Les mauvaises fréquentations. Les réseaux littéraires France-Québec de 1900 à 1940[Record]

Au tournant du XXe siècle, le développement de l’activité littéraire au Canada français a permis d’établir une littérature nationale sur des bases assez solides. La Société royale du Canada, l’École littéraire de Montréal et la Société du parler français au Canada donnent d’utiles lieux de sociabilité aux écrivains, des éditeurs comme Beauchemin et Granger commencent à diffuser largement les auteurs confirmés, Camille Roy introduit la littérature canadienne dans les programmes d’enseignement collégiaux, alors que des auteurs d’envergure pointent : Edmond de Nevers, Émile Nelligan, Louis Dantin, Jules Fournier. De nouveaux liens avec la France appuient cette évolution, Charles Gill, Camille Roy ou Paul Morin y étudient, Louis Fréchette, Henri-Raymond Casgrain, Laure Conan et William Chapman vont y recevoir des prix de l’Académie, Edmond de Nevers y entreprend brillamment sa carrière et divers notables et écrivains français passent au Québec soit pour y enseigner, comme René Doumic ou Marie Louise Milhau, soit à l’occasion de célébrations publiques tel le Premier congrès de la langue française au Canada en 1912, dans le cas de René Bazin ou de Gustave Zidler. Enfin, des acteurs parisiens franchissent régulièrement l’Atlantique pour jouer quelques saisons à Montréal, quand ce n’est pour s’y établir, comme Eugène Lasalle. Dans ces conditions, on aurait pu aisément penser que le Canada français donnerait bientôt ses Maurice Maeterlinck, ses Émile Verhaeren ou ses Charles Ferdinand Ramuz, comme la Belgique et la Suisse, et s’accorderait plus étroitement avec l’évolution du champ français. On sait cependant que Nelligan, de Nevers et Fournier disparurent tôt, que Dantin se tut une vingtaine d’années avant de s’employer ensuite surtout à commenter la production des autres et qu’il fallut longtemps attendre Alain Grandbois, Saint-Denys Garneau, Anne Hébert ou Gabrielle Roy, jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale, à peu de choses près. On se rappelle plus facilement, de cette époque, les carrières avortées de Guy Delahaye, de Jean-Aubert Loranger et de Paul Quintal Dubé, ou même la dispersion du Nigog, que les bonnes fortunes, en roman, d’Adolphe-Basile Routhier, en poésie, de Blanche Lamontagne, ou au théâtre, de Léopold Houlé. L’oeuvre la plus marquante, Maria Chapdelaine, est de la main d’un Français ; on l’a assez souvent rappelé. Les autres grands succès de l’époque, quoi qu’il en soit de leur différence de registre, Aurore l’enfant martyre ou Un homme et son péché, fictions mélodramatiques de la victime sans défense, ont été voués, sans qu’il faille s’en surprendre, à la fortune populaire des médias. Cette histoire s’étant ainsi réalisée, on la trouve aujourd’hui naturelle. La pauvreté économique des Canadiens français, la faiblesse de leur enseignement collégial et universitaire, l’exiguïté du milieu intellectuel et la domination idéologique d’un clergé rétrograde expliqueraient tout. Sans doute en bonne part. Mais ces contacts nombreux avec la France que nous avons pointés plus haut et qui se sont amplifiés avec le temps auraient dû faciliter au moins à certains une participation plus étroite, sinon aux aventures Dada et surréalistes, effectivement très éloignées des préoccupations canadiennes-françaises, du moins à l’esthétique promue par La Nouvelle Revue Française, pour ne pas parler de celle des romanciers catholiques de l’inquiétude spirituelle, Mauriac, Bernanos ou Green. Or, sauf à La Relève, et encore là bien modestement, on en trouve assez peu de traces. Le courant a mal passé ou fort peu. Pour qu’il circule, il fallait des vecteurs qui le portent ; on peut penser aux imprimés, livres et revues, qui pouvaient pourtant librement entrer au pays. Manifestement, de tels textes, disponibles, ne suffirent pas ; il fallait aussi des “ passeurs ”, des personnes qui servent de relais, qui conditionnent, qui garantissent, qui acculturent. …

Appendices