Études

PrésentationÉcrivains encombrants[Record]

  • Hans-Jürgen Greif

Un regard, même sommaire, sur l’offre des cours universitaires de littérature française dits « d’auteurs » révèle un fait étonnant : des deux côtés de l’Atlantique, les mêmes grands noms apparaissent — de Rutebeuf à Mauriac, en passant par Marot, Racine, Molière, Marivaux, Chateaubriand, Hugo, Balzac, Stendhal, Sand, Flaubert, Zola, Valéry, Proust, Giono, Anouilh, Camus… D’autres, dont l’oeuvre demeure pourtant incontournable, sont étudiés plus rarement, Villon, Pascal, Fénelon, Voltaire, Laclos, Daudet (père), Huysmans, Gide, Sartre. De temps à autre surgissent des auteurs de manière presque incongrue, Restif de la Bretonne, Nodier, Nerval, Desbordes-Valmore, Verhaeren, Mirbeau, Duhamel, Cocteau, Green. On ne peut que spéculer sur leur présence dans les salles de cours, souvent éphémère. Ces trois listes ne sont pas exhaustives, bien sûr. Il y a des institutions dont les professeurs font preuve d’initiatives personnelles ; leurs étudiants lisent des textes d’auteurs dits « mineurs », Loti, par exemple, Guitry, Deval et d’autres encore, qui ont pourtant connu leurs heures de gloire. Ce phénomène des « valeurs sûres » ne frappe pas uniquement l’enseignement de la littérature de langue française ; quand on regarde du côté allemand, italien, russe, anglais, espagnol, portugais, des préférences se dessinent de la même manière. Mais il y a des auteurs qui ne sont jamais lus. S’ils sont célèbres, on les évite comme si le contact avec eux était répréhensible. Ils sont cités pour la plupart en passant, lors d’une introduction générale, dans un contexte politique sombre (le plus souvent la période de l’entre-deux-guerres), comme exemples de carrières qui ont mal tourné. Drieu, Brasillach, par exemple, — on le leur accorde du bout des lèvres — ont mené une belle plume, mais… Pourtant, ils sont réédités et lus, ailleurs, par des lecteurs que l’on soupçonne être de droite, nostalgiques peut-être de l’ère fasciste. Cependant, aucune étude sérieuse n’a été menée quant à la réception de ces auteurs à l’heure actuelle. Une exception : Céline, reçu officiellement au panthéon de la littérature française depuis que la Bibliothèque Nationale a acheté, en 2001, les 876 feuillets du Voyage au bout de la nuit pour douze millions de francs, ce livre violent qui laissait et laisse encore les lecteurs à bout de souffle. Ce n’était pas ce roman qui en avait fait un paria, mais ses Bagatelles pour un massacre. Comme pour d’autres, la haine de Céline contre les Juifs allait occulter l’oeuvre et l’écriture. Mais la qualité de ses textes l’avait fait réadmettre parmi les auteurs canoniques bien avant le geste posé par la BN. D’écrivain sciemment oublié parce que dérangeant, encombrant, détestable à cause de ses opinions politiques, il est devenu sujet de thèses, de colloques (Études littéraires lui a consacré, en 1985, un numéro, « Céline. Scandale pour une autre fois »). De là notre question : qu’en est-il des autres ? De ceux que nous mettons de côté, que nous ne recommandons pas à nos étudiants, que nous aimerions oublier ? Il n’a pas été facile de trouver des chercheurs prêts à rédiger un article sur tel ou tel écrivain jugé embarrassant, rectitude politique oblige. Et ce, malgré notre critère principal : le choix de l’écrivain dépendait uniquement de la valeur littéraire de ses textes. Les essais de nos collaborateurs devaient en faire ressortir le côté novateur, dérangeant, la pensée capable de bouleverser des systèmes et des pratiques d’écriture établis, renverser des normes, faire ressortir la position critique de l’auteur devant son temps (et son régime politique). Presque toujours, nous nous sommes retrouvés dans l’ère fasciste : comme on sait, à aucun moment de l’histoire littéraire occidentale ne s’est produit un schisme aussi …