence égales sinon supérieures à celles du narrateur.

Cette brève étude des appellatifs montre bien que les oppositions de surface rapportées par le narrateur sont résolues au niveau de la symbolique des noms et des régularités gouvernant les appellatifs qui fonctionnent comme une structure profonde. Elle montre aussi que Valvèdre appelle la participation du lecteur à la construction et à la déconstruction des personnages plutôt qu’à un processus traditionnel d’identification. Puisque le texte de Sand sape les fondations de l’autorité narrative, les valeurs et les normes véhiculées par le texte doivent être décodées par le lecteur qui est amené à suppléer au manque de contrôle du narrateur. En cela, Valvèdre se révèle être un texte placé sous le signe de la modernité et il nous incomberait d’étendre cet examen du personnage à d’autres oeuvres pour déterminer si cette modernité est une constante ou une anomalie dans le canon des romans sandiens.